Dernières remarques sur les Pensées de Pascal/Édition Garnier

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MÉLANGES

��DERNIERES REMARQUES

SUR LES

PENSÉES DE M. PASCAL

ET SUR QUELQUES AUTRES OBJETS.

(.1777)

��AVERTISSEMENT DE BEUGHOT.

Voltaire, en 1728, avait fait sur les Pensées de Pascal quelques remarques qui furent publiées en 1734, à la suite des Lellres pkilosopliiques^. Quel- ques années après, il fit des remarques sur les Pensées de Pascal qui n'a- vaient pas encore paru'-.

Condorcet fit imprimer, longtemps après, un Éloge et Pensées de Pas- cal, '1776, in-8" de trois cents et quelques pages, dont plus d'un tiers est rempli par V Éloge de Pascal et par des Réflexions sur l'argimient de M. Pascal et de M. Locke, concernant la possibilité d'une autre vie à venir, par M. de Fontenelle. Voltaire doute que ces réflexions soient de Fontenelle'. Cependant elles ont été admises dans les Œuvres du neveu de Cornedle^, mais seulement parmi les écrits qui lui sont attribués.

Condorcet avait mis au bas des pages des notes, les unes de sa façon, les autres do Voltaire. Ces dernières, au nombre de vingt-sept, étaient un choix de celles qui avaient été publiées avec les Lettres philosophiques^ ou depuis.

1. Voyez tome XXII, page 26.

2. Voyez ibid., page 58.

3. Voyez, page 4, la fin de son Avertissement.

4. Tome II, page 617 de rédition de 1818, en trois volumes.

31. — Mélanges. X. 1

�� �

C’était aussi un choix parmi les Pensées de Pascal qu’avait fait Condorcet, et qu’il avait disposé dans un ordre nouveau. Son édition fut longtemps regardée comme la meilleure et la mieux rangée. Ayant consulté les manuscrits de l’auteur, il avait ajouté beaucoup de pensées nouvelles. Ce fut l’objet de remarques nouvelles de la part de Voltaire, qui fit réimprimer l’édition de Condorcet sous ce titre : Éloge et Pensées de Pascal, nouvelle édition commentée, corrigée, et augmentée, par M. de*** ; Paris (Suisse), 1778, in-8°. Voltaire avait prodigué les notes sur la Préface de Condorcet, sur son Éloge de Pascal, sur les Pensées de Pascal, sur les Réflexions imprimées sous le nom de Fontenelle, sur les notes mêmes de Condorcet. Il avait gardé l’anonyme, et ce qui est de lui est signé des mots second éditeur. Il avait mis en tête un Avertissement, qui était tout ce que les éditeurs de Kehl avaient admis de ce volume de 1778 dans leur édition des Œuvres de Voltaire.

Je m’étais borné, en 1819, à donner les remarques de Voltaire portant sur le texte de Pascal. L’ordre adopté alors dans la classification des ouvrages de Voltaire ne me semblait pas permettre de faire plus. Il paraît que tous les éditeurs qui m’ont suivi depuis lors ont pensé comme moi, car ils n’ont pas fait autrement que moi.

Ce que je n’ai pu faire en 1819, je le fais en 1834 ; et l’on trouvera ici, pour la première fois, les notes sur le travail de Condorcet et sur l’écrit attribué à Fontenelle. Quel que soit l’objet des remarques, tout est rangé sous une seule série, et dans l’ordre du volume de 1778. Mais pour éviter la confusion, j’ai signé d’un C les passages qui sont de Condorcet, d’un P les pensées de Pascal, d’un F ce qui fait partie de l’écrit attribué à Fontenelle, d’un V les remarques de Voltaire.

Ainsi des cent vingt-huit remarques que j’ai recueillies. vingt-deux. portent sur Condorcet ; ce sont les nos i à xvii, lxxi, lxxxi, lxxxii, lxxxvi, cxxv ; douze sur l’écrit attribué à Fontenelle, nos xlvi à lvii ; quatre-vingt- quatorze seulement sur les Pensées de Pascal.

Quoique le volume d’où je les ai extraites porte la date de 1778, je les ai datées de 1777, parce qu’il est à croire qu’elles furent au moins livrées à l’impression à la fin de cette année. C’est probablement le dernier ouvrage que Voltaire ait livré lui-même à l’impression. On se rappelle que, le 3 février 1778, il partit de Ferney pour venir à Paris. On sait comment fut rempli le peu de temps qu’il y passa jusqu’à sa mort, arrivée le 30 mai. Il est à croire que c’était avant les préparatifs pour son voyage de Paris qu’il avait mis la dernière main à son travail. On voit, par une lettre à de Vaines, que Voltaire n’avait pas encore d’exemplaires du volume en avril. Il parait cependant que déjà des exemplaires circulaient à Paris, car les Mémoires secrets en parlent à la date du 6 avril.

B.
Paris, 10 avril 1834, centenaire de la condamnation des Lettres philosophiques.

AVERTISSEMENT[1]

Il est un homme de l’ancienne chevalerie et de l’ancienne vertu, constitué dans une espèce de dignité qui ne peut guère être exercée que par un ou deux hommes de son siècle[2].

Cet homme, égal à Pascal en plusieurs choses, et très-supérieur en d’autres, fit présent, en 1776, à quelques-uns de ses amis, d’un recueil nouvellement imprimé de toutes les pensées de ce fameux Pascal.

La plupart de ses monuments de philosophie et de religion, ou avaient été négligés par les rédacteurs pour ne laisser paraitre que certains morceaux choisis, ou avaient été supprimés par la crainte d’irriter la fureur des jésuites : car les jésuites persécutaient alors avec autant de pouvoir que d’acharnement la mémoire de Pascal, et Arnauld fugitif, et les débris de Port-Royal détruit, et les cendres des morts, dont on violait la sépulture.

La persécution religieuse qui souilla malheureusement, et en tant de manières, la fin du beau règne de Louis XIV, fit place au règne des plaisirs sous Philippe d’Orléans, régent du royaume, et recommença sourdement après lui, sous le ministère d’un prêtre longtemps abbé de cour.

Fleury ne fut pas un cardinal tyran, mais c’était un petit génie, entêté des prétentions de la cour de Rome, et assez faible pour croire les jansénistes dangereux.

Ces fanatiques avaient autrefois obtenu une assez grande considération par les Pascal, les Arnauld, les Nicole même, et quelques autres chefs de parti, ou éloquents, ou qui en avaient la réputation.

Mais des convulsionnaires des rues ayant succédé aux Pères de cette Église, le jansénisme tomba avec eux dans la fange. Les jésuites insultèrent à leurs ennemis vaincus. Je me souviens que le jésuite Buffier, qui venait quelquefois chez le dernier président de Maisons, mort trop jeune, y ayant rencontré un des plus rudes jansénistes, lui dit : Et ego in interitu vestro ridebo vos, et subsannabo. Le jeune Maisons, qui étudiait alors Térence, lui demanda si ce passage était des Adelphes ou de l’Eunuque. « Non, dit Buffier. 4 AVERTISSEMENT.

c'est la Sagesse elle-même qui parle ainsi dans son pi'cmicr cha- pitre des Proverbes (verset 26).t— Voilà un proverbe bien vilain, dit M. de Maisons; vous vous croyez donc la sagesse, parce que vous riez à la mort d'autrui ! Prenez garde qu'on ne rie à la vôtre. »

Ce jeune homme, de la plus grande espérance, a été prophète. On a ri à la mort du jansénisme et du molinisme, et de la grâce concomitante, et de la médecinale, et de la suffisante, et de l'efficace.

Quelle lumière s'est levée sur l'Europe depuis quelques années ! Elle a d'abord éclairé presque tous les princes du Nord ; elle est descendue même jusque dans les universités. C'est la lumière du sens commun.

De tant de disputeurs éternels, Pascal est seul resté, parce que seul il était un homme de génie. Il est encore debout sur les ruines de son siècle.

Mais l'autre génie qui a commenté depuis peu quelques-unes de ses pensées, et qui les a données dans un meilleur ordre, est, ce me semble, autant au-dessus du géomètre Pascal que la géo- métrie de nos jours est au-dessus de celle des Roberval, des Fer- mat et des Descartes.

Je crois rendre un grand service à l'esprit humain en faisant réimprimer cet Éloge de Pascal, qui est un portrait fidèle plutôt qu'un éloge.

11 n'appartenait qu'à ce peintre de dessiner de tels traits. Peu de connaisseurs démêleront d'abord l'art et la beauté du pinceau.

Je joins les pensées du peintre à celles de Pascal, telles qu'il les a imprimées lui-même. Elles ne sont pas dans le même goût; mais je crois qu'elles ont plus de vérité et de force. Pascal est commenté par un géomètre plus profond que lui, et par un phi- losophe, j'ose le dire, beaucoup plus sage. Ce philosophe véri- table tient Pascal dans sa balance, et il est plus fort que celui qu'il pèse.

Après le second paragraphe de l'article III des Pensées, on trou- vera une dissertation attribuée à M. de Fontenelle, sur un objet qui doit profondément intéresser tous les hommes. Je ne crois pas que Fontenelle soit l'auteur d'un ouvrage si mâle et si plein. Ce que je sais, c'est ce qu'il faut le lire comme un juge impartial, éclairé, et équitable, lirait le procès du genre humain.

Ce livre n'est pas fait pour ceux qui n'aiment que les lectures frivoles. Et tout homme frivole, ou faible, ou ignorant, qui osera

�� � DERXII-RES REMARQUES, ETC. 5

le lire ou le méditer, sera peut-être étonné d'être changé en un autre homme.

��DERNIERES REMARQUES

SUR LES PENSÉES DE M. T A S G A L

ET SIR QIELQLES AUTRES OBJETS.

I. — Plus un homme a laissé une réputation imposante, plus il est utile d'avertir les jeunes gens des fautes qui lui sont échappées, et c'est pour les jeunes gens qu'il faut écrire. G.

Vous savez, monsieur, que c'est pour les hommes de tout âge.. Qui sait mieux que vous qu'on ne doit cacher la vérité à per- sonne? Il y a d'excellentes plaisanteries, sans doute, dans les Provinciales et ûans Tartuffe. Il va d'admirables traits d'éloquence dans ces deux ouvrages. Mais tout n'est pas parfait. C'est être un sot de souffrir Livie dans Cinna, et l'infante dans le Cid. C'est à vous de chasser les infantes et les Livies partout où vous les trou- verez. V.

II. — Pascal était alors à Rouen, où bientôt il se montra digne de sa réputation par une invention brillante; et ce n'était plus l'ouvrage d'un enfant qui donne des espérances. A dix-neuf ans il conçut l'idée d'une machine arithmétique. G.

J'ignore, monsieur, de qui sont les notes ^ alphabétiques au bas de vos pages, si elles sont de vous ou de l'un de vos savants amis. Mais je sais que dans les montagnes de la Suisse, des Vosges et du Tyrol, on a vu des jeunes gens sans éducation construire des machines arithmétiques à peu près semblables. V.

III. — En sorte que s'il n'y a jamais de preuve convaincante qu'il existe dans la nature un vide absolu, du moins est-on trop avancé maintenant pour croire que des raisonnements métaphysiques puissent en prouver l'impos- sibilité. G.

Oserai-je vous demander, monsieur, pourquoi vous n'osez pas affirmer que le vide est prouvé ? V.

1. Ce n'est point dans une note, mais dans le texte même de VÊloçie de Pascal, par Condorcet, qu'est la phrase sur laquelle porte la remarque de Voltaire. (B.)

��

IV. — Dans le cours de ses expériences, Pascal eut occasion de marquer l’élasticité de l’air. C.

Supposé qu’il y ait un élément élastique, distingué des vapeurs continuellement émanées de la terre, et que cet élément soit autre chose que l’atmosphère dans laquelle nous nageons, laquelle est tantôt sèche, tantôt humide, et agit toujours sur les corps. V.

V. — La justice nous oblige d’observer que, dans tout ce récit, l’auteur de l’Éloge accorde beaucoup à Descartes, tandis que les éditeurs de Pascal lui ont presque tout refusé. Mais on a rapporté dans cet Éloge les faits tels qu’ils résultent des lettres de Descartes et de sa vie, écrite par Baillet.

Les savants italiens trouveront sans doute qu’on est ici trop favorable aux deux philosophes français, et peut-être auront-ils raison. C.

Que cette note soit de l’illustre et savant auteur de l’Éloge ou de son ami, il n’importe. Le fait est que l’académie del Cimento fut la première dont les membres découvrirent la plupart de ces vérités[3]. V.

VI. L’Église de France était alors divisée en deux partis. L’un avait pour chefs les jésuites ; et l’autre, les hommes de France les plus savants… (et en note) dans la grammaire, dans les langues, dans l’histoire ecclésias- tique, dans la théologie, car la France avait alors des hommes bien supérieurs dans les sciences humaines. On aurait dû faire ici une distinction d’autant plus nécessaire que l’enthousiasme ignorant des jansenistes a souvent mis Nicole et Arnauld à côté de Descartes ou de Pascal ; à la vérité, dans un siècle où l’on attachait tant de prix à la scolastique, les solitaires de Port-Royal pou- vaient être regardés comme de grands hommes ; mais la postérité n’a point confirmé ce jugement. L’auteur nous paraît trop favorable aux jansénistes. C. Il ne faut pas se dissimuler ici que l’auteur de l’Éloge, supérieur aux matières qu’il traite, se donne le plaisir de corriger lui-même, dans ses notes, ce qu’il a mis de trop fort dans le texte : cela est rare. Cette méthode n’appartient qu’à un homme passionné pour le vrai. V.

VII. — Arnauld avait approfondi les sciences… (et en note) Approfondi, c’est trop fort. Arnauld savait très-peu de géométrie, d’astronomie, d’optique, d’anatomie ; de son temps, les autres sciences naturelles étaient encore au berceau, ou étaient demeurées un secret entre les mains de leurs inventeurs.

Ce qu’Arnauld avait approfondi, c’était la partie systématique de la philosophie de Descartes, c’est-à-dire précisément tout ce qui ne valait rien. C.

Oui, c’est trop fort ; mais votre note ne l’est pas trop. Arnauld n’était que disert. Pascal était un génie (ardent) ; Nicole, l’homme le plus médiocre. Descartes eût été le meilleur écolier de Galilée s’il eût pu étudier sous lui. V.

VIII. — J’ajouterais volontiers à cette maxime (de Zoroastre : Dans le doute abstiens-toi) : Si tu as quelque intérêt à agir ; mais si tu n’en as point, agis, de peur que la paresse ou l’indifférence pour le bien ne soient la cause secrète de ton doute. C.

Votre petit commentaire sur Zoroastre est juste et beau. Dites-moi comment on put imputer tant d’horribles extravagances à un législateur qui avait dit : Dans le doute abstiens-toi ? Quelle sublimité dans les maximes des brachmanes, de Pythagore, leur disciple, de Zaleucus, quelquefois même de Platon ! Mais nous avons des casuistes. V.

IX. — (En note.) Ils (les casuistes) demandent quelle espèce de péché il y a à coucher avec le diable ; si le sexe sous lequel le diable juge à propos de paraître change l’espèce du péché. Ils répondent que non, mais qu’il y a complication ; et ils appellent cette espèce bestialité, quoique le diable ne soit pourtant pas si bête. Ainsi, lorsque le diable prend la forme d’une religieuse, il y a bestialité avec complication d’inceste spirituel. Ils demandent si une religieuse qui donne un rendez-vous à son amant sur la brèche du monastère, et qui a la précaution de n’avoir hors du couvent que la moitié du corps, échappe par ce moyen au crime d’avoir violé la clôture ; si un homme qui entretiendrait cinq filles, et qui, en reconnaissance de leurs services, aurait promis de dire un Ave Maria pour chacune, pécherait en accomplissant ce vœu ou en ne l’accomplissant pas, etc.

Tout cela est fort curieux, et surtout fort important pour le bonheur de l’humanité. Cependant c’est ce qu’on a appelé longtemps et ce que, dans les écoles, on appelle encore la morale. C.

Il ne reste plus qu’à savoir combien on paya de florins par la taxe apostolique pour ces mésalliances. V.

X. — Pascal, en attaquant ces jésuites si scandaleux et si sots… C.

Sots paraît un peu trop hasardé au vulgaire, qui croit encore que tout jésuite était un fripon ; mais sots est le mot propre ; les habiles, les fins, étaient les chefs de l’ordre, Italiens résidant à Rome, espions dans toute l’Europe, sous le nom de pères spirituels, confesseurs des rois et des reines depuis qu’on cut pendu le P. Guignard. La foule des petits jésuites de collége était composée d’écoliers jeunes et vieux, argumentant à toute outrance contre calvinistes, jansénistes, rigoristes, et philosophes ; bons grammairiens en latin ; ne sachant pas un mot des secrets du père général et de son conseil. C’était parmi ceux qu’étaient les sots. V. 8 DERNIERES REMARQUES

XI. — [En noie.) J'aurais désiré qu'en applaudissant à la destruction des j(suites, l'auteur se fût élevé contre l'horrible dureté avec laiiuelle on a traité tant d'individus, la plupart innocents du fanatisme et des intrigues de leur ordre. On a trop oublié qu'ils avaient été des hommes et des citoyens avant d'être des jésuites; et l'opération la plus utile à la raison et au bonheur de l'humanité a été souillée par les emportements de la vengeance et du fana- tisme. C.

Vous êtes tro]) 1)011, monsieur; il semble qu'on ait fait une Sainl-Bartiiélemy des jésuites : il n'y a eu pourtant que frère Mala- t;rida de brûlé en Portugal, et le général Ricci de mort en prison à Rome. V.

XII. — Rien ne prouve mieux l'utilité des lumières, et ne donne une espérance mieux fondée que le temps n'est pas éloigné peut-être où les erreurs qui ont fait si longtemps le malheur des hommes disparaîtront enfin de la terre.

{El en noie.) Je crains que l'auteur ne se trompe ici, et que la dosti'uc- tion des jésuites n'ait plus été l'ouvrage du jansénisme que de la raison. Peut-être le genre humain est-il condamné à être toujours esclave des pré- jugés, et ne fera-t-il que changer d'erreurs. Cela peut tenir à la prodigieuse inégalité des esprits, de laquelle il résulte nécessairement qu'il y aura tou- jours des opinions que la multitude adoptera sans les entendre. C.

Qu'aurait dit à cela notre ami Helvélius, qui assura que tous les esprits étaient égaux, pour dire quelque chose de neuf, et qui fut condamné ' par gens graves se mêlant peu des choses d'esprit? V.

XIII. — Esprits forts : en noie) c'est le nom que, dans le siècle dernier, on donnait à ceux qui ne croyaient pas la religion chrétienne, comme si c'était là une preuve de force d'esprit. Ce mot est devenu de mauvais goût ; les noms de libertins, d'incrédules, de matérialistes, de déistes, d'athées, ont passé rapidement, et on s'est arrêté ii celui de philosophes ou d'encyclopé- distes, dont l'un signifie ami de la vérité, et l'autre, coopérateur de VEncy- dopédie. Ces mots dureront longtemps, parce que, les rendant ainsi synonymes d'incrédules, on peut espérer de trouver le moyen de nuire aux véritables philosophes, et aux savants célèbres qui ont travaillé à l'Ency- clopédie. C.

Il faut toujours en France persécuter quelqu'un : tantôt c'est Vanini, à qui on a fait accroire qu'il est sorcier et athée, parce ([u'on a trouvé chez lui un crapaud dans une bouteille; tantôt

��1. La condamnation par le parlement du livre de l'Esprit, par Helvétius, est du février 1759.

�� � SUR LES PENSÉES DE PASCAL. 9

c'est un nommé Toussaint, auteur crun très-i)lat livre sur les Mœurs, qu'on a la sottise de trouver hardi ^ C'est, dans un autre pays, une société de francs-maçons, gens dangereux, qui portent un tablier à table. Il n'y a pas encore longtemps qu'on pendait en Espagne un Juif entre deux chiens ; en France, on tient Arnauld en exil pour la grâce triomphante, et Fénelon, pour l'amour pur. Autrefois on voulut faire brûler à Paris, comme ayant fait pacte avec le diable, les premiers imprimeurs qui ap- portèrent des livres, V,

XIV. — Ainsi le sage doit parler comme le peuple, en conservant cepen- dant une pensée de derrière. C.

Ces décisions de Pascal sont étonnantes, et la pensée de der- rière semble plus d'un jésuite que de Pascal. On en parlera ail- leurs. V.

XV. — Plaignons Pascal d'avoir assez peu senti l'amitié pour croire qu'on peut juger son ami sans prévention, et de n'avoir connu des erreurs des hommes que celles qui les divisent, et non celles qui font qu'ils s'aiment davantage. Les éditeurs n'ont point imprimé la pensée que nous venons de citer- ; elle aurait donné une trop mauvaise idée des amis de Pascal. C.

On sent, en lisant ces lignes, qu'on aimerait mieux avoir pour ami l'auteur de VÉloge de Pascal que Pascal lui-même. V.

XVI. — Cela même devait être un grand avantage aux yeux d'un phi- losophe qui ne voyait dans !a morale humaine aucune base fixe sur laquelle on pût appuyer la distinction du juste ou de l'injuste. C.

Rigida^ virtutis amator, Quaere quid est virtus, et posce exemplar honesti. V.

XVII. — De la maiîière de prouver la vérité, et de l'exposer- aux hommes-^ C.

Ce n'est point ainsi que Pascal avait arrangé ses pensées, car il ne les avait point arrangées du tout ; il les jeta au hasard. Ses amis, après sa mort, les mirent dans un autre ordre: l'auteur de VÉloge les a mises dans un autre, et ce nouvel ordre est plus méthodique. V.

1. Les Mœurs (par F.-V. Toussaint), 1748, trois tomes en un volume in-1-2: ouvrage condamné au feu par le parlement, le 6 mai 1748.

2. C'est celle qui est le sujet de la remarque \ci.

3. C'était le titre que Condorcet avait mis en tète des Pensées, dont il avait composé son article premier.

�� � 40 DERNIÈRES REMARQUÉS

XVIII. — Ce qui passe la f^conu-trie nous surpasse, el néanmoins il est nécessaire d'en dire (pie^pie chose, ([uoiqu'il soit impossible de le prati- quer*. P.

S'il est impossible de le jiiettre en pratique, il est donc inutile iFen parler, V.

XIX. — On ne reconnaît en géométrie que les seules définitions que les logiciens appellent définitions de noms, c'est-à-dire que les seules imposi- tions de nom aux choses qu'on a clairement désignées en termes parfaitement connus; et je ne parle ([ue de celles-là seulement. P.

Ce n'est là ({u'une nomenclature, ce n'est pas une définition. Je veux désigner un gros oiseau, d'un plumage noir ou gris, pesant, marchant gravement, qu'on mène paître en troupeau, qui porte un fanon de chair rouge au-dessous du bec, dont la patte est privée d'éperon, qui pogsse un cri perçant, et qui étale sa queue comme le paon étale la sienne, quoique celle du paon soit beaucoup plus longue et plus belle. Voilà cet oiseau défini. C'est un dindon ; le voilà nommé. Je ne vois pas qu'il y ait rien là de géométrique. V.

XX. — Il parait que les définitions sont très-libres, et qu'elles ne sont Jamais sujettes à être contredites: car il n'y a rien de plus permis que de donner à une chose qu'on a clairement désignée un nom tel qu'on voudra. P.

Les définitions ne sont point très-libres, il faut absolument définir per genus lyroprium et per diffcrentiam proximam. C'est \q nom qui est libre. V.

XXI. — 11 paraît (|ue les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter queUiue science que ce soit dans un ordre absolument accompli; mais il ne s'ensuit pas de là ([u'on doive abandonner toute sorte d'ordre. P.

Les hommes ne sont point dans une impuissance insurmon- table de définir ce qu'ils connaissent des objets de leurs pensées, €t c'est assez i)our raisonner conséquemment. V.

XXII. — Elle (la géométrie) ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce (jue ces termes-là désignent si naturellement les choses qu'ils signifient à ceu\ (pii entendent la langue que l'éclaircissement (|u"oa voudrait en faire apporterait plus d'obscurité que d'instruction. P.

1. Le>; cinq premières pensées sont extriiites du traité de VEsprit géométrique.

�� � SUR LES PENSÉES DE PASCAL. 11

Apollonius, assurément grand géomètre, voulait qu'on définît tout cela. In commençant a besoin qu'on lui dise : L'espace est la distance d'une chose à une autre; le mouvement est le trans- port d'un lieu à un autre ; le nombre est Tunité répétée ; le temps est la mesure de la durée. Cet article mériterait d'être refondu par le génie de Pascal. V.

^XXIIL — L'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison. Or, de ces deux méthodes, l'une de convaincre, l'autre d'agréer, je ne donnerai ici les règles que de la première, et encore au cas qu'on ait accordé les principes, et qu'on demeure ferme à les avouer : autrement je ne sais s'il y aurait un art pour accommoder les preuves à l'inconstance de nos caprices. La manière d'agréer est bien, sans comparaison, plus diflicile, plus subtile, plus utile, et plus admirable : aussi si je n'en traite pas, c'est parce que je n'en suis pas capable, et je m'y sens tellement disproportionné que je crois pour moi la chose absolument impossible. P.

Il l'a trouvée très-possible dans les Provinciales. V.

XXIV. — Il y a un art, et c'est celui que je donne, pour faire voir la liaison des vérités avec leurs principes, soit de vrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu'on a une fois avoués demeurent fermes, et sans être jamais démentis; mais comme il y a peu de principes de cette sorte, et que hors de la géométrie, qui ne considère que des figures très-simples, il n'y a presque point de vérités dont nous demeurions toujours d'accord, et encore moins d'objets de plaisirs dont nous ne changions à toute heure, je ne sais s'il y a moyen de donner des règles fermes pour accorder les discours à l'inconstance de nos caprices. Cet art, que j'appelle l'art de persuader, et qui n'est proprement que la conduite des preuves méthodiques et parfaites, con- siste en trois parties essentielles : à expliquer les termes dont on doit se servir par des définitions claires, à proposer des principes ou axiomes évidents pour prouver les choses dont il s'agit, et à substituer toujours mentalement, dans la démonstration, les définitions à la place des définis. P.

Mais ce n'est pas là l'art de persuader, c'est l'art d'argumen- ter. V.

XXV. — Pour la première objection, qui est que ces règles sont connues - dans le monde, qu'il faut tout définir et tout prouver, et que les logiciens même les ont mises entre les préceptes de leur art, je voudrais que la chose fût véritable, et qu'elle fût si connue que je n'eusse pas eu la peine de

i. Les huit pensées suivantes sont tirées du traité de VArf de persuader. 2. Les éditeurs modernes écrivent communes.

�� � 4^ DERNIÈRES REMARQUES

reclierclier avec tant de soin la source de tous les défauts de nos raison- nements. P.

Locke, le Pascal des Anglais, n'avait pu lire Pascal. îl vint après ce grand homme, et ces pensées paraissent, pour la première fois, plus d'un demi-siècle après la mort de Locke. Cependant Locke, aidé de son seul grand sens, dit toujours : Définissez les termes. V.

XXVF. — C'esi de cette sorte que la 1oi,m(iuo a peut-rtre emprunté les règles de la géométrie sans en comprendre la force; et ainsi en les mettant à l'aventure parmi celles qui lui sont propres, il ne s'ensuit pas de là qu'ils aient entré dans l'esprit de la géométrie; et s'ils n'en donnent pas d'autres marques que de l'avoir dit en passant, je serai bien éloigné de les mettre en parallèle avec les géomètres, qui apprennent la véritable manière de con- duire la raison.

Je serai au contraire bien disposé à les en exclure, et presque sans retour : car de l'avoir dit en passant sans avoir pris garde que tout est renfermé là-dedans, et au lieu desuivrc ces lumières, s'égarer à perte de vue après des recherches inutiles pour courir à ce qu'elles offrent et qu'elles ne peuvent donner, c'est véritablement montrer qu'on n'est guère clairvoyant, et bien moins que si l'on n'avait manqué de les suivre que parce qu'on ne les avait pas a])erçues. P.

Qui, les? C'est sans doute les règles de la géométrie dont il veut parler \ V.

XXVn. — La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d'y conduire. Les géomètres seuls y arrivent; et hors de leur science et de ce qui l'imite, il n'y a point de véritables démonstrations: tout l'art en est renfermé dans les seuls préceptes que nous avons dit. Ils sufhsent seuls, ils prouvent seuls; toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles.

Voilà ce que je sais par une longue exjiérience de toute sorte de livres et de personnes.

Le défaut d'un raisonnement faux est une maladie qui se guérit par les deux remèdes indiqués^. On en a composé un autre d'une infinité d'herbes inutiles, où les bonnes se trouvent enveloppées, et oiî elles demeurent sans effet par les mauvaises qualités de ce mélange.

Pour découvrir tous les sophismes et toutes les éijuivoques des raison- nements captieux, ils ont inventé des noms barbares qui étonnent ceux qui les entendent; et au lii'u (]u'on ne peut débrouiller tous les replis de ce

��1. An lieu de lire dans le- premier alinéa : // ne s'ensuit, pas de là qu'ils aient entré, lisez : Il ne s'ensuil pas de là que les hr/iciens soient entrés, et l'équivoque cesse. (G. A.)

"2. Texte exact : par ces deux remèdes.

�� � SUR LES PENSÉES DE PASCAL. 43

nœud si embarrassé qu'en tirant les deux ijouts que les géomètres assignent, ils en ont mariiué un nombre étrange d'autres où ceux-là se trouvent compris, sans qu'ils sachent le([uel est le bon. P.

Qui, ils? Apparemment les rhéteurs anciens de l'école'. Mais que cela est obscur! V.

XXVIIL — Rien n'est plus commun que les bonnes choses. P. Pas si commun ! V.

XXIX. — Les meilleurs livres sont ceux que chaque lecteur croit qu'il aurait pu faire. P.

Cela n'est pas vrai dans les sciences ; il n'y a personne qui croie qu'il eût pu faire les principes mathématiques de Newton. Cela n'est pas vrai en belles-lettres : quel est le fat qui ose croire qu'il aurait pu faire l'Iliade et rÉnéide? V.

XXX. — Je ne fais pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent être simples, na'fves. naturelles comme elles le sont. Ce n'est pas Barbara et Baraliplon^ qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l'esprit; les manières tendues et pénibles le remplissent d'une sotte présomp- tion par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule, au lieu d'une nourriture solide et vigoureuse; et l'une des raisons principales qui éloignent le plus ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu'ils doivent suivre est l'imagination, qu'on prend d'abord, que lei bonnes clioses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, élevées, sublimes. Cela penl tout. Je voudrais les nommer basses, communes, fami- lières: ces noms-lii leur conviennent mieux; je hais les mots d'enflure. P.

C'est la chose que vous haïssez, car, pour le mot, il en faut un qui exprime ce qui vous déplaît. V.

XXXL — Les pliilosophes se croient bien fins d'avoir renfermé .toute leur morale sous certaines divisions; mais pourquoi la diviser en quatre plutôt qu'en six? Pourquoi faire plulôt quatre espèces de vertus que dix? P.

On a remarqué, dans un abrégé de l'Inde •' et de la guerre misérable que l'avarice de la compagnie française soutint contre l'avarice anglaise ; on a remarqué, dis-je, que les brames peignent la vertu belle et forte avec dix bras, pour résister à dix péchés

��1. Mettre comme plus haut le mot logiciens au lieu du mot ils. (G. A.)

2. Figures de syllogisme, qu'on trouve encore dans la Logique de Port-Royal.

3. Fragments historiiues sur Vlnde et sur le général Lally, article x; voyez tome XXIX, page 117.

�� � a DERNIÈRES REMARQUES

capitaux. Les missionnaires ont pris la \ertii pour le diable. V.

XXXII. — Il \ en ;i qui masquent toute la nature. Il n'y a point de roi parmi cu\, mais un aiujusle monarque; point de l'aiis, mais une capitale du royaume. P.

Col empire absolu sur la terre et sur l'onde,

Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde.

Cette grandeur sans borne, et cet illustre rang'.

Ceux qui écrivent en beau français les gazettes, pour le profit des propriétaires de ces fermes dans les pays étrangers, ne manquent Jamais dédire : « Cette auguste famille entendit vêpres dimanche, et le sermon du révérend père N, Sa Majesté joua aux dés en haute personne. On fit l'opération de la fistule à Son Éminence. » V.

XXXIII. —Tant il est diiTicile de rien obtenir de l'Iiomme que par le plaisir, qui est la monnaie pour hupielle nous donnons tout ce (ju'on veut! P.

Le plaisir n'est pas la monnaie, mais la denrée pour laquelle on donne tant de monnaie qu'on vent. Y.

XXXIV. — La dernière chose qu'on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu'il faut mettre la première. P.

Quelquefois. Mais jamais on n'a commencé une histoire ni une tragédie par la fin, ni aucun travail. Si on ne sait souvent par où commencer, c'est dans un éloge, dans une oraison funèbre, dans un sermon, dans tous ces ouvrages de pur appareil, oii il faut parler sans rien dire, V.

XXXV. — Que ceux qui combattent la religion apprennent au moins quelle elle est avant que de la combattre. P.

Tl ne faut pas commencer d'un ton si impérieux 2. V.

XXXVI. — Si cette religion se vantait d'avoir une vue claire de Dieu, et de le posséder à découvert ot sans voile, etc. P.

Elle serait bien hardie. V.

XXXVII. — iMais puis(|u"elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres... 1'.

1. Cinna, acte II, scène i.

2. C'est par cette pensée que .s'ouvre l'article 2 de l'édition de Condorcct. Pascal V traite de la Nécessité de s'occuper des preuves deV existence d'une vie future.

�� � SUR LES PENSÉES DE PASCAL. 4:,

Voilà uiip plaisante façon d'enseigner! (luidez-moi, car je marche dans les ténèbres. V.

XXXVin. — En véi'ité, je ne puis ni'empôclier de leur dire ce (|uo j'ai (fil souvent, que cette négligence n'est pas supportable. 1*.

A quoi bon nous apprendre que vous l'avez dit souvent? V,

XXXIX. — L'immortalité de l'àme est une chose qui nous importe si fort et qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et toutes nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu'en la réglant parla vue de ce point, qui doit être notre dernier objet. P.

II ne s'agit pas encore ici de la sublimité et de la sainteté de la religion chrétienne, mais de l'immortalité de l'àme, qui est le fondement de toutes les religions connues, excepté de la juive : je dis excepté de la juive, parce que ce dogme n'est exprimé dans aucun endroit du Pentateuque, qui est le livre de la loi juive ; parce que nul auteur juif n'a pu y trouver aucun passage qui dé- signât ce dogme ; parce que, pour établir l'existence reconnue de cette opinion si importante, si fondamentale, il ne suffit pas de la supposer, de l'inférer de quelques mots dont on force le sens naturel ; mais il faut qu'elle soit énoncée de la façon la plus positive et la plus claire ; parce que, si la petite nation juive avait eu quelque connaissance de ce grand dogme avant Antiochus Épiphanes, il n'est pas à croire que la secte des saducéens, rigides observateurs de la loi, eilt osé s'élever contre la croyance fondamentale de la loi juive.

Mais qu'importe en quel temps la doctrine de l'immortalité et de la spiritualité de l'àme a été introduite dans le malheureux pays de la Palestine? Qu'importe que Zoroastre aux Perses, Nunia aux Romains, Platon aux Grecs, aient enseigné l'existence et la permanence de l'àme? Pascal veut que tout homme, par sa propre raison, résolve ce grand problème. Mais lui-même le peut- il? Locke, le sage Locke, n'a-t-il pas confessé que l'homme ne peut savoir si Dieu ne peut accorder le don de la pensée à tel être qu'il daignera choisir? N'a-t-il pas avoué parla qu'il ne nous est pas plus donné de connaître la nature de notre entendement que de connaître la manière dont notre sang se forme dans nos veines ? Jescher a parlé, il suffit.

Quand il est question de l'àme, il faut combattre Épicure,

�� � 16 DERNIÈRES REMARQUES

Lucrèce, Pomponace, et ne pas se laisser sul)juguor par une faction de théologiens du faubourg Saint-Jacques', jusqua couvrir d'un capuce une tête d'Arcliiniède, V.

XL. — 11 ne faut pas avoir l'àme tort élevée pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable et solide; que tous nos plaisirs ne sont que vanité; que nos maux sont infinis; et qu'enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit nous mettre dans peu d'années, et peut-être en peu de jours, dans un état éternel de hoiilicur, ou de mallieur, ou d'anéantisse- ment, r.

Il n'y eut ni malheur étemel ni anéantissement dans les systèmes des brachmanes, des Égyptiens, et chez plusieurs sectes grecques. Enfin ce qui parut aux Romains de plus vraisemblable, ce fut cet axiome tant répété dans le sénat et sur le théâtre :

Que devient riioiume après la mort? Ce ([u'il était avant de naître-.

Pascal raisonne ici contre an mauvais chrétien, contre un chrétien indilïérent, qui ne pense point à sa religion, qui s'étourdit sur elle ; mais il faut parler à tous les hommes : il faut convaincre un Chi- nois et un Mexicain, un déiste et un athée; j'entends des déistes et des athées qui raisonnent, et qui par conséquent méritent qu'on raisonne avec eux : je n'entends pas des petits-maîtres. V.

XLL — Comme je ne sais d'où je viens, aussi ne sais-je où je vais; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. P.

Si vous ne savez où vous allez, comment savez-vous que vous tombez infailliblement ou dans le néant ou dans les mains d'un Dieu irrité? Qui vous a dit que l'Être suprême peut être irrité? N'est-il pas infiniment plus probable que vous serez entre les mains d'un Dieu bon et miséricordieux ? Et ne peut-on pas dire de la nature divine ce que le poëte philosophe des Romains en a dit ?

Ipsa suis pollens opibus, niliil indiga nostrî,

Nec bene pronieritis capitur, nec lanizitur ira. V.

XLII. — Ce repos brutal entre la crainte de l'enfer et du néant semble si beau que non-seulement ceux qui sont véritablement dans ce doute mal-

��1. Port-Royal.

-2. Voyez tome XXIX, page 522.

3. Lucrèce, chant IF, vors 6i9-50.

�� � SUR LES PENSÉES DE PASCAL. 47

heureux s'en glorifient, mais que ceux mêmes qui n'y sont pas croient qu'il leur est glorieux do feindre d'y Otre. Car l'expérience nous fait voir ([ue la plupart de ceux qui s'en mêlent sont de ce dernier genre, que ce sont des gens qui se contrefont, et qui ne sont pas tels qu'ils veulent paraître. Ce sont des personnes qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté. P.

Cette capucinade n'aurait jamais été répétée par un Pascal si le fanatisme janséniste n'avait pas ensorcelé son imagination. Comment n'a-t-il pas vu que les fanatiques de Rome en pouvaient dire autant à ceux qui se moquaient de Numa et d'Égérie; les énergumènes d'Egypte, aux esprits sensés qui riaient d'Isis, d'Osiris, etd'Horus; le sacristain de tous les pays, aux honnêtes gens de tous les pays ? V.

XLIIL — S'ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toute manière de ce bon air qu'ils cherchent, que rien n'est plus capable de leur attirer le mépris et l'aversion des hommes, et de les faire passer pour des personnes sans esprit et sans jugement. Et en effet, si on leur fait rendre compte de leurs sentiments, et des raisons qu'ils ont de douter de la religion, ils diront des choses si faibles et si basses qu'ils persuaderont plutôt du contraire. P.

Ce n'est donc pas contre ces insensés méprisables que vous devez disputer, mais contre des philosophes trompés par des arguments séduisants. V.

XLIV. — C'est une chose horrible do sentir continuellement s'écouler tout ce qu'on possède, et qu'on puisse s'y attacher sans avoir envie de cher- cher s'il n'y a point quelque chose de permanent. P.

Durum, sed levius fit patientia,

Quid(}uid corrigere est nefas ^ V. \

XLV. — De se tromper en croyant vraie la religion chrétienne il n'y a pas grand' chose à perdre; mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse! P.

Le flamen de Jupiter, les prêtres de Cyhèle, ceux d'Isis, en disaient autant ; le muphti, le grand-lama, en disent autant. 11 faut donc examiner les pièces du procès. V.

XLVL — Entreprenez de tirer ces gens-là de cette situation en faisant valoir l'argument de M. Locke, ils vous diront sans doute qu'il y aurait de

1. Horace, livre I, ode xsiv. 3L — Mélanges. X. 2

�� � 18 DERNIÈRES REMARQUES

la folie à sortir de cet état d'une parfaite; tiaïKiuillité dans laquelle consiste le souverain bonheur en ce monde, pour rentrer dans un autre plein de doutes, de crainte, et d'incertitude. F.

J"ai pcMir (iiiG ce no soit ex fnlso supponente. V.

XLVII. — I{eprésent.ez-vous.... un missionnaire (|ui entreprend de con- vertir ce philosophe (cliinois) à la relii^ion chictieniie. V.

Songez qne les autres religions, excepté la juive, menaçaient de l'enfer longtemps avant nous; songez que les bonzes de la secte de Laokiuni, à la Chine, menacent d'une espèce d'enfer; songez que, même du temps de Lucrèce, on menaçait de l'enfer à Rome :

.Elernas quoniam pœiias in morte limendum esl^.

L'enfer est bien ancien : les brames disent qu'ils ont inventé leur ondcra - il y a des millions d'années. V.

XLVIIL — Supposons maintenant, par une comparaison sensible, qu'on mette entre les mains d'un entant les vingt-quatre caractères d'imprimerie qui forment les vingt-quatre lettres de l'alphabet, pour cjuil les arrangea sa fantaisie. ¥.

Un Chinois, les vingt-quatre lettres de l'alphabet! C'est sans doute une faute d'impression; il faut dire : Votre alphabet. V.

XLIX. — Ce que je possède m'est assuré, dussé-je aller jusqu'à cent ans. F.

Ah! mon ami, dans la révolution du dernier siècle, quel Chi- nois était sûr un moment de sa fortune et de sa vie? V.

L. — 11 s'ensuit que le plaisir qui naît de l'espérance probable n'a qu'un fondement très-incertain. F.

Donc tu n'avais tout à l'heure qu'un fondement très-incertain que tout ce que tu possèdes t'était assuré, mon cher Chinois. V.

1,1. — J'ai aujourd'hui, encore un coup, tout ce qu'il me faut pour mener une vie tranquille, que je regarde comme le souverain bonheur; et je suis certain d'en jouir jusqu à la fin de ma carrière. F.

Ail ! et si tu as la goutte et la pierre, mon pauvre Chinois? V.

LU. — La crainte des accidents ne l'inquiète pas, surtout lorsqu'il se trouve persuadé, comme je le suis moi-même, qu'il y a infiniment plus de

1. Lucrèce, chant, I, vors 112.

2. Voyez tome XVIll, page 31.

�� � SUR LES PENSEES DE PASCAL. i9

probabilité pour lui que ces accidents n'arriveront pas, que de raisons de crainte qu'ils n'arrivent. F.

Eh ! comment est-il plus probable que tu n'auras pas la pierre, ia goutte, la fistule, la dysenterie, la fièvre putride, qu'il n'est probal)le que tu ne les auras pas, mon cher Chinois? A .

LIIL — Je conviens encore que je ne vois point d'impossibilité ni de répugnance physique dans la supposition de votre système. F.

Un philosophe chinois devrait voir une répugnance physique, métaphysique, morale, entre un Être bon et des supplices infinis en durée et en douleurs. V.

LIV. — En un mot, au lieu que jusqu'ici je me suis estimé un homme parfaitement heureux, je ristjue de devenir, par les suites, de toutes les créa- tures la plus misérable; et s'il se trouvait qu'enfin mon espérance fût vaine, n'est-il pas vrai que j'aurais sacrifié tout ce qu'on peut sacrifier de réel, noi> seulement contre le néant, mais même contre la plus grande de toutes les misères? Le beau trait de sagesse! F.

Si j'avais été Chinois, j'aurais ajouté : Mon révérend bonze de Dominique ou d'Ignace, vous ne m'avez proposé que la moitié de la question. Non-seulement vous nous placez ici entre le néant et Dieu, mais entre le néant et votre Dieu. Or, hier un kutuctu (le Tartarie, un talapoin de Siam, un brame de Coromandcl, un sunnite de Turquie, un bonze du Japon, me tinrent les mêmes discours; je les envoyai tous promener : soulTrez que je vous lasse le même compliment. V.

LV. — A risquer un bonheur réel, quelque mince qu'il fût, contre la chi- mère la plus magnifique et la plus flatteuse que l'esprit humain puisse ima- giner, il n'y a aucune proportion, aucune espérance de gagner, ni par consé- quent aucune raison qui puisse porter un homme de bon sens à prendre ce parti.

Ce raisonnement de mon ami, ou plutôt de son philosophe chinois, paraît décisif contre l'argument de M. Locke. F.

Aussi Locke ne faisait pas grand cas de cet argument ; il ne comparait même qu'un scélérat à un homme de bien. Il est clair en effet qu'il vaut mieux être un Trajan ou un Marc-Aurèle, dans quelque système que ce soit, que d'être un Néi^on ou un pape Alexandre VI. Ce pape et cet empereur Néron doivent craindre d'avoir une àme immortelle. Les gens de bien n'ont rien à craindre dans aucun système. V.

�� � 20 DERNIÈRES REMARQUES

LVI. — A l'(',;,';iiil duii lioinmc persuadé d'une certitude géométrique, que le système do notre religion est erroné ! F.

11 faut (lire aussi que le système des anciens Siamois, des premiers Indiens, des Chaldéens, des Grecs, etc., est erroné. V.

LVII. — il faut convenir, au surplus, ([u'il y a des occasions où notre raison nous est fort incommode, soit que nous la suivions ou que nous l'a- bandonnions.

Je suis de ce sentiment, cl je ne donne pas le raisonnement de mon ami, ni celui de son philosophe chinois, à mes lecteurs pour jeter des scrupules dans leur esprit, fussent-ils même de toute autre religion que la nôtre; mais dans l'espérance que quelqu'un plus habile que moi voudra se donner la peine de le réfuter solidement. Pour moi, je ne l'entreprends pas, de crainte qu'après tons les efforts que j'aurais faits il ne m'arrivàt ce qui est arrivé à quelques-uns de ceux qui ont écrit -sur l'immortalité de l'àme, qui, ne l'ayant pas prouvée au gré des critiques sévères, ont été soupçonnés de ne la pas croire eux-mêmes. F.

Que cette dissertation, dans laquelle l'auteur est très-réservé, soit do Bernard de Fontenolle ou d'un autre, il n'importe. Mais voici une étrange réllexion. Pascal Tapôln» du jansénisme veut qu'on joue l'immortalité de Tàme à croix et pile, en mettant en jeu l'unité contre l'infini; et Saint-Cyran, fondateur du jansé- nisme, a fait un livre en fa^ eur du suicide \ qui suppose l'àme mortelle. Pauvres humains, argumentez maintenant tant qu'il vous plaira. Y.

LVIII. — Si un artisan était sûr de rêver, foutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait plus iieureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan, l*.

Être heureux comme un roi, dit le pcujjle hébété-. V.

LIX. — Je vois bien qu'on appliciue les mêmes mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient, par exemple, de la neige, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par les mêmes mots, en disant l'un et l'autre qu'elle est blanche; et de cette conformité d'application on tire une puissante conjecture d'une conformité d'idées; mais cela n'est pas absolument convaincant, ({uoii^u'il y ait bien à parier pour l'anirmative'^ P.

1. Voyez tome XXV, page bdl.

2. Vers dcVoftairc dans le proArnav Discours sur l' homme ;\oycz tome IX, page 380

��2. Versdc Voltaircdaus le premier /)iscoM?'S suri homme, -yoycz tomelX, page3:

3. Voyez la note, tome XXII, page 51, où est rapportée la remarque qu' trouve sur la même pensée dans l'édition de 1734 des Lettres philosophiques.

��on

�� � SUR LES PENSEES DE PASCAL. 21

Il y a toujours des diiïéroiicos imporcoptihlos entre les choses les plus semblables; il n'y a jamais eu peut-être deux œufs de poule absolument les mêmes ; mais qu'importe ? Leibnitz devait- il faire un principe philosophique de cette observation triviale? V.

LX. — C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires des principes des choses, des principes de la philosophie, et autres semblables, aussi fastueux en effet, quoique non en apparence, que cet autre qui crève les yeux : de omni scibili ^. P.

Qui cr'cve les yeux ne veut pas dire ici se montre évidemment; il signifie tout le contraire. V,

LXL — Ne cherchons donc point d'assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparences; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment et le fuient. Cela étant bien compris, je crois qu'on s'en tiendra au repos, chacun dans l'état où la nature l'a placé. P.

Tout cet article, d'ailleurs obscur, semble fait pour dégoûter des sciences spéculatives. En effet, un bon artiste en haute-lisse, en horlogerie, en arpentage, est plus utile que Platon. V.

LXTt. — La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine. P.

Il eût plutôt fallu dire à l'infini. Mais souvenons-nous que ces pensées jetées au hasard étaient des matériaux informes qui ne furent jamais mis en œuvre. V.

LXIIL — Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes ac- coutumés ? Dans les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la chasse dans les animaux.

Une différente coutume donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par expérience; et s'il y en a d'ineffaçables à la Cf utume, il y en a aussi de la coutume ineffaçables à la nature. Cela dépend de la disposition.

Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée? La coutume est une seconde na- ture qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. P.

Ces idées ont été adoptées par Locke. Il soutient qu'il n'y a nul principe inné; cependant il paraît certain que les enfants

1. C'est le titre des thèses que Pic de la Mirandole soutint avec grand éclat à Rome, à l'âge de vingt-quatre ans.

�� � 22 DERNIÈRES REMARQUES

ont un instinct : celui do rémiilnlion, celui do la pilié, celui do mettre, dès qu'ils le peuvent, les mains devant leur visaj^e quand il est en danger, celui de reculer pour mieux sauter dès qu'ils sautent, V.

LXIV. — L'affection ou la liainc change la justice'. En effet, combien un avocat, bien payé par avance, trouve-t-ii plus juste la cause (|u'il plaide! P.

Je compterais plus sur le zèle d'un homme espérant une grande récompense que sur celui d'un homme l'ayant reçue. V.

LXV. — Je blâme également et ceux qui prennent le parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de le divertir; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. P.

Hélas! si vous aviez soufTert le divertissement, vous auriez vécu davantage. V.

LXVI. — Les sloïques disent: Rentrez au dedans de vous-même, et c'est là où vous trouverez votre repos; et cela n'est pas vrai. Les autres disent : Sortez dehors, et cherchez le bonheur en vous divertissant; et cela n'est pas vrai. Les maladies viennent; le bonheur n'est ni dans nous ni hors de nous : il est en Dieu et en nous. P.

En vous divertissant vous aurez du plaisir; et cela est très- vrai. Nous avons des maladies; Dieu a mis la petite vérole et les vapeurs au monde. Hélas encore! hélas! Pascal, on voit bien que vous êtes malade. V.

LXVIL — Les principales raisons des pyrrhoniens sont que nous n'avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. P.

Les pyrrhoniens absolus ne méritaient pas que Pascal parlât deux. V.

LXVIII. — Or ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque n'y ayant point de certitude hors la foi, si l'homme est créé par un Dieu bon ou par un démon méchant, s'il a été de tout temps, ou s'il s'est fait par hasard-, il est en doute si ces principes nous sont donnés, ou véritables, ou faux, ou incertains, selon notre origine. I^.

La foi est une grùce surnaturelle. C'est combattre et vaincre la raison que Dieu nous a donnée; c'est croire fermement et

1. De facn.

2. Au lieu de : S'il a élé ih tout temps, ou s'il s'est fait par liasard. lire : Ou à l'aventure.

�� � SUR LES PENSÉES DE PASCAL. 23

aveuglément un homme qui ose parler au nom de Dieu, au lieu de recourir soi-même à Dieu. C'est croire ce qu'on ne croit pas^ Un philosophe étranger qui entendit parler de la foi, dit que c'était se mentir à soi-même. Ce n'est pas là de la certitude, c'est de l'anéantissement. C'est le triomphe de la théologie sur la faiblesse humaine. V.

LXIX. — Je sens qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. P.

Ce n'est point le raisonnement, c'est l'expérience et le tâton- nement qui démontrent cette singularité, et tant d'autres. V.

LXX. — Tous les hommes désirent d'être heureux; cela est sans excep- tion. Quelques différents moyens qu'ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l'un va à la guerre et que l'autre n'y va pas, c'est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et qui se pendent.

Et cependant, depuis un si grand nombre d'années, jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, rotuiiers, vieillards, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tout temps, de tous âges, et de toutes conditions. P.

Je sais qu'il est doux de se plaindre; que de tout temps on a vanté le passé pour injurier le présent; que chaque peuple a ima- giné un âge d'or, d'innocence, de honne santé, de repos, et de plaisir, qui ne subsiste plus. Cependant j'arrive de ma province à Paris; on m'introduit dans une très-belle salle où douze cents personnes écoutent une musique délicieuse : après quoi toute cette assemblée se divise en petites sociétés qui vont faire un très-bon souper, et après ce souper elles ne sont pas absolument mécontentes de la nuit. Je vois tous les beaux-arts en honneur dans cette ville, et les métiers les plus abjects bien récompensés, les infirmités très-soulagées, les accidents prévenus ; tout le monde y jouit, ou espère jouir, ou travaille pour jouir un jour, et ce dernier partage n'est pas le plus mauvais. Je dis alors à Pascal : Mon grand homme, êtes-vous fou?

Je ne nie pas que la terre n'ait été souvent inondée de mal- heurs et de crimes, et nous en avons eu notre bonne part. Mais

1. Voltaire avait déjà dit (voyez tome XIX, page 156): «La foi divine, sur laquelle on a tant écrit, n'est évidemment qu'une incrédulité soumise. »

�� � 24 DERMKHES RK M ARQUES

certainement, lorsque Pascal ('crivait, nous n'étions pas si à plaindre. Nous ne sommes pas non plus si misérables aujour- d'hui.

Prônons toujours ceci, puisque Dieu nous l'envoie; Aous n'aurons pas toujours tels passe-temps. Y.

LXXl. — Si donc on peut regarder conune des enthousiastes les sectateurs de cette inorale, on ne peut se dispenser de reconnaître dans son inventeur un génie profond et une ànie sujjlime. C.

Il est vrai que c'est le sublime des petites-maisons; mais il est bien respectable. V,

LXXH. — Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incerti- tude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes inca|)ables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et nous sommes in- capables et de certitude et de bonheur. Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d'où nous sommes tombés. P.

Comment peut-on dire que le désir du bonheur, ce grand présent de Dieu, ce premier ressort du monde moral, n'est qu'un juste supplice? éloquence fanatique! V,

LXXIII. — Il faut avoir une pensée de derrière, et juger du tout par là, en parlant cependant comme le peuple. P.

L'auteur de VÉloge i est bien discret, l)ien retenu, de garder le silence sur ces pensées de derrière. Pascal et Arnauld l'au- raient-ils gardé s'ils avaient trouvé cette maxime dans les pa- piers d'un jésuite? V.

LXXIV. — Ea plupart de ceux qui entreprennent de prouver la Divi- nité aux impies commencent d'ordinaire par les ouvrages de la nature, et ils y réussissent rarement. Je n'attaque pas la solidité de ces preuves, con- sacrées par l'Écriture sainte : elles sont conformes à la raison; mais souvent elles ne sont pas assez conformes el assez proportionnées à la disposition de l'esprit de ceux pour qui elles sont destinées.

Car il faut remarquer qu'on n'adresse pas ce discours à ceux qui ont la foi vive dans le cœur, et qui voient incontinent que tout ce qui est n'est autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent; c'est à eux que toute la nature parle pour son auteur, et que les cieux annoncent la gloire de Dieu. Mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte, et dans lesquels on a des- sein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de charité, qui ne trouvent que des ténèbres et obscurité dans toute la nature, il semble que ce ne soit pas le moyen de les ramoner (jue de ne leur donner, pour

1 . Cnndorcot.

�� � SUR LES PENSÉES DE l'ASCAL. 25

preuve de ce grand et important sujet, que le cours de la lune ou des pla- nètes, ou des raisonnements communs, et contre lesquels ils se sont conti- nuellement roidis. L'endurcissement de leur esprit les a rendus sourds à celle voix de la nature qui a retenti continuellement à leurs oreilles ; et l'expérience fait voir que, bien loin qu'on les emporte par ce moyen, rien n'est plus capable, au contraire de les rebuter et de leur ôter l'espérance de trouver la vérité, que de prétendre les en convaincre seulement par ces sortes de raisonnements, et de leur dire qu'ils y doivent voir la vérité à dé- couvert. Ce n'est pas de cette sorte que l'Écriture, qui connaît mieux que nous les choses qui sont de Dieu, en parle. P.

Et qu'est-ce donc que le Cœli enarrant gloriam Dci^? V,

LXXV. — C'est une chose admirable ([ue jamais auteur canonique ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu; tous tendent à le faire croire, et jamais ils n'ont dit : Il n'y a point de vide, donc il y a un Dieu. Il fallait qu'ils fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus depuis, qui s'en sont tous servis. P.

Voilà un plaisant argument : Jamais la Bible n'a dit comme Descartes : Tout est plein, donc il y a un Dieu. V.

LXXVL — On ne voit presque rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle ren- versent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité. Les lois fon- damentales - changent ; le droit a ses époques. Plaisante justice qu'une rivière ou une montagne borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. P.

Il n'est point ridicule que les lois de la France et de l'Espagne difïèrent; mais il est très-impertinent que ce qui est juste à Romorantin soit injuste à Corbeil; qu'il y ait quatre cents juris- prudences diverses dans le même royaume; et surtout que, dans un même parlement, on perde dans une chambre le procès qu'on gagne dans une autre chambre. V,

LXXVIL — Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au delà de l'eau, et que son prince a querelle avec le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui ? P.

Plaisant n'est pas le mot propre; il fallait démence exécrable. V.

LXXVIII — La justice est ce qui est établi; et ainsi toutes nos lois éta- blies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puis- qu'elles sont établies. P.

1. Psaume xvin, verset 2.

2. En peu d'années les lois fondamentales...

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Un certain peuple a eu une loi par laquelle on faisait pendre un homme qui avait bu à la santé d’un certain prince; il eût été juste de ne point boire avec cet homme, mais il était un peu dur de le pendre : cela était établi, mais cela était abominable. V.

LXXiX. — Sans doute que l’égalité des biens est juste. P.

L’égalité des biens n’est pas juste. Il n’est pas juste que, les parts étant faites, des étrangers mercenaires qui viennent m’aider à faire mes moissons en recueillent autant que moi. V.

LXXX. — Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. P.

Maximes de Hobbes. V.

LXXXI. — Les crimes regardés comme tels font beaucoup moins de mal à l’humanité que cette foule d’actions criminelles qu’on commet sans remords, parce que l'habitude ou une fausse conscience nous les fait regarder comme indifférentes, ou même comme vertueuses... Il faut allumer, dans ceux que l’enthousiasme des passions peut égarer, un enthousiasme pour la vertu, capable de les défendre. Alors qu’on laisse à leur raison le soin de juger de ce qui est juste et de ce qui est injuste, et que leur conscience ne se repose pas sur un certain nombre de maximes de morale adoptées dans le pays où ils naissent, ou sur un code dont une classe d’hommes, jalouse de régner sur les esprits, se soit réservé l’interprétation. C.

On voit bien que cette terrible note est de l’auteur de l'Èloge, et que le louant est plus véritablement philosophe que le loué. Cet éditeur écrit comme le secrétaire de Marc-Aurèle, et Pascal comme le secrétaire de Port-Royal. L’un semble aimer la rectitude et l’honnêteté pour elles-mêmes ; l’autre, par esprit de parti. L’un est homme, et veut rendre la nature humaine honorable ; l’autre est chrétien, parce qu’il est janséniste ; tous deux ont de l’enthousiasme et embouchent la trompette ; l’auteur des notes, pour agrandir notre espèce, et Pascal, pour l’anéantir, Pascal a peur, et il se sert de toute la force de son esprit pour inspirer sa peur. L’autre s’abandonne à son courage, et le communique. Que puis-je conclure ? Que Pascal se portait mal, et que l’autre se porte bien.

Bonne ou mauvaise santé
Fait notre philosophie^. V.

LXXXII. — Les idées de Platon sur la nature de l’homme sont bien plus philosophiques que celles de Pascal... Ne négligeons rien. C’est l’homme

1. Vers de Chaulieu dans son ode sur sa première attaque de goutte. SUR LES PENSÉES DE PASCAL. 27

tout oiitior qu'il faut former; cl il ne faut abandonner au hasard ni aucun instant de la vie, ni l'elTet d'aucun des objets qui peuvent agir sur lui. C.

Platon n'a pas eu ces idées, monsieur; c'est vous qui les avez. Platon fit de nous des androgynes à deux corps, donna des ailes à nos âmes, et les leur ôta. Platon rêva sublimement, comme je ne sais quels autres écrivains ont rêvé bassement ^ V.

LXXXIIL — Quelle chimère est-ce donc que l'homme! quelle nou- veauté! quel chaos! quel sujet de contradiction! Juge de toutes choses, im- bécile ver de terre, dépositaire du vrai, amas^ d'incertitude, gloire et rebut de l'univers. S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante, et le con- tredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompré- hensible. P.

Vrai discours de malade. V.

LXXXIV. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imper- ceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part. P.

Cette belle expression est de Timée de Locres^; Pascal était digne de l'inventer, mais il faut rendre à chacun son bien. V.

LXXXV. — Qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes; et son être n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré que de l'infini où il est englouti. Son intelligence tient, dans l'ordre des choses intelligibles, le même rang que son corps dans l'étendue de la nature; et tout ce qu'elle peut faire est d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de n'en con- naître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant et jxtr- tées jusqu'à l'infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles les comprend ; nul autre ne peut le faire.

Cet état, qui tient le milieu entre les extrêmes, se trouve en toutes nos puissances.

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de distance et trop de proximité empêchent la vue, trop de longueur et trop de brièveté obscurcissent un discours, trop de plaisir incommode, trop de consonnances déplaisent. Nous ne sentons ni

1. Allusion à l'école de d'Holbach. (G. A.)

2. Pascal a écrit cloaque.

3. La pensée attribuée par Voltaire à Timée de Locres est de Mercure Trismé- giste ; voyez la note, tome XVIII, page 521 .

4. Dans la musique. Il y a là beaucoup de lacunes.

�� � l’extrême chaud ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous en souffrons : trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit[4] ; trop et trop peu de nourriture troublent ses actions ; trop et trop peu d’instruction l’abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient pas, et nous ne sommes point à leur égard ; elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable ; c’est ce qui resserre nos connaissances en de certaines bornes que nous ne passons pas, incapables de savoir tout et d’ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains, et flottants entre l’ignorance et la connaissance ; et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle, et échappe à nos prises ; il se dérobe, et fuit d’une fuite éternelle : rien ne peut l’arrêter. C’est notre condition naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir d’approfondir tout, et d’édifier une tour qui s’élève jusqu’à l’infini ; mais tout notre édifice craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. P.

Cette éloquente tirade[5] ne prouve autre chose, sinon que l’homme n’est pas Dieu. Il est à sa place comme le reste de la nature, imparfait, parce que Dieu seul peut être parfait ; ou, pour mieux dire, l’homme est borné, et Dieu ne l’est pas. V.

LXXXVI. — Les différents sentiments de désir, de crainte, de ravissements, d’horreur, etc., qui naissent des passions, sont accompagnés de sensations physiques agréables ou pénibles, délicieuses ou déchirantes. On rapporte ces sensations à la région de la poitrine ; et il paraît que le diaphragme en est l’organe. C.

Il est vrai que, dans les mouvements subits des grandes passions, on sent vers la poitrine des convulsions, des défaillances, des agonies, qui ont quelquefois causé la mort ; et c’est ce qui fait que presque toute l’antiquité imagina une âme dans la poitrine. Les médecins placèrent les passions dans le foie. Les romanciers ont mis l’amour dans le cœur. V.

LXXXVII. – Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l’avoir lu ; et moi, qui écris ceci, j’ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront l’auront aussi. P.

Oui, vous couriez après la gloire de passer un jour pour le

fléau des jésuites, le défenseur de Port-Royal, l’apôtre du jansénisme, le réformateur des chrétiens. V.

LXXXVIII. — Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j’en vois quelques-unes dans l’histoire, elles me plaisent fort ; mais enfin elles n’ont pas été tout à fait cachées, puisqu’elles ont été sues ; et ce peu par où elles ont paru en diminue le mérite[6] : car c’est là le plus beau, d’avoir voulu les cacher. P.

Et comment l’histoire en a-t-elle pu parler, si on ne les a pas sues ? V.

LXXXIX. — Les inventions des hommes vont en avançant de siècle en siècle. La bonté et la malice du monde en général reste la même. P.

Je voudrais qu’on examinât quel siècle a été le plus fécond en crimes, et par conséquent en malheurs. L’auteur de la Félicité publique[7] a eu cet objet en vue, et a dit des choses bien vraies et bien utiles. V.

XC. — La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas. P.

La nature ne nous rend pas toujours malheureux. Pascal parle toujours en malade qui veut que le monde entier souffre. V.

XCI. — Je mets en fait que si tous les hommes savaient exactement ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde. P.

Dans l’excellente comédie du Plain dealer, l’homme au franc procédé (excellente à la manière anglaise), le Plain dealer dit à un personnage : « Tu te prétends mon ami ; voyons, comment le prouverais-tu ? — Ma bourse est à toi. — Et à la première fille venue. Bagatelle. — Je me battrais pour toi. — Et pour un démenti. Ce n’est pas là un grand sacrifice. — Je dirai du bien de toi à la face de ceux qui te donneront des ridicules. — Oh ! si cela est, tu m’aimes. » V.

XCII. — L’âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. P.

Pour dire l’âme est jetée, il faudrait être sûr qu’elle est substance et non qualité. C’est ce que presque personne n’a recherché, et c’est par où il faudrait commencer en métaphysique, en morale, etc. V.

XCII. — Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres si on veut récompenser le mérite ; car tous diraient qu’ils méritent. P.

Cela mérite explication. Guerre civile si le prince de Conti dit : J’ai autant mérite que le prince de Condé ; si Retz dit : Je vaux mieux que Mazarin ; si Beaufort dit : Je l’emporte sur Turenne ; et s’il n’y a personne pour les mettre à leur place. Mais quand Louis XIV arrive et dit : Je ne récompenserai que le mérite, alors plus de guerre civile. V.

XCIV. — Pourquoi suit-on la pluralité ? Est-ce à cause qu’ils ont plus de raison ? Non ; mais plus de force. Pourquoi suit-on les anciennes lois et les anciennes opinions ? Est-ce qu’elles sont plus saines ? Non ; mais elles sont uniques, et nous ôtent la racine de diversité. P.

Cet article a besoin encore plus d’explication, et semble n’en pas mériter. V.

XCV. — La force est la reine du monde, et non pas l’opinion ; mais l’opinion est celle qui use de la force. P.

Idem. V.

XCVI. — Que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l’extérieur plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? qui cédera la place à l’autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n’en ai qu’un. Cela est visible. Il n’y a qu’à compter ; c’est à moi à céder. P.

Non. Turenne avec un laquais sera respecté par un traitant qui en aura quatre. V.

XCVII. — La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande et la plus importante chose du monde a pour fondement la faiblesse, et ce fondement-là est admirablement sûr, car il n’y a rien de plus sur que cela que le peuple sera faible ce qui est fondé sur la seule raison est bien mal fondé, comme l’estime de la sagesse. P.

Trop mal énoncé. V.

XCVIII. — Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines…, tout cet appareil auguste était nécessaire. P.

Les sénateurs romains avaient le laticlave. V.

XCIX. Si les médecins[8] n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre authentique. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle. P.

Aujourd’hui c’est tout le contraire ; on se moquerait d’un médecin qui viendrait tâter le pouls et contempler votre chaise percée en soutane. Les officiers de guerre, au contraire, vont partout avec leurs uniformes et leurs épaulettes. V.

C. — Les Suisses s’offensent d’être dits gentilshommes, et prouvent la roture de race pour être jugés dignes de grands emplois. P.

Pascal était mal informé. Il y avait de son temps, et il y a encore dans le sénat de Berne, des gentilshommes aussi anciens que la maison d’Autriche ; ils sont respectés, ils sont dans les charges ; il est vrai qu’ils n’y sont pas par droit de naissance, comme les nobles y sont à Venise. Il faut même, à Bâle, renoncer à sa noblesse pour entrer dans le sénat. V.

CI. — Les effets sont comme sensibles, et les raisons sont visibles seulement à l’esprit ; et quoique ce soit par l’esprit que ces effets-là se voient, cet esprit est, à l’égard de l’esprit qui voit les causes, comme les sens corporels sont à l’égard de l’esprit. P.

Mal énoncé. V.

CII. — Le respect est : Incommodez-vous ; cela est vain en apparence, mais très-juste, car c’est dire : Je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais sans que cela vous serve, outre que le respect est pour distinguer les grands. Or, si le respect était d’être dans un fauteuil, on respecterait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas ; mais étant incommode on distingue fort bien. P.

Mal énoncé. V.

CIII. — Être brave[9] n’est pas trop vain ; c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi ; c’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc., par son rabat, le fil, et le passement, etc.

Or, ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnois d’avoir plusieurs bras à son service. P.

Mal énoncé. V.

CIV. — Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept à huit laquais. Eh quoi ! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force ; il n’en est pas de même d’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre[10]. P.

Bas, et indigne de Pascal. V.

CV. — Tout instruit l’homme de sa condition ; mais il faut bien entendre : car il n’est pas vrai que Dieu se découvre en tout, et il n’est pas vrai qu’il se cache en tout[11] ; mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu ; indignes par leur corruption, capables par leur première nature.

S’il n’avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l’absence de toute Divinité qu’à l’indignité où seraient les hommes de le connaître ; mais de ce qu’il parait quelquefois et non toujours, cela ôte l’équivoque. S’il paraît une fois, il est toujours ; et ainsi on ne peut en conclure autre chose sinon qu’il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes.

S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait pas sa corruption. S’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi il est non-seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaitre Dieu sans connaitre sa misère, et de connaitre sa misère sans connaître Dieu.

Il n’y a rien sur la terre qui ne montre ou la misère de l’homme, ou la miséricorde de Dieu ; ou l’impuissance de l’homme sans Dieu, ou la puissance de l’homme avec Dieu.

Tout l’univers apprend à l’homme ou qu’il est corrompu, ou qu’il est racheté. Tout lui apprend sa grandeur ou sa misère. P.

Ces articles me semblent de grands sophismes. Pourquoi imaginer toujours que Dieu, en faisant l’homme, s’est appliqué à exprimer grandeur et misère ? Quelle pitié ! Scilicet is superis labor est[12] ! V.

CVI. — S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles ! Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est certain ; et il y a plus de certitude à la religion, qu’a l’espérance que nous voyions le jour de demain. Car il n’est pas certain que nous voyions demain ; mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la religion. Il n’est pas certain qu’elle soit ; mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas ? Or quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on agit avec raison. P.

Vous avez épuisé votre esprit en arguments pour nous prouver que votre religion est certaine, et maintenant vous nous assurez qu’elle n’est pas certaine ; et après vous être si étrangement contredit, vous revenez sur vos pas vous dites qu’on ne peut avancer « qu’il soit possible que la religion chrétienne soit fausse ». Cependant c’est vous-même qui venez de nous dire qu’il est possible qu’elle soit fausse, puisque vous avez déclaré qu’elle est incertaine. V.

CVII. — Commencez par plaindre les incrédules ; ils sont assez malheureux : il ne faudrait les injurier qu’au cas que cela servit ; mais cela leur nuit. P.

Et vous les avez injuriés sans cesse ; vous les avez traités comme des jésuites ! En leur disant tant d’injures, vous convenez que les vrais chrétiens ne peuvent rendre raison de leur religion ; que s’ils la prouvaient, ils ne tiendraient point parole ; que leur religion est une sottise ; que si elle est vraie, c’est parce qu’elle est une sottise. O profondeur d’absurdités ! V.

CVIII. — A ceux qui ont de la répugnance pour la religion, il faut commencer par leur montrer qu’elle n’est point contraire à la raison ; ensuite, qu’elle est vénérable, et en donner du respect ; après, la rendre aimable, et faire souhaiter qu’elle fut vraie ; et puis montrer, par des preuves incontestables, qu’elle est vraie ; faire voir son antiquité et sa sainteté par sa grandeur et par son élévation ; et enfin qu’elle est aimable, parce qu’elle promet le vrai bien. P.

Ne voyez-vous pas, ô Pascal ! que vous êtes un homme de parti qui cherchez à faire des recrues ? V.

CIX. — Il ne faut pas se méconnaitre, nous sommes corps[13] autant qu’esprit : et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes. Elle incline les sens[14], qui entraînent l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il fera demain jour, et que nous mourrons ? Et qu’y a-t-il de plus universellement cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade ; c’est elle qui fait tant de Turcs et de païens ; c’est elle qui fait les métiers, les soldats, etc., etc. P.

Coutume n’est pas ici le mot propre. Ce n’est pas par coutume qu’on croit qu’il fera jour demain : c’est par une extrême probabilité. Ce n’est point par les sens, par le corps que nous nous attendons à mourir ; mais notre raison, sachant que tous les hommes sont morts, nous convainc que nous mourrons aussi. L’éducation, la coutume fait sans doute des musulmans et des chrétiens, comme le dit Pascal ; mais la coutume ne fait pas croire que nous mourrons, comme elle nous fait croire à Mahomet ou à Paul, selon que nous avons été élevés à Constantinople ou à Rome. Ce sont choses fort différentes. V.

CX. — La vraie religion doit avoir pour marque d’obliger à aimer Dieu[15]. Cela est bien juste. Et cependant aucune autre que la notre ne l’a ordonné[16]. Elle doit encore avoir connu la concupiscence de l’homme, et l’impuissance où il est par lui-même d’acquérir la vertu. Elle doit y avoir apporté les remèdes, dont la prière est le principal. Notre religion a fait tout cela ; et nulle autre n’a jamais demandé à Dieu de l’aimer et de le suivre. P.

Épictète esclave, et Marc-Aurèle empereur, parlent continuellement d’aimer Dieu et de le suivre. V.

CXI. — Dieu étant caché, toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable. P.

Pourquoi vouloir toujours que Dieu soit caché ? On aimerait mieux qu’il fût manifeste. V.

CXII. — C’est en vain, ô hommes ! que vous cherchez dans vous-mêmes le remède à vos misères : toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que ce n’est point en vous que vous trouverez ni la vérité, ni le bien. Les philosophes vous l’ont promis ; ils n’ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre véritable bien, ni quel est votre véritable état. Comment auraient-ils donné des remèdes à vos maux, puisqu’ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales sont l’orgueil, qui vous soustrait à Dieu, et la concupiscence, qui vous attache à la terre ; et ils n’ont fait autre chose qu’entretenir au moins une de ces maladies. S’ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n’a été que pour exercer votre orgueil[17]. Ils vous ont fait penser que vous lui êtes semblables[18] par votre nature. Et ceux qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jetés dans l’autre précipice, en vous faisant entendre que votre nature était pareille à celle des bêtes, et vous ont portés à chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux. Ce n’est pas le moyen de vous instruire de vos injustices[19] ; n’attendez donc ni vérité, ni consolation des hommes. Je (la sagesse de Dieu) suis celle qui vous ai formés, et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumières et d’intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. P.

Ce furent les premiers brachmanes qui inventèrent le roman théologique de la chute de l’homme, ou plutôt des anges : et cette cosmogonie, aussi ingénieuse que fabuleuse, a été la source de toutes les fables sacrées qui ont inondé la terre. Les sauvages de l’Occident, policés si tard, et après tant de révolutions, et après tant de barbaries, n’ont pu en être instruits que dans nos derniers temps. Mais il faut remarquer que vingt nations de l’Orient ont copié les anciens brachmanes, avant qu’une de ces mauvaises copies, j’ose dire la plus mauvaise de toutes, soit parvenue jusqu’à nous. V.

CXIII. — Je vois des multitudes de religions en plusieurs endroits du monde, et dans tous les temps. Mais elles n’ont ni morale qui puisse me plaire, ni preuves capables de m’arrêter. P.

La morale est partout la même, chez l’empereur Marc-Aurèle, chez l’empereur Julien, chez l’esclave Épictète, que vous-même admirez, dans saint Louis, et dans Bondocdar son vainqueur, chez l’empereur de la Chine Kien-long, et chez le roi de Maroc. V.

CXIV. — Mais en considérant ainsi cette inconstante et bizarre variété de mœurs et de croyances dans les divers temps, je trouve en une petite partie[20] du monde un peuple particulier, séparé de tous les autres peuples de la terre[21], et dont les histoires précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous ayons. Je trouve donc ce peuple grand et nombreux[22], qui adore un seul Dieu, et qui se conduit par une loi qu’ils disent tenir de sa main. Ils soutiennent qu’ils sont les seuls du monde auxquels Dieu a révélé ses mystères ; que tous les hommes sont corrompus, et dans la disgrâce de Dieu ; qu’ils sont tous abandonnés à leurs sens et à leur propre esprit, et que de là viennent les étranges égarements et les changements continuels qui arrivent entre eux, et de religion et de coutume, au lieu qu’eux demeurent inébranlables dans leur conduite ; mais que Dieu ne laissera pas éternellement les autres peuples dans ces ténèbres ; qu’il viendra un libérateur pour tous, qu’ils sont au monde pour l’annoncer, qu’ils sont formés exprès pour être les hérauts de ce grand avénement, et pour appeler tous les peuples à s’unir à eux dans l’attente de ce libérateur. P.

Peut-on s’aveugler à ce point, et être assez fanatique pour ne faire servir son esprit qu’à vouloir aveugler le reste des hommes ! Grand Dieu ! un reste d’Arabes voleurs, sanguinaires, superstitieux et usuriers, serait le dépositaire de tes secrets ! Cette horde barbare serait plus ancienne que les sages Chinois ; que les brachmanes, qui ont enseigné la terre ; que les Égyptiens, qui l’ont étonnée par leurs immortels monuments ! Cette chétive nation serait digne de nos regards pour avoir conservé quelques fables ridicules et atroces, quelques contes absurdes infiniment au-dessous. des fables indiennes et persanes ! Et c’est cette horde d’usuriers fanatiques qui vous en impose, ô Pascal ! Et vous donnez la torture à votre esprit, vous falsifiez l’histoire, et vous faites dire à ce misérable peuple tout le contraire de ce que ses livres ont dit ! Vous lui imputez tout le contraire de ce qu’il a fait, et cela pour plaire à quelques jansénistes qui ont subjugué votre imagination ardente, et perverti votre raison supérieure ! V.

CXV. — C’est un peuple tout composé de frères ; et au lieu que tous les autres sont formés de l’assemblage d’une infinité de familles, celui-ci, quoique si étrangement abondant, est tout sorti d’un seul homme. P.

Il n’est point étrangement abondant ; on a calculé qu’il n’existe pas aujourd’hui six cent mille individus juifs. V.

CXVI. — Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la connaissance des hommes : ce qui me semble lui devoir attirer une vénération particulière, et principalement dans la recherche que nous faisons, puisque si Dieu s’est de tout temps communiqué aux hommes, c’est à ceux-ci qu’il faut recourir pour en avoir la tradition. P.

Certes, ils ne sont pas antérieurs aux Égyptiens, aux Chaldéens, aux Perses leurs maîtres, aux Indiens, inventeurs de la théogonie. On peut faire comme on veut sa généalogie : ces vanités impertinentes sont aussi méprisables que communes : mais un peuple ose-t-il se dire plus ancien que des peuples qui ont eu

des villes et des temples plus de vingt siècles avant lui ? V.

CXVII. — La création du monde commençant à s’éloigner, Dieu a pourvu d’un historien[23] contemporain. P.

Contemporain : ah ! V.

CXVIII. — Moïse était habile homme, cela est clair. Donc, sil eût eu dessein de tromper, il eût fait en sorte qu’on n’eût pu le convaincre de tromperie. Il a fait tout le contraire : car s’il eût débité des fables, il n’y eût point eu de Juif qui n’en eût pu reconnaître l’imposture. P.

Oui, s’il avait écrit en effet ses fables dans un désert pour deux ou trois millions d’hommes qui eussent eu des bibliothèques ; mais si quelques lévites avaient écrit ces fables plusieurs siècles après Moïse, comme cela est vraisemblable et vrai…

De plus, y a-t-il une nation chez laquelle on n’ait pas débité des fables ? V.

CXIX. — Au temps où il écrivait ces choses, la mémoire devait encore en être toute récente dans l’esprit de tous les Juifs. P.

Les Égyptiens, Syriens, Chaldéens, Indiens, n’ont-ils pas donné des siècles de vie à leurs héros, avant que la petite horde juive, leur imitatrice, existât sur la terre ? V.

CXX. — Il est impossible d’envisager toutes les preuves de la religion chrétienne, ramassées ensemble, sans en ressentir la force, à laquelle nul homme raisonnable ne peut résister.

Que l’on considère son établissement : qu’une religion si contraire à la nature se soit établie par elle-même, si doucement, sans aucune force ni contrainte, et si fortement néanmoins qu’aucuns tourments n’ont pu empêcher les martyrs de la confesser ; et que tout cela se soit fait non-seulement sans l’assistance d’aucun prince, mais malgré tous les princes de la terre, qui l’ont combattue. P.

Heureusement il fut dans les décrets de la divine Providence que Dioclétien protégeât notre sainte religion pendant dix-huit années avant la persécution commencée par Galérius, et qu’ensuite Constancius le Pâle, et enfin Constantin, la missent sur le trône. V.

CXXI. — Les philosophes païens se sont quelquefois élevés au-dessus du reste des hommes par une manière de vivre plus réglée, et par des sentiments qui avaient quelque conformité avec ceux du christianisme ; mais ils n’ont jamais reconnu pour vertu ce que les chrétiens appellent humilité. P.

Cela s’appelait tapeinôma chez les Grecs : Platon la recommande ; Épictète, encore davantage[24]. V.

CXXII. — Que l’on considère cette suite merveilleuse de prophètes qui se sont succédé les uns aux autres pendant deux mille ans, et qui ont tous prédit, en tant de manières différentes, jusqu’aux moindres circonstances de la vie de Jésus-Christ, de sa mort, de sa résurrection, etc. P.

Mais que l’on considère aussi cette suite ridicule de prétendus prophètes qui tous annoncent le contraire de Jésus-Christ, selon ces Juifs, qui seuls entendent la langue de ces prophètes. V.

CXXIII. — Enfin, que l’on considère la sainteté de cette religion, sa doctrine, qui rend raison de tout, jusqu’aux contrariétés qui se rencontrent dans l’homme, et toutes les autres choses singulières, surnaturelles et divines, qui y éclatent de toutes parts ; et qu’on juge, après tout cela, s’il est possible de douter que la religion chrétienne soit la seule véritable, et si jamais aucune autre a rien eu qui en approchât. P.

Lecteurs sages, remarquez que ce coryphée des jansénistes n’a dit dans tout ce livre sur la religion chrétienne que ce qu’ont dit les jésuites. Il l’a dit seulement avec une éloquence plus serrée et plus mâle. Port-royalistes et ignatiens, tous ont prêché les mêmes dogmes ; tous ont crié : Croyez aux livres juifs dictés par Dieu même, et détestez le judaïsme ; chantez les prières juives, que vous n’entendez point, et croyez que le peuple de Dieu a condamné votre Dieu à mourir à une potence ; croyez que votre Dieu juif, la seconde personne de Dieu, co-éternel avec Dieu le Père, est né d’une vierge juive, a été engendré par une troisième personne de Dieu, et qu’il a eu cependant des frères juifs qui n’étaient que des hommes ; croyez qu’étant mort par le supplice le plus infâme, il a, par ce supplice même, ôté de dessus la terre tout péché et tout mal, quoique depuis lui et en son nom la terre ait été inondée de plus de crimes et de malheurs que jamais.

Les fanatiques de Port-Royal et les fanatiques jésuites se sont réunis pour prêcher ces dogmes étranges avec le même enthousiasme ; et en même temps ils se sont fait une guerre mortelle. Ils se sont mutuellement anathématisés avec fureur, jusqu’à ce qu’une de ces deux factions de possédés ait enfin détruit l’autre.

Souvenez-vous, sages lecteurs, des temps mille fois plus horribles de ces énergumènes, nommés papistes et calvinistes, qui prêchaient le fond des mêmes dogmes, et qui se poursuivirent par le fer, par la flamme, et par le poison, pendant deux cents années pour quelques mots différemment interprétés. Songez que ce fut en allant à la messe que l’on commit les massacres d’Irlande et de la Saint-Barthélemy ; que ce fut après la messe et pour la messe qu’on égorgea tant d’innocents, tant de mères, tant d’enfants, dans la croisade contre les Albigeois ; que les assassins de tant de rois ne les ont assassinés que pour la messe. Ne vous y trompez pas, les convulsionnaires qui restent encore en feraient tout autant s’ils avaient pour apôtres les mêmes têtes brûlantes qui mirent le feu à la cervelle de Damiens.

O Pascal ! voilà ce qu’ont produit les querelles interminables sur des dogmes, sur des mystères qui ne pouvaient produire que des querelles. Il n’y a pas un article de foi qui n’ait enfanté une guerre civile.

Pascal a été géomètre et éloquent ; la réunion de ces deux grands mérites était alors bien rare ; mais il n’y joignait pas la vraie philosophie. L’auteur de l’éloge indique avec adresse ce que j’avance hardiment. Il vient enfin un temps de dire la vérité. V.

CXXIV. — Il (Épictète) montre en mille manières ce que l’homme doit faire. Il veut qu’il soit humble. P.

Si Épictète a voulu que l’homme fût humble, vous ne deviez donc pas dire que l’humilité n’a été recommandée que chez nous[25]. V.

CXXV. — Cette expression, honnêtes gens, a signifié, dans l’origine, les hommes qui avaient de la probité. Du temps de Pascal, elle signifiait les gens de bonne compagnie ; et maintenant, ceux qui ont de la naissance et de l’argent. C.

Non, monsieur ; les honnêtes gens sont ceux à la tête desquels vous êtes. V.

CXXVI. — L’exemple de la chasteté d’Alexandre n’a pas fait tant de continents que celui de son ivrognerie a fait d’intempérants. On n’a pas de honte de n’être pas aussi vicieux que lui. P.

Il aurait fallu dire d’être aussi vicieux que lui[26]. Cet article est trop trivial, et indigne de Pascal. Il est clair que si un homme est plus grand que les autres, ce n’est pas parce que ses pieds sont aussi bas, mais parce que sa tête est plus élevée. V.

CXXVII. — J’ai craint que je n’eusse mal écrit, me voyant condamné ; mais l’exemple de tant de pieux écrits me fait croire au contraire. Il n’est plus permis de bien écrire. Toute l’Inquisition est corrompue ou ignorante. Il est meilleur d’obéir à Dieu qu’aux hommes. Je ne crains rien, je n’espère rien[27]. Le Port-Royal craint, et c’est une mauvaise politique de les séparer[28] : car quand ils ne se craindront plus, ils se feront plus craindre[29].

L’Inquisition et la Société[30] sont les deux fléaux de la vérité.

Le silence est la plus grande persécution. Jamais les saints ne se sont tus. Il est vrai qu’il faut vocation. Mais ce n’est pas des arrêts du conseil qu’il faut apprendre si l’on est appelé, c’est de la nécessité de parler. P.

Dans ces quatre derniers articles[31] on voit l’homme de parti un peu emporté. Si quelque chose peut justifier Louis XIV d’avoir persécuté les jansénistes, ce sont assurément ces derniers articles. V.

CXXVIII. — Si mes Lettres[32] sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel. P.

Hélas ! le ciel, composé d’étoiles et de planètes, dont notre globe est une partie imperceptible, ne s’est jamais mêlé des querelles d’Arnauld avec la Sorbonne, et de Jansénius avec Molina. V.

FIN DES DERNIÈRES REMARQUES SUR LES PENSÉES DE PASCAL.

  1. Il est de Voltaire.
  2. Condorcet. Voltaire veut dire que Condorcet était secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.
  3. Il s’agit des expériences de Pascal sur les fluides.
  4. Cela n’est pas dans le texte manuscrit.
  5. Cette éloquente tirade n’est qu’une manière de traduction des vraies expressions de Pascal, qui sont encore plus éloquentes. (G. A.)
  6. Texte exact : Et quoiqu’on ait fait ce qu’on a pu pour les cacher, ce peu par où elles ont paru gâte tout.
  7. Le marquis de Chastellux ; voyez tome XXX, page 387, un article de Voltaire sur cet ouvrage.
  8. Voyez tome XXII, page 59.
  9. Bien mis. (Note de Condorcet.)
  10. Dans le texte manuscrit, il y a au contraire : C’est bien de même qu’un cheval bien en harnaché à l’égard d’un autre.
  11. Texte exact : Car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu.
  12. Virgile, Æn., IV, 379.
  13. Pascal a écrit automate.
  14. L’automate au lieu de les sens.
  15. Son Dieu.
  16. Voici quel est ensuite le texte exact : …… la nôtre l’a fait. Elle doit encore avoir connu la concupiscence et l’impuissance : la nôtre l’a fait. Elle doit y avoir apporté les remèdes : l’un est la prière. Nulle religion n’a demandé à Dieu de l’aimer et de le suivre.
  17. Votre superbe.
  18. Et conformes.
  19. De vous guérir de vos injustices que ces sages n’ont point connues. Ce qui suit est un autre fragment.
  20. En un coin.
  21. Le plus ancien de tous.
  22. Sorti d’un seul homme.
  23. Unique.
  24. Voyez ci-après le n° cxxiv.
  25. Voyez le n° cxxi.
  26. Voltaire, travaillant sur l’édition donnée en 1776 par Condorcet, ne pouvait qu’en suivre le texte. Ici une ligne entière avait été omise à l’impression. Le texte de Pascal porte : « On n’a pas de honte de n’être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n’être pas plus vicieux que lui. » La remarque de Voltaire devient donc nulle ; mais il était bon de la conserver, ne fût-ce que pour avoir occasion de prévenir, par ma note, tout reproche d’infidélité. (B.)

    — Le texte exact porte : Il n’est pas honteux de n’être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n’être pas plus vicieux que lui.

  27. Les évêques ne sont pas ainsi. Toutes ces phrases ne sont que des notes détachées.
  28. Allusion à la dispersion dont les solitaires étaient menacés. (G. A.)
  29. Texte exact et plus clair…… Car ils ne craindront plus et se feront plus craindre. (G. A.)
  30. Par la Société, Pascal entend la société des jésuites.
  31. Y compris celui qui est l’objet spécial de la remarque suivante.
  32. Les Lettres provinciales.