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CHAPITRE XIX

LAMARTINE ET VICTOR HUGO
PEUVENT-ILS ÊTRE CONSIDÉRÉS AUJOURD’HUI COMME CLASSIQUES ?


Cette question en suppose et en impose d’abord une autre : Qu’est-ce qu’un classique ?

Un classique peut se définir : un écrivain qui est passé de l’état d’illustre à l’état d’immortel. De son temps c’était une étoile brillante ; après sa mort, c’est une étoile fixe. On ne peut pas être classique de son vivant ; on le devient, car il y faut la consécration du temps, la durée.

Quelle durée ?

L’Église nous donne à cet égard un utile exemple ; elle ne fait pas un saint d’un saint homme, à moins de cent ans. La canonisation littéraire en veut bien autant. Il faut compter avec les caprices du jour, il faut compter avec la postérité. La postérité est un terrible tribunal de cassation. Que de gloires ont passé devant elle et ont été condamnées !

Ronsard, de son temps, avait une renommée qui touchait à l’apothéose. Que reste-t-il de lui aujourd’hui ? Un nom, quelques fragments et un petit chef-d’œuvre : Mignonne, allons voir si la rose...

Voltaire a été, au XVIIIe siècle, proclamé l’égal de Corneille et de Racine comme poète tragique. Aujourd’hui il est tombé au troisième rang. Je pourrais citer bien d’autres exemples.

Impossible donc, ce semble, de décerner définitivement, dès aujourd’hui, à Lamartine et à Victor Hugo, le titre suprême. La première condition leur manque ; ce sont des morts trop jeunes. A peine vingt-cinq ans de tombeau !... Faut-il donc les déclarer hors cause ? Je ne puis m’y résoudre. Leurs titres à l’admiration sont trop éclatants pour ne pas être examinés, dès aujourd’hui, au point de vue de l’avenir, et je vais essayer de plaider leurs chances d’immortalité.

Comment ? Rien de plus simple.

Cherchons quelles sont les qualités fondamentales qui ont valu à nos maîtres du XVIIe siècle de nom de classiques, et voyons si elles sont attribuables à Lamartine et à Victor Hugo.

J’en vois deux principales, qui paraissent se contredire et qui se complètent : Tous nos maîtres ont été à la fois innovateurs et conservateurs. Corneille et Racine ont renouvelé la tragédie ; Molière, la comédie ; La Fontaine, la fable ; Bossuet, l’éloquence ; Pascal, la prose ; sans oublier Boileau qui frappait si bien les mots de bon sens, en médaille, que nul poète n’a laissé tant de vers devenus proverbes.

Mais en même temps, tous aussi, ils ont respecté le génie national, la langue nationale ; ils n’ont ni renié, ni renversé le passé ; ils l’ont continué en l’agrandissant, en le fécondant ! Ils ont été à la fois des hommes de progrès et des hommes de tradition.

En peut-on dire autant de Lamartine et de Victor Hugo ? Sont-ils à la fois innovateurs et conservateurs ? Interrogeons les faits.

Qu’était la poésie lyrique au XVIIe siècle ? Rien. Les chœurs d’Esther et d’Athalie, si célèbres qu’ils soient, ne constituent pas un genre. Au XVIIIe ? Rien. A. Chénier a seul survécu, et A. Chénier n’est pas un chef d’école, c’est seulement un précurseur. Qu’est la poésie lyrique au XIXe ? Un de nos plus beaux titres de gloire. Or quels ont été les chefs reconnus de cette grande révolution ? Lamartine et Victor Hugo.

Voilà donc notre question résolue sur un point, affirmativement ; mais l’affirmation ne suffit pas, il y faut la démonstration.


On raconte qu’au moment où parurent les Méditations, M. de Talleyrand qui était, on le sait, un dilettante littéraire, passa une partie de la nuit à les lire, et, au matin, il écrivit à la duchesse de Duras : Un poète nous est né. Poète, ποιητὴς, créateur. Ce mot dit tout. Qu’avait donc créé Lamartine ? Une forme poétique absolument nouvelle de l’amour : L’amour dans la foi.

Sans doute, la Divine Comédie nous offre dans les figures de Béatrix et de Dante, l’alliance de l’amour humain et de l’amour divin. Mais l’amour de Dante est plutôt un culte qu’une passion. Béatrix est plutôt un guide qu’une amante. Rien de terrestre ni dans leurs paroles, ni dans leurs actions ; tout s’y passe en plein ciel. Chez Lamartine, au contraire, c’est au sein de notre pauvre humanité, au milieu des plus humbles circonstances de notre vie de tous les jours, c’est au bord d’un lac, c’est au chevet d’une mourante, c’est dans un humble presbytère de campagne que le poète déroule devant nous, avec toutes ses angoisses, avec toutes ses grandeurs, l’union de la foi et de l’amour.

Je n’en prendrai que deux exemples : le Crucifix et Jocelyn.

Quoi de plus simple que le début du Crucifix ? Une jeune femme meurt en pressant un crucifix sur sa poitrine ; le prêtre dégage le pieux symbole des mains crispées et le remet à celui qui survit et qui pleure. Eh bien ! c’est de ce point de départ si familier, si modeste, que Lamartine s’élève, de strophe en strophe, à une des plus sublimes compositions poétiques qu’ait créées le génie humain. L’histoire de ce Crucifix devient l’histoire du Christ lui-même. Passant de main en main, légué de siècle en siècle, de race en race, il nous représente, dans sa marche, l’éternel consolateur, l’éternel bienfaiteur, l’éternel conseiller, et nous conduit à travers les âges jusqu’au jour

 
Où des cieux perçant la voûte sombre
Une voix dans le ciel, les appelant sept fois
Ensemble éveillera ceux qui dorment à l’ombre
De l’éternelle croix


Jocelyn va plus loin encore. Le poète ne se borne pas à nous peindre l’union des deux amours dans le même cœur, il nous les fait voir en lutte l’un contre l’autre. L’immolation de la passion à la foi, tel est le sujet de Jocelyn. Mais ce qui est le plus frappant, c’est que les déchirements qui naissent de cette lutte, le mélange de joie et de transports qui s’y succèdent, s’encadrent dans une forme de poème absolument inconnue.

Lamartine, dans Jocelyn, dote la France de l’épopée familière. Sans doute l’Hermann et Dorothée de Gœthe marque un pas dans cette voie, mais quelle distance entre cette pastorale où je ne sais quoi de pastiche gâte l’impression des sentiments naturels, et cette œuvre absolument géniale, où tout est vie, vérité, pathétique ! Béranger a écrit quelque part : « Moi, que les vers font bien rarement pleurer, j’ai fondu en larmes en lisant Jocelyn. Grâce à Lamartine, la poésie la plus élevée peut tout dire maintenant. »

Ce dernier mot est décisif. Le style dans Jocelyn est novateur comme le poème lui-même. Mais, en même temps, l’écrivain reste fidèle à toutes les qualités géniales de notre poésie, l’élégance, l’harmonie, la clarté. Lamartine a ajouté une double corde à notre instrument, il ne l’a pas désaccordé. Je me suis parfois demandé quelle eût été l’impression de Boileau si on lui eût apporté des vers comme ceux-ci :

 
Le roi brillant du jour, se couchant dans sa gloire,
Descend avec lenteur de son char de victoire.

Le nuage éclatant qui le cache à nos yeux
Conserve en sillons d’or sa trace dans les cieux,
Et d’un rayon de pourpre inonde l’étendue.
Comme une lampe d’or dans l’azur suspendue,
La lune se balance au bord de l’horizon.
Ses rayons affaiblis dorment sur le gazon,
Et le voile des nuits sur les monts se déplie.
C’est l’heure où la nature, un moment recueillie
Entre la nuit qui tombe et le jour qui s’enfuit,
S’élève au créateur du jour et de la nuit,
Et semble offrir à Dieu, dans son brillant langage,
De la création le magnifique hommage.


Je ne doute pas que cette incomparable harmonie, ces images qui sont à la fois des sons et des couleurs ; ces expressions de génie qui rappellent l’amica silentia lunæ de Virgile :

 
Ses rayons affaiblis dorment sur le gazon,


n’eussent transporté Boileau d’enthousiasme et qu’il n’eût dit, comme M. de Talleyrand : « Un poète nous est né ». Disons donc sans crainte : c’est un classique.

En peut-on dire autant de Victor Hugo ?

Novateur ? Créateur ? Personne ne le fut plus que lui. Avant lui, la poésie lyrique, même chez les poètes de la Renaissance, n’occupait dans notre domaine littéraire que la place d’une principauté. Il en a fait un empire. C’est un conquérant. Autant de recueils de vers, autant d’annexions. Il annexe à son œuvre l’Orient dans les Orientales ; la vie de famille dans les Feuilles d’automne ; la philosophie dans les Contemplations ; l’histoire dans la Légende des siècles ; la satyre dans les Châtiments... sans compter ses derniers volumes, où il ajoute Dieu, Satan, l’Infini, l’Incommensurable, l’Inexprimable... Que sais-je ? Il me fait l’effet de Napoléon visant à englober l’Europe, voire l’Asie dans la France.

Lamartine disait spirituellement de lui-même : « Ce qui me manque, c’est la petite histoire ». Il avait raison. Sauf dans Jocelyn, les faits et les hommes disparaissent dans son œuvre. Toutes ses inspirations se tournent en hymnes, en prières, en invocations, en cantiques. Quand on tâche de définir l’impression qu’on éprouve en le lisant, il faut chercher des comparaisons dans ce qui plane, dans ce qui émane, dans ce qui s’exhale... les vapeurs de l’encens ou le parfum des fleurs.

Chez Victor Hugo, au contraire, le dramaturge va de pair avec le poète. Son œuvre scénique est presque égale à son œuvre lyrique. Théâtrale et autant que tragique, la mise en scène dans ses pièces n’a pas moins de valeur que l’action même. Eh bien ! toutes ses qualités d’homme de théâtre, il les transporte dans la poésie pure. La Légende des siècles est une suite de petits drames. Dans les Châtiments, les scènes, les dialogues se mêlent sans cesse aux dithyrambes et aux iambes. Pas un de ses recueils, où à chaque instant l’élégie, l’ode, le poème, ne ressemblent à un cinquième acte. Qu’on se rappelle le Revenant, la Nuit du 4 Décembre, les Pauvres Gens, l’Expiation et tant d’autres que je pourrais citer et qui nous montrent, dans Victor Hugo, le créateur d’un genre nouveau de poésie, le lyrisme dramatique.

Abordons enfin la seconde question et la plus délicate. Parlons du style.

Des juges compétents accusent Victor Hugo d’avoir brisé le rythme et l’harmonie du vers français. On lui reproche ses enjambements, ses rejets, son mépris de la césure, et des vulgarités de langage que ne se permettent jamais nos maîtres.

Est-ce juste ? je ne le crois pas. Ma raison est bien simple. Dans toutes ses audaces de prosodie et de terminologie, il a un prédécesseur qui le couvre, se semble : c’est La Fontaine. La Fontaine, bien avant lui, s’est servi partout du mot propre. Il a dit cochon avant lui ; il a introduit dans le mécanisme intérieur du vers des coupes inaccoutumées.

Quel mépris de la césure, dans ce passage charmant :

 
Les alouettes font leur nid
Dans les blés quand ils sont en herbe.
C’est-à-dire environ le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde.


Quelle audace de rejet et d’enjambement dans ces deux vers de la fable d’Héraclite !

 
Les labyrinthes du cerveau
L’occupaient.


Que dire du discours de la vache, dans L’homme et la couleuvre ?

 
Il me laisse en un coin,
Sans herbe : s’il voulait, encor, me laisser paître !
Mais je suis attachée : et si j’eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L’ingratitude ?...


Je ne sais rien de plus saisissant que ce grand mot : l’ « ingratitude », placé ainsi à la tête du second vers, au mépris de toutes les règles.

Eh bien, Victor Hugo n’a fait que suivre cet exemple. Qu’importe qu’entraîné par la puissance même de son génie il ait multiplié ses audaces ; il est parti du même principe, il use du même droit, et l’on peut dire que, sur ce point, il se rattache au XVIIe siècle, par La Fontaine.

Faisons un pas de plus ; serrons de plus près cette dernière question, décisive dans notre étude : le style de Victor Hugo.

Il y a deux choses très différentes dans une phrase poétique : les vers et la phrase ; la facture des uns et la structure de l’autre ; le mécanisme intérieur de la période et la marche de la période elle-même. On peut être capable d’écrire des vers très brillants et ne pas savoir former, d’un groupe d’alexandrins, un tout harmonieux et solide. C’est là un talent très particulier, très rare, un talent architectural. Racine en poésie, Bossuet en prose, sont des architectes incomparables. Eh bien ! je ne crains pas, sur ce point, de prononcer le nom de Victor Hugo à côté de ces deux grands noms. J’en appelle à tous les juges compétents. Aucun poète ne gouverne une période poétique d’une main plus sûre et plus magistrale. Si longue qu’elle soit, il la soutient toujours. Semble-t-elle fléchir ? un tour inattendu, une incidence adroitement suspensive, une rime éclatante la relèvent, comme une agrafe les plis d’un manteau, et la conduisent à un vers final, plein, sonore, solide, sur lequel la phrase tout entière pose et se repose.

Du reste, voici trois preuves décisives de la solidité de sa facture. Depuis plus de soixante ans, le style de Victor Hugo règne dans le domaine poétique. Il a retrempé le vers français, amolli par Voltaire. Depuis plus de soixante ans, il n’a pas paru une seule belle œuvre de poésie qui ne porte sa marque de fabrique. C’est un ouvrier comme il n’y en eut jamais. Ceux même qui le critiquent l’imitent.

Enfin, dernier argument, le style de Victor Hugo est devenu, de révolutionnaire, réactionnaire.

Une école nouvelle de jeunes poètes s’est produite qui, sous le nom bien mérité de décadents, s’attaque avec acharnement à notre vieil alexandrin ; ils le démembrent, ils le dissolvent, ils le dépenaillent. Leconte de Lisle m’a dit un jour à l’Académie, en se prenant la tête avec désespoir : « Ces gens-là me rendront fou ». Eh bien ! qui nous défend contre cette invasion de barbares ? Le style de Victor Hugo et son groupe de fidèles. Voilà le roc contre lequel viennent se briser toutes ces folles vagues qui ne sont qu’écume ! Avouonsle, il est bien difficile de refuser le nom de conservateur à celui qui mérite le titre de défenseur. Nous pouvons donc, en toute sûreté de conscience, devancer le jugement de la postérité, faire grâce à nos deux poètes des quelques années qui les séparent de leur canonisation, et dire, de l’auteur des Orientales comme de l’auteur de Jocelyn : ce sont deux poètes classiques.