Depuis l’Exil Tome VIII Mort de Victor Hugo

La bibliothèque libre.




J Hetzel (p. 49-63).

I

MORT DE VICTOR HUGO

— 22 mai

Extrait du Rappel :

Victor Hugo est mort.

Il est mort aujourd’hui vendredi 22 mai 1885, à une heure vingt-sept minutes de l’après-midi.

Il était né le 26 février 1802.

Il est mort à quatrevingt-trois ans trois mois moins quatre jours.

Né avec le siècle, il semblait devoir mourir avec lui. Il l’avait tellement personnifié qu’on ne les séparait pas et qu’on s’attendait à les voir partir ensemble. Le voilà parti le premier.

Il y a huit jours, nous l’avions quitté aussi bien portant que d’habitude. On avait dîné gaiement. On était nombreux, et il avait fallu faire une petite table. Il avait, outre ses habitués du jeudi, M. de Lesseps et ses enfants. Enfants, jeunes filles, jeunes femmes avaient ajouté à son sourire ordinaire, et il s’était mêlé souvent à la conversation. Nous n’étions pas plus tôt sortis que la maladie le saisissait.

Elle l’a attaqué à deux endroits, au poumon et au cœur. Ç’a été une lutte terrible. Il était si fortement constitué que par moments le mal cédait, mais pour reprendre aussitôt. Ceux qui le soignaient ont passé par des alternatives incessantes d’espérances et d’angoisses, croyant un instant qu’il n’avait plus qu’un quart d’heure à vivre, et l’instant d’après qu’il allait guérir.

Lui, il ne s’est pas fait illusion.

Dès le premier jour, il disait à Mme Lockroy que c’était la fin.

Samedi, il me prenait la main, la serrait et souriait.

— Vous vous sentez mieux ! lui dis-je.

— Je suis mort.

— Allons donc ! Vous êtes très vivant, au contraire !

— Vivant en vous.

Lundi, il disait à Paul Meurice :

— Cher ami, comme on a de la peine à mourir !

— Mais vous ne mourez pas !

— Si ! c’est la mort. Et il ajouta en espagnol : — Et elle sera la très bien venue.

Il acceptait la mort avec la plus entière tranquillité. Toute sa vie il l’avait regardée en face, comme celui qui n’a rien à craindre d’elle. Il avait d’ailleurs une telle foi dans l’immortalité de l’âme que la mort n’était pour lui qu’un changement d’existence, et la tombe que la porte d’un monde supérieur.

Mardi, il y a eu un semblant de mieux, et nous avions tant besoin d’espérer que nous avons repris courage. Mercredi, notre confiance est tombée.

Hier, jeudi, la journée a été moitié oppression et moitié prostration. Le malade, quand on lui parlait, ne répondait plus et ne paraissait pas entendre. Nous désespérions encore une fois.

Tout à coup, vers cinq heures et demie, il a eu comme une résurrection. Il a répondu aux questions avec sa voix de santé, a demandé à boire, s’est dit soulagé, a embrassé ses petits-enfants et les deux amis qui étaient là. Et nous avons eu encore l’illusion d’une guérison possible. Hélas ! c’était la dernière clarté que la lampe jette en s’éteignant. Il a dit : Adieu, Jeanne ! Et la prostration l’a repris. Puis, dans la nuit, des accès d’agitation que ne parvenaient plus à calmer les injections de morphine. Le matin, l’agonie a commencé.

Les médecins disaient qu’il ne souffrait pas, mais le râle était douloureux pour ceux qui l’entendaient. C’était d’abord un bruit rauque qui ressemblait à celui de la mer sur les galets, puis le bruit s’est affaibli, puis il a cessé.

Victor Hugo était mort.

Il était mort dans la maison devant laquelle, il y a quatre ans, six cent mille personnes étaient venues le saluer, debout à sa fenêtre, nu-tête malgré l’hiver, portant ses soixante-dix-neuf ans comme les chênes portent leurs branches. Une foule égale va venir l’y chercher ; mais elle ne l’y trouvera plus debout.

Il est couché, immobile, pâle comme le marbre, la figure profondément sereine. On se dit qu’il est immortel, qu’il est plus vivant que les vivants, et l’on en a la preuve dans ce grand cri de douloureuse admiration qui retentit d’un bout du monde à l’autre ; on se dit que c’est beau d’être pleuré par un peuple, et pas par un seul ; mais n’importe, le voir là gisant, pour ceux dont la vie a été pendant cinquante ans mêlée à la sienne, c’est bien triste. — Auguste Vacquerie.


La nouvelle de la maladie de Victor Hugo ne s’était répandue que dans la journée du dimanche. Mais, à partir de ce moment, elle avait été l’unique pensée de Paris.

Le lundi 18 mai, les journaux publiaient ce premier bulletin :

« Victor Hugo, qui souffrait d’une lésion du cœur, a été atteint d’une congestion pulmonaire.

« Germain Sée.
« Dr Émile Allix. »

Le mardi, il y eut une consultation des docteurs Vulpian, Germain Sée et Émile Allix. Ils rédigèrent le bulletin suivant :

« L’état ne s’est pas modifié d’une manière notable. De temps à autre, accès intenses d’oppression. »

Les bulletins se succédèrent ainsi chaque jour, signalant tantôt des syncopes alarmantes, tantôt un calme relatif et quelque tendance à l’amélioration. Paris, on pourrait dire la France entière, a passé, avec les amis et les proches, par des alternatives de crainte et d’espérance et a suivi, heure par heure, les péripéties de la maladie.

Le soir, sur les boulevards, on s’arrachait les journaux pour y chercher les bulletins et les nouvelles. À chaque instant, des voitures s’arrêtaient devant le petit hôtel de l’avenue Victor-Hugo ; des personnalités parisiennes, des étrangers, descendaient, s’informaient avec anxiété, s’inscrivaient ou déposaient leur carte. Sur les trottoirs, autour de la maison, toute une foule attendait.

Le 22 mai, la fatale nouvelle se répand avec une incroyable rapidité et jette la consternation dans Paris. Il n’y a qu’un cri : deuil national !


La chambre des députés ne siégeait pas ce jour-là ; mais les députés y étaient venus en foule pour attendre les nouvelles. À une heure cinquante minutes, on affichait à la salle des Pas-Perdus, cette laconique dépêche : « Victor Hugo est mort à une heure et demie. » L’émotion est profonde. Toutes les commissions convoquées se retirent sur-le-champ.

Au sénat, à l’ouverture de la séance, M. Le Royer, président, se lève, et dit, au milieu de l’émotion de tous :

« Messieurs les sénateurs,

« Victor Hugo n’est plus.

« Celui qui, depuis soixante années, provoquait l’admiration du monde et le légitime orgueil de la France, est entré dans l’immortalité… »

Le président termine en proposant au sénat de lever la séance en signe de deuil.

La séance est immédiatement levée.

Au conseil municipal de Paris, la nouvelle de la mort de Victor Hugo est apportée au milieu d’une délibération, qui est aussitôt interrompue. Le président propose de lever la séance.

M. Pichon demande, de plus, que « le conseil municipal décide qu’il se rendra en corps, et immédiatement, à la demeure de Victor Hugo, pour exprimer à la famille du plus grand de tous les poëtes les sentiments de sympathie et de condoléance profonde des représentants de la ville de Paris. »

La proposition de M. Pichon est unanimement adoptée, et le conseil municipal se rend en corps à la maison mortuaire.

À l’Institut, ce n’était pas le jour de séance de l’académie française, c’était celui de l’académie des inscriptions et belles-lettres, et la règle est qu’une classe de l’Institut ne doit lever la séance en signe de deuil que pour ses propres membres. À la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l’académie des inscriptions lève aussitôt la sienne.

Le lendemain, l’académie des sciences morales et l’académie des beaux-arts rendaient à l’illustre mort le même hommage.

À Rome, la chambre des députés est en séance quand le télégraphe apporte la triste nouvelle. M. Crispi monte à la tribune : « La mort de Victor Hugo, dit-il, est un deuil, non seulement pour la France, mais encore pour le monde civilisé. » Le président de la chambre ajoute : « Le génie de Victor Hugo n’illustre pas seulement la France, il honore aussi l’humanité. La douleur de la France est commune à toutes les nations. L’Italie reconnaissante s’associe au deuil de la nation française[1]. »

Est-il besoin de dire la part que, dès ce premier jour, la presse parisienne et française prit dans le deuil de tous ? Plusieurs journaux du soir parurent encadrés de noir. Tous étaient pleins du souvenir et de la louange du poëte.

À la maison de Victor Hugo, la douleur universelle se traduisait par l’affluence des visites, des lettres, des dépêches, des adresses.

À une heure et demie, Victorien Sardou, qui connaissait à peine Victor Hugo, venait prendre des nouvelles, apprenait que tout était fini et s’en allait en sanglotant. Comment citer tous les noms, tous les témoignages : le président de la République, les présidents des deux chambres, les ministres, les députés et les sénateurs en foule, le bureau du conseil général de la Seine, et tant d’amis qu’il faut renoncer à les dire.

Et les villes de France, — Montpellier, Nancy, Compiègne, Saumur, Troyes, Melun, Tarascon, Abbeville, etc. ; les maires de Clermont-Ferrand, de Marseille, de Toul, au nom de leur conseil municipal, etc.

Et l’étranger, — les maçons italiens de Rome, le cercle Mazzini de Gênes, la colonie française de Londres, la Concordia, association des littérateurs de Vienne, l’association des écrivains et artistes de Buda-Pesth, etc. Les journaux de Londres avaient fait des éditions spéciales ; la Pall Mall Gazette donnait, le soir même du 22, un portrait de Victor Hugo.

Pour les amis inconnus, ils sont innombrables. À minuit et demi on venait encore s’inscrire en masse sur une petite table, éclairée de deux lanternes, qui avait été installée devant la maison mortuaire.


Le 2 août 1883, Victor Hugo avait remis à Auguste Vacquerie, dans une enveloppe non fermée, les lignes testamentaires suivantes, qui constituaient ses dernières volontés pour le lendemain de sa mort :

Je donne cinquante mille francs aux pauvres.

Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard.

Je refuse l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes.

Je crois en Dieu.

Victor Hugo.

Il fallait concilier la modestie de ces dispositions avec l’éclat que voulait donner la France à des funérailles qui, dans la pensée de tous, devaient être telles qu’aucun roi, qu’aucun homme n’en aurait encore eu de pareilles.

Dès le 22 mai, le président du conseil, M. Henri Brisson, avait annoncé au sénat, avant la levée de la séance, que le gouvernement présenterait le lendemain aux chambres, un projet de loi pour faire à Victor Hugo des funérailles nationales.

Le conseil municipal de Paris avait, le même jour, sur la proposition de M. Deschamps, émis le vœu « que le Panthéon fût rendu à sa destination primitive et que le corps de Victor Hugo y fût inhumé. »

Le 23 mai, le président du conseil, à l’ouverture de la séance du sénat, prononçait sur Victor Hugo de mémorables paroles. Il disait :

« Son génie domine notre siècle. La France, par lui, rayonnait sur le monde. Les lettres ne sont pas seules en deuil, mais aussi la patrie et l’humanité, quiconque lit et pense dans l’univers entier… C’est tout un peuple qui conduira ses funérailles. »

Et il présentait un projet de loi par lequel des funérailles nationales seraient faites à Victor Hugo.

L’urgence aussitôt est votée, le rapport rédigé et lu, et le projet de loi adopté sans discussion.

À la chambre des députés, après un éloquent discours de M. Floquet, président, les funérailles nationales sont également votées, par 415 voix sur 418 votants.

M. Anatole de La Forge dépose alors la proposition qui suit :

« Le Panthéon sera rendu à sa destination première et légale.

« Le corps de Victor Hugo sera transporté au Panthéon. »

Il demande l’urgence, qui est votée. La discussion est remise au mardi suivant.


En attendant, une commission est nommée par le ministre de l’intérieur, sous la présidence de M. Turquet, sous-secrétaire d’état à l’instruction publique, pour organiser les funérailles nationales.

La commission se compose de MM. Bonnat, Bouguereau, Dalou, Garnier, Guillaume, Mercié, Michelin, président du conseil municipal, Peyrat, Ernest Renan et Auguste Vacquerie.

MM. Alphand, Bartet et de Lacroix sont adjoints à la commission pour exécuter ses décisions.

Comme si le génie de Victor Hugo dictait, une idée nouvelle et grande se présente à tous :

La commission décide : Le corps de Victor Hugo sera exposé sous l’Arc de Triomphe. Il partira de là pour le lieu de sa sépulture.

La commission choisit, dans sa seconde séance, le projet de décoration de l’Arc de Triomphe présenté par M. Garnier.

Mais où serait inhumé Victor Hugo ?

L’Assemblée nationale de 1791 avait décidé que le Panthéon « serait destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l’époque de la liberté française » ; elle avait fait inscrire sur le fronton : Aux grands hommes la patrie reconnaissante ; et elle avait immédiatement décerné à Mirabeau l’honneur de cette sépulture. Une ordonnance de Louis-Philippe avait, en 1830, confirmé la loi de l’assemblée nationale. Il est vrai que deux décrets des deux Napoléon avaient rétabli le culte au Panthéon, mais ces décrets n’avaient jamais été exécutés.

Le gouvernement de la République jugea que, pour restituer le Panthéon aux grands hommes, une loi n’était pas nécessaire ; un décret suffisait.

Le 26 mai 1885, deux décrets du président de la République étaient insérés au Journal officiel. Le premier rendait le Panthéon « à sa destination primitive et légale ». Le second décidait que le corps de Victor Hugo serait déposé au Panthéon.

Ainsi le corps de Victor Hugo irait reposer au Panthéon, après être parti de l’Arc de Triomphe. On ne pouvait, jusqu’ici, rien rêver de plus grand.

La décoration de l’Arc de Triomphe ne devait pas être terminée avant le samedi 30 mai.

La date des funérailles fut fixée au lundi 1er juin, onze heures du matin.

Le corps de Victor Hugo serait exposé sous l’Arc de Triomphe pendant la journée du dimanche 31 mai.

L’itinéraire du cortège funèbre fut ainsi réglé par le conseil des ministres : il descendrait les Champs-Élysées jusqu’à la place de la Concorde, traverserait le pont, suivrait le boulevard Saint-Germain, prendrait le boulevard Saint-Michel et arriverait au Panthéon par la rue Soufflot.

À l’Arc de Triomphe, des discours seraient prononcés au nom des corps constitués : le sénat, la chambre des députés, le gouvernement, l’académie française, le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine. Les autres discours seraient prononcés au Panthéon.

Le lundi 1er juin, jour des funérailles nationales, serait comme un jour férié. Toutes les écoles et toutes les administrations publiques seraient fermées.


Le samedi 23 mai, le corps de Victor Hugo avait été embaumé et reposait maintenant sur son lit couvert de fleurs.

Le visage du poëte était tout empreint d’un calme et d’une majesté suprêmes.

Le sculpteur Dalou modela la tête de Victor Hugo. MM. Bonnat, Falguière, Clairin, Léopold Flameng et Guillaumet firent des croquis. M. Léon Glaize peignit la chambre.

Pendant toute la semaine, une foule innombrable et sans cesse renouvelée vint s’inscrire à la maison mortuaire. Des gardiens de la paix maintenaient la double file. Un lierre qui tapisse le mur à l’intérieur du jardin déborde un peu au sommet ; c’était à qui en atteindrait une feuille.

Le lundi, les étudiants des diverses facultés de Paris se rendirent en corps auprès de la famille, si nombreux que la plupart durent rester dehors. L’un d’eux prit la parole et exprima éloquemment la douleur causée aux élèves des écoles « par la perte du grand poëte qui a si admirablement traduit tous les sentiments chers à la jeunesse ».

Les ouvriers et leurs délégations n’étaient pas les moins empressés et les moins affligés.

De toutes parts ne cessaient d’arriver à la famille et aux amis les condoléances et les hommages des représentants les plus autorisés et les plus illustres de la France et du monde. On ne peut que citer pêle-mêle et comme au hasard : Émile Augier, M. et Mme Rattazzi, Benjamin Bright, Jules Simon, Clemenceau, Gounod, la Chambre nationale du Mexique, le roi de Grèce, Antoine, député de Metz, Zorilla, la maison de Lar et Lara d’Espagne, le gouvernement roumain, les représentants de l’île de Crète, le prince Torlonia, syndic de Rome, Paul Bert, les artistes et le directeur de la Porte-Saint-Martin, Georges Perrot, directeur de l’École normale, Gréard, Camille Saint-Saëns, Menotti Garibaldi, la veuve d’Edgar Quinet, le père de Gambetta, le fils de Canaris, le fils de Miçkiewicz, Benito Juarez, Sacher Masoch, Mounet-Sully, etc. Tous envoyaient les lettres et les télégrammes les plus émus et les plus touchants.

Nombre de villes d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre, de Belgique, de Portugal, du Trentin, etc., firent parvenir des adresses : « Le peuple grec, écrivait M. Théodore Delyannis, pleure en Victor Hugo le plus ancien, le plus généreux et le plus constant des philhellènes. » Toute l’Europe partageait le deuil de la France.


Durant toute la semaine, les journaux, sans distinction d’opinion, furent remplis chaque jour du nom et de la gloire de Victor Hugo. Il faut pardonner, en les omettant, quelques basses insultes cléricales. Partout ailleurs concert unanime de douleur et d’admiration.

Ernest Renan :

Victor Hugo a été une des preuves de l’unité de notre conscience française. L’admiration qui entourait ses dernières années a montré qu’il y a encore des points sur lesquels nous sommes d’accord.

Sans distinction de classes, de partis, de sectes, d’opinions littéraires, la France, depuis quelques jours, a été suspendue aux récits navrants de son agonie, et maintenant il n’est personne qui ne sente au cœur de la patrie un grand vide.

Il était un membre essentiel de l’église en la communion de laquelle nous vivons ; on dirait que la flèche de cette vieille cathédrale s’est écroulée avec la noble existence qui a porté le plus haut en notre siècle le drapeau de l’idéal.

Leconte de l’Isle :

Dors, Maître, dans la paix de ta gloire ! Repose,
Cerveau prodigieux, d’où, pendant soixante ans,
Jaillit l’éruption des concerts éclatants.
Va ! la mort vénérable est ton apothéose :
Ton esprit immortel chante à travers les temps !

Pour planer à jamais dans la vie infinie,
Il brise comme un Dieu les tombeaux clos et sourds,
Il emplit l’avenir des voix de ton génie,
Et la terre entendra ce torrent d’harmonie
Rouler de siècle en siècle en grandissant toujours !

Edmond Schérer :

Le monde civilisé tout entier portera le deuil du grand poète ; il sentira qu’une grande lumière s’est éteinte, et que le plus glorieux des fils de la France moderne est entré définitivement par la mort dans cette immortalité dont, vivant, il avait déjà connu les prémices.

Victor Hugo a ouvert dans notre histoire littéraire une époque. Il a été à la fois très fort et très nouveau. On n’a longtemps voulu voir en lui qu’un chef d’école ; il a été plus et mieux que cela, un créateur, un initiateur. Je ne vois personne à lui comparer en ce genre, ni Ronsard, ni Corneille, ni Voltaire. Ajoutons qu’il a été plus extraordinaire que les plus grands ; Victor Hugo n’a pas été seulement un génie, il a été un phénomène.

Arsène Houssaye :

Un siècle après la mort de Voltaire, nous saluons la même apothéose pour Victor Hugo. Ils ne se ressemblent pas par le génie, ce poëte et ce philosophe, ces deux conteurs merveilleux ; ils se ressemblent par l’amour de l’humanité. Ce sont deux papes de l’esprit humain.

Henri Fouquier :

Victor Hugo a été le poëte du siècle.

Pas un homme, dans le monde entier contemporain, ne pourrait songer un instant à opposer son œuvre à l’œuvre immense de Victor Hugo.

Il n’est pas une forme de la pensée humaine qu’il n’ait abordée, toujours avec supériorité, le plus souvent avec génie. Sa lyre avait toutes les cordes ; il a été sans effort de la chanson d’Anacréon au poëme épique de Dante. Il a tout compris de l’humanité, tout aimé, tout chanté.

Henry Houssaye :

Le génie de Victor Hugo rayonne sur la France depuis soixante ans. Cinq générations d’écrivains l’ont salué vivant comme un maître souverain. Ce siècle est plein de lui, de ses œuvres, de ses paroles, de sa langue, de ses conceptions, de la musique de ses vers, de la lumière de ses idées. De Sainte-Hélène à l’île de Chio, tous les vaincus ont trouvé sa voix d’airain pour les glorifier. Immense a été et est encore son action sur les lettres françaises. Tous ceux qui tiennent une plume aujourd’hui, les prosateurs comme les poëtes, les journalistes comme les auteurs dramatiques, procèdent plus ou moins de lui. Ils se servent d’épithètes et d’images, ils ont des alliances de termes et des surprises de rimes, des tours de phrases et des formes de pensée, qui sont des réminiscences inconscientes de Victor Hugo. Le style moderne est marqué à son empreinte. Son œuvre écrite passe par le nombre des volumes celle même de Voltaire et égale par la puissance et l’éclat celle des plus grands poëtes.

On ne peut pas dire de Victor Hugo qu’il meurt pour entrer dans l’immortalité, car son immortalité avait commencé lui vivant. Depuis quinze ans et plus, il assistait à son apothéose. Ses adversaires mêmes, ceux de la politique et ceux des lettres, se taisaient devant sa glorieuse vieillesse. Et, avec le vingtième siècle, viendra la vraie postérité, non point cette postérité des premières années, soumise à tant de modes et à tant de variations, mais la grande, l’éternelle, l’immuable postérité, celle où sont dans le rayonnement suprême Eschyle, Dante, Shakespeare et le grand Corneille.

Camille Pelletan :

Quelle vie et quelle œuvre ! Ce siècle en est rempli. — Peut-on parler du poëte qui a fait vibrer toutes les émotions, qui a donné à la strophe son plus prodigieux coup d’aile, et dont on ne peut résumer l’œuvre que par le titre qu’il a écrit sur une de ses œuvres : « Toute la Lyre ? »

Faut-il parler de l’écrivain ; — du plus prodigieux manieur de la langue française qui ait jamais existé ; — du Maître qui n’a pas seulement produit les plus étonnants chefs-d’œuvre, mais qui a encore créé le style et l’école littéraire du dix-neuvième siècle ?

Faut-il parler du génie profond, qui a donné de nouveaux accents à la pitié humaine, qui a traduit, par ce qu’il y a de plus puissant dans la langue, ce qu’il y a de plus profond dans la miséricorde pour tout ce qui souffre ; — de l’auteur de Claude Gueux et des Misérables, du poëte qui a chanté, toutes les déchéances ?

Faut-il enfin parler du combattant ? Faut-il rappeler comment l’homme, à qui il était si aisé et si glorieux de jouir d’une admiration incontestée, s’est jeté dans la bataille, du côté où il voyait l’idéal, le droit, le peuple, l’avenir ? Faut-il rappeler le proscrit, Titan enchaîné sur un rocher de l’océan, et défiant, écrasant de là le despote ? Faut-il rappeler ce grand cœur, qui seul, dans la hideuse folie de la guerre civile, plus encore, après la défaite, à l’heure de l’immense déroute qui charriait dans ses flots irrésistibles les derniers sentiments d’humanité…, faut-il rappeler l’homme qui alors, en pleine terreur, livra son front glorieux aux huées, se mit en travers des furieux et couvrit les proscrits de sa poitrine ?…

Comme Voltaire, il a remué le monde, parce qu’il l’a aimé.

Auguste Vitu :

C’en est fait, Victor Hugo « entré vivant dans la postérité », entre aujourd’hui glorieusement dans la mort.

Environné de l’admiration publique, consolé de ses épreuves passées et de ses douleurs domestiques par une popularité prodigieuse et sans exemple dans notre pays, Victor Hugo n’apparaissait plus que comme le symbole radieux du génie de la France.

Nulle royauté littéraire n’égala jamais la sienne. Voltaire régnait à d’autres titres. On a dit de Voltaire qu’il était le second dans tous les genres. Victor Hugo, au contraire, est et demeurera le premier dans plusieurs. Ni dans ce siècle, ni dans nul des siècles qui l’ont précédé, la France n’a possédé un poète de cette hauteur, de cette abondance et de cette envergure. Il est pour nous ce que Dante, Pétrarque, le Tasse et l’Arioste réunis furent pour l’Italie ; c’est le chêne immense dont les robustes frondaisons couvrent depuis soixante ans de leur ombre les floraisons sans cesse renaissantes de la pensée française.

Henry Maret :

Ne vous semble-t-il pas que ce soit là un coucher d’astre, et que nous entrions dans je ne sais quelles ténèbres ?

Comme Voltaire, mourant presque au même âge, presque au même jour, il donnera son nom au siècle qu’il a illuminé de son génie, qu’il a éclairé de sa bonté.

Deuil national, deuil universel, deuil avant tout de ce Paris qu’il a tant aimé. La cité, qu’il a baptisée capitale du monde, fera a son poëte de splendides funérailles ; l’atelier chômera, le théâtre fermera, les passions s’apaiseront, et les partisans des vieux trônes se joindront aux fils de la Révolution pour accompagner, tristes et recueillis, les restes du chantre sublime de toutes les gloires et de tous les malheurs.

Henri Rochefort :

Le grand amnistieur, c’est sous ce nom et avec ce caractère que le souvenir de Victor Hugo restera vivant parmi le peuple. Il n’est allé rendre visite aux souverains que pour demander la grâce de quelque proscrit. Lorsqu’en 1869 j’allai voir à La Have l’illustre Armand Barbès, j’aperçus dans sa chambre à coucher un portrait de Victor Hugo :

« Est-il ressemblant ? » me demanda-t-il ; et il ajouta : « Comprenez-vous que sans lui j’aurais eu certainement la tête coupée, et que je ne l’ai jamais vu ? »

Après la Commune, la première voix qui cria : Amnistie ! fut la voix de Victor Hugo ; comme ce fut sa porte qui s’ouvrit la première aux échappés de la Semaine sanglante.

Victor Hugo, depuis, a demandé la grâce du patriote Oberdank à l’empereur d’Autriche, la grâce du justicier de l’espion James Carey à la reine d’Angleterre…

Émile Augier :

La France perd le plus illustre de ses fils.

Vous perdez, Meurice et vous, mon cher Vacquerie, le meilleur et le plus glorieux des pères.

Émile Zola, à George Hugo :

… Victor Hugo a été ma jeunesse, je me souviens de ce que je lui dois. Il n’y a plus de discussion possible en un pareil jour ; toutes les mains doivent s’unir, tous les écrivains français doivent se lever pour honorer un maître et pour affirmer l’absolu triomphe du génie.

Théodore de Banville :

… Ah ! le deuil n’est pas seulement pour Paris, pour la France, pour l’Europe ; il est pour le monde entier, car la patrie du plus grand des poëtes était partout, et il laisse des orphelins partout. Ceux qui perdent en lui un père, ce ne sont pas seulement les poëtes, les écrivains, les artistes, les penseurs ; ce sont les humbles, tous les souffrants, tous les petits, tous les misérables, tout le peuple, dont il pansait et baisait les blessures ; ce sont les riches, les heureux, les triomphants, les rois du monde, dont il élevait les cœurs vers la charité et vers l’idéal ; ce sont toutes les patries, à qui il tendait les branches d’olivier pacifiques, en leur disant de sa voix attendrie et dominatrice : Aimez-vous les uns les autres !

Oui, l’âme de Victor Hugo est avec ses pareils, avec Homère, avec Pindare, avec Eschyle, avec Dante, avec Shakespeare ; mais aussi elle est, elle sera vue toujours vivante parmi nous ; et longtemps après que les petits-fils de nos fils seront couchés sous le gazon, c’est elle, c’est cette âme qui continuera à éclairer les hommes, et à les embraser des feux de l’immense amour. Tout ce qui sera fait de grand, de beau, d’héroïque, sera nécessairement fait en son nom. Victor Hugo sera présent, il sera visible parmi nous toutes les fois que la vieillesse sera honorée, que la femme sera déifiée, que la misère sera consolée ; toutes les fois que retentira un noble chant de lyre, faisant s’ouvrir mystérieusement les portes du ciel…

  1. Voir aux Notes les procès-verbaux de ces séances.