Demi-fous et demi-responsables

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 887-921).


DEMI-FOUS
ET
DEMI-RESPONSABLES




I


Les fêtes récemment célébrées en Espagne pour le troisième centenaire de l’apparition de Don Quichotte, et presque au même moment la représentation à la Comédie-Française du drame héroï-comique de M. Jean Richepin, donnent une nouvelle actualité à la question de savoir si le héros de Cervantès est un fou ou un homme raisonnable.

On signerait facilement le certificat d’internement de l’ingénieux hidalgo dans un asile quand on l’entend se proclamer le

… Consolateur élu de l’affligé,
Punisseur des forfaits, abolisseur des transes,
Pour les désespérés semeur des espérances,
Vengeur des torts, séchant les larmes dans les yeux,
Pèlerin du bon droit cheminant vers le mieux,
Blanc chevalier qui porte en ses fixes prunelles
L’inextinguible feu des choses éternelles !

Et cependant, à d’autres momens, « c’est l’esprit le plus sage, » comme le déclare maître Nicolas. Il retrouve son vrai nom et son état civil, regrette la peine qu’il a faite à sa nièce, se retrouve « le vieil oncle qui l’a si tendrement chérie » et, au milieu d’une pire folie, s’écrie :

… Qui donc a ce droit-là : punir ?
Quel être, se plaçant au-dessus d’un autre être,
Peut oser devant soi le faire comparaître ?
Quel pécheur est armé d’un privilège tel ?
Du fond de quel palais ? du haut de quel autel ?
Quel cœur est assez pur pour qu’on l’en investisse ?
Quel juste est assez Dieu pour rendre la justice ?

Ce n’est certes pas dans la bouche d’un fou que M. Richepin a voulu mettre ces belles paroles. Et cependant, au même moment, don Quichotte délivre les galériens, vient de charger sur les moulins à vent, de préparer le baume de Fier à Bras, et s’écrie :

Je serai, cœur fondu que la prière embrase,
Face à face avec Dieu dans l’horreur et l’extase.

Mais bientôt il sent lui-même la raison revenir.

Je cesse d’être fou. Loin des songes menteurs
Je ne crois plus à vous, chevaliers enchanteurs,
Géans, et je ne crois plus même aux Dulcinées.
Mais, comme à l’humble temps de mes sages années,
Je reprends, pour mourir, dans la paix m’endormant,
Mon nom de Quijada, le bon tout bonnement.

Le revoilà avec autant de bon sens que Sancho. Nous sommes loin de l’asile et le poète lui fait faire un testament qui ne sera pas attaqué pour incapacité mentale de son auteur.

En réalité, don Quichotte de la Manche, ce « chevalier de l’Illusion folle, qui sera un jour la sagesse » est le type accompli de ces demi-fous[1] qui, depuis la création du monde ou du moins depuis la naissance de la littérature, « fourmillent » dans le livre et au théâtre.

Dans sa belle étude sur la Psychologie des romanciers russes du xixe siècle, Ossip Lourié a bien montré qu’« aucune littérature n’offre autant de cas de pathologie de la volonté que la littérature russe. » Il cite cette phrase du psychiatre Orchansky : « C’est la petite partie des aliénés, qui se trouve, en Russie, dans les maisons de santé ; au contraire, une grande masse de plusieurs centaines de mille de ces invalides d’esprit vit en liberté. » Ce sont les demi-fous vivant en liberté hors des asiles que les romanciers russes dépeignent et étudient.

Roudine, le héros du premier roman de Tourguenef, est un demi-fou, qu’on a comparé à don Quichotte (Tourguenef a d’ailleurs publié une étude critique curieuse sur Hamlet et don Quichotte). C’est un « virtuose » de la parole, « accueilli et fêté comme un jongleur, qui porte de salon en salon ses improvisations mélodieuses et vides, » mais qui n’a « rien de solide dans ses idées et dans son caractère ; ni raison, ni cœur, ni volonté. » Garchine, à qui on a trouvé de l’affinité avec Guy de Maupassant et qui a été surnommé le « peintre du désespoir, » a analysé principalement « les âmes souffrantes ». Le grand héros de Crime et Châtiment, Raskolnikof, est un demi-fou, « bon et généreux, » mais « morose, sombre, fier, hautain, hypocondriaque. » Il se demande « si la maladie détermine le crime, ou si le crime lui-même, en vertu de sa nature propre, n’est pas toujours accompagné de quelque phénomène morbide… Il se persuade que lui, personnellement, est à l’abri de semblables bouleversemens moraux ; » et il finit cependant par tuer, d’un coup de hache, une pauvre vieille femme et sa sœur. « Il met toutes sortes de choses dans sa poche sans s’assurer du contenu : bourse, écrins ; » puis, ne sait pas ce qu’il a volé, n’en a rien gardé. « Il s’évanouit au bureau de police où il est appelé au sujet du paiement de son loyer ; il retourne inconsciemment sur le lieu du crime ; il ne cause avec tout le monde que du crime ; » se confesse à Sonia, « une malheureuse qui se prostitue pour nourrir les enfans d’une femme malade, » se baisse jusqu’à terre et lui baise le pied ; va s’agenouiller publiquement au marché au Foin, se livre à la police et part pour la Sibérie avec Sonia.

Les personnages de Tchekhof, qui était d’ailleurs docteur en médecine, sont tous « des neurasthéniques, des malades, des fous, incapables du moindre effort ; leur vie est manquée. » Dans la salle n° 6 d’un asile d’aliénés, le malade Gromov, atteint de la manie des persécutions, cause beaucoup avec le médecin. Celui-ci l’admire, déclare que ce fou est le premier homme qu’il ait rencontré « sachant raisonner et causer. » Gromov a beau dire : « Je ne sais pas raisonner. » Le médecin lui répond : « Au contraire, vous raisonnez bien. » Le docteur finit par donner sa démission, « et bientôt un obligeant collègue l’enferma dans la salle n° 6, » où il mourut.

Si Gorky a peint surtout les vagabonds, on rencontre bien des demi-fous dans son œuvre, spécialement dans les Bas-Fonds que le Théâtre de l’Œuvre représentait dernièrement, ne fût-ce que Satine qui aime, sans trop savoir pourquoi, les mots « incompréhensibles » et « rares, » comme « macrobiotique » ou « transcendantal, » et Nastia, qui crée et vit ses rêves, et Natacha, qui passe sa vie à inventer et à attendre, toujours vainement, la réalisation de ces créations de son imagination folle. Il y a encore bien des demi-fous dans le Rire rouge de Léonide Andreieff.

Ce n’est pas seulement en Russie que la littérature contemporaine rivalise avec l’ancienne pour la description abondante des types de demi-fous. En dehors des Détraqués de M. Maurice Montégut, le héros du dernier roman de M. Claretie, Moi et l’Autre, est un demi-fou, et les demi-fous figurent parmi les types pathologiques que M. Paul Bourget a décrits[2].

Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que ce soit là une question purement littéraire, et que les demi-fous (ceux que Lombroso appelait déjà des mattoïdes) existent uniquement dans l’imagination des poètes, des romanciers ou des dramaturges. Ils existent dans la société, aujourd’hui comme autrefois ; ils nous coudoient tous les jours dans la rue, où parfois ils gênent ou troublent un peu la circulation, soit par eux-mêmes, soit par l’accueil agaçant que leur font leurs contemporains.

L’existence indiscutée de ces anormaux soulève des questions multiples de la plus haute gravité. Car, dès qu’on parle de folie, on évoque l’idée d’irresponsabilité. Les demi-fous sont-ils donc irresponsables et si, certains jours, ils sont nuisibles, doit-on les punir ou les enfermer ? ou bien faut-il adopter vis-à-vis d’eux une conduite spéciale, les considérer comme des demi-responsables, et, dans ce cas, comment les soigner, comment les traiter, comment leur faire du bien et les empêcher de faire du mal ?

On voit que, sans tomber dans le travers général qui veut aujourd’hui voir partout des questions sociales, on peut bien dire que la question des demi-fous et des demi-responsables a une portée vraiment sociale. La solution sociale de la question est même tellement complexe et difficile que, si je vais m’efforcer de poser clairement le problème, je ne promets pas de le résoudre. Je m’efforcerai surtout de mettre les choses au point en mettant le lecteur en garde contre les exagérations dont ces demi-fous sont bien souvent les victimes.

Car les uns traitent volontiers ces pauvres diables de farceurs, de fumistes ou d’imbéciles, ne tiennent aucun compte de leurs dires et de leurs actes, les traitent par l’ironie et les sarcasmes, quand ce n’est pas par les coups. C’est l’attitude des muletiers et des valets du duc d’Osuna vis-à-vis de don Quichotte et de Sancho Pança. Les autres voient dans tous les originaux et les détraqués des malades irresponsables qu’il faut doucher et enfermer dans un asile, jamais dans une prison. Les premiers enlèvent aux demi-fous tout le mérite de leurs actes bons ; les seconds leur enlèvent toute la responsabilité de leurs actes mauvais.

C’est une égale exagération. J’essaierai de démontrer, après bien d’autres d’ailleurs, que le demi-fou existe, scientifiquement démontré et caractérisé ; que ce demi-fou est souvent fort intelligent, et constitue une valeur réelle dont la société aurait tort de se priver ; enfin que ce demi-fou n’est ni un irresponsable, ni un responsable normal, mais un demi-responsable à l’égard duquel la société doit prendre des mesures toutes spéciales, qu’on conseille depuis longtemps de divers côtés, mais qui ne paraissent guère avoir été encore prises nulle part.

II

La démonstration scientifique de l’existence des demi-fous est tout entière contenue dans la réfutation de deux théories, qui, partant de conceptions très différentes, aboutissent, l’une et l’autre, à cette conclusion commune, qu’il n’y a ni demi-fous, ni demi-responsables. Dans la première théorie, éminemment simpliste et facile, on est fou ou on ne l’est pas, on est ou l’on n’est pas responsable. Il n’y a pas de milieu. L’humanité est divisée en deux groupes : le groupe des raisonnables et le groupe de ceux qui ne le sont pas, le groupe de ceux qu’on enferme et le groupe de ceux qui enferment ; c’est la théorie des deux blocs. Dans la seconde théorie, beaucoup plus raffinée et scientifique, il n’y a ni fous ni raisonnables : il n’y a que des gens plus ou moins raisonnables ; tout revient à une question de degré. Tous les hommes s’échelonnent en une longue série continue, dans laquelle il est impossible de tracer une ligne de démarcation entre les fous et ceux qui ne le sont pas : c’est la théorie du bloc unique. Dans aucune des deux manières de voir il n’y a place pour les demi-fous.

On peut dire que la première de ces deux théories est celle des gens du monde ; c’est la théorie extra-médicale, admise aussi par un certain nombre de médecins, dont le nombre va tous les jours en diminuant. Elle serait d’ailleurs si commode pour l’exercice de la justice que bien des magistrats l’adoptent ou plutôt voudraient l’imposer aux médecins. Oui ou non, l’accusé est-il raisonnable ou est-il fou ? est-il ou n’est-il pas responsable du crime ou du délit qu’il a commis ? devons-nous le condamner ou l’interner ? Voilà le dilemme dans lequel la justice voudrait enfermer l’expert qui a l’air de se dérober, s’il ne répond pas catégoriquement et nettement oui ou non.

Il est si simple « de ficher une grille devant un asile, » et de déclarer : « de ce côté-ci, on est fou ; de ce côté-là, on n’est pas fou ! » il est si naturel de couper « le monde en deux morceaux : d’un côté ceux qui sont fous parce qu’ils sont enfermés, et de l’autre ceux qui ne sont pas fous, parce qu’ils ne sont pas enfermés, » comme si on disait : « Il y a les morts, dans les cimetières et les vivans hors des cimetières. » Dans cette théorie idéalement simple, tout est facile : il y a, d’un côté, le bloc des gens raisonnables, de l’autre, le bloc des gens fous ; entre les deux, il y a un large fossé et une muraille à peine percée de quelques ouvertures, qui, de temps en temps, donnent passage à ceux qui changent de bloc.

Il n’y a donc ni demi-fou ni demi-responsable. La responsabilité atténuée est une invention des médecins embarrassés, qui dissimulent mal sous ce mot leur ignorance ou leur lâcheté ; c’est la conclusion des experts qui ne savent pas ou ne veulent pas se compromettre et conclure franchement. Comme le disait, à propos de l’affaire de l’empoisonneuse d’Auch, un journal extra-médical très répandu, on ne comprend pas le sens de cette expression « responsabilité atténuée. » « On est responsable ou on ne l’est pas. Mais on conçoit malaisément qu’il y ait des moitiés, des tiers ou des quarts de responsabilité. Dans quelle balance pèsera-t-on ces questions de responsabilité, ces culpabilités fragmentaires ? Et décidera-t-on, quand il s’agira de l’application de la peine, que le condamné sera guillotiné par moitié seulement ? »

Il serait fâcheux en vérité de voir des jurés ou des magistrats attacher quelque importance à des boutades de ce genre ou même à la théorie que cet article reflète et qui est scientifiquement fausse. Pour que cette conception des deux blocs fût scientifiquement défendable, il faudrait que les centres psychiques, l’appareil nerveux qui préside à l’exercice de la raison et à la volition des actes consciens, fussent eux-mêmes un tout un et indivisible. Alors on pourrait dire : cet appareil, un et indivisible, est malade ou il ne l’est pas ; s’il est malade, le sujet est fou et irresponsable ; s’il ne l’est pas, le sujet est raisonnable et responsable. Mais cet appareil nerveux du psychisme n’a pas du tout cette unité ni cette indivisibilité. Notez bien que je parle ici uniquement du cerveau, de l’organe matériel nécessaire à l’exercice actuel de la pensée humaine. Je ne parle pas du principe immatériel et immortel que certaines religions et certaines philosophies admettent sous le nom d’âme. Les spiritualistes les plus convaincus admettent bien que la folie est une maladie, non de l’âme, mais du corps. L’étude en appartient aux médecins, qui ne connaissent et n’étudient que le corps, et qui trouvent souvent chez ces malades des lésions matérielles du cerveau. Je n’examine donc ici qu’une question de pure physiologie : les diverses écoles religieuses et philosophiques ne chercheront dans cette étude ni confirmation ni réfutation de leur doctrine. Ainsi posé, le problème me paraît alors facile à résoudre : il est certain que l’appareil nerveux qui préside à la pensée et à la responsabilité est un appareil complexe, formé d’un grand nombre de neurones divers et de divers groupemens de neurones (centres psychiques) qui ont une importance différente dans l’exercice de la raison.

Certains auteurs (Pitres, Surbled) ont bien dit que les centres psychiques ne sont pas localisables. C’est là une erreur, qui repose sur une confusion de mots. On peut dire que les divers centres psychiques ne sont pas encore tous étroitement et nettement localisés ; il y a certainement beaucoup à faire et à trouver encore dans cette voie, mais on ne peut pas dire qu’il n’y ait rien de fait et surtout qu’il n’y ait rien de faisable.

On sait très bien et sûrement que, dans le système nerveux, dans les centres nerveux, c’est le cerveau qui préside plus spécialement à la pensée et que, dans le cerveau, c’est l’écorce grise de cet organe, qui est plus particulièrement en rapport avec la fonction psychique. Quand on trouve des lésions à l’autopsie des aliénés, c’est dans l’écorce cérébrale qu’elles siègent. Voilà un point acquis et qui, à lui seul, suffit à prouver que la fonction psychique est localisable dans le cerveau.

Avec une moins grande certitude, mais avec un haut degré de vraisemblance et de probabilité, on peut aller plus loin et assigner, dans cette écorce cérébrale, un siège différent aux centres du psychisme supérieur et aux centres du psychisme inférieur, dont nous avons appris[3] à distinguer le fonctionnement. On sait très positivement que la lésion de certaines parties de l’écorce (lobe préfrontal, partie la plus élevée du cerveau) entraîne des troubles mentaux profonds, tels que la perte de la volonté libre et consciente, tout en laissant intact, ou à peu près, le fonctionnement du psychisme inférieur, c’est-à-dire le psychisme automatique et inconscient.

Ainsi une de ces malades, observée par Cestan et Zejonne, répondra bien aux questions posées quand elles sont simples et ne nécessitent aucun effort personnel ; elle répétera des phrases brèves prononcées devant elle, fera même des additions faciles comme trois et quatre ou six et trois. Mais, si la réponse est plus compliquée, nécessite une certaine réflexion et un effort intellectuel bien personnel, la malade reste immobile, répond avec une placidité souriante qu’elle ne sait pas et n’essaie même pas d’en faire davantage. Et on trouve, à l’autopsie, chez cette malade, une tumeur du lobe frontal.

Les faits de ce genre (et ils commencent à être nombreux) prouvent deux choses : d’abord (ce que l’on sait depuis longtemps) qu’il y a des parties du cerveau nécessaires à la fonction intellectuelle supérieure ; en second lieu (ce qui est plus récemment acquis) que la maladie de ces parties du cerveau ne supprime pas toute intellectualité, qu’il y a d’autres parties du cerveau qui président aussi au psychisme, à un psychisme inférieur sans doute, mais à un psychisme réel.

Par conséquent, ces faits prouvent scientifiquement que le centre cérébral de la pensée et de la raison est complexe et divisible. Dès lors, on comprend qu’il y ait, chez les hommes bien portans, des développemens inégaux de certaines facultés et on prévoit la thèse que je développerai plus loin qu’un homme peut être intelligent et déraisonnable, qu’un talent et même un génie peut manquer de bon sens.

Au point de vue de la maladie des centres psychiques, on comprend aussi qu’il y ait trois groupes de faits cliniques : 1o des faits dans lesquels les centres psychiques les plus élevés sont atteints en assez grand nombre pour que le sujet soit fou ; 2o des faits dans lesquels les divers centres psychiques sont assez intacts pour que le sujet soit raisonnable ; 3o des faits dans lesquels une partie seulement des centres psychiques et des centres les moins élevés est atteinte. Dans ce dernier cas, l’altération psychique n’est pas assez étendue pour amener la folie ; elle est cependant suffisante pour que le fonctionnement psychique ne soit pas toujours normal, et ce sont les demi-fous.

En d’autres termes, la notion actuelle des centres psychiques oblige à admettre deux catégories de malades : les mentaux et les psychiques. Les mentaux ont perdu la raison, la volonté libre et consciente, l’intellectualité supérieure : ils sont fous. Les psychiques n’ont pas perdu tout ce qui fait la raison et la pensée supérieure, mais ils sont cependant troublés dans leur psychisme qui n’est pas normal ; ils sont demi-fous. Donc, d’un côté il y a les normaux, et de l’autre il y a les malades ; mais parmi ceux-ci il faut distinguer les mentaux qui sont les fous et les psychiques qui sont les demi-fous.


L’existence, scientifiquement démontrée, des demi-fous entraîne l’existence des demi-responsables.

Je continue à ne m’occuper ici que du cerveau, ne voulant pas sortir de mon rôle et de ma compétence de médecin, et ne m’occuperai par conséquent que de la responsabilité médicale et pas du tout de la responsabilité morale.

Le médecin-expert, quelles que soient ses opinions philosophiques ou ses convictions religieuses, n’a à examiner et à décider qu’une chose : l’état d’intégrité ou de maladie du système nerveux et l’influence que cet état du cerveau a pu avoir sur la détermination criminelle qu’a prise et exécutée le sujet.

Dans tout acte criminel voulu et délibéré il y a un jugement dans lequel l’esprit compare et pèse le plaisir ou l’intérêt qu’il a à faire cet acte et le devoir qu’il a de ne pas le faire. Parmi ses mobiles il y a donc la notion du devoir (quelles qu’en soient l’origine et la nature), la notion de ce qui est permis et de ce qui est défendu. La mission de l’expert est de décider si l’état du système nerveux du sujet lui a permis ou non de bien peser et de bien juger ces mobiles et ces motifs, si l’état de son système nerveux lui a permis de savoir ce qu’il faisait, de comprendre la portée de son acte, si l’état de son système nerveux le laisse ou non responsable. Ce qui m’a fait dire que l’on peut appeler responsable, au point de vue biologique et médical, l’homme qui a des centres nerveux sains, en état de juger sainement la valeur comparée des divers mobiles et motifs.

Le rôle du médecin-expert décidant la responsabilité est donc tout différent du rôle du magistrat décidant la culpabilité. Un juré peut acquitter un sujet déclaré responsable par le médecin, sans qu’il y ait contradiction entre les deux verdicts. Mais un juré ne devrait pas pouvoir condamner un sujet que le médecin déclare irresponsable. La responsabilité physiologique est un élément nécessaire, mais non suffisant, de la culpabilité.

D’où cette formule qui aurait peut-être paru révolutionnaire sans les explications qui précèdent : la responsabilité physiologique ou médicale (la seule que le médecin doive et puisse étudier et juger à l’état normal et pathologique) est fonction des neurones psychiques, des centres cérébraux du psychisme. Dès lors, on a le droit de faire intervenir dans l’appréciation de la responsabilité la notion de la multiplicité et de la complexité de ces centres cérébraux psychiques.

D’une manière générale, tous les centres cérébraux du psychisme ne sont pas égaux devant la responsabilité. On n’est pas responsable de ses actes psychiques inférieurs, qui sont automatiques et inconsciens ; on est responsable de ses actes psychiques supérieurs, qui sont volontaires et consciens.

On comprend donc qu’il y ait, d’un côté, des cas extrêmes de responsabilité intacte ou d’irresponsabilité absolue et, d’autre part aussi, des cas intermédiaires de demi-responsabilité ou de responsabilité atténuée.

Le sujet hypnotisé dont les centres supérieurs ne fonctionnent pas, qui obéit passivement à l’hypnotiseur, est irresponsable des actes commis dans l’hypnose. Le psychasthénique dont les centres supérieurs, sans être annihilés au moment de l’acte criminel, sont faibles, se laissent facilement distraire et désagréger de leurs centres inférieurs, n’est ni irresponsable ni responsable. Il n’est pas armé devant la tentation du crime comme le normal et il pourrait cependant, dans une certaine limite, éviter de commettre ce crime. C’est un demi-responsable.

Cette atténuation de la responsabilité n’est pas susceptible de mesure mathématique ; les magistrats ne peuvent pas demander à un expert une fraction comme ils la demandent pour l’incapacité après un accident du travail. Mais cette impossibilité de doser mathématiquement l’incapacité morale, l’infériorité psychique d’un sujet, n’exclut pas la réalité de la chose. La loi française admet très bien et très sagement les circonstances atténuantes, qui ne sont pas non plus susceptibles de dosage mathématique. Elles sont tirées du fait et de ce qui l’a accompagné ; elles sont exogènes. Les raisons psychiques d’atténuation (qu’étudie le médecin) sont à rapprocher ; elles sont endogènes, viennent du sujet, du terrain sur lequel est livrée la bataille prévolitive.

Il n’y a donc aucune contradiction entre ces trois propositions mises simultanément à la fin d’un rapport : 1o l’accusé n’est pas irresponsable ; 2o l’accusé est responsable ; 3o la responsabilité de l’accusé est limitée ou atténuée, dans une proportion forte ou faible.


Donc, la théorie des deux blocs ne peut pas être maintenue ; l’humanité ne se divise pas en fous et en raisonnables. Les centres psychiques sont multiples et complexes ; la maladie peut les frapper en nombre différent. Il y a les malades et les bien portans ; mais, dans les malades, il faut distinguer deux groupes bien séparés : les fous ou mentaux irresponsables et les demi-fous ou psychiques demi-responsables.


III

À l’autre pôle de la science moderne, chez les plus raffinés et les plus avancés, parmi les médecins et les philosophes, règne la seconde théorie, bien différente de la précédente, qui, comme la première, aboutit aussi à la négation des demi-fous et des demi-responsables. Ces savans n’admettent plus deux blocs, l’un des sensés, l’autre des insensés. Pour eux, l’humanité entière ne forme qu’un bloc. Du plus sensé au plus insensé, du plus responsable au plus irresponsable la série est continue. Il n’y a plus de demi-fous puisqu’il n’y a plus de fous ou que tout le monde l’est, à des degrés divers. La question médico-légale de la responsabilité s’abîme et disparaît dans la responsabilité ou dans l’irresponsabilité universelle.

Cette doctrine, aussi séduisante que dangereuse, est édifiée sur trois principes : 1o il y a série et continuité du plus raisonnable au plus fou ; 2o il y a série et continuité du plus responsable au plus suggestible et au plus irresponsable ; 3o il y a série et continuité de l’animal le plus inférieur à l’homme, c’est-à-dire du déterminisme absolu au libre arbitre qui, par conséquent, n’existe pas.


D’abord il y a série et continuité du plus raisonnable au plus fou. Entre les phénomènes physiologiques ou normaux et les troubles pathologiques ou anormaux on ne peut pas, d’une manière générale, établir de ligne de démarcation. Où commence et où finit la fièvre ? Quelles sont les frontières de la maladie ? Impossible de le dire. Tel individu sera dit bien portant avec 80 pulsations et 37°,5 de température ; tel autre sera malade avec 72 pulsations et 36°,8.

Le docteur Héricourt, qui a fait un livre très intéressant sur les Frontières de la maladie, le dit bien clairement : dans la réalité, pour la grande majorité des cas, l’état de santé et l’état de maladie « se prolongent en quelque sorte, d’une façon continue ; la frontière qui les sépare est vague et il est parfois impossible de la délimiter ; » l’état de santé parfait est « relié à l’état de maladie manifeste par une courbe inclinée très faiblement ascendante, sur laquelle il est souvent malaisé de marquer le joint où la maladie peut être affirmée. »

Cela semble encore plus vrai pour l’état psychique. Du rêve au délire il n’y a qu’une différence de degré ; tout le monde rêve plus ou moins et le délirant n’est souvent qu’un rêveur qui continue à l’état de veille. Du raisonnable froid au passionné emporté, de l’original au bizarre, du nerveux à l’agité, du toqué au dément, il y a tous les termes de transition, et il est impossible de dire où commence la folie : une démarcation précise serait arbitraire et fausse. « L’homme répondant au type idéal, d’anatomie et de physiologie normales, de mentalité parfaite, n’existe vraisemblablement pas, dit le docteur Héricourt. Au contraire, tous nous présentons quelques tares, quelques anomalies, quelques points faibles. » Et, comme dit M. Michel Corday, « la grande misère mentale » n’est que l’exagération de ces petites misères. « Tenez, s’écrie Parrot, voyez autour de vous, toute la petite cour. Croyez-vous qu’ils ne sont pas tous plus ou moins fêlés, les camarades ?… Réfléchissez aux légers coups de pouce » qui en feraient « des fous complets… Question de mesure. »

Pour le professeur Bernheim, les crises de l’hystérique, quelle que soit leur forme, « ne sont que l’exagération d’un phénomène habituel d’ordre psychophysiologique. » Elles constituent uniquement « une réaction psychophysiologique exagérée. » L’hystérie n’existe pas. Il y a des gens plus ou moins nerveux, à réaction nerveuse plus ou moins vive. Et cette conception s’étend à toutes les névroses si, avec Dubois de Berne, on fond l’hystérie dans un grand groupe complexe de psychonévroses, qui comprend aussi la neurasthénie, l’hystéroneurasthénie, les formes légères d’hypocondrie et de mélancolie et qui, comme l’a dit le docteur Maurice de Fleury, replonge tous les nerveux dans le vieux chaos du nervosisme.

Voilà le premier principe de cette théorie établi : il y a sériation continue du normal au fou ; l’humanité entière forme un bloc unique au point de vue de l’état psychique et mental.


Le deuxième principe se déduit facilement du premier : il ne faut pas diviser les hommes en responsables et irresponsables ; il n’y a qu’une série continue de gens, tous plus ou moins irresponsables.

Le professeur Bernheim a admirablement développé cette doctrine. La suggestion supprime la responsabilité ; ceci est évident : un individu à qui on suggère, dans l’hypnose, de commettre un crime et qui le commet, n’est pas responsable. Mais, d’après Bernheim, le mot suggestion a un sens très étendu et comprend la persuasion, le conseil, la prédication… tous les moyens qu’a un psychisme d’exercer une action sur un autre psychisme. La suggestion est toute idée acceptée par le cerveau, « que cette idée vienne par l’oreille, exprimée par une autre personne, par les yeux, formulée par écrit ou consécutive à une expression visuelle, qu’elle naisse en apparence spontanément, réveillée par une impression interne ou développée par les circonstances du monde extérieur, quelle que soit l’origine de cette idée, elle constitue une suggestion. » « Ainsi envisagée, la doctrine de la suggestion s’élargit singulièrement ; elle comprend l’humanité tout entière ; car la suggestion, c’est l’idée d’où qu’elle vienne, avec toutes ses conséquences, qui s’impose au cerveau et devient acte… Elle est dans les idées courantes dont on se pénètre, dans l’imitation, dans les instincts qui imposent les opinions préconçues, dans l’éducation philosophique, religieuse, politique, sociale, dans la lecture, dans les excitations de la presse, dans la réclame. » La suggestion est donc dans tous les actes, tous les hommes agissent sous son empire et par suite sont rendus irresponsables par elle ; ils ne diffèrent les uns des autres que par le degré de leur suggestibilité et par suite de leur irresponsabilité. Bernheim ne recule pas devant les déductions logiques de ces principes. Il proclame que « la suggestion joue un rôle dans presque tous les crimes. » Il la montre dans le crime d’Émile Henry, le jeune anarchiste qui lança une bombe à l’hôtel Terminus, et dans le crime de Pranzini qui assassina pour la voler une femme galante. Sous la forme d’auto-suggestion, il retrouve le même élément de diminution de responsabilité dans des cas où il n’y a pas d’hypnotiseur, comme chez Meunier, qui, sans suggestion exogène, afin d’épouser une femme, tue une série de personnes pour les voler… Et ces idées n’appartiennent pas au seul professeur de Nancy : Crocq et beaucoup d’autres bons esprits déclarent que la définition de la suggestion de Bernheim est « la meilleure qui ait été donnée jusqu’à présent. »

Voilà donc bien établi le deuxième principe de la théorie du bloc unique : la sériation continue du plus irresponsable au plus responsable.


Cette théorie du bloc unique est enfin couronnée et complétée par la sériation continue, admise par tous les évolutionnistes modernes, du caillou à l’amibe et de l’amibe à l’homme ; comme le déterminisme est certain dans le monde minéral, on le retrouvera, plus ou moins complexe, mais aussi absolu dans son essence, chez l’homme.

« Une conduite où la moralité n’intervient pas, se transforme par des degrés insensibles et de mille manières en une conduite morale ou immorale, » disait Herbert Spencer. De même, M. Le Dantec étudie la volonté des plastides et remonte ensuite jusqu’à l’homme. « Le passage graduel et raisonné des protozoaires à l’homme autorise l’extension du principe de l’inertie à tous les corps de la nature. » Tout est déterminé chez l’homme ; rien n’est libre ; nous n’avons que l’ « illusion de la volonté. » « Ayons donc, ajoute M. Duprat, la franchise de dire, d’enseigner que la liberté, telle qu’on la conçoit trop souvent, est une illusion due, comme Spinosa l’avait pressenti, à l’ignorance de la plupart des causes déterminantes de nos décisions. » Pour Schopenhauer, les « actes humains sont absolument déterminés… La volonté est un phénomène de même ordre que les réactions du monde inorganique. » Pierre Laffitte : « Le résultat le plus fondamental du développement de la science est que tous les phénomènes sont soumis à des lois invariables, depuis les phénomènes géométriques jusqu’à ceux de l’homme et de la société… » Enfin M. Albert Bayet : « Dès l’instant qu’on admet, dans le monde social, des lois en tout point semblables à celles qui régissent la chute d’une pierre, il est aussi puéril de rendre un individu, quel qu’il soit, responsable de ses actes, que de blâmer l’arbre chétif ou de féliciter l’arbre vigoureux. »

Voilà la théorie du bloc unique bien complétée, unifiée et poursuivie dans ses dernières conséquences : il ne peut pas être question de demi-fous et de demi-responsables, puisqu’il n’y a pas même à distinguer les fous des raisonnables et les responsables des irresponsables.


L’entière édification de cette doctrine repose sur le développement de cette idée que je crois fausse et anti-scientifique : l’existence d’un grand nombre d’intermédiaires entre deux êtres ou deux phénomènes prouve l’identité de ces deux êtres ou de ces deux phénomènes. Ou encore : deux termes d’une série sont identiques, quand on peut les relier l’un à l’autre par une série continue d’autres termes.

Ceci est vrai des nombres : entre neuf et trois cents, il n’y a qu’une différence de quantité ; c’est encore vrai des grandeurs ou des poids, ou d’une manière générale des termes qui varient dans un seul sens, de l’un à l’autre ; mais le principe n’est plus du tout applicable aux êtres vivans ou aux phénomènes de la vie. Entre un être inférieur et une colonie de ce même être inférieur, il n’y a qu’une différence de nombre et de degré ; mais entre l’amibe et l’homme, on aura beau accumuler les termes de transition, on n’établira pas leur identité. Il ne suffit pas d’ajouter l’amibe à lui-même, de le multiplier par un nombre quelconque pour en faire un homme. Entre l’amibe et l’homme, il n’y a pas seulement une différence de quantité, mais une différence de qualité, qui exclut toute identification.

Il en est de même pour les phénomènes nerveux de l’homme. Entre le réflexe élémentaire qui fait sauter la jambe quand on percute au-dessous de la rotule, et le phénomène psychique le plus élevé d’un Shakspeare, d’un Wagner ou d’un Victor Hugo composant un chef-d’œuvre, on peut décrire une infinité de termes de transition, qui établissent une sorte de sériation continue d’un phénomène à l’autre. Qu’est-ce que cela prouve ? Que l’un et l’autre phénomène sont des phénomènes nerveux, comme la série de tout à l’heure prouvait que l’amibe et l’homme sont l’un et l’autre des êtres vivans ; mais tout cela ne prouve nullement que ce soient des phénomènes ou des animaux identiques et qu’il ne faille pas les étudier à part et séparément l’un de l’autre.

Cela posé, toute la théorie du bloc unique s’effondre.

Depuis Claude Bernard on admet (et on admettait même avant lui) que les phénomènes pathologiques sont de même nature que les phénomènes physiologiques ; les uns et les autres sont des manifestations de la vie, du fonctionnement du même être vivant. Mais cela n’empêche pas que les phénomènes pathologiques ou morbides soient différens des phénomènes physiologiques ou normaux. La fièvre est un symptôme tout à fait différent de la précipitation du pouls causée par une émotion ; la paralysie est autre chose que la faiblesse momentanée d’un muscle fatigué. Le rêve n’est pas l’hallucination, encore moins le délire… Les frontières de la maladie peuvent être parfois difficiles à préciser, à cause de notre ignorance ; elles peuvent être modifiées dans leur tracé, au fur et à mesure que nous savons mieux analyser le sujet et diagnostiquer plus vite son état. Mais ces frontières existent ; il y a des malades et des non-malades.

Ceci est vrai du fonctionnement de notre cerveau psychique : chez les uns, ce fonctionnement est normal ; chez d’autres, il est anormal ou morbide. Il ne faut donc pas faire un seul bloc des raisonnables et des fous. Dans les malades, nous avons vu déjà qu’il faut distinguer ceux qui le sont tout à fait, les déraisonnables ou les fous, et ceux qui le sont à un moindre degré ou qui ne le sont que passagèrement dans de courts accès transitoires, les demi-fous. La ligne de démarcation peut parfois être indécise entre deux groupes contigus, le diagnostic différentiel est parfois difficile ; il y a des sujets qu’on est tenté de jucher sur la muraille de séparation de deux domaines contigus ou pour lesquels on voudrait jeter un pont sur le fossé qui les délimite. Mais l’existence des trois groupes n’en est pas pour cela ébranlée : malgré la sériation continue et le nombre des intermédiaires, il faut distinguer les raisonnables, les demi-fous et les fous.

Le même raisonnement peut être fait pour la responsabilité. C’est par un étrange abus de mots qu’on veut assimiler à la suggestion hypnotique l’enseignement, le conseil, la prédiction et tous les moyens qu’a un psychisme d’exercer son influence sur un autre psychisme. Quoi qu’en dise le professeur Bernheim[4], la suggestion vraie (la seule qui entraîne l’irresponsabilité, celle pour laquelle le mot devrait être réservé) la suggestion vraie suppose l’annulation complète du centre supérieur de contrôle du sujet, et l’obéissance passive, imposée, de ses centres inférieurs au centre supérieur de l’hypnotiseur. Quand on s’adresse au seul polygone d’un sujet, entièrement désagrégé de son O, on enlève à ce sujet la responsabilité de son acte ; mais quand on s’adresse aux centres supérieurs du sujet, on ne lui enlève nullement la responsabilité des actes qu’il pourrait commettre sous cette influence. La suggestion est un phénomène pathologique ou tout au moins extra-physiologique et tout le monde ne peut pas être mis en hypnose, c’est-à-dire en état de suggestibilité. Le conseil, la persuasion, l’éducation… sont des moyens d’action absolument physiologiques, auxquels chacun est accessible à des degrés divers. Il faut donc se garder de donner aux divers mobiles et motifs de nos actes la valeur d’une suggestion. À moins précisément d’être fou, l’homme a toujours des motifs ou des mobiles pour ses actes, même criminels ; cela n’empêche pas qu’il en soit responsable, s’il est sain d’esprit et s’il a pu juger la portée de son acte.

Il est donc impossible de dire, avec Bernheim, que « la suggestion, c’est-à-dire l’idée, d’où qu’elle vienne, s’imposant au cerveau, joue un rôle dans presque tous les crimes ; » et que, par suite, il n’y a plus ni responsables ni irresponsables, qu’il y a seulement un bloc unique de gens tous plus ou moins irresponsables. Il est également anti-scientifique de soutenir que l’homme criminel est aussi peu responsable « que l’arbre chétif. »

J’admets pour un moment que l’homme et l’arbre soient, l’un et l’autre, soumis au déterminisme ; ce caractère les rapprochera, mais ne les identifiera pas. Les lois de ce déterminisme resteront différentes pour l’arbre et pour l’homme. Pour l’arbre, la terre, l’air, l’humidité… sont les seuls élémens de détermination de sa croissance et de ses mouvemens. Chez l’homme, il y a des centres psychiques dont l’activité propre intervient pour apprécier, classer et juger les mobiles et les motifs avant tout acte. C’est là un fait brut, scientifiquement établi. L’acte humain est le résultat d’un jugement entre les divers mobiles et motifs. Est responsable l’homme qui a des centres nerveux sains, qui est en état de juger sainement la valeur comparée de ces divers mobiles et motifs. L’arbre n’ayant pas de centres psychiques, la question ne se pose pas de chercher chez lui la persistance ou la destruction de cette responsabilité. Donc, même si on les admet rapprochés dans un déterminisme aussi absolu, l’homme et l’arbre ne sont pas comparables pour la question de la responsabilité médicale. Pour se garantir de l’arbre qui menace de vous tuer en tombant, il suffit d’établir des tuteurs assez forts sous ses branches ; pour se garantir de l’homme qui menace de vous tuer, il faut lui donner des connaissances, lui fournir des mobiles et des motifs qui l’empêchent de commettre l’acte. Le médecin a à juger si l’homme est capable de sainement apprécier la valeur de ces divers mobiles ; il n’a rien à voir dans la question de l’arbre.

En d’autres termes, même en supposant qu’on arrive un jour à supprimer la responsabilité morale devant la conscience, à supprimer le mérite et le démérite, la vertu et le vice, l’entière obligation morale, même sous le règne absolu de la « morale scientifique, » la question survivrait de la responsabilité sociale devant la loi et la société ; cette responsabilité varierait suivant le psychisme de chacun ; et comme nous avons établi trois groupes dans les psychismes il serait encore scientifiquement nécessaire d’établir trois groupes corrélatifs au point de vue de la responsabilité : les responsables (raisonnables), les irresponsables (fous) et les demi-responsables (demi-fous).

De cette discussion, peut-être un peu longue, mais absolument capitale pour établir les droits à l’existence de notre sujet, on peut conclure : 1o qu’il est scientifiquement impossible de grouper tous les hommes en un bloc unique d’êtres, tous plus ou moins irresponsables ; 2o qu’il est scientifiquement impossible de diviser tous les hommes en deux blocs, comprenant l’un les fous ou irresponsables, l’autre les raisonnables ou responsables ; 3o qu’il est scientifiquement nécessaire d’admettre trois groupes distincts et séparés : les raisonnables responsables, les fous irresponsables, et les demi-fous demi-responsables.


IV

Je pense avoir démontré dans les pages qui précèdent l’existence des demi-fous ; c’était l’introduction nécessaire à leur étude. Il faut essayer maintenant de les caractériser et de montrer en quoi ils diffèrent d’un côté des gens raisonnables et de l’autre des fous, avec lesquels on les confond trop souvent.

Je voudrais particulièrement indiquer cette idée que, si le demi-fou est un malade, ce n’est pas un malade comme le fou. Celui-ci n’a besoin que du médecin et de l’infirmier ; celui-là a un rôle social parfois important, qu’il faut savoir reconnaître et dont on aurait grand tort de se priver. Ce que j’ai dit dans les paragraphes précédens montre bien que chez le demi-fou tout le psychisme n’est pas atrophié, dégénéré ou malade. Il y a de l’inégalité dans le développement des divers centres psychiques ; certains sont affaiblis, mais certains autres peuvent être très actifs, jeter même plus d’éclat et rendre plus de services à la santé que d’autres cerveaux plus pondérés, mieux équilibrés, considérés comme plus normaux.

À ce chapitre on pourrait donner pour épigraphe cette tirade du demi-fou conçu par M. Jean Richepin :

Quelques-uns ont germé, des bons grains que je sème.
Ce n’est donc pas en vain qu’ici-bas j’ai passé.
Les rêves dont je meurs, des fleurs en ont poussé.
Ô pauvres hommes, dans votre val de misères,
Ces irréelles fleurs d’en haut sont nécessaires,
Autant, et plus encor, certes, à votre bien,
Que la réalité du pain quotidien.
Et vous la méprisez, pourtant, cette ambroisie :
Beau, vrai, grand, idéal, justice, poésie !

De ces splendides fleurs, chacun sarcle son champ.
C’est pourquoi, dans ce monde imbécile et méchant,
Il est bon que parfois un geste de démence
Vienne en renouveler l’immortelle semence.
Vous insultez ce fou. Vous lui crachez au front.
Qu’importe ! Il a semé. Les fleurs refleuriront.

Si, à certaines époques, dans certains pays, il y avait des insensés, qu’on n’enchaînait pas, dont on ne se moquait pas, qu’on entourait même d’une étrange vénération, qu’on regardait comme supérieurs, aimés du ciel, possédés et inspirés par les dieux (comme la Pythie de Delphes), c’étaient des demi-fous. Demi-fous également sont les épileptiques, dont les anciens appelaient la maladie morbus sacer. Si Érasme avait vécu quatre cents ans plus tard, ce n’est pas l’Éloge de la folie qu’il eût écrit, mais l’Éloge des demi-fous. C’est de demi-folie qu’Anatole France souhaite un petit grain à ceux qu’il aime. Le fou n’est jamais qu’un malade, nuisible ou au moins inutile à la société, le demi-fou est souvent un homme éminemment utile, parfois même un « surhomme[5]. »


Nombreux sont en effet les demi-fous parmi les hommes de talent (voire même parmi les hommes de génie), qui ont laissé une trace considérable dans le monde.

Auguste Comte, qui a eu une si large et si durable influence sur l’orientation philosophique des savans du xixe siècle, était certainement un demi-fou. Il sort, ne rentre pas, écrit des lettres incohérentes avec des mots soulignés et des renvois tout à fait significatifs. Dans une promenade, il veut entraîner sa femme, avec lui, dans le lac d’Enghien. Il est interné chez Esquirol (qui diagnostique un accès de manie avec mégalomanie), plonge sa fourchette dans la joue d’un gardien. Le jour de sa sortie de l’asile, il signe son acte de mariage Brutus Bonaparte Comte. Pendant les repas, il essaie de planter son couteau dans la table « comme le montagnard écossais de Walter Scott, » demande le dos succulent d’un porc et récite des morceaux d’Homère. Plus tard, il essaie de se jeter du pont des Arts dans la Seine. Il part pour Montpellier ; mais, arrivé à Nîmes, il s’arrête et rebrousse chemin… Sa vie est composée d’accès de folie, séparés par de longs intervalles de demi-folie, pendant lesquels il compose et publie son œuvre.

M. Georges Dumas conclut ainsi une belle étude sur la psychologie d’Auguste Comte : « Tel fut, dans sa vie privée et sociale, dans sa mission, dans son amour, dans sa religion, Auguste Comte, fondateur du positivisme qui, de 1824 à 1857, s’efforça de donner à la Terre un régime spirituel et mourut à soixante ans, grand prêtre de l’humanité…, qui a pu se faire taxer de folie par les profanes, tandis qu’il inspirait à des disciples qui ne furent pas médiocres une foi ardente que ni la mort ni cinquante ans écoulés n’ont pu éteindre » et que Stuart Mill « met sur le rang de Descartes et de Leibniz. » Auguste Comte, dit encore M. Georges Dumas, « avait un tempérament psychopathique et fut pendant longtemps exposé aux accidens cérébraux. » C’était un mystique avec « des hallucinations et des extases. » Comme d’ailleurs il ne crut jamais à la signification objective de ses hallucinations, et qu’« il les gouverna » (en dehors de ses crises de folie), tout cela « ne suffit pas pour faire » de lui « un fou (après 1826). » Mais cela suffit largement pour en faire, à cette même époque, un demi-fou.

Pour ma part, je ne connais pas de plus bel exemple, de preuve plus démonstrative de la valeur sociale de certains demi-fous.

De ce « Messie positiviste, » M. Georges Dumas rapproche Saint-Simon, qui, « s’était proclamé vicaire de Dieu et pape scientifique, » et avait écrit : « À l’époque la plus cruelle de la Révolution, et pendant une nuit de ma détention au Luxembourg, Charlemagne m’est apparu et m’a dit : Depuis que le monde existe, aucune famille n’a joui de l’honneur de produire un héros et un philosophe de première ligne ; cet honneur était réservé à ma maison. Mon fils, tes succès comme philosophe égaleront ceux que j’ai obtenus comme militaire et comme politique ; et il a disparu. » Il monte même parfois plus haut et c’est à Dieu qu’il « passe la parole » pour développer sa mission et son programme… C’est bien encore là un demi-fou, intelligent et remarquable, ne fût-ce que quand il a écrit : « La folie n’est autre chose qu’une exaltation extrême de l’âme et cette exaltation extrême est nécessaire pour faire de grandes choses. Il n’entre dans le temple de la Gloire que des échappés des petites-maisons[6]. »

La plupart des romanciers russes du xixe siècle dont Ossip Lourié a étudié la psychologie rentrent encore dans le même cadre. « Gogol s’ignore lui-même. Tantôt, il se croit appelé à une mission supérieure de prophète ; tantôt, il tombe dans une humilité sans bornes. Atteint de mysticisme morbide aigu, les dernières années de sa vie, il meurt fou ou presque et laisse une très belle œuvre, vraiment compréhensible aux Russes seuls. » Tout en se demandant s’il n’aurait pas mieux fait de solliciter une chaire de botanique ou de pathologie, il brigue et obtient une chaire d’histoire russe et projette immédiatement d’écrire une histoire universelle, pour laquelle il n’est nullement documenté ; il est bientôt obligé de donner sa démission, se croit plus tard le don de prophétie, « se regarde comme le personnage le plus important et le plus intéressant de la création, l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. » Avec cela, il écrit des scènes cornéliennes, notamment quand Tarass Boulba assiste à la torture de son fils, l’encourage et, au péril de sa vie, le félicite du silence avec lequel il subit les plus atroces supplices et lui dit de temps en temps : « Bien, fils, bien… »

Dostoïevsky était épileptique. Dans le développement de cette névrose chez l’auteur de Crime et Châtiment jouèrent certainement un rôle cette scène atroce, dans laquelle il entendit lire son arrêt de mort et crut qu’on allait l’exécuter, et les quatre années de travaux forcés qu’il dut vivre en Sibérie, en cohabitation forcée avec des meurtriers et des brigands, sans aucune consolation intellectuelle. En dehors de ses attaques d’épilepsie, il avait des frayeurs mystiques : « c’était, dit-il, la crainte douloureuse de quelque chose que je ne saurais préciser, de quelque chose que je ne conçois pas, qui n’existe pas, mais qui… se dresse devant moi comme un fait irréfutable, affreux, difforme et inexorable. » Cet état habituel était si pénible que les crises d’épilepsie devenaient les meilleurs momens de sa vie. « Pendant ces instans, écrit-il, j’éprouve une sensation de bonheur qui n’existe pas dans l’état ordinaire et dont on ne peut se faire aucune idée. » « Vous autres, gens bien portans, disait-il (d’après Sophie Kovalevsky) ; vous autres, gens bien portans, ne soupçonnez pas le bonheur que nous éprouvons, nous autres épileptiques, une seconde avant l’accès. Mahomet… a certainement vu le paradis dans une attaque d’épilepsie, car il en avait comme moi… » Avec cela, nous avons dit déjà avec quelle rigueur il analysait le caractère de Raskolnikof. « L’état de Dostoïevsky, conclut Ossip Lourié, n’alla jamais jusqu’à la démence, mais l’affaiblissement progressif de son sens critique est indéniable. C’est là que nous devons chercher les causes de toutes les contradictions dont sont remplies sa vie et ses œuvres. » C’est bien là la caractéristique d’un demi-fou.

Tolstoï appartient à cette catégorie de demi-fous qu’on appelle des originaux. À huit ans, « il se prit d’un désir irrésistible de voler en l’air. Cette idée le hanta jusqu’au moment où il se décida à la mettre en pratique. Il s’enferma dans sa chambre d’études, gagna la fenêtre et fit un mouvement pour voler en l’air. Il tomba d’une hauteur de plus de cinq mètres et fut malade pendant un certain temps. » Un autre jour, « il lui vint à la pensée que le bonheur ne dépend pas des événemens extérieurs, mais de la façon dont nous les acceptons, qu’un homme accoutumé à supporter la douleur ne peut pas être malheureux. Et, pour s’accoutumer à la peine, il s’exerçait, malgré des douleurs atroces, à tenir un dictionnaire à bras tendu pendant cinq minutes, ou bien il s’en allait dans le grenier, prenait des cordes et se donnait la discipline sur le dos, avec tant de vigueur que les larmes lui venaient aux yeux. » D’une manière générale, dans sa jeunesse, il « ne voulait jamais rien faire comme tout le monde » et ne s’inscrivit à la Faculté des langues orientales que parce que tout le monde préférait la Faculté de droit. Une de ses tantes lui écrit : « Tu as toujours voulu passer pour un original ; ton originalité n’est autre chose qu’un amour-propre excessif. » Du reste, en entrant à l’Université, il se propose de « savoir tout » en deuxième année et d’être, après sa thèse de doctorat, « le premier savant de la Russie. » Après une série d’avatars, « tout devient insupportable au maître ; il tomba malade plutôt moralement que physiquement ; enfin, il abandonna tout et partit pour le désert, chez les Baschkirs, respirer l’air et vivre de la vie animale. » En présence des trois filles du docteur Berce, « Tolstoï commença par s’éprendre de l’aînée, puis il crut aimer la seconde, définitivement il devint amoureux de la troisième. » Plus tard, il se met « à faucher avec les moujiks… en blouse de paysan. » À l’époque « la plus glorieuse pour le talent du romancier » et « la plus calme de sa vie intérieure, » il écrit : « Cependant je sentais que je n’étais pas tout à fait sain d’esprit et que cela ne pourrait pas se prolonger longtemps. » Le doute qu’il connaissait depuis son adolescence aboutit à l’idée du suicide. « Tout est mensonge, s’écrie-t-il, la mort seule est vraie ; » et il emploie des ruses pour ne pas se tuer… Ossip Lourié conclut que « Tolstoï est un de ces hommes, rares, auxquels on peut appliquer l’aphorisme anglais : they are certainly cracked ; but the crack let in light (ils sont certainement fêlés ; mais la fêlure laisse entrer de la lumière). » En un mot, Tolstoï est un demi-fou de génie.

Petit-fils d’un homme « dur et cruel, » qui « fouettait les moujiks, » Garchine a, pendant son temps de lycée, une « légère aliénation mentale » qui guérit. Il garda une « susceptibilité morbide qui le faisait tressaillir à la vue des moindres souffrances. » Plus tard, son état mental devint « chancelant » et, à trente-trois ans, il fut trouvé « mourant dans la cage de son escalier… Y eut-il accident, suicide ou folie ? On ne sait. » Pomialovsky est un dipsomane qui commence à s’enivrer d’eau-de-vie, dès l’âge de huit ans, et meurt, alcoolique, à vingt-neuf ans. Gorky, qui fait une tentative de suicide à dix-huit ans, appartient à la catégorie de ces demi-fous qu’on appelle des vagabonds ou des voyageurs, et dont je reparlerai.

Ces exemples, empruntés à des ouvrages récens, me paraissent suffire pour montrer que les demi-fous sont souvent des supérieurs intellectuels, et je n’ai pas besoin de rappeler les exemples plus anciennement réunis dans un autre travail[7] et citer : Guy de Maupassant qui, avant d’être interné dans la maison de santé du docteur Blanche (où il mourut dix-huit mois après), présentait aux « clairvoyans » et aux « expérimentés » (comme dit Mme  Alphonse Daudet) « la mélancolie avertissante, cette première fatigue du cerveau affaibli, déjà prêt pour l’accident final » et se manifestant, dès cette époque, par « ce besoin perpétuel de départ et de solitude, mêlé à des désirs, des ambitions de vie mondaine et brillante, » les hallucinations auditives de Sur l’eau et visuelles du Horla, etc. ; — Villemain, qui a eu des idées de persécution et se croyait poursuivi par les Jésuites ; — Schumann, qui devient lypémaniaque et essaie de se suicider ; — Jean-Jacques Rousseau, qui a une hérédité névropathique chargée, vagabonde, fait tous les métiers, déclare avoir passé dix années dans le délire, devient un persécuté, finit par écrire à Dieu « une lettre très tendre et très familière, » la dépose sous l’autel de Notre-Dame et, comme la grille est fermée, voit bien que le ciel lui-même est ligué contre lui ; — Le Tasse, qui est un lypémaniaque halluciné ; — Gérard de Nerval, qui est mystique, occultiste, halluciné, buveur, nomade et bohème, qui promène au Palais-Royal un homard vivant au bout d’un ruban bleu, est interné plusieurs fois chez le docteur Blanche, et finit par se pendre dans un cabaret ignoble, un garni à deux sous la nuit, dans la rue de la Vieille-Lanterne, avec un cordon de tablier qu’il présentait comme la ceinture de Mme de Maintenon quand elle faisait jouer Esther à Saint-Cyr ou la jarretière de la reine de Saba ; — Frédéric Nietzsche, qui a été interné à plusieurs reprises dans des maisons de santé et y a fini, dément incurable ; — Schopenhauer, qui a une hérédité névropathique très lourde et présente une série de bizarreries et d’originalités… Et je ne parle pas de Flaubert qui fut hystéro-épileptique, d’Hoffmann, d’Edgar Poë, qui furent des dipsomanes, de Watt, de Molière, de Voltaire, qui furent hypocondriaques, de Bernardin de Saint-Pierre, qui fut halluciné, etc., etc.

Ma thèse est suffisamment démontrée par ces exemples illustres : les demi-fous peuvent être fort intelligens, avoir du talent, voire même du génie. Cela ne veut certes pas dire que le génie est une névrose (Moreau de Tours), encore moins qu’il est de l’épilepsie (Lombroso)[8]. Chez les supérieurs intellectuels, on trouve souvent des névroses ; mais cette supériorité intellectuelle n’est nullement un symptôme et une manifestation de la névrose. On ne doit pas dire non plus, avec Réveillé Parise, que la névrose est une conséquence de la supériorité intellectuelle.

L’explication de cette coïncidence très fréquente est dans la multiplicité et la distinction (rappelées plus haut), des divers centres psychiques du cerveau. Quand le même homme est à la fois névrosé et supérieur, il est névrosé par une zone de son système nerveux et supérieur par une autre.

Quand Pasteur a découvert le remède de la rage, il avait eu une paralysie par lésion du cerveau ; évidemment les centres cérébraux avec lesquels il a fait sa découverte n’étaient pas les mêmes que les centres frappés par l’attaque.

Donc, le cerveau psychique doit être divisé en régions, en départemens distincts, et on comprend très bien que, chez le même individu, un département soit malade et un autre département, normal ou même supérieur.

Donc, le génie n’est pas une névrose ; la névrose est plutôt la rançon du génie[9]. La supériorité intellectuelle n’est pas un symptôme de névrose ; la névrose est plutôt la plaie, la complication de la supériorité. Ce n’est pas la cause, c’est souvent l’obstacle. Comme dit M. L. Bourdeau, « l’équilibre des facultés n’aboutit la plupart du temps qu’à une médiocrité heureuse. Les tendances géniales dépriment certaines facultés et en exaltent d’autres. Il y a dans le génie une part de névrose qui lui donne, pour ainsi dire, sa force d’impulsion » ou, trop souvent aussi, le limite. Cela bien établi et compris, il n’en reste pas moins démontré que les demi-fous sont très souvent intelligens, très intelligens même, que ce ne sont pas toujours des non-valeurs sociales, qu’ils portent au contraire souvent un appoint marqué au progrès littéraire ou artistique de leur siècle.


V


Les demi-fous étant ainsi caractérisés au point de vue mondain et social, il faut indiquer en quelques mots comment ils sont compris et décrits par les médecins.

La demi-folie dont l’étude médicale débute vraiment, en 1861, avec le beau livre de Trélat sur la folie lucide, peut être décrite, dans trois groupes de faits : 1o il y a des symptômes de demi-folie chez certains fous internés dans les asiles ; 2o les fous qui guérissent transitoirement et restent le plus souvent des demi-fous dans l’intervalle de deux crises consécutives de folie ; 3o il y a des sujets qui, sans jamais présenter de folie, restent demi-fous à l’état habituel toute leur vie.


1o Chez les fous enfermés, on observe souvent des délires partiels : pour tout le reste de l’activité psychique, ils ne sont que demi-fous. Tout le monde connaît ces aliénés avec lesquels on peut causer longuement sans observer autre chose en eux que de la bizarrerie ou un certain degré d’originalité, jusqu’au moment où ils seront amenés à dire qu’ils sont empereurs du désert ou persécutés par les loges.

De divers côtés, on a récemment publié de curieux documens sur le Musée de la folie (docteur Marie), et sur les Écrits et les Dessins des maladies nerveuses et mentales (docteur Rogues de Fursac). Il ressort de ces travaux que les œuvres artistiques des fous sont « pour la plupart, d’une modération et d’une mesure qui étonnent le visiteur. On voit, dans nos salons annuels, dit M. Marie, des œuvres autrement excentriques et baroques ! »


2o Les aliénés qui guérissent pour un temps, et qui sortent de l’asile, mais qui restent sous la menace d’une rechute de leur maladie, sont très souvent des demi-fous dans ces périodes intercalaires de santé relative. C’est l’état dans lequel étaient Auguste Comte ou Gérard de Nerval entre deux internemens.

Le meilleur exemple de ce genre de demi-fous est fourni par les épileptiques ; dans les attaques, dans les périodes de crises, ces malades sont irresponsables et fous ; mais, quand leurs crises sont assez éloignées, dans ces périodes intercalaires, ils recouvrent la raison, et on ne peut plus ni les interner, ni les considérer comme des fous ; de par leur névrose, ils n’ont cependant pas un psychisme intact et normal : ce sont des demi-fous et des demi-responsables.


3o Le plus important des trois groupes est certainement celui des demi-fous qui ne sont jamais fous ; qui n’ont jamais, même transitoirement, de vrais accès de folie, de vraies périodes d’irresponsabilité ; qui restent des demi-fous toute leur vie ou à peu près. Il est assez difficile d’en faire une description d’ensemble, et on est obligé d’indiquer plutôt une série de types cliniques, de formes diverses, derrière lesquelles nous chercherons à discerner ensuite le fond commun.

Regis, dans son très important Précis de Psychiatrie, distingue deux catégories : les désharmoniques d’un côté, les originaux et excentriques de l’autre.

Les désharmoniques sont souvent des précoces, ils saisissent et comprennent tout dans leur enfance, ont en même temps des caprices, de l’entêtement, des instincts cruels, des accès de colère violens et convulsifs ; à la puberté, ils ont souvent du mysticisme, des scrupules, des désirs de voyages, et recherchent les actions d’éclat. Plus tard, ils montrent dans l’ordre intellectuel, « quelquefois à un très haut degré les facultés d’imagination, d’invention et d’expression, c’est-à-dire les dons de la parole, des arts, de la poésie. » Mais il leur manque « le jugement, la rectitude d’esprit, et surtout la continuité, la logique, l’unité de direction dans les productions intellectuelles et les actes de la vie… si bien que leur existence, sans cesse recommencée, n’est pour ainsi dire qu’une longue contradiction entre l’apparente richesse des moyens et la pauvreté des résultats. Ce sont des utopistes, des théoriciens, des rêveurs, qui s’éprennent des plus belles choses et ne font rien. » Ils ont des « accès d’emportemens violens » comme des « crises de désespoir pour les motifs les plus futiles et les plus légers. »

Intelligens, ils n’ont pas le sens commun. Comme dit Trélat, ils sont fous dans leurs actes, plutôt que dans leurs paroles.

Les originaux et les excentriques ont un degré plus marqué de déséquilibration psychique. Ils ont ce que, dans le public, on appelle des manies (tics psychiques), « qui consistent soit dans une habitude extérieure, comme la façon de se vêtir (comme Barbey d’Aurevilly), de se coiffer, de marcher, d’écrire, de parler, soit dans un geste bizarre… » Ils s’entourent « d’oiseaux, de fleurs, de chats, » collectionnent « des objets insignifians, en particulier des objets de toilette, tels que cravates, chapeaux, chaussures, robes de chambre, de toutes couleurs et de toutes formes, » s’absorbent « dans des recherches, des calculs, des inventions ridicules. » Ils ont « des émotivités singulières, des appréhensions ou des attractions invincibles pour tel ou tel animal, ou tel ou tel objet. » On trouve encore chez eux « la prodigalité excessive, l’avarice sordide, l’exaltation religieuse et politique, le mensonge spontané, l’esprit d’intrigue et de duplicité, la passion du jeu et de la boisson, l’hypocondrie et la misanthropie… »

De ce tableau classique d’ensemble, on pourrait distinguer quelques types plus spéciaux.

Dans une scène de pure fantaisie, mais de profonde observation, de Mère, Hector Malot décrit la salle d’attente d’un grand médecin neurologue, où attendent des cliens, dans l’attitude des « pingouins. » Tout d’un coup, l’un d’eux, « personnage grave, » correctement habillé, de tournure distinguée, l’air d’un diplomate ou d’un magistrat, » quitte son fauteuil et va à Victorien « avec toutes les marques d’une extrême politesse à laquelle se mêlait un certain embarras : — Pardonnez-moi, monsieur, lui dit-il, de vous adresser une question sans avoir l’honneur d’être connu de vous. — Victorien le regarda interloqué. — Combien avez-vous au juste de boutons à votre gilet ? — Ma foi, monsieur, je n’en sais rien du tout. — Permettez-moi de les compter, je vous prie. — Volontiers. — Un, deux, trois… huit. Vous en avez huit. — Je vous remercie. — C’est moi, monsieur, qui vous adresse tous mes remerciemens ; je ne pouvais arriver à faire mon compte, votre écharpe me gênait ; c’était cruellement douloureux ; quand le besoin de compter me prend, il faut que je compte. Je vous suis fort obligé. — C’est moi, monsieur, qui suis heureux d’avoir pu vous être agréable. »

Le docteur Toulouse raconte que Zola comptait, dans la rue, les becs de gaz, les numéros des portes et surtout les numéros des fiacres dont il additionnait tous les chiffres comme des unités. Renversé par un fiacre, il se hâte d’additionner les chiffres du numéro de la voiture. Si parvos licet componere magnis, je dirai que j’ai été longtemps obsédé, en chemin de fer, par le désir anxieux de diviser le numéro du wagon par le numéro du compartiment (placé au-dessous comme dans une fraction).

MM. Raymond et Pierre Janet ont très bien analysé les psychasthéniques, c’est-à-dire les débiles psychiques qui, ne présentant pas la résistance normale aux idées et aux sensations, se laissent dominer et obséder par elles : de là, les phobies et les impulsions les plus étranges.

Les phobiques sont légion : ils ont peur de l’espace vide (d’une place publique) ou de l’espace plein (d’un théâtre ou d’une église) ; ils ont peur de s’évanouir ou de rougir ; ils ont peur de toucher les objets et n’ouvrent une porte qu’avec un pan de leur habit ; ils ont peur de la mort, de la maladie, du microbe, de la souillure morale, du tort fait au prochain ; ils ont peur de tout, même d’avoir peur…

Parmi les impulsifs, les uns boivent : ce sont les dipsomanes, si bien décrits par Magnan, et les toxicomanes, qui absorbent de l’alcool, de l’éther ou de l’opium, et chez lesquels l’intoxication est la conséquence, non la cause, des troubles psychiques. Les autres volent : ce sont les voleurs à l’étalage, les voleurs des grands magasins, les kleptomanes, qui sont fascinés par un objet à voler, objet parfois inutile, qu’ils ne gardent pas ; ce sont les collectionneurs, qui ne déroberaient pas deux sous ou cent mille francs, mais volent un timbre-poste ou un caillou. D’autres inventent, abandonnent une position lucrative, se ruinent et ruinent leur famille pour réaliser une série d’imaginations bizarres, parfois ingénieuses, toujours irréalisables. Je n’insiste pas sur les régicides (si bien étudiés par Regis), sur les incendiaires, les processifs, les jaloux, les persécutés persécuteurs, les prétentieux mégalomanes, les impulsifs sexuels (exhibitionnistes, satyres)… et je dirai seulement un dernier mot des voyageurs, des vagabonds impulsifs.

Il ne suffit pas, pour être classé dans ce dernier groupe, d’avoir, comme M. Jean Richepin, suivi une troupe de bohémiens et d’avoir chanté sur les routes avec des imprésarios étranges. Mais j’ai déjà raconté[10] l’histoire de ce malade de Charcot qui, dans une crise d’automatisme ambulatoire (qui dure cent quatre-vingt-neuf heures), va de Paris à Brest en chemin de fer et est emprisonné pendant plusieurs jours avant de pouvoir établir sa non-culpabilité et son état de maladie, pourtant attesté par une consultation de Charcot. Ces malades à fugues, qui sont nombreux et ont été très bien étudiés par Meige (le Juif Errant à la Salpêtrière), prouvent, mieux que tous les exposés théoriques, l’existence des demi-fous, leur caractéristique clinique, et surtout l’importance qu’a leur étude, non pas seulement pour les médecins, mais pour la société tout entière.

Bien des tribulations auraient été épargnées au malheureux malade de Charcot si, à défaut du gendarme, les magistrats avaient mieux connu ce genre de malades. Évidemment, ce n’était pas là un fou au sens complet du mot, puisque à Paris et à Brest il répondait et raisonnait très bien ; mais ce n’était pas non plus un homme normal, puisque entre Paris et Brest il avait agi sans conscience, sans mémoire et sans responsabilité.

Les degrés et les variétés de la demi-folie sont tellement nombreux et différens que, dans un article comme celui-ci, on ne peut en donner que la définition médicale suivante : les demi-fous sont des sujets que l’on ne peut, sans une égale erreur et une égale injustice, classer ni parmi les fous irresponsables ni parmi les psychiques normaux et responsables.

Reste une grosse question que je dois au moins indiquer : celle des devoirs de la société vis-à-vis des demi-fous.


VI


Des pages précédentes il résulte : d’une part, que les demi-fous sont des malades et qu’il faut les soigner ; de l’autre, que les demi-fous ne sont pas toujours des non-valeurs sociales, qu’il ne faut pas les traiter comme les fous et les supprimer de la vie publique et libre en les interdisant et en les internant purement et simplement dans des asiles d’aliénés.

À ces considérations déjà indiquées il convient d’en ajouter une autre qu’il est tout aussi facile d’établir et dont l’importance est capitale pour permettre de préciser les droits et les devoirs de la société vis-à-vis des demi-fous : c’est la notion de la nocivité des demi-fous.

Les demi-fous sont souvent nuisibles à leurs semblables, certains même sont dangereux, soit pendant toute leur vie, soit du moins à certaines périodes de leur évolution morbide. Ils peuvent d’abord être nuisibles, sans commettre rien d’illégal ou de délictueux, par le seul exercice régulier de leurs droits d’homme libre. Ils peuvent notamment nuire à leur prochain et à la société en se mariant, en créant une famille, en ayant et en élevant des enfans…

En second lieu, les demi-fous sont parfois nuisibles en commettant des délits et de véritables crimes : ils incendient, volent, violent, martyrisent ou assassinent.

Roubinovitch le dit excellemment : « Sous les dehors d’une lucidité apparente et trompeuse, il y a chez eux une conscience superficielle sans consistance et surtout une volonté de cire qui n’arrive pas à dominer les désirs et les bas instincts. Quand ces derniers les talonnent, comme les limiers féroces et cruels dont parle Shakspeare dans le Soir des Rois, ils ne savent leur opposer aucune résistance et se laissent aller, comme ils disent souvent, sans y penser, sans réfléchir. Quelques-uns déclarent savoir ce qui est bien, ce qui est mal. Mais ils ne le savent qu’en théorie. Placés en face du désir fâcheux qui les sollicite, leur conscience est trop faible pour les arrêter, tandis que leurs appétits instinctifs sont, au contraire, voraces et insatiables. »


De tout cela il résulte que les droits et les devoirs de la société vis-à-vis des demi-fous peuvent être groupés sous trois chefs : 1o soins médicaux à donner aux demi-fous ; 2o surveillance des demi-fous dans l’exercice de leurs droits d’hommes libres ; 3o conduite vis-à-vis des demi-fous criminels.


1o La première question ne peut pas nous arrêter dans un article comme celui-ci : elle est exclusivement médicale. J’ai du reste indiqué ailleurs[11] les principes du traitement psychique dans ces cas, et montré que le plus souvent ce traitement ne peut être sérieusement institué et suivi que dans des établissemens spéciaux de neurothérapie.


2o La deuxième question intéresse tout le monde et est bien difficile à résoudre : c’est surtout la question de la prophylaxie de la demi-folie et de la réglementation du mariage.

Quand, par son hérédité, par les stigmates de dégénérescence mentale, par les signes de désharmonie psychique, qu’il présente, un enfant apparaît anormal, même s’il est en même temps intelligent, spirituel, voire même précoce et exceptionnel, la famille doit le confier au médecin, faire régler et surveiller par le médecin sa vie scolaire, toute la période de sa formation corporelle et intellectuelle. Ceci est relativement facile ; c’est en tous cas possible, au moins en principe et au point de vue des conseils à formuler.

Mais si le demi-fou s’est développé et veut se marier, que doit-on faire ? Quel est le devoir de la famille ? Quel est le droit de la société ?

Je ne veux ni ne peux traiter ici incidemment cette grosse question de la réglementation médicale du mariage, si heureusement soulevée par le docteur Henry Cazalis (Jean Lahor) dans son livre Science et Mariage. Comme je l’ai dit ailleurs[12], je ne crois pas qu’on doive essayer de la résoudre par les lois, mais par les mœurs. Une loi de coercition, édictant des peines, n’aboutirait à rien : les malhonnêtes passeront toujours à travers.

Il faut apprendre aux pères de famille qu’avant de décider un mariage, leur devoir (en même temps que leur intérêt, l’intérêt de la famille et l’intérêt de la race), leur devoir est de réunir et de faire consulter entre eux, non seulement les notaires, mais aussi les médecins des deux familles, en leur donnant très honnêtement tous les élémens nécessaires d’information et en s’engageant à obéir aveuglément au verdict de ces médecins, quel qu’il soit et sans leur demander les motifs de leur décision. Pour la demi-folie en particulier, c’est absolument la seule manière possible de procéder. La gamme des demi-fous est trop étendue, la question de leur classification est trop délicate pour qu’on puisse donner des formules générales. Dans chaque cas, c’est une question d’espèce et que, seuls, les médecins peuvent résoudre.

Pour l’administration de leurs biens, on peut appliquer à ces demi-fous l’article 499, d’après lequel le sujet ne peut plus « désormais plaider, transiger, emprunter, recevoir un capital mobilier, ni en donner décharge, aliéner ni grever ses biens d’hypothèques, sans l’assistance d’un conseil qui lui sera nommé par le même jugement. »


3o Le demi-fou a commis un délit ou un crime : comment la société doit-elle se comporter vis-à-vis de lui ?

D’abord, et avant tout, elle doit consulter les médecins et leur demander de bien étudier et de caractériser l’état psychique du sujet et le degré de sa responsabilité.

Dieu merci, nous ne sommes plus au temps (cité par Trélat) où l’on pouvait écrire : « Qu’avons-nous besoin du secours de la médecine pour apprécier les désordres de l’intelligence ?… De bonne foi, il n’est aucun homme d’un jugement sain qui n’y soit aussi compétent que M. Pinel ou M. Esquirol et qui n’ait encore sur eux l’avantage d’être étranger à toute prévention scientifique. » Ceci était écrit en 1826 et 1830. Mais, bien près de nous, un procureur général a pu dire que « accepter l’irresponsabilité d’un homme qui aurait commis un acte criminel sous l’influence irrésistible d’une suggestion, ce serait plonger la société dans l’anarchie des crimes impunis. » Et, tous les jours encore, quand un expert conclut à une responsabilité atténuée, le ministère public pose la question : « Feriez-vous interner le sujet dans un asile d’aliénés ; » et, si le médecin répond : « Non, » l’avocat général se retourne triomphant vers le jury et déclare qu’il faut condamner cet homme, sans tenir compte des conclusions de l’expertise médicale.

La vérité est cependant la suivante : le demi-fou coupable ne doit pas être envoyé au bagne comme un psychique normal, et ne doit pas être envoyé à l’asile comme un fou. Que faire donc ? Comment la société doit-elle se garantir contre ce demi-fou nuisible et dangereux ?

La question préoccupe tout le monde, dans tous les pays. Elle ne peut se résoudre que par la création des asiles spéciaux qui sont demandés partout et n’existent nulle part.

Dans les « demi-infirmes, » sur lesquels le docteur Babinski a si opportunément attiré l’attention, dans « les épaves de la vie » pour lesquelles Jacques Dhur a éloquemment plaidé, il faut comprendre les « mutilés du cerveau, » les invalides de la pensée, les demi-fous. Le docteur Marie et tous les aliénistes, Pierre Baudin et tous les sociologues demandent les asiles spéciaux. Roubinovitch le dit très bien : « La grande majorité de ceux qui ont le mieux étudié ce problème (et je fais allusion ici aux membres de la Société générale des prisons) est d’avis que les détraqués irréductibles devraient, par décision judiciaire, et pour une durée indéterminée, être placés dans des établissemens créés pour eux. » Ce sont les « asiles de sûreté » du docteur Garnier, les casa di custodia des Italiens.

En Allemagne, von Liszt a proposé qu’il y eût des pénalités amoindries pour les défectueux de l’intelligence. Cette proposition a été très discutée et, comme le fait remarquer la Semaine médicale, elle n’a plus de raison d’être, aujourd’hui que « tout le monde est d’accord pour réclamer les asiles de sûreté nécessaires et suffisans pour mettre les demi-fous dans l’impossibilité de nuire. »


En somme, je résumerai dans les trois points suivans les devoirs de la société vis-à-vis des demi-fous :

1o Il faut multiplier les établissemens spéciaux de neurothérapie, pour traiter les demi-fous de toutes les classes de la société, qui n’ont encore commis aucun acte délictueux ou criminel ;

2o Il faut créer des asiles de sûreté spéciaux, pour les demi-fous nuisibles ou dangereux, qui ont commis et peuvent encore commettre des actes délictueux ou criminels ;

3o Il faut donner aux tribunaux le droit de décider, d’après les rapports des médecins, si le coupable doit être envoyé : en prison, s’il est psychique normal ; dans un asile d’aliénés, s’il est fou irresponsable ; dans un asile de sûreté spécial s’il est demi-fou demi-responsable.


De cette longue étude des demi-fous je voudrais déduire, en terminant, une conclusion pratique : il faut se garder, vis-à-vis d’eux, de toute attitude exagérée. Il faut se garder d’abord et surtout des sarcasmes et des persécutions, et n’avoir qu’indulgence et protection pour nos frères les demi-fous. D’autre part, il ne faut pas croire qu’à ces malades tout soit permis, que de leur part tout soit excusé d’avance et tout doive rester impuni. Les demi-fous sont assez responsables pour qu’on les juge, et il ne faut pas dépouiller à leur égard la société de ses droits vitaux de défense. Et, pour tout résumer d’un mot, il faut que nous empêchions les demi-fous de nous faire du mal, tout en leur faisant nous-mêmes le plus de bien que nous pourrons.

Dr  J. Grasset.


  1. Je parle du don Quichotte de M. Jean Richepin. Le héros de Cervantes se rapproche beaucoup plus du vrai fou. — Voyez, sur la psychopathie du don Quichotte espagnol, la Chronique médicale (15 mars 1895 et 1er novembre 1905) et la thèse de Villechauvaix (Paris, 1898).
  2. Voir ma Conférence sur l’Idée médicale dans les romans de Paul Bourget, 1904.
  3. Voyez la Revue du 15 mars 1905.
  4. Voyez la Revue du 15 mars 1905.
  5. « Dans le royaume des sensations, le Superhomme, c’est le névrosé. » Arvède Barine, Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1895.
  6. C’est moi qui souligne.
  7. La supériorité intellectuelle et la névrose. Leçons de clinique médicale, 4e série, p. 683.
  8. Divers auteurs (Henry Joly, Regnard et, tout récemment, Étienne Rabaud) ont combattu les idées de Lombroso. Ce qu’il faut retenir surtout, c’est que la documentation sur laquelle s’appuie Lombroso est insuffisamment contrôlée. Avec M. Lanson, il faut regretter « la légèreté avec laquelle ces hommes de science recueillent les faits de biographie et d’histoire littéraire sur quoi s’échafaudent les théories » et répéter (avec M. Paul Bourget) qu’on doit toujours se méfier des « anecdotes. »
  9. Émile Faguet m’a objecté que la névrose paraît plus fréquente chez les hommes de génie uniquement parce qu’on la remarque plus facilement chez eux ; et M. Paul Bourget croit que chez certains supérieurs intellectuels la névrose est simulée ou exagérée pour la mystification du philistin. — Je ne crois pas que ces observations, très justes en soi, infirment la thèse que je soutenais en 1900, et que je reprends dans le présent article.
  10. Voyez la Revue du 15 mars 1905.
  11. Voyez la Revue du 15 septembre 1905, p. 350.
  12. Voyez la Chronique médicale du 15 juillet 1903, p. 463, et du 15 février 1905, p. 101.