De la ville au moulin/16

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 207-220).
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XVI


Nous voici en juillet 1914. Je suis auprès de Firmin dans la jolie maison où sa femme est née, où elle a vécu heureuse auprès de son grand-père, et où le temps présent apporte au jeune ménage une somme considérable de bonheur.

Cette jolie maison, accotée à d’autres maisons, cache aux passants le jardin potager, un carré de vigne et un petit bois.

Firmin, qui m’a fait venir ici pour me reposer des fatigues de la buanderie, s’amuse de me voir occupée du matin au soir dans le potager, le petit bois et le carré de vigne. Il sait que cette activité en plein air est, pour moi, le vrai repos et quand la caserne le laisse libre il m’aide à porter les arrosoirs. Tandis que je soigne les légumes, Rose soigne les fleurs. Firmin, par amour pour sa femme a surtout planté des rosiers roses. Ces rosiers s’accrochent à la grille d’entrée, grimpent le long des fenêtres, s’enroulent en berceaux et montrent, tout autour de la maison, leurs touffes roses et parfumées. Quant aux autres fleurs, Firmin les a plantées sans souci de leur espèce ni de la place qui leur était réservée autrefois. Il en a mis dans les moindres recoins. Il en a mis dans des endroits pierreux où il semblait que rien ne dût pousser jamais. Il en a mis tant et tant devant la maison qu’elles ont envahi sentiers et pelouse et s’étendent jusqu’à la route comme un magnifique parterre de toutes couleurs.

Dans cette maison tout entourée de fleurs, les jeunes époux font des projets d’avenir. Encore quelques mois et Firmin sera libéré. Sa femme possède une somme suffisante pour monter un petit commerce, mais si Valère Chatellier s’installe à Paris dès l’automne, ainsi qu’il le promet, Firmin sera trop heureux de s’associer avec lui. La jolie maison de Rose deviendrait alors un lieu de repos pour vacances et jours de fête.

À mes doutes sur l’installation de Valère à Paris, Firmin a répliqué qu’il ne fallait jamais fouiller dans le passé ; que les lettres de son ami étaient maintenant très suivies et pleines de bon sens, et que, s’il n’était pas de retour déjà, c’est qu’il avait à Nice des affaires qu’il ne pouvait abandonner sans risquer d’en perdre le bénéfice. Et, comme pour excuser plus encore Valère, il s’est moqué un peu :

— Écoute, Annette, il faut du temps aussi pour se guérir du bon vin.

Afin de ne rien perdre de ma joie du moment, j’évite de fouiller dans le passé, ainsi que le conseille Firmin. Et, si le passé s’ennuyant de moi tente de me rejoindre au jardin, au bois ou à la vigne, je rentre vite à la maison où deux voix amies font une musique sonore et joyeuse qui intimide la tristesse et l’empêche d’entrer.

Rose est spirituelle autant que son mari. Comme lui elle est affectueuse aussi, et d’une gaîté qui permettra difficilement à l’ennui de se glisser dans son ménage.

Tout la fait rire, même les bruits de guerre qui se chuchotent à la caserne et que Firmin nous rapporte, un peu inquiet. Elle se moque de l’air préoccupé de son mari, et du bout du doigt, elle cherche à effacer le pli dur qu’il a au front depuis une semaine. Mais le pli ne s’efface pas, il se creuse au contraire, et Firmin qui se trouve retenu plus que d’habitude à la caserne n’a plus le temps de m’aider à porter les arrosoirs. Hier, son inquiétude avait augmenté encore. Et ce matin, à l’heure où nous ne l’attendions pas, voici qu’il nous arrive pâle à faire peur et tremblant comme un criminel en nous disant :

— C’est la mobilisation !

Ni Rose ni moi ne savons exactement en quoi consiste la mobilisation pourtant nous nous mettons à trembler comme si Firmin nous annonçait la pire des catastrophes. Lui ne se remet pas. Il cherche des yeux un siège, il cherche les mots qu’il veut dire. Et, la voix raffermie enfin :

— Si c’est la guerre, mon régiment va partir en couverture et je ne serai peut-être plus ici demain…

Comme je ne comprends rien à ce régiment qui peut partir en couverture, je demande des explications.

Firmin me les donne en quelques mots, ces explications ; mais la guerre qu’il redoute me paraît une chose si incertaine que je suis tentée de rire et me moquer notre frayeur mutuelle. Je n’en fais rien parce que Firmin a un visage qui me rappelle le visage flétri de mon père.

Cette fois Rose ne songe pas à rire ; elle regarde intensément son mari et lui demande :

— Que sais-tu au juste ? dis-nous la vérité.

Firmin la regarde à son tour en répondant :

— Seulement ce que je viens de vous dire, j’ai tort de vous effrayer. Demain apportera la délivrance peut-être.

Il ajouta presque aussitôt :

— Ou une peine insupportable.

Il faut qu’il retourne à la caserne tout de suite. Il est venu en coup de vent, préférant nous apprendre lui-même la nouvelle. Il peut faire faute là-bas, car il n’est pas le seul à s’être échappé ainsi. Il dit en nous quittant :

— Nous sommes tous comme des fous.

Le lendemain n’apporte aucune précision ; malgré cela Firmin sait que son régiment doit partir d’un instant à l’autre, et il nous prie de faire les emplettes nécessaires à ce déplacement.

Au lieu de la délivrance que nous espérions, c’est la peine insupportable qui arrive. Firmin en nous l’apprenant n’est pas troublé comme la première fois. Il est pâle, d’une pâleur de colère, dirait-on, mais rien n’est défait dans son visage.

Sa femme, prête à sortir pour aller aux provisions, est prise d’un tremblement nerveux qui déplace le son de sa voix fraîche. On croirait qu’elle va pleurer, mais elle ne pleure pas ; elle s’efforce de sourire et dit avec un joli mouvement de la tête :

— Soyons crâne ! Je suis fille et femme de soldat, soyons crâne.

Et, de fait, avec la haute ceinture de cuir qui retient les plis de sa robe légère, avec son coquet chapeau que Firmin a mis de travers en la serrant dans ses bras, elle passe la porte ayant l’air d’une jeune fille rieuse et mutine courant à quelque partie de plaisir de son âge.

Incapable de rester dans la maison, j’entraîne Firmin au jardin ; mais il y fait trop chaud et nous avançons jusqu’au petit bois. Tandis que nous en faisons le tour, la cloche d’une église se met à sonner, puis une autre, puis d’autres, au loin.

— C’est le tocsin, me dit Firmin.

Le tocsin ? Il me semble bien que j’entends ce mot pour la première fois ; pourtant, je pense à la mort et j’ai peur. Firmin aussi a peur. La fermeté de son visage s’efface. Il me prend par la main et m’entraîne vers un banc de pierre tout en disant :

— Le tocsin, c’est la voix qui sème la terreur et réveille le courage. C’est l’appel au secours pour la défense contre le malheur. Si tu as si peur, Annette, c’est que tu as déjà compris son langage.

Nous nous asseyons et Firmin reprend vite et sans arrêt selon sa manière :

— Aujourd’hui, le tocsin appelle aux armes contre les voleurs qui s’avancent en bandes innombrables et armés jusqu’aux dents. Ces voleurs, pour prendre gros comme le poing de ce que nous possédons, n’hésiteront pas à en détruire gros comme des montagnes. Ils brûleront nos vignes, nos bois, nos maisons. Ils détruiront des villes sans souci de leurs habitants. Ce sera l’égorgement de créatures innocentes. Ce sera la folie lâchée sur des êtres sages jusqu’alors, sur ceux de la défense comme sur ceux de l’attaque, car la guerre transforme en bêtes féroces les bons tout comme les méchants.

Il serre ma main comme pour me rassurer ; cependant il dit encore :

— Oui, il faut avoir peur. Avec le grand-père de Rose je me suis instruit sur la guerre et j’en connais toutes les horreurs.

En même temps que la voix de Firmin j’écoute celle du tocsin. Cette voix forte, dure, tenace, frappe l’air comme des coups de marteau et commande bien plus la défense qu’elle n’appelle au secours. Elle frappe le haut des arbres qui nous abritent et tombe sur nos têtes, les martelant sans pitié. J’entends ses reproches :

— Allons les Beaubois, que faites-vous là ? tranquilles à l’ombre au lieu de courir aux voleurs qui menacent votre bien.

Je veux me lever pour obéir, mais Firmin me retient :

— Tout à l’heure ! dit-il.

Et son geste paraît s’adresser plus encore au tocsin qu’à moi.

Je songe que ce soir ou demain mon frère ira au-devant de la bataille et un regret me fait dire :

— Si tu n’avais pas rengagé, Firmin !

Il hausse une épaule et répond :

— La guerre m’aurait pris tout de même, comme elle prendra tous ceux de mon âge.

Il réfléchit un instant avant d’ajouter :

— Et puis, c’est juste, on doit toujours faire face aux voleurs.

Il me regarde et je vois qu’il n’a plus peur. Ses yeux noirs se sont élargis et brillent d’un éclat extraordinaire. Il est sûrement de ceux qui aperçoivent toute la gravité de la vie. Aujourd’hui c’est lui qui est le grand frère et moi la petite sœur. Je l’écoute et me sens prête à lui obéir en tout et pour tout.

Le tocsin cesse enfin et nous nous levons du banc pour nous accouder à la palissade qui borde un chemin allant à travers champs. Je ne trouve rien à dire. Je suis comme étourdie par le silence subit des cloches. Je regarde les vignes qui peuvent être saccagées, la ville qui peut être détruite, et, au loin, les petites maisons où chaque famille vit sa part de bonheur et que les voleurs brûleront peut-être.

Un bruit de pas me fait regarder plus près. C’est un vieux vigneron qui s’avance, un panier à la main et une pioche sur l’épaule. Le tocsin l’a chassé de sa vigne sans doute, et il en revient comme à regret. Il s’arrête, repart et s’arrête encore. La tête inclinée sur la poitrine, il semble écouter une voix qui parle à lui seul. Lui-même parle d’une voix étouffée. Arrêté à quelque distance de nous, il dit :

— Ils prendront un village, et puis un autre village et encore un village.

Firmin et moi avons le même sursaut de révolte :

— Oh !

Le vieux nous aperçoit alors, il se redresse et s’éloigne d’un pas ferme.

Au tournant proche, ses gros souliers sonnent sur le pavé, et je crois entendre le pas cadencé d’une troupe de voleurs ayant déjà pris un village et s’en allant prendre un autre village.

Le soir-même, sans désespoir ni récrimination, Firmin nous fit ses adieux, nous entourant de ses bras et mettant presque autant de baisers sur mes joues que sur les lèvres fraîches de sa femme. Puis nous joignant toutes deux, épaule contre épaule il nous a dit :

— Aimez-vous, aimez-vous, mes deux chéries.

Moins d’une heure après, le régiment passait devant notre maison. Par bonheur, Firmin se trouvait de notre côté. Serrés l’une contre l’autre dans l’ouverture de la grille nous le regardions venir. Ses yeux plus larges et plus brillants encore allaient de l’une à l’autre comme avaient fait ses lèvres, et je compris que ses yeux disaient comme ses lèvres : « Aimez-vous, aimez-vous, mes deux chéries ».

Quand il fut passé, Rose arracha d’un coup sec une touffe de fleurs au rosier qui pendait sur nos têtes et chaque fois que Firmin se retournait elle levait très haut les roses qui s’effeuillaient un peu. Un jeune sergent tendit la main, et Rose lui donna les fleurs juste au moment où Firmin se retournait encore. Il acquiesça de la tête, et les deux hommes se sourirent.

Trois jours plus tard, un parent de Rose arrivant des Ardennes nous remit une lettre que Firmin venait de lui confier.

« Partez, nous disait Firmin, pour l’amour de moi, partez ! Allez à Paris attendre les nouvelles. »

— Partez, nous dit à son tour le parent de Rose, partez par n’importe quel moyen. N’avez-vous pas de bicyclettes ?

Il dut insister car Rose ne voulait pas quitter sa maison et moi je ne voulais pas abandonner la femme de mon frère. Rose céda enfin en voyant le passage affolé d’une multitude de gens. Et bientôt il y eut deux cyclistes de plus sur la route.

À Paris nous trouvons le logement vide. Depuis une quinzaine, Manine est au moulin avec ses filles qui avaient grand besoin d’air pur.

Sous ma porte je ramasse un papier plié en deux et comme une fois déjà je reconnais l’écriture de Valère. Il a tracé au crayon :


« Je trouve ta porte fermée, Annette, et je pars à la guerre. Tu ne sais pas ce que c’est que partir à la guerre sans avoir revu le visage de celle qui fut autant votre sœur que votre femme, celle-là qu’on a si cruellement offensée et cependant jamais cessé de chérir. Demain je serai un instrument de mort parmi d’autres instruments de mort. Saurai-je seulement frapper l’ennemi ? Et comment ferai-je pour défendre ma propre vie ?

« Je voudrais te serrer longuement, étroitement sur mon cœur et recevoir de toi le baiser d’adieu et de pardon.

« Valère. »

Mes oreilles bourdonnèrent comme à un nouveau tocsin et le désir me vint de courir châtier les voleurs armés. Dans ce départ pour la guerre je n’avais pensé qu’à Firmin, et voici que Valère y allait de même. Peut-être en ce moment, faisait-il en sens inverse le chemin qui m’avait amenée ici ? Peut-être était-il dans l’un de ces régiments couvert de poussière et se hâtant, rencontré sur la route ? Peut-être encore m’avait-il vue et reconnue au passage sans oser me parler ?

Le baiser d’adieu et de pardon, je le lui aurais donné sans honte devant tous ses camarades. Je le lui aurais donné devant le monde entier.

À Rose qui me regardait, consternée, je criai presque :

— Oncle meunier a raison. En restant dans l’ignorance de ceux que nous aimons, nous les aidons à faire leur malheur et le nôtre. Ce baiser d’adieu et de pardon sera mon regret tant que durera l’absence de Valère. Et si Valère devait ne pas revenir de la guerre ce regret deviendrait mon remords.

À la fin d’août seulement, une lettre de Firmin nous arrive. Il nous supplie d’aller l’attendre au moulin. C’est là qu’il compte venir nous chercher dans un mois ou deux. Ainsi, il pourra voir en une seule fois toute sa famille. Sa lettre n’est pas triste ; il dit :

« Mettons-nous bien dans la tête qu’en guise de pain blanc, nous avons sur la planche quelques bonnes semaines de souffrance. »

Au moulin tous les hommes sont partis. Il ne reste que Nicolas qui a dix-sept ans et oncle meunier qui en a cinquante. À eux deux, ils font le travail de six et ne se plaignent pas. Oncle meunier dit à tous :

« On a toujours le temps de pleurer ; il faut agir d’abord. »

Tante Rude non plus ne se plaint pas et il ne fait pas bon de pleurnicher autour d’elle.

Angèle ne s’inquiète pas plus de la guerre que d’une bataille entre garçons de village :

— Qu’ont-ils à se battre ? dit-elle.

Comme je lui parle du départ possible de son mari, elle répond l’air tranquille :

— Ils ne l’ont pas trouvé bon à l’âge du régiment, pourquoi me le prendraient-ils maintenant ?

Manine est comme assommée, et Reine est silencieuse. Dans son doux visage de fillette, ses deux papillons bleus bougent à peine.

À l’inverse de Manine et Reine, Clémence est exubérante et active. Elle va aux nouvelles dans le village, elle part à la recherche des journaux. Elle court au-devant des régiments qui passent, offrant des fleurs aux soldats qui s’étonnent de sa beauté et lui en font compliment. Reine l’accompagne avec des fruits, mais si les soldats acceptent volontiers les fruits de Reine, tous tendent la main vers Clémence et ses fleurs. De ne savoir auquel répondre Clémence en paraît plus jolie encore sous le grand chapeau qui ombrage son teint soigné. Et, parce qu’un jeune officier a mis un baiser sur la fleur reçue, elle vient de rentrer en fredonnant :

Partons, partons belle,
Allons à la guerre
Allons bien vite
Allons.

Jean Lapierre et Nicole, fiancés depuis le printemps devancent l’époque fixée pour leur mariage.

Ce mariage va se faire sans fête ni robe blanche, et Firmin ne pourra y assister.

Mme Lapierre, toujours assise sur sa chaise à haut dossier, se réjouit du bonheur de son fils et s’épouvante de la menace de son prochain départ.


L’hiver touche à sa fin et la guerre s’est installée chez nous comme si elle comptait y demeurer toujours. Rappelée d’urgence à la buanderie où je faisais faute au linge des blessés, oncle meunier m’a vue repartir avec un réel dépit. Je ne l’ai pas quitté avec moins de regret ayant retrouvé pendant quelques semaines auprès de lui toute la confiante intimité d’autrefois. Dans nos conversations affectueuses, il me parlait souvent de Valère, qu’il jugeait être une victime autant que moi-même. Il m’encourageait à ne pas chasser délibérément son souvenir. Il disait : « À garder de la cendre chaude au foyer, il faut peu de choses pour allumer le feu. »

Pour l’instant, dans ce tourbillon de misère et de crainte, Valère Chatellier ne tient pas plus de place dans mon souvenir que certains visages désolés aperçus au hasard d’une rencontre et s’imposant à moi sans raison.

Rose m’a suivie à Paris avec l’espoir d’aller faire ses couches dans sa jolie maison ; mais c’est dans ma propre chambre qu’elle a mis au monde son petit Raymond.

Manine et ses filles ne sont pas restées au moulin non plus. L’ouvrage n’y manquait pas pour elles cependant. Mais, lorsque les régiments eurent cessé de passer sur la route, Clémence fut prise d’un ennui tel qu’il fallut bien la ramener à Paris.

Aux régiments qui passent encore sur le boulevard Clémence n’offre pas de fleurs, mais elle offre sa beauté tout entière. Montée sur un banc et dominant les autres jeunes filles accourues comme elle, elle semble une fleur rare, poussée au meilleur endroit afin d’être parfaitement vue de tous.

Elle ne s’ennuie pas moins ici qu’au moulin et dès que sa mère lui fait une remontrance elle menace de ne plus rentrer à la maison. Elle veut vivre à sa guise et non à la nôtre, dit-elle. Par moment, on aperçoit en elle comme une folie. Elle parle pendant tout un jour d’un aviateur en renom qui ne demande qu’à l’épouser. Le lendemain elle dit la même chose d’un lieutenant, d’un capitaine et même d’un général. Et, sans souci de celles qui pleurent ou craignent, elle chante son refrain de guerre, d’amour et de splendeur !

Elle était si belle
Qu’on la croyait reine
Du beau régiment.

Le linge que je lave à la buanderie n’a plus cette odeur douceâtre qui m’écœurait ; il a une odeur de sang qui me prend à la gorge et me fait tousser. Le travail presse. À tout instant on entend la voix du contremaître :

« Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! les blessés manquent de linge. »

Courbées sous les paquets secs ou mouillés qu’il nous faut transporter d’un endroit à l’autre nous peinons comme des bêtes de somme surchargées. Personne ne se plaint, chacune de nous ayant un fils, un frère ou un mari dans la bataille.

Mlle Lucas, si faible pourtant, peine comme les autres, mais ce n’est plus à la cloche du cimetière qu’elle tend l’oreille. Elle s’immobilise brusquement et ses mots souvent inachevés donnent de l’épouvante. Hier, plus pâle, et le regard plus inquiétant que jamais, elle nous a dit :

« Prenez garde ! Il va venir une bête étrange qui couvrira la ville et broiera tous les os. »

La mère Françoise continue de poser son pain du goûter n’importe où, et derrière le contre-maître elle répète :

« Dépêchons-nous ! dépêchons-nous ! les blessés manquent de linge. »