De la ville au moulin/10

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 141-151).
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X


Nous habitons à trois kilomètres de Nice une longue et vieille maison qui regarde la mer et que nous partageons avec deux autres ménages, un jeune et un vieux.

Ma voisine jeune est vive, petite et très coquette. Elle est courageuse aussi ; levée en même temps que son mari elle chante en faisant sa toilette, puis, reluisante et pomponnée comme pour une fête, elle file aux provisions, revient avec la même hâte et s’installe devant une table où elle découpe des morceaux de soie qui lui servent à confectionner des fleurs. Son mari, presque aussi jeune qu’elle, est vendeur dans une parfumerie de Nice. Il sympathise avec Valère, et tous deux se rendent ensemble à leur travail.

Le vieux ménage occupe le logement le plus éloigné de nous ; le mari est cordonnier et la femme piqueuse de bottines ; tous deux travaillent pour le magasin de Valère, et c’est sur leur indication que nous sommes venus habiter ici, en attendant de trouver une petite maison où nous pourrons demeurer seuls.

Avec notre logement de plain-pied nous possédons, attenant au grenier et bizarrement construit une sorte de réduit que nous appelons la Tour. Ce réduit, nous l’avons aménagé avec l’espoir que Firmin viendrait y passer de temps en temps une de ses permissions.

Car Firmin s’est rengagé pour trois ans malgré son peu de goût pour le métier militaire, et déjà il est reçu dans la maison du vieux soldat comme fiancé de la jolie Rose.

Nos parents se sont montrés très satisfaits de ce rengagement, et le comptable m’a écrit au bas d’une lettre de ma mère. « Ainsi votre frère aura sa vie orientée, et il ne risquera pas d’être à charge aux autres ».

Je monte souvent dans la Tour, d’où l’on a vue autant sur la route que sur la mer. J’en ai orné les murs des photographies de toute la famille, et celle de Firmin qui semble me sourire me fait croire parfois que mon frère est là en réalité.

Auprès de mes courageuses voisines, j’ai tout de suite pris honte de mon oisiveté, et à leur grand contentement, j’ai entrepris la culture de leur part de jardin en même temps que la mienne. Dans ce grand jardin, planté d’oliviers, de citronniers et d’orangers, on ne sait pas bien où commencent et finissent les parts, personne du reste ne s’en soucie. Il s’agit seulement de ne pas toucher aux arbres dont la récolte n’est pas notre bien, tous les fruits appartenant à notre logeuse, la Crapaude, ainsi que l’a dénommée ma jeune voisine. Cette logeuse est une petite vieille qu’on rencontre souvent accroupie auprès d’un tas de pierres, et comme ses vêtements sont couleur de terre, il arrive que l’on passe près d’elle sans se douter de sa présence. Elle habite une sorte de remise accotée à un vieux puits, quoiqu’il y ait encore assez de place pour elle dans la maison. Sa remise est entourée d’une haie d’épines sèches, et personne de nous n’a droit à l’eau de son puits.

Je me plais ici, pas autant qu’à Bordeaux cependant ; peut-être parce qu’il me manque Rapide ; le bon chien est mort dans une crise peu de jours avant notre arrivée ici.

Ce soir Valère n’est pas rentré en même temps que le voisin. Je l’attends, assise sur le rebord de la fenêtre. À peu de distance de moi il y a un amandier en fleurs ; pendant le jour il a l’air d’un bouquet blanc que la terre offre au soleil, mais maintenant, sous la douce lumière de la lune, on croirait qu’il s’est enveloppé d’un voile pour dormir.

Il doit être tard, car tous les bruits d’alentour ont cessé depuis longtemps. Il n’y a que la Crapaude qui remue je ne sais quelles pierres dans sa cabane et les grenouilles du bassin qui mènent leur chant continu et sonore. Au loin, tout éclairage est mort ; il ne reste, au bas du jardin, que trois lumières espacées qui font comme trois veilleuses à travers les arbres.

Comme il tarde, ce soir, Valère ! Ses patrons l’auront encore retenu à dîner. Je n’aime pas le savoir si tard en ville ; il rapporte de ces soirées une gaîté qui ne me paraît pas toujours de bon aloi. Pourtant sa tendresse n’en est pas diminuée ces jours-là ; il semble au contraire avoir une plus grande joie à me retrouver ; ses bras me retiennent plus longtemps contre lui, et son baiser a plus de violence encore.

Deux coups viennent de sonner à la pendule. Est-ce une demie ou est-ce deux heures ? Je n’ose me lever pour aller m’en assurer. La nuit est douce et je ne sais depuis combien de temps je suis assise à regarder la mer.

Il y a très peu d’étoiles dans le ciel, mais la lune, haute et ronde, est éclatante comme un soleil levant. Elle se reflète dans l’eau où elle forme de larges cercles brillants, et où elle trace un chemin clair comme pour permettre aux habitants du fond de se diriger vers la terre. Parfois elle disparaît derrière un nuage sans que la mer cesse d’être éclairée ; je crois voir alors, montant du fond des flots, une dame en robe sombre tenant une lampe à la main, mais avant que la dame n’ait atteint la surface, le nuage s’éloigne et la lune reparaît.

Un bruit venant de la route attire soudain mon attention. C’est la bicyclette de Valère ; j’en reconnais le son. Encore une minute et le voici. Il s’excuse de rentrer si tard et me gronde d’être restée à l’attendre. Il est plus nerveux que d’habitude encore ; au lieu de penser au repos, il parle ; il parle de son magasin dont la clientèle augmente de jour en jour. Quel dommage qu’il n’ait pas d’argent ! cette maison de commerce qui est son œuvre et dont il a le droit d’être fier, ses patrons ne demandent qu’à la lui céder. S’il avait de l’argent, il l’achèterait tout de suite, avec toutes les charges qu’elle comporte, car dans quelques années tous les frais en seront couverts et les bénéfices deviendront fameux. Justement, aujourd’hui ses patrons lui ont fait des offres sérieuses. Ces deux vieux perdent de plus en plus le goût du travail, ils ont trouvé à Nice, ce qu’ils appellent un repos bruyant et qu’ils aiment, et ils voudraient pouvoir en profiter sans souci d’aucune sorte.

Je laisse parler Valère, sachant qu’il a besoin de dépenser cette force nerveuse que les mets choisis viennent d’augmenter et que j’ai remarquée pour la première fois sur le bateau du port vendéen. Je sais que demain il redeviendra le Valère aux yeux réfléchis, aux gestes bien mesurés, et qu’il sera le premier à rire de ses regrets de pauvreté. Et puis, demain, c’est dimanche, et les dimanches jusqu’ici ont toujours été les jours de fête de notre amour.

Quatre heures sonnent. Et doucement, tendrement, j’emmène Valère vers le repos.


Notre dimanche s’est levé magnifique. Le ciel est bleu, la mer est bleue et mes pensées sont bleues. Il fait si beau que je dresse la table dans l’encadrement de la fenêtre ouverte. L’amandier fleuri sera notre bouquet, l’ombre de midi qu’il projette est bleue aussi, et sur cette ombre, les pétales blancs qu’il sème lui font au pied comme un joli tapis à fleurettes.

Les pensées de Valère ne sont pas bleues comme les miennes ; il reste sans faim devant son œuf à la coque, et il dit :

— Hier nous avons mangé du chevreuil et des perdreaux faisandés.

Je fais la grimace :

— Pouah ! ces œufs frais sont bien plus appétissants.

Il essaye de sourire et reprend :

— Nous avons bu des vins si vieux qu’il fallait les tenir longtemps sur la langue pour en connaître le goût. Il repousse le vin que je lui verse et réclame de l’eau.

Il y goûte à peine et l’éloigne en disant :

— Quand on a goûté aux liqueurs fortes, l’eau la plus pure vous semble méprisable.

Il bâille, se recule de la table et continue la conversation de la veille :

— Si le magasin était à moi, tu y trônerais comme une reine, et de jolies vendeuses mettraient des coussins sous tes pieds.

Je ris :

— Et ainsi, je serais comme une bête de luxe qu’on met à l’engrais dans le plus beau pâturage.

Il rit avec moi, sa main cherche la mienne et sa voix devient basse :

— Pardonne Annette, mais vois-tu après ces agapes, j’ai un tel désir de richesse que je prends peur de moi-même.

Je retiens sa main :

— Ne reste pas auprès de tes patrons, rentre au logis ton travail fini, c’est moi qui suis ton amie et cela jusqu’à la fin, quelque mal qu’il t’arrive en route.

— Je le sais, dit-il.

Et ses yeux pâles reprennent de la vivacité.

Sous l’amandier fleuri un mendiant s’arrête et regarde notre table. Je lui tends un verre de vin et un morceau de pain. Il boit le vin d’un trait et met le pain dans sa poche, puis le regard mauvais, il grommelle en s’en allant :

— Pourquoi qu’ils ont tout ceux-là, et moi rien ?

Valère éclate de rire :

— Il nous croit riche, le bonhomme.

Je ne ris pas comme lui ; inquiète soudain je réponds gravement :

— Il a raison, nous le sommes.

À l’heure de la promenade, pour être semblable au ciel et à la mer, je mets la robe bleue que Valère a choisie pour moi, parce qu’elle est de la même couleur que mes yeux et qu’elle fait valoir mes cheveux blonds.

Il le remarque, et tout son visage s’illumine ; il tourne autour de moi, efface un bouffant, redresse un pli. Et, toute sa tendresse revenue, il m’entoure de ses bras et dit avec ferveur :

— Je voudrais vivre seul avec toi dans une forêt perdue.

Dans le logement d’à côté ma jeune voisine chantonne en se faisant belle. Et, comme son mari la presse pour la promenade, elle lance à pleine voix :

Il faut tâcher de plaire à tous,
Pour que ton mari soit jaloux.
Et pour bien conserver tes droits,
Le faire enrager quelquefois.

Valère qui ne connaissait pas la chanson s’étonne et rit aux éclats ; il en oublie ses désirs de richesse, et, à son tour il me presse de partir ; il a hâte d’être dans l’air bleu, et je vois qu’il a mis une cravate bleue.

Nous sortons de la maison et gagnons presque en courant le petit chemin qui borde la mer. Devant nous tout est bleu, immuablement bleu.


À travers les rideaux de la fenêtre je vois s’avancer vers ma porte un couple que je reconnais pour les patrons de Valère. Je n’ai pas grand mérite à les reconnaître sans jamais les avoir vus auparavant ; Valère me les a si souvent dépeints. Je leur trouve en effet l’air de braves gens, sans finesse comme sans méchanceté, mais tout de même un peu vulgaires. Et je pense :

« Valère, avec sa belle intelligence, ne sera jamais la dupe de ces deux-là malgré leurs bons dîners. »

Par pure malice, je les laisse frapper deux fois avant d’ouvrir. L’homme demande :

— C’est vous mademoiselle Annette ?

— Annette Beaubois, oui, monsieur.

Il fait un pas en avant :

— Nous venons vous parler.

Je barre le seuil et demande à mon tour :

— Voulez-vous me dire votre nom s’il vous plaît ?

Il fait encore un pas en avant comme pour entrer malgré moi et il reprend avec assurance :

— Nous sommes les patrons de M. Chatellier, et c’est de lui que nous venons vous parler.

Je m’efface et le couple entre sans cesser de se tenir par le bras. Je leur avance des chaises et je reste debout un peu inquiète. L’homme dit tout de suite :

— M. Chatellier est un garçon capable et nous avons décidé de l’associer à nos affaires, mais pour cela il lui faut pas mal d’argent, et il n’en a pas du tout. Alors, comme nous avons sous la main une femme riche qui l’épousera sûrement, il faut que vous partiez d’ici le plus vite possible.

L’homme s’arrête et c’est la femme qui ajoute :

— Vous serez vite placée ailleurs, et nous vous donnerons une petite somme pour vivre en attendant.

Je ne ressens aucune émotion de ces paroles outrageantes ; on dirait qu’elles ne s’adressent pas à moi et c’est avec calme que je demande :

— Est-ce M. Chatellier qui vous envoie me faire cette offre ?

— Non, dit l’homme, il n’en sait rien, nous voulions arranger d’abord l’affaire avec vous.

Je me dirige vers la porte, et, tout en l’ouvrant, je dis avec le même calme :

— C’est très bien, mais je préfère arranger d’abord l’affaire avec M. Chatellier. C’est lui qui vous portera la réponse.

L’homme et la femme se lèvent et s’en vont contents comme s’ils venaient de réussir une magnifique affaire. Je les regarde s’éloigner se tenant par le bras et je pense encore :

« Dieu merci ! Valère vaut mieux que cela. »

Et sans perdre ma confiance un seul instant je laisse passer les heures qui emmènent lentement le jour.

Au premier mot de cette histoire, Valère fronce les sourcils ; puis, comme chaque fois qu’une chose le stupéfie, il part d’un grand rire ; la tête renversée, ses lèvres saines largement ouvertes sur ses dents blanches il n’en finit pas de rire. Calmé enfin il dit en balançant sa chaise :

— La femme riche qu’ils ont sous la main, ma grande Annette, je la connais, va : c’est Bambou.

— Bambou ?

— Oui, Bambou ; c’est une jeune et joyeuse créature qui aime à faire endêver les hommes ; mais la masse de billets bleus qu’elle pourrait avancer pour l’achat du magasin paraît certainement une bonne affaire à mes patrons.

Il rit encore et reprend :

— Ces braves gens sont incapables de juger Bambou ; ils la croient simplement une écervelée que je mettrais à la raison en même temps qu’à la caisse du magasin ; mais je t’assure que cette folle n’a aucune envie de lier son sort au mien, et, pour une fois, mes patrons se sont engagés là dans une mauvaise affaire.

Maintenant que c’est Valère qui parle de cela j’en ressens de la tristesse et je questionne :

— Cette Bambou, elle faisait partie du dîner de samedi dernier ?

— Oui, elle en faisait partie, comme elle fait partie de tous les dîners, de tous les soupers et de toutes les fêtes.

Il rit, il rit, comme amusé d’une bonne farce.

Je voudrais rire avec lui, mais une lourdeur abaisse mes paupières et une griffe m’entre dans la gorge ; cependant je réussis à dire :

— Elle est peut-être lasse de tant de fêtes, et elle voudrait peut-être mener une vie plus calme auprès d’un seul.

Valère arrête le balancement de sa chaise :

— Oh ! ma grande Annette ! ma très pure Annette ! tu ne peux pas savoir ce qu’est Bambou. Bambou, c’est la joie et le tourment des hommes, et celui-là serait bien coupable qui prendrait pour lui seul toute cette joie et tout ce tourment.

Il recommence à se balancer :

— Sais-tu ce qu’elle a imaginé ? Elle fait croire à ceux qui l’aiment qu’elle va être mère ; les uns pleurent de contentement et veulent l’épouser, et c’est alors qu’elle s’en sépare. Quant à ceux qui ne demandent qu’à rompre, elle les poursuit et les menace, et cela l’amuse follement.

Et comme si cela amusait de même follement Valère, il rit longuement.

Puis, il revient à la démarche de ses patrons :

— Ils sont bêtes ! Ils ne savent pas qu’Annette Beaubois est justement pour moi la riche affaire.

Il m’attire tendrement à lui en ajoutant :

— Celle-là sur qui je peux appuyer ma pensée pour la rendre plus claire, et ma joie pour la rendre plus vive.

Je voudrais rendre à Valère sa douce caresse, je voudrais l’assurer de ma foi en l’avenir, mais en cet instant je revois l’étang aux yeux immobiles et vitreux. Je revois les coulées luisantes où quelque chose d’invisible bouge entre les roseaux. Un frisson de peur et de dégoût me fait m’appuyer davantage contre Valère, mais au lieu des mots de douceur qu’il attend, je répète tout haut, comme en rêve, les mots d’adieu de Mme Lapierre. « Que le destin qui nous a unis nous garde. »