Derniers Temps de l’empire Mogol/04

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DERNIERS TEMPS
DE L’EMPIRE MOGOL

LES FAMILLES DE HOLKAR ET DE SINDYAH.

IV.
DESTRUCTION DE LA CONFÉDÉRATION MAHRATTE. — DÉPOSITION DU PESHWA BADJI-RAO.



I.

Le temps était venu où la confédération mahratte, après avoir grandi sur les ruines de l’empire mogol, allait se fondre à son tour, se fractionner en petits états indépendans les uns des autres et asservis par l’Angleterre[1]. Les premières années du XIXe siècle devaient amener cette crise suprême, dont l’habile administration du marquis de Wellesley hâta le dénoûment. Épouvanté par les succès de Djeswant-Rao-Holkar, qu’il n’avait pas prévus, et craignant pardessus tout de tomber entre les mains du vainqueur, le peshwa Badji-Rao s’était mis à fuir de forteresse en forteresse. Lui, qui avait eu recours tant de fois à la trahison, il tremblait d’être livré à son ennemi; ce fut pour se soustraire à ce péril, dont la pensée l’obsédait jour et nuit, qu’il se fit conduire sur un navire anglais dans l’île de Bombay. En plaçant ainsi lâchement sa propre personne sous la protection des Anglais, dont il avait lui-même combattu les empiétemens avec énergie dans des temps plus heureux, Radji-Rao fournissait à ceux-ci l’occasion de régler à leur avantage les affaires du gouvernement de Pounah. Cette fuite honteuse fut considérée comme une trahison par les partisans de Nana-Farnéwiz et par Djeswant-Rao, qui se préparait alors à retourner dans l’Inde centrale. Ce dernier rassembla tous ceux qui partageaient son sentiment; dans une délibération tenue hors de la ville, sous les tentes du représentant de la famille Holkar, les mécontens proclamèrent la déchéance de Badji-Rao, qui avait abdiqué par le seul fait de sa faite en terre étrangère. Enfin, comme il fallait un peskwa, en d’autres termes un premier ministre tout puissant, à ce pays déshabitué du gouvernement direct de ses rois, Djeswant-Rao et ses partisans choisirent pour remplir ce poste important le jeune fils d’Amrat-Rao, propre frère de Badji-Rao.

Le nouveau gouvernement de Pounah se montra violent, avide et révolutionnaire, comme nous dirions en Europe. Ceux qui le composaient, brahmanes et chefs militaires, commirent toute sorte d’exactions : poussés par la rancune autant que par la cupidité, ils torturèrent les vaincus pour les mieux dépouiller; mais ruiner et faire périr dans les supplices ceux qui sont tombés, ce n’est pas gouverner un pays. Djeswant-Holkar et Amrat-Rao, le père du peskwa par intérim, voyant que les affaires demeuraient dans le même état, firent les plus vives instances auprès du résident anglais pour obtenir sa médiation. Ils lui demandèrent de les réconcilier avec Sindyah et avec l’ancien peshwa Badji-Rao. Cette réconciliation, si elle eût été possible, ne tendait à rien moins qu’à reconstituer la confédération mahratte. C’est sans doute ce que comprit le résident anglais; au lieu d’aider à un rapprochement entre Badji-Rao, Sindyah et Holkar, il quitta Pounah (le 20 novembre 1802), pour aller rejoindre à Bombay le peshwa fugitif et traiter séparément avec lui. Dans la situation désespérée où il se trouvait, Badji-Rao ne pouvait se montrer bien difficile sur les clauses du traité. Établissement, séjour permanent sur le territoire du peshwa et entretien assuré par celui-ci d’une force subsidiaire de six mille hommes d’infanterie et d’un parc d’artillerie de campagne servi par des artilleurs européens; faculté d’augmenter ce contingent dans une proportion considérable en cas de guerre; renvoi de tout Européen appartenant à une nation hostile à l’Angleterre; cession de districts produisant 9 millions de francs, destinés à fournir le subside militaire; promesse de n’entreprendre avec les autres états de l’Inde aucune affaire de quelque importance sans l’agrément du gouvernement britannique : — Badji-Rao accepta tout ce qu’on exigea de lui. A ce prix, l’Angleterre le tint pour le légitime peshwa; mais à peine lié par ce traité, qui lui enlevait toute son indépendance et toute sa liberté d’action, Badji-Rao n’aspira plus qu’à le rompre. On pourrait même affirmer qu’il ne le signait qu’avec la pensée de le violer dans tous ses articles. Assuré d’un appui contre la faction de Holkar, il voulut presque aussitôt former une nouvelle ligue contre ses protecteurs intéressés. Par des lettres secrètes, — dont les copies ont été trouvées plus tard dans son palais, — il engagea le râdja de Nagpour, Raghou-Dji-Bhounslay, et le jeune mahârâdja Dowlat-Rao-Sindyah à marcher sur Pounah avec des forces imposantes.

Depuis sept années déjà, le mahârâdja Dowlat-Rao gouvernait les états de la famille Sindyah. Engagé dans les révolutions qui désolaient l’empire mahratte, mêlé à des événemens désastreux et complice des atrocités commises par Shirzie-Rao, son beau-père, ce jeune prince ne s’apercevait pas du triste état dans lequel était tombé l’héritage de ses ancêtres. Les grandes qualités de Madba-Dji ne revivaient pas en lui; tandis que la puissance et l’autorité de son nom allaient en déclinant, de vils conseillers cherchaient plus à flatter son orgueil qu’à éclairer son esprit. A peine arrivé dans ses provinces du nord, où il avait trop tardé à se rendre, le mahârâdja se vit rappelé dans le Dekkan par les avis du peshwa. C’est précisément au moment où il va traverser la Nerboudda, pour se porter de nouveau vers les provinces du midi, que nous voudrions étudier Dowlat-Rao-Sindyah de plus près, comme le dernier type du râdja indien, enivré du pouvoir, donnant un libre cours à ses fantaisies et se croyant encore la force de lutter contre la prépondérance de la compagnie anglaise. Pour mieux saisir cette physionomie tout asiatique, il n’est pas sans intérêt de la placer dans son milieu le plus habituel, au centre de ces stations militaires que nous appelons un camp, où toutes les classes de la société indienne se trouvent rassemblées, depuis le souverain jusqu’au mendiant.

Les armées en marche offrent dans l’Inde un aspect aussi varié que pittoresque, parce qu’elles n’arrivent jamais à cette uniformité de costumes et à cet ordre rigoureux qui font chez nous la base du service militaire. L’Asiatique, si bien façonné à l’obéissance absolue, garde en soi un petit reste d’indépendance qui se trahit dans tous les détails de sa vie privée. Soldées par leurs chefs, les troupes n’ont point à compter sur la prévoyante sollicitude de l’intendance; elles doivent fournir elles-mêmes à tous leurs besoins : de là ces banyans, marchands de toute sorte qui accompagnent les armées. Avant que celles-ci soient arrivées au lieu de la halte, les banyans sont rendus : ils font agenouiller leurs chameaux et dressent à la hâte leurs tentes triangulaires, qui forment une rue longue d’une lieue, véritable marché, foire en plein air, où s’entassent souvent les objets volés la veille par les troupes irrégulières. C’est au milieu de ce bazar que le biny-wala (quartier-maître-général) proclame l’ordre de la marche pour le jour suivant. L’infanterie part la première et avant l’aurore, la cavalerie suit quelques heures plus tard, après que les chevaux ont mangé, et l’artillerie vient la dernière. Enfin paraît le souverain, monté sur un éléphant, entouré de ses étendards et de ses cavaliers d’élite, et prélevant sur les villages qu’il traverse des contributions en argent, sans compter les corvées que les habitans ont à fournir.

Cette armée, qui chemine avec une apparence d’ordre, s’annonce de loin par des tourbillons de poussière, des hennissemens de chevaux et un tumulte de voix confuses auquel se mêle le gémissement guttural des chameaux fatigués. Au milieu et à la suite de ces divisions d’hommes armés, cavaliers, fantassins, cipayes réguliers, flanqueurs indisciplinés, voyagent aussi les femmes et les enfans à pied, à cheval, en chariot : population gênante, que les armées asiatiques traînent après elles dans les plus lointaines campagnes. Les chefs mahrattes caracolent fièrement sur leurs magnifiques chevaux, nés d’étalons du Dekkan et de jumens arabes, animaux d’un grand prix et doués des qualités les plus précieuses. Les officiers d’un rang inférieur chevauchent humblement, eux, leurs femmes et leurs serviteurs, sur de petits coursiers de montagne nommés tathous, bêtes solides, mais vicieuses, toujours trop chargées et jamais lasses, que l’on voit se battre entre elles à toute occasion, comme pour se venger sur un compagnon plus faible des mauvais traitemens de leurs maîtres. Parmi les petites carrioles qui courent au trot pleines de bagages et de femmes, roulent avec une certaine majesté les raths, ou grands chars à quatre roues, qui portent les épouses légitimes des grands, ou bien les banquiers poursuivant à travers les hasards de la guerre leurs spéculations usuraires, ou bien encore les bayadères qui, par leurs danses folles, charment la tristesse des vaincus et célèbrent le triomphe des vainqueurs. Du reste, marchands, banquiers, barbiers, danseuses, industriels, petits et grands, tout ce qui ne porte pas les armes paie une redevance au souverain. Les filous eux-mêmes, les petits voleurs, qui se glissent partout où il y a foule, sont soumis à la taxe; aussi travaillent-ils avec une ardeur infatigable.

Dès que le camp est établi, dès que la cavalerie, seul corps chargé de ce service, a fourni ses vedettes et ses piquets, chacun court où ses affaires l’appellent. Le bazar s’anime; des enseignes de toutes couleurs se balancent devant les tentes des marchands. Les faquirs musulmans et les gosaïns hindous s’en vont de boutique en boutique, demandant l’aumône au nom du prophète ou chantant à tue-tête des stances en l’honneur de Vichnou. Ici, dans un vaste enclos, des athlètes se livrent à des exercices de gymnastique ; là, des mimes et des jongleurs amusent par leurs grimaces et leurs tours d’adresse les femmes et les enfans. Plus loin retentit la musique criarde au son de laquelle les bayadères exécutent leurs danses de caractère. Ailleurs des soldats, accroupis près de leurs armes en faisceau, rendent aux étendards de leurs bataillons des hommages presque divins[2]. Commerce, jeux, plaisirs, cérémonies religieuses, tout se trouve réuni dans cette ville improvisée, qui s’étend au bord d’un fleuve ou se groupe au pied d’une montagne. On dirait une horde de l’Asie qui émigré, se retirant à petites journées et en bon ordre devant une invasion étrangère. Quelque part qu’elle aille, cette armée foule toujours le sol de l’Inde ; elle n’a point l’ardeur des conquêtes, l’enthousiasme de la gloire. Brave et sujette à des paniques, insouciante, docile ou indisciplinée, selon l’impression du moment, prompte à se désorganiser et à se reformer après un échec, elle se remet à vivre de sa vie habituelle à chaque halte. Où sera-t-elle demain ? où était-elle hier ? Peu lui importe. Elle marche à la suite de son mahârâdja, qui se montre à elle assis sur un éléphant, à l’ombre du parasol de soie, insigne de la royauté.

Mais l’Inde est le pays des contrastes : la simplicité la plus primitive s’y rencontre à côté de la pompe la plus orientale ; la grandeur y coudoie la misère. Il s’en fallait de beaucoup qu’au temps de sa puissance le mahârâdja Dowlat-Rao ressemblât à Darius, traînant sa cour et ses richesses dans ses lointaines et malheureuses expéditions. Dans un enclos, long de cinquante mètres et large de vingt-cinq, fermé par des toiles de coton et divisé en divers quartiers, se dressaient les tentes du mahârâdja Sindyah, celles de ses femmes et celles où il tenait ses audiences. Autour de cette résidence royale, d’assez mesquine apparence, campaient les gardes du corps (khasseh-pagah). La mauvaise odeur qu’exhale, sous les chaudes latitudes, une réunion considérable de chevaux, de chameaux et d’éléphans, pénétrait jusque sous les tentes du mahârâdja, que ne respectaient pas davantage les émanations du bazar. Les envoyés des princes indigènes et les représentans des nations européennes étaient reçus sous un petit pavillon couvert d’un drap écarlate brodé de soie. Autour du prince, assis sur une espèce de fauteuil à dossier rehaussé de brocart d’or, se tenaient accroupis, quelquefois sur des tapis usés, souvent sur des housses de cheval, les ministres et les grands officiers. Un turban couleur de pourpre ceignait à ces momens solennels le front de Dowlat-Rao, dont le visage, d’un noir foncé, assez agréable, plutôt efféminé qu’imposant, trahissait l’humble origine. Il s’enveloppait d’une robe de soie jaune, jetait sur ses épaules un châle couleur lilas, et portait autour de son cou une telle profusion de colliers, qu’on l’avait surnommé Môti-Wala, l’homme aux perles. Ces riches joyaux, débris d’une haute fortune, ne masquaient qu’imparfaitement la misère réelle du mahârâdja, dont les dépenses excédèrent toujours les revenus. Sa détresse devint si grande, qu’en mainte occasion ses grands officiers, las de n’être point remboursés des sommes qu’ils dépensaient pour l’entretien des troupes, eurent recours contre lui à la vieille coutume du dharna. Le dharna, on le sait, est la muette et persévérante réclamation du créancier qui va s’asseoir, sans prendre aucune nourriture, devant la porte de son débiteur, et meurt de faim, s’il le faut, sous les yeux de celui-ci, qui reste chargé des malédictions de sa victime. Le mahârâdja finit par rire de cette menace, et des spéculateurs, qui faisaient le dharna pour le compte d’autrui moyen- nant de gros salaires, durent renoncer à ce métier pénible après un jeune prolongé[3]. C’était ainsi que Dowlat-Rao-Sindyah allait en guerre, traînant après lui une grande armée, et aussi beaucoup de misère.


II.

Dowlat-Rao-Sindyah campait avec son armée auprès de Rarham- pour, quand il apprit le traité conclu sans sa participation entre le peshwa Badji-Rao et le gouvernement anglais[4]. Il en ressentit un dépit d’autant plus vif, que dans toutes les transactions de quelque importance les souverains de la famille Sindyah avaient joué le premier rôle. Dès lors son parti fut pris de se liguer avec Raghou-Dji-Bhounslay, râdja de Nagpour, contre le peshwa et ses alliés les Anglais. Ceux-ci, de leur côté, se hâtèrent de remplir les promesses qu’ils venaient de faire à leur protégé. Trois corps d’armée s’avancèrent de divers points pour opérer la restauration du peshwa: le premier, formé des troupes subsidiaires imposées au nizam de Hyderabad, venait par la frontière de l’est; le second, tiré de l’armée de Madras, s’assemblait sur la frontière du Mysore; le troisième, composé des levées aux ordres des chefs mahrattes du sud, se préparait à joindre les généraux anglais. Devant ces forces redoutables, dont la réunion présentait un total d’environ vingt mille combattans, les bandes de Djeswant-Rao, qui s’étaient attardées à pilier dans le Dekkan, se dispersèrent à la première sommation. Enfin le 13 mai 1803 Badji-Rao rentra dans la ville de Pounaii, et fut réinstallé dans son office de peshwa sous la protection des baïonnettes anglaises[5]. L’empire mahratte avait cessé d’exister par lui-même: toutes les ruses, toutes les intrigues de Badji-Rao aboutissaient à l’asservissement de son pays. Pour se soustraire à l’influence d’une féodalité redoutable qui l’opprimait et gouverner plus librement, il avait accepté la tutelle d’une nation étrangère, et tous les efforts qu’il fit plus tard dans un sens opposé ne devaient avoir d’autre résultat que d’amener le complet anéantissement de la confédération mahratte comme pays indépendant.

Le râdja de Nagpour, Raghou-Dji-Bhounslay, ne se montra pas moins indigné que Dowlat-Rao-Sindyah. Il avait toujours vu avec un extrême déplaisir le peshwa se rapprocher des Anglais et favoriser imprudemment leurs desseins en les introduisant au cœur même du pays. Tout disposé à coopérer avec Stndyah, le râdja de Nagpour s’empressa d’augmenter son armée. Sa cavalerie se recrutait d’ordinaire parmi les Mahrattes du midi et les aventuriers musulmans; dans son infanterie, il faisait entrer des Arabes que les guerres du dernier siècle avaient jetés sur le sol de l’Inde, des étrangers de toutes les provinces, et aussi des gosaïns, religieux mendians qui marchaient sous les ordres de leur directeur spirituel et ne se battaient pas moins bien que les autres soldats. Ses finances, aussi bien réglées que celles de Dowlat-Rao l’étaient mal, lui permirent de faire face aux premiers frais de la prochaine campagne, et malgré sa grande prudence il n’hésita pas à entrer dans la ligue.

Des émissaires anglais vinrent trouver Dowlat-Rao : ils essayèrent de le désintéresser dans cette grande question d’où dépendait l’avenir des pays mahrattes; mais le mahârâdja ne fit que des réponses évasives. Les lettres du peshwa, fidèle à sa manie de jouer un double jeu, l’encourageaient toujours dans la résistance, et le souverain de Nagpour l’informait des négociations qu’il venait d’ouvrir lui-même avec Holkar. Pour gagner à leur cause Djeswant-Rao, les confédérés firent avec lui un traité dont l’acceptation dépendait entièrement de Dowlat-Sindyah. Celui-ci, oubliant ses rancunes, restitua au représentant de la famille Holkar les territoires qui lui avaient été enlevés et la personne du petit prince, son neveu, — Koundie-Rao, fils de Molhar, — détenu dans une forteresse depuis sa naissance. Djeswant-Rao devait, pour prix des avances qui lui étaient faites, entrer franchement dans la ligue et aider les confédérés de tous ses moyens. Il promit d’abord d’envoyer ses troupes dans les provinces du sud, et se mit en marche avec le chef patan dont il avait fait son allié, Amir-Khan. Comme ils traversaient en- semble sur un bateau la Nerboudda, grossie par les pluies, ces deux hommes se prirent à converser sur les chances de la guerre. L’avenir se montrait à eux sous de sombres couleurs. Qu’avaient-ils à gagner dans une expédition où il s’agissait d’attaquer les bataillons serrés et la grosse artillerie des Anglais? Il y aurait à rapporter de ces combats plus de blessures que de butin. Habitués à ravager les pays amis et ennemis, ils ne comprenaient que la guerre de partisans. L’esprit des deux chefs ne pouvait s’élever jusqu’au désintéressement du patriotisme, et si Djeswant-Rao souffrait de voir l’indépendance de son pays menacée, qu’importait à Amir-Khan, Patan de race et aventurier de profession, qui tant de fois avait changé de bannière, la chute plus ou moins prochaine de la confédération mahratte? Les conseils égoïstes du Patan l’emportèrent sur les hésitations de Djeswant-Rao; le bateau qui les conduisait vers la rive méridionale du fleuve les ramena sur l’autre bord, et les troupes qui venaient dépasser revinrent en arrière. La défection de Djeswant-Rao, pour être masquée par des excuses et même par de sages conseils adressés à Sindyah sur le danger qu’il y aurait de sa part à attaquer de front les Anglais, n’en fut pas moins consommée. La confédération ne comptait plus que deux chefs : Dowlat-Rao et le râdja de Nagpour.

Il fallait cependant que leurs armées combinées fussent solides et aguerries, et qu’il y eût encore un certain prestige dans le nom de ces deux princes, car le gouvernement britannique fit pour les combattre des arméniens inaccoutumés. Décidé à frapper un grand coup et à attaquer les confédérés sur tous les points à la fois, le gouverneur-général marquis de Wellesley tira des diverses présidences des forces considérables qui montèrent bientôt à cinquante mille hommes. La seule cavalerie des princes mahrattes atteignait ce chiffre, et c’était bien la meilleure de l’Inde; l’infanterie et l’artillerie de Sindyah, commandées par le général Perron, successeur du brave De Boigne, et par le chevalier Du Dernaic, jadis au service de Holkar, s’élevait à trente mille combattans. Les chefs placés sous les ordres de Raghou-Dji-Bhounslay, mercenaires de toutes races, avaient amené environ vingt mille soldats mal armés, mal disciplinés et bons tout au plus pour guerroyer contre des indigènes. il résulte de ce calcul que les confédérés pouvaient mettre en ligne quatre-vingt-mille hommes de bonnes troupes, sans parler des corps irréguliers. Cette formidable armée ne se trouvait pas réunie sur un même point; elle était répartie dans les provinces du midi, devenues le théâtre de la guerre, dans le Malwa et dans l’Hindostan[6]. Une proclamation du gouvernement anglais avait enjoint à tous les sujets britanniques d’abandonner le service de Sindyah, en leur promettant une paye égale à celle qu’ils recevaient du mahârâdja ; les autres Européens étaient invités à en faire autant aux mêmes conditions. Ces derniers restèrent fidèles au drapeau de Dowlat-Rao, mais les premiers durent obéir, et leur retraite laissa un vide regrettable dans les rangs des troupes mahrattes.

Si le mahârâdja avait été moins présomptueux, il aurait écouté les avis de son allié, le râdja de Nagpour, qui lui conseillait de harceler l’ennemi et d’éviter les rencontres. À ce prix, il pouvait espérer la victoire avec d’autant plus de raison que les propres troupes du peshwa manifestaient l’intention d’abandonner les Anglais à la première occasion favorable pour se joindre à lui. Malheureusement Dowlat-Rao-Sindyah, fier de ses bataillons réguliers et de sa belle artillerie, eut l’imprudence de livrer un combat en règle, dans lequel la bravoure de ses Mahrattes vint échouer contre l’habileté, le sang-froid et l’audace du général Wellesley (lord Wellington). La bataille se livra près de la petite ville d’Assye, dans la province de Berar, le 23 septembre 1803. L’année des Mahrattes, forte de cinquante mille hommes selon les uns, — de trente mille seulement selon les autres, — fut attaquée avec une impétuosité extraordinaire par les troupes anglo-indiennes. Le nombre de celles-ci a été diversement évalué par les auteurs anglais; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles ne dépassaient pas le chiffre de dix mille hommes. Les vieilles brigades formées jadis par De Boigne et complétées par le général Perron se montrèrent dignes de la réputation qu’elles avaient acquise dans toute l’Inde. L’artillerie, par la précision de son tir, fit éprouver de grandes pertes aux Anglais, et la cavalerie mahratte renouvela plusieurs fois ces charges terribles qui dans d’autres temps lui avaient assuré la victoire; mais le râdja de Nagpour, peu accoutumé à ces combats acharnés, prit la fuite avant même que la bataille fût perdue. Dowlat-Rao-Sindyah le suivit de près, tandis que les artilleurs se faisaient tuer jusqu’au dernier, et que les soldats disciplinés par les officiers français opposaient encore une résistance désespérée. Du côté des Anglais, près de seize cents hommes furent mis hors de combat; les Mahrattes laissèrent plus de douze cents des leurs sur le champ de bataille, et tous les environs étaient remplis de leurs blessés. Dans cette fatale journée, les confédérés abandonnèrent aux vainqueurs quatre-vingt-dix pièces de canon, sept étendards et tous les équipages de leur camp. Ce succès, de la plus haute importance pour le gouvernement britannique, était dû aux talens militaires du général Wellesley; évitant tout délai qui aurait pu devenir préjudiciable à sa cause, il saisit la première occasion d’attaquer les confédérés avec des forces même trop faibles en apparence, et les foudroya par la rapidité de ses mouvemens. Tout en rendant justice aux grandes qualités du général anglais, nous devons payer aussi notre tribut d’éloges à ces vieilles brigades mahrattes que nos officiers avaient organisées dans des temps meilleurs. Décimées par la mitraille et par le feu de l’infanterie, assaillies par la cavalerie anglo-indienne, elles semblaient vouloir soutenir jusqu’au bout l’honneur des drapeaux tricolores qu’elles portaient toujours comme un talisman.

Avant que l’année 1803 fût écoulée, Dowlat-Rao-Sindyah allait se voir contraint de courber la tête sous le joug et d’accepter les conditions les plus onéreuses. Une seconde armée anglaise, réunie à Cawnpore sous les ordres du général Lake, l’attaquait au cœur de ses états. Le général Perron, en butte à des intrigues qui tendaient à lui faire perdre la confiance du mahârâdja, se retirait à Lucknow avec sa famille; ses deux lieutenans, MM. Fleury et Bourquin, éprouvaient chacun de son côté des échecs considérables. Enfin, après une sanglante bataille livrée sous les murs de Dehli et dans laquelle les Mahrattes comptèrent trois mille morts, les Anglais entrèrent dans la capitale de l’empire mogol. Le vieux Shah-Alam, le sultan aveugle, rejeton de la grande famille de Timour, fut délivré de l’oppression des Mahrattes; il ne fit cependant que changer de maîtres. S’il faut en croire certains documens[7], les officiers de Sindyah, et notamment le général français Drugeon, laissaient végéter dans un état voisin de l’indigence l’empereur infirme et ses cinquante-deux enfans, tandis que les chefs mahrattes s’appropriaient les splendides jardins des résidences impériales et gardaient pour eux les sommes considérables extorquées aux populations. Plus généreux et guidés par des sentimens d’équité avec lesquels d’ailleurs leur politique n’était point en désaccord, les vainqueurs accordèrent à la famille du sultan et au vieux souverain de grosses pensions et beaucoup d’honneurs. Il n’y avait plus d’empire de Dehli depuis longtemps déjà; au lieu d’un empereur captif et soumis à de cruelles avanies, il y eut un empereur pensionné, sans pouvoir, sans autorité, une ombre de souverain entouré de beaucoup d’égards et délivré de la crainte d’être maltraité par ses oppresseurs. C’était beaucoup sans doute; mais si la joie de Shah-Alam et des siens fut grande à l’entrée du général Lake dans la ville de Dehli, comme le disent les écrivains anglais, c’est qu’ils se rappelaient la promesse qui leur avait été faite jadis de rétablir l’empire mogol.

Maîtres à Dehli de la personne du sultan, tout-puissans à Pounah, où ils venaient de rétablir le peshwa Badji-Rao, les Anglais se mirent activement à poursuivre les restes des armées de Sindyah. Une troisième victoire qu’ils remportèrent près d’Agra, au village de Laswarye, acheva la destruction des brigades commandées par le général Perron[8]. A la fin de cette désastreuse campagne, Dowlat-Rao-Sindyah avait perdu, avec ses principales forteresses, cinq cents canons fondus par des officiers européens; ses plus vaillantes troupes étaient anéanties, ses généraux français tués, prisonniers, ou pour toujours retirés de son service. Ce souverain, qui pouvait se dire cinq années auparavant le plus puissant prince qui eût régné dans l’Inde depuis Aurang-Zeb, en était réduit à acheter la paix au prix de ses plus belles possessions dans le Gouzerate, l’Hindostan et le Bandelkand. Sans doute il se souvint alors des paroles que lui avait dites De Boigne en prenant sa retraite : « Gardez-vous d’exciter la jalousie des Anglais en augmentant vos bataillons réguliers, et licenciez-les plutôt que de risquer une guerre[9]. » Ce conseil que donnait De Boigne en partant, l’eût-il suivi lui-même au pied de la lettre, s’il fût resté au service de Sindyah? On a peine à le croire; c’eût été de la part du mahârâdja accepter sans combat les exigences des Anglais et montrer une faiblesse impardonnable. Toutefois il eut le tort de se croire invincible parce qu’il avait de bonnes troupes, et la folie de braver les périls d’une guerre à laquelle les Anglais étaient parfaitement préparés. Dans son aveuglement, il ne comprit pas le sens des paroles que lui adressait le plus habile et le plus honorable de tous les généraux qui s’étaient attachés à la fortune de sa famille. De Boigne disait tout simplement au mahârâdja : — l’Angleterre vous regarde, elle vous surveille d’un œil jaloux; l’avenir est à elle, puisque la révolution a forcé la France à s’effacer en Asie. Renoncez à votre chimérique dessein de chasser les Anglais, et ne mettez pas sur pied une armée qui soit pour eux une menace.


III.

Pendant que la plus grande partie des troupes de Sindyah se trouvait occupée dans les provinces du sud et dans l’Hindostan, Djeswant-Rao-Holkar rançonnait et pillait les districts de l’Inde centrale, restés sans défense. Son allié Amir-Khan traitait de la même manière les territoires situés à l’ouest d’Ouddjein, capitale du Malwa. Après avoir passé la saison des pluies à Indore, chef-lieu des états de Holkar, Djeswant-Rao poursuivit le cours de ses déprédations à travers les terres des petits souverains radjepoutes; puis il revint du côté de Bampoura, ville considérable bâtie sur un plateau élevé. Il s’y était fait construire, au milieu d’une forteresse qui ne fut jamais achevée, un joli palais dans lequel on voit encore aujourd’hui sa statue sculptée en marbre blanc. Cet homme énergique et entreprenant, que le succès enivrait et qui ne se laissait jamais abattre par les revers, affectait de n’obéir désormais à aucun sentiment de moralité ou de patriotisme, et ne voyait dans les malheurs qui désolaient son pays qu’une occasion de dépouiller les habitans et de ravager la campagne. Aussi, lorsque Dowlat-Rao-Sindyah, exaspéré par ses défaites et impatient d’anéantir le traité que lui avaient imposé les vainqueurs, chercha à renouer ses relations avec lui, Djeswant-Rao répondit qu’il était tout prêt à se mettre en cam- pagne, pourvu qu’on lui envoyât de l’argent. Sindyah n’avait plus de trésors depuis longtemps déjà, sa pauvreté était extrême; mais, plutôt que de se priver du concours de Djeswant-Rao, il lui abandonna le pillage des plus riches cités de ses états. Celui-ci accepta avec empressement une offre si séduisante. La ville de Moundissour, où se donnaient rendez-vous les marchands du Radjepoutana, de l’Hindostan, du Malwa et du Gouzerate, tenta sa cupidité comme étant l’une des plus riches de l’Inde. Elle fut rançonnée en règle, avec les plus minutieuses précautions et la plus scrupuleuse exactitude. Djeswant-Rao en tira un butin qui ne s’élevait pas à moins de 25 millions de francs[10]. Singulière façon de se procurer de l’argent pour repousser la domination étrangère! Quel était le plus odieux, du souverain qui livrait ses propres sujets à de pareilles spoliations, ou de celui qui volait effrontément, à main armée, comme un chef de brigands, les territoires de ses alliés? On conçoit que pour des populations aussi maltraitées, la suprématie d’une nation européenne ait pu être un bienfait. Il semble que, pour s’en faire aimer, il suffisait de les gouverner avec un peu de justice et de bienveillance. Comment se fait-il donc que ces mêmes peuples, les sujets de Holkar et de Sindyah, soient aux premiers rangs de l’insurrection qui, après un demi-siècle, a éclaté avec tant d’énergie contre la domination anglaise?

Enrichi par des déprédations sans cesse renouvelées, recherché par Dowlat-Rao-Sindyah, qui voyait en lui le dernier espoir de la cause mahratte, Djeswant-Rao-Holkar devenait fou d’orgueil. Il se croyait l’arbitre des destinées de l’Inde. Lorsque lord Lake entama avec lui des négociations qui ne devaient avoir aucun résultat, Djeswant-Rao écrivit de sa main, — il savait écrire le mahratte et le persan, — au général anglais chargé de pleins pouvoirs dans le Dekkan : « Des contrées de plusieurs centaines de lieues d’étendue seront envahies par moi. Lord Lake n’aura pas même un moment pour respirer, et des calamités tomberont sur des millions de créatures humaines par suite de la prolongation d’une guerre dans laquelle mon armée débordera de toutes parts comme les vagues de la mer[11] ! » C’était au général Wellesley, au futur duc de Wellington, que Djeswant-Rao adressait une pareille menace. Il y avait dans les paroles de l’aventurier mahratte autant d’exagération et de forfanterie que d’insolence. Cependant, lorsqu’après de premiers revers un avantage réel remporté sur une colonne anglaise imprudemment engagée lui permit de reprendre l’offensive, Djeswant-Rao-Holkar ne comptait pas moins de quatre-vingt-douze mille hommes réunis sous ses bannières. La cavalerie formait plus des deux tiers de cette grande armée, qui traînait à sa suite près de deux cents pièces de campagne.

Trois batailles avaient suffi pour ruiner la puissance de Sindyah ; il ne fallut que trois combats pour réduire de plus de moitié les armées de Holkar: Sous les murs de Dehli, qu’il essaya d’enlever d’assaut, Djeswant-Rao éprouva un premier revers. Quelques jours plus tard, son infanterie régulière, à laquelle il tenait comme à sa plus précieuse ressource, fut décimée dans une rencontre qui eut lieu tout près du fort de Deig. Dans cette même journée, son artillerie, l’une des plus belles qu’ait jamais possédées un prince indien, finit par être à peu près anéantie. Enfin sa brillante cavalerie mahratte, surprise par l’armée anglo-indienne aux environs de Farouckabad, fut taillée en pièces. Cette campagne de l’Hindostan, qui ne dura pas plus de sept mois, établissait à jamais la suprématie de l’Angleterre au centre même de l’empire mogol. Les formidables armées que les chefs les plus puissans de la confédération mahratte semblaient faire sortir de terre allaient se disperser, et les râdjas humiliés devaient accepter bientôt, sous la forme du protectorat, la complète abdication de leur indépendance.

Cependant Djeswant-Rao-Holkar, pareil au sanglier blessé, se retourna une fois encore et fit face aux vainqueurs acharnés à le poursuivre. Il avait perdu ses meilleures troupes et presque tous ses canons, mais non son audace et son indomptable esprit de résistance. Accueilli dans les murs de Bharatpour par le petit râdja de ce district, — qui venait pourtant de se soumettre au protectorat des Anglais, — le hardi Mahratte s’y enferma avec les débris de son armée. Le laisser prendre pied dans cette ville bien fortifiée, c’eût été donner le temps à ses partisans de se rallier, et fournir à Dowlat-Rao-Sindyah, à peine soumis et mécontent, l’occasion de tenter une nouvelle levée de boucliers. Lord Lake, chargé du commandement en chef dans les provinces du nord, comprit qu’il fallait au plus vite déloger Holkar de son repaire. Il marcha avec la plus grande célérité et parut devant Bharatpour le 3 janvier 1805. Cette ville, trop étendue pour être investie, — elle a près de trois lieues de tour, — facilement approvisionnée par les routes restées libres de trois côtés, environnée de fossés profonds, offrait de grands avantages à la défense. Les sujets du râdja, rassemblés à la hâte, étaient venus réparer les murailles aux endroits les plus faibles; ses troupes et celles de Djeswant-Rao garnissaient toutes les fortifications, y compris les parapets d’une citadelle fort élevée qui domine la campagne. Deux fois les Anglais essayèrent de prendre d’assaut cette grande place si bien défendue, deux fois ils furent repoussés avec des pertes considérables. Une division de l’armée de Bombay étant venue rejoindre celle du Bengale, que commandait lord Lake, un suprême effort fut tenté par les assiégeans le 20 février. Pour la troisième fois, ils échouèrent dans leur entreprise. Les assiégés lançaient sur les ennemis, qui se ruaient au pied des murailles et roulaient dans l’eau profonde des fossés, une masse de pots à feu et de balles de coton imprégnées d’huile et toutes flambantes. Jamais on n’avait vu tant d’acharnement dans l’attaque, tant d’habileté et de vigueur dans la résistance. La cavalerie de Holkar, qui tenait la campagne, et les bandes indisciplinées de son allié Amir-Khan harcelaient journellement les troupes anglo-indiennes, déjà si maltraitées par les assiégés. Les cipayes du Bengale se conduisirent dans ce siège en véritables héros. La politique anglaise savait exploiter à son profit le courage de ces Hindous tant méprisés, qui se déchiraient entre eux au profit de conquérans étrangers. Un jour, il est vrai, cette magnifique armée du Bengale devait tourner contre les Anglais ses baïonnettes et ses canons, et se rallier sur les pas d’un Mahratte.

Les soldats de Djeswant-Rao et ceux du râdja de Bharatpour se battaient avec tant d’énergie, que la fleur de l’armée anglo-indienne tomba bientôt autour des murailles, moissonnée par les balles et les boulets[12]. De son côté, la garnison avait fort peu à souffrir. La prolongation de ce siège meurtrier allait compromettre le succès de la campagne; lord Lake, arrêté avec son armée devant la ville de Bharatpour, entretenait parmi ses troupes la discipline, l’ordre et le courage moral, qui font souvent défaut aux indigènes. Plus la résistance se prolongeait, et plus le dénoûment devait être désastreux pour les vaincus. Le râdja de Bharatpour, craignant un revers, et découragé par l’attitude inébranlable des assiégeans, envoya son propre fils vers lord Lake pour lui demander à traiter. Il avait à se faire pardonner sa récente défection. Holkar victorieux l’eût sans doute opprimé et pillé; en se soumettant aux Anglais, il ne sacrifiait que son indépendance, déjà bien compromise. Le général anglais accepta sans hésiter la soumission du râdja, qui chassa Djeswant-Rao de ses murailles avec plus de joie sans doute qu’il ne l’y avait vu entrer. Le râdja en fut quitte pour une amende de 5 millions de francs, et le hardi Mahratte, trompé dans ses dernières espérances, reprit sa vie errante. Il se retirait, trahi, mais non vaincu, devant un ennemi tant de fois victorieux, et qui cette fois se contentait de ne plus l’avoir en face.

Autant Djeswant-Rao-Holkar mettait de hardiesse et de décision dans ses mouvemens, autant Dowlat-Rao-Sindyah montrait d’hésitation et d’embarras dans sa conduite. Ce dernier n’avait rien de plus à cœur que de recommencer la guerre avec les Anglais; ses conseillers l’y poussaient, et les mensonges ne coûtaient pas plus au mahârâdja que les flatteries, quand il s’agissait de tromper ou d’endormir la vigilance des officiers de l’armée britannique. Il cherchait à tenir ses troupes peu éloignées de celles de Holkar, répondant aux remontrances des agens anglais qu’il lui importait de surveiller la marche de ce brigand, tout chargé du butin enlevé à ses propres villes. Dans ces paroles, il entrait un peu de vérité : Dowlat-Rao-Sindyah ne pouvait pardonner au représentant de la famille Holkar ses déprédations, tant de fois renouvelées. Il l’eût châtié, si les circonstances le lui avaient permis. Cependant il haïssait au moins autant les vainqueurs qui venaient de l’asservir lui-même, et, faisant taire sa jalousie, il souhaitait sincèrement le succès des entreprises de Djeswant-Rao. Aussi les Anglais cherchèrent-ils constamment à empêcher la réunion de ces deux hommes, prêts à tenter une fois de plus la chance des combats, si l’occasion leur était laissée de se voir, de s’entendre, et de se réconcilier, au moins en apparence. Cette réunion eut lieu cependant. Djeswant-Rao, chassé de Bharatpour, courut droit au camp de Sindyah, la tête remplie de projets incohérens. Il voulait soulever les Seikhs et transporter le théâtre d’une nouvelle guerre dans le Pendjab. Le terrible Shirzie-Rao, beau-père du mahârâdja, appuyait cet avis, qui plaisait à son caractère violent. Toujours indécis, Dowlat-Rao subissait les influences de ceux qui l’entouraient; puis, par un de ces reviremens si communs à la cour de ces souverains sans foi et sans moralité, il retira sa confiance une fois encore à Shirzie-Rao pour la reporter sur un autre de ses ministres qu’il tenait en prison[13]. Certes la disgrâce de cet homme de sang pouvait passer pour un acte de justice, mais le mahârâdja ne rendait la liberté à son ancien favori qu’afin de lui arracher des sommes énormes dont Djeswant-Rao s’attribua la moitié. Bientôt la discorde éclata entre le ministre disgracié Shirzie-Rao et le ministre dépouillé de ses richesses. Dowlat-Rao prêta une oreille moins docile aux conseils belliqueux de Holkar, et celui-ci, traînant à sa suite les restes de son armée, se jeta dans le Pendjab. Les Seikhs ne se levèrent point à son approche. Rundjet-Singh, alors dans la force de l’âge et au début de sa carrière, ne sympathisait point avec les Mahrattes, dont la puissance déclinait de jour en jour. Harcelé par l’armée anglaise, qui s’était mise à sa poursuite, Djeswant-Rao-Holkar en fut réduit à accepter cette paix dont il avait si longtemps repoussé jusqu’à la pensée. Ce fut ainsi qu’il termina cette campagne extraordinaire, continuée avec des vicissitudes diverses, et aussi avec l’énergie la plus obstinée, depuis Pounah jusqu’aux environs de Lahore.

Il était dit toutefois que le chef de la famille Holkar resterait jusqu’à la fin un incorrigible pillard, le type achevé du Mahratte des premiers temps. Bien qu’il fût lié par les traités qu’il venait de signer, Djeswant-Rao, en revenant dans ses états, se donna une fois encore le plaisir de saccager les possessions des princes radjepoutes protégés par l’Angleterre. Après ce dernier exploit, il licencia ses cavaliers en leur disant d’aller chercher fortune ailleurs. Les soldats mécontens réclamèrent tumultueusement leur paye; s’étant mis bientôt en révolte ouverte, ils prononcèrent la déchéance de Djeswant-Rao, qu’ils appelaient injurieusement le fils d’une esclave[14]. Celui-ci distribua aux mutins une partie de l’argent enlevé aux Radjepoutes, et calma ainsi la sédition; mais cette appellation de fils d’une esclave l’avait blessé au cœur. Le légitime héritier des états de Holkar, c’était son neveu Koundie-Rao, celui-là même dont il s’était autrefois hautement et noblement déclaré le fidèle serviteur. Les cris des soldats révoltés avaient donné à ce nom depuis longtemps oublié une signification alarmante pour Djeswant-Rao. Le jeune Koundie-Rao, qui n’avait pu prendre aucune part à la sédition, — il n’avait que dix ans, — périt empoisonné quelques jours après. Ce crime était à peine commis qu’une troupe de Patans allait massacrer dans sa retraite Kasi-Rao, ce prince faible d’esprit et infirme de corps qui avait dû renoncer à gouverner les états de Holkar. Il ne restait plus de descendans légitimes de Touka-Dji; était-ce à tort que la voix publique accusait de ces deux meurtres le fils d’une esclave, Djeswant-Rao?

Il est vrai que depuis quelque temps cet infatigable soldat donnait des marques de folie. Exténué par ses longues campagnes, surexcité par les liqueurs fortes dont il usait avec excès, consumé à l’intérieur par les flammes des fourneaux devant lesquels il passait les jours et les nuits à fondre des canons, Djeswant-Rao perdait la mémoire; il tombait aussi dans des accès de frénésie. Ayant le sentiment de son mal, il cherchait à le combattre par un redoublement d’activité qui augmentait encore le feu de sa fièvre. Son palais devint le théâtre de scènes si terribles qu’on se persuada qu’il était possédé par un esprit malin. On finit par le reléguer sous une petite tente, confiée à la garde de serviteurs dévoués. Son allié Amir-Khan, — qui profitait de la circonstance pour piller les trésors cachés dans le palais, — lui envoya un docteur musulman versé dans l’art de guérir, Dowlat-Rao-Sindyah dépêcha vers lui un brahmane habile dans la médecine ; mais les soins des deux empiriques furent infructueux. Cet homme extraordinaire, qui avait lutté seul contre les Anglais à la tête d’une armée de cent mille hommes, finit par tomber dans une imbécillité complète. On en vint à le nourrir avec du lait comme un enfant ; ce régime le soutint encore trois années. Enfin Djeswant mourut en octobre 1811, près de la ville de Bampoura, où sa famille lui a élevé un beau mausolée. Sir John Malcolm[15], qui visita ce monument quelques années plus tard, vit le cheval favori du terrible aventurier, mis à la retraite par la mort de son maître, brouter tranquillement l’herbe verte auprès de sa tombe. Ce cheval ne résumait-il pas toute la vie de ce dernier des Mahrattes, en qui s’était incarné le génie des batailles et des chevauchées guerrières ?


IV.

Nous arrivons au dénoûment du drame, à ce moment suprême où les principaux personnages vont disparaître de la scène, les uns par mort violente, les autres sans bruit, sans éclat, parce que leur rôle est achevé. À la différence de Djeswant-Rao-Holkar, jeté dans les aventures au début de sa carrière par des malheurs de famille, Dowlat-Rao-Sindyah avait hérité trop jeune d’un pouvoir incontesté. Ambitieux, fier de la prépondérance qu’il exerçait dans les conseils de la confédération mahratte, le mahârâdja ne montra point une énergie à la hauteur de ses projets. Il attira sur son pays les plus terribles calamités en contribuant beaucoup pour sa part à rompre les liens qui unissaient entre eux les chefs de l’empire mahratte. Son amour pour la fille de Shirzie-Rao-Ghatgay le rendit en quelque sorte esclave des caprices sanguinaires de cet homme féroce et insensé qui déshonora son règne. À deux reprises, Dowlat-Rao écarta de ses conseils cet odieux personnage, exécré des indigènes autant que des Européens, et dont les Anglais, par l’une des clauses de leur traité, avaient réclamé impérieusement l’expulsion. Plus tard, cette clause fut annulée ; Shirzie-Rao reprit sur son gendre un complet ascendant, et ce retour de faveur causa sa perte. À la suite d’une altercation violente survenue à propos d’un fief que chacun voulait concéder à l’un de ses favoris, Dowlat-Rao-Sindyah donna l’ordre d’arrêter son beau-père. Celui-ci résista avec énergie, et dans le conflit qui s’ensuivit, il fut percé d’un coup de lance. Ainsi périt de la mort d’une bête fauve ce forcené couvert de crimes, qui avait fait mourir tant d’innocens dans les plus cruels supplices[16].

La fin tragique de Shirzie-Rao nous conduit à dire quelques mots de ces chefs de partisans connus sous le nom de Pindarries, avec lesquels sympathisait le beau-père de Dowlat-Rao. Après avoir ravagé l’Inde en tous sens, les Pindarries furent les derniers à se soumettre. Ils avaient fait leur apparition à l’époque où les Mahrattes commençaient à envahir l’Hindostan, vers le milieu du XVIIIe siècle. Ils s’associèrent aux armées de Sindyah et de Holkar, et combattirent contre les Mogols, bien que leurs chefs fussent musulmans. Quant aux soldats, ils appartenaient à toutes les religions, à toutes les races; un très-petit nombre d’entre eux portaient des fusils à mèche, le reste marchait la lance au poing, le bouclier sur le dos. Lorsqu’ils avaient ramassé un butin considérable, le souverain au service duquel ils étaient employés cernait leur camp et les forçait à rendre gorge. Cependant il y eut des chefs qui restèrent fidèles pendant plusieurs générations aux familles dont ils suivaient les bannières. Durant la campagne de 1804, on les vit presque tous accourir dans l’Hindostan et se rallier autour de Dowlat-Rao-Sindyah. Le beau-père du mahârâdja, Shirzie-Rao, sympathisait, nous l’avons dit, avec ces hommes indomptés, et leur fit conférer des titres honorifiques. Ce fut à sa recommandation qu’un de leurs chefs, Mahomet-Kanad-Khan, devenu célèbre sous le nom de Tchitou, fut élevé au rang de nabab.

Tchitou, fait prisonnier dans son enfance, avait été adopté par l’un des plus puissans Pindarries. Né dans une famille obscure, il parvint à régner en maître absolu dans le camp de son bienfaiteur, tout en laissant au fils de celui-ci la direction apparente des affaires civiles et militaires. Les Pindarries en effet possédaient de véritables états, peu étendus à la vérité, mais où se trouvaient des villes et des forteresses sur lesquelles flottait la bannière d’or, marque distinctive de leur autorité. Tchitou avait établi sa résidence au milieu des collines escarpées et des forêts sauvages qui s’étendent entre la rive nord de la Nerboudda et les monts Vindhyas. Bien qu’il affectât de reconnaître toujours la suzeraineté du mahârâdja Sindyah, les détachemens qu’il envoyait fourrager dans les districts des Radjepoutes se répandaient quelquefois sur les territoires de celui-ci. On conçoit facilement les dégâts que devait causer le passage de ces bandes, fortes de dix ou douze mille cavaliers. A plusieurs reprises, Dowlat-Sindyab fit partir de sa citadelle de Gwalior des corps d’armée chargés de châtier ces pillards insolens, mais jamais il ne put venir à bout de les réduire. Après de vains efforts, il dut se contenter de leur céder certains territoires, affectés à leur subsistance. Tchitou obtint cinq districts à titre de fief. C’était admettre en principe et reconnaître en fait l’indépendance de ces ennemis de la paix publique, et les encourager à continuer leurs déprédations à une époque où les souverains les plus considérés, Holkar et Sindyah eux-mêmes, avaient dû subir la protection de l’Angleterre. Il semble donc naturel que les agens britanniques aient fini par faire de sérieux efforts pour anéantir ces bandes audacieuses qui s’obstinaient à tenir la campagne lorsque la paix était conclue avec tous les gouvernemens indigènes. Ce ne fut pourtant qu’en 1816 que des détachemens anglais[17] rencontrèrent les Pindarries de Tchitou. L’année suivante, une armée anglo-indienne pénétrait dans l’Inde centrale, et Tchitou, contraint d’abandonner son repaire, se mit à fuir en tous sens; il se faisait chasser, comme un sanglier, d’une forêt à l’autre, déjouant, par son activité et par sa connaissance des lieux, la poursuite de ses ennemis. A la fin, sa petite armée, réduite à quatre ou cinq mille cavaliers, fut battue et dispersée. Survint un petit prince radjepoute qui avait à se venger des déprédations commises sur ses terres; il se précipita sur les Pindarries mis en déroute, et les pilla impitoyablement.

Séparé des siens, Tchitou fuyait toujours; cherchant un refuge auprès de ses anciens partisans, il se jeta de nouveau dans les forêts pour échapper aux troupes qui le poursuivaient. Tantôt il songeait à se rendre et à profiter du pardon offert aux Pindarries qui déposaient les armes; tantôt, en proie à des terreurs inexprimables, il croyait avoir tout à redouter des vainqueurs. L’idée d’être condamné à la déportation le rendait fou; pendant son sommeil, il répétait avec angoisse ce mot terrible kala pani (eau noire)[18], comme si déjà la mer eût été mise entre lui et ses forêts natales. Enfin, troublé par ce fantôme de l’eau noire, Tchitou, au lieu de traiter avec les Anglais, alla s’enfermer dans une forteresse des monts Mahadéva, où un chef mahratte rassemblait des soldats pour continuer la résistance. A peine respirait-il dans cette retraite lointaine, qu’un détachement de troupes anglaises vint l’y relancer. Il dut fuir encore, n’emmenant avec lui que son fils et quatre de ses partisans. Bientôt il demeura seul, serré de si près, qu’il n’osait plus s’arrêter un instant, et traqué par les troupes qui le suivaient à la piste de son cheval à travers des jungles inextricables. Entraînés par l’ardeur de cette chasse, les soldats venaient de pénétrer dans un fourré, lorsqu’ils découvrirent un cheval tout sanglant, dont la selle ressemblait à celle de Tchitou, puis des ornemens, puis un cadavre sans tête, déchiré par les griffes d’un tigre. Il importait de savoir au juste si ce corps était bien celui du Pindarrie. On suivit le tigre à la trace du sang, et on vit tomber de la gueule de l’animal une tête qui fut apportée au camp et reconnue pour être celle de Tchitou. Ainsi périt, au milieu des jungles, ce Pindarrie fameux, qui, après avoir été longtemps le fléau de ces contrées, ne put jamais comprendre qu’il eût et espérer aucun pardon, et fut dévoré par un tigre pour n’avoir pas osé se livrer à des Européens.

La guerre que les Anglais firent aux Pindarries leur donna l’occasion de connaître et d’explorer des régions boisées et montagneuses sur lesquelles ils n’avaient encore que des notions imparfaites. Il leur fallut fouiller ces repaires, d’un difficile accès, où les rebelles croyaient que jamais le bras de l’Europe ne pourrait les atteindre. La sécurité des Pindarries était d’autant plus grande, que les princes indigènes avaient toujours échoué dans leurs projets de les détruire. Dowlat-Rao-Sindyah avait eu beaucoup à se plaindre des excès commis par ces brigands, qui se disaient ses serviteurs. Le plus puissant d’entre eux, Karrim-Khan, élevé au rang de nabab, possédait de riches districts; il avait quelques petits canons, une infanterie régulière, douze cents cavaliers d’élite et environ dix mille irréguliers. Après la guerre contre les Anglais, Dowlat-Rao-Sindyah s’empara par surprise de ce chef redoutable, dont le camp fut pillé. Transporté dans la citadelle de Gwalior, Karrim-Khan dut y subir une détention de quatre années; mais tandis que les soldats du mahârâdja, gorgés de butin, célébraient hautement l’habile trahison de leur maître, la vieille mère du Pindarrie, instruite de ce qui venait de se passer, fit charger sur des bêtes de somme tous ses joyaux, toutes ses richesses, et prit la fuite du côté des jungles. Les Pindarries de son fils l’y rejoignirent : divisés en petites troupes, ils se remirent à dévaster les territoires de Sindyah, et ce prince, tenté par l’appât d’une forte rançon, rendit la liberté au redoutable chef de brigands. Pendant plusieurs années encore, Karrim-Khan, tantôt réuni aux autres chefs de Pindarries, tantôt agissant seul, commit toute sorte d’excès sur les territoires de Sindyah, qui se repentit, mais trop tard, de l’avoir laissé échapper pour la somme de 6 laks de roupies. Après bien des vicissitudes, le Pindarrie, réduit à fuir et à se cacher dans les villes d’où le chassait l’approche des détachemens anglais, comprit que sa carrière était terminée. Ses anciens adhérens refusaient de le recevoir; il ne savait plus où reposer sa tête. Plus confiant que Tchitou dans la parole des agens britanniques, Karrim-Khan finit par se décider à se rendre sans conditions. Il se remit entre les mains de sir John Malcolm, — alors à son camp de Nimhaheira, dans le Malwa, — qui l’accueillit et le traita avec considération et générosité. Le trop fameux Pindarrie obtint au district de Gorackpour, dans l’Oude, des terres où il put vivre en paix avec sa nombreuse famille.

Combien d’autres encore, fiers de commander à des milliers de cavaliers indisciplinés, ont eu, comme Karrim-Khan et comme Tchitou, leurs rêves de grandeur et de puissance! Hardis, courageux, n’ayant aucune notion de moralité, ils prenaient pour de glorieuses entreprises ces expéditions hasardées dont ils rapportaient du butin à pleines mains. Ces hommes sans foi ni loi avaient organisé le pillage sur une grande échelle; ils se mettaient régulièrement en campagne après la saison des pluies, et, joignant la barbarie à la cupidité, ils torturaient leurs victimes pour leur arracher de l’argent. D’abord auxiliaires des princes de la confédération, ils étaient devenus pour ceux-ci de redoutables adversaires, et pour le pays entier de véritables fléaux. Ils auraient pu finir par se rendre indépendans; peut-être même, pareils au chacal, qui harcèle l’éléphant blessé, eussent-ils enlevé des provinces entières aux familles de Sindyah et de Holkar, affaiblies et épuisées. En détruisant les Pindarries, l’Angleterre n’accomplissait pas seulement une œuvre d’habile politique; elle rendait la sécurité à de fertiles contrées, devenues presque désertes, et assurait aux râdjas vaincus par ses armes la tranquille possession de leurs états. L’existence prolongée de ces bandes de pillards et la facilité avec laquelle elles se recrutaient prouvent assez l’attrait qu’offre aux indigènes, Mahrattes, Bheels, Djats, Radjepoutes, Mogols et Afghans, la vie aventureuse du soldat mercenaire.

En esquissant l’histoire des deux plus célèbres d’entre les Pindarries, nous avons voulu montrer, au moins de profil, ces physionomies étranges, tout asiatiques, à demi sauvages, dont les types n’ont pas cessé d’exister dans l’Inde. Depuis deux ans, on les a vus reparaître aux mêmes lieux, dans l’Oude, dans le Malwa, dans l’Hindostan et dans les provinces mahrattes. Courbés sous le joug de l’Angleterre, qui semble s’être fort peu occupée de les moraliser, les Hindous, païens ou musulmans, ont baissé la tête, mais la civilisation ne les a pas transformés. Les cipayes qui ont déchiré les uniformes anglais sont devenus de vrais Pindarries. Leurs chefs, pour avoir été initiés à un certain degré aux usages européens, n’ont pas été moins prompts à retourner aux traditions de leurs races : ils se montrent fiers et cruels dans le succès, incapables de concerter un plan de campagne et habiles à prolonger la guerre de partisans, qui se compose de ruses et de surprises. Le plus tristement célèbre de tous, Nana-Sahib, a reçu une éducation soignée; il possède à fond la langue anglaise, et dans ses loisirs il avait traduit dans sa langue natale l’Hamlet de Shakspeare. Au premier cri de l’insurrection, ce studieux Hindou a jeté le masque. Il s’est levé, la rage dans le cœur, comme s’il eût eu à venger l’ombre de Claudius, et le vernis de civilisation qui couvrait son visage ayant disparu, il n’est resté qu’un Mahratte de la pire espèce, un brahmane du Konkan, poussé par une haine implacable.


V.

Le nom que nous venons de prononcer nous ramène aux événemens les plus significatifs de cette longue guerre dans laquelle l’Angleterre acheva, par une diplomatie habile, ce que ses armes avaient préparé. Nous voulons parler de la déposition du peshwa Badji-Rao, dont Nana-Sahib réclame aujourd’hui l’héritage à titre de fils adoptif. On se rappelle que Badji-Rao, vaincu par Holkar, avait fui vers Bombay, d’où les Anglais le ramenèrent triomphalement à Pounah. A peine réinstallé dans ses fonctions par une armée étrangère, le peshwa comprit que toute liberté d’action était perdue pour lui et que sa patrie était asservie. Le pavillon britannique flottant devant les murs de la capitale lui rappelait incessamment les traités qui le liaient sans qu’il pût espérer de les rompre. En vain cherchait-il autour de lui des alliés qui pussent lui venir en aide : les princes de la confédération mahratte étaient réduits à l’impuissance. En concluant avec les Anglais une alliance d’éternelle amitié, Badji-Rao avait virtuellement aboli l’empire fédératif du Maharachtra et reconnu l’existence indépendante des états de Holkar, de Sindyah, de Nagpour et de Guickowar[19]. Chacun de ses états se trouvait aussi enchaîné par des traités particuliers. Djeswant-Rao-Holkar, réduit dans ses possessions, était contraint de céder aux Anglais la forteresse de Sindwah dans les monts Satpoura, au pays de Kandeish, et de leur fournir un contingent de trois mille hommes : déjà d’ailleurs il donnait les signes de la maladie mentale à laquelle il devait succomber. Dowlat-Rao-Sindyah, tant de fois battu, privé de l’appui des officiers français, — qu’une des clauses du traité l’obligeait à renvoyer, — ne possédait plus la province de Dehli; la moitié de ses états, ou pour mieux dire la moitié de ses plus lointaines conquêtes, lui avait été enlevée. Le petit royaume de Nagpour, mutilé après la défaite de Raghou-Dji-Bhounslay, demeurait entièrement à la merci de l’Angleterre.

Sollicités par les lettres secrètes de Badji-Rao, les trois souverains que nous venons de nommer craignaient de s’attirer de plus grands maux en renouvelant une guerre imprudente. Partout d’ailleurs des armées anglaises les tenaient en respect; tous leurs mouvemens étaient épiés. Ils se contentaient de pousser les Pindarries sur les territoires cédés au gouvernement britannique et de conspirer dans l’ombre. Jaloux les uns des autres, s’accusant mutuellement d’être la cause des calamités qu’ils avaient provoquées eux-mêmes, ces râdjas hésitaient à s’unir par un traité. Le mot de patrie n’avait plus aucun sens pour eux; chacun s’était fait une patrie particulière dans sa capitale. Le gouvernement britannique, en les enlaçant dans les liens d’une alliance avantageuse pour lui, assurait cependant à ces souverains le maintien de leur indépendance respective : au lieu de les pousser à bout en les dépouillant de la totalité de leurs états, la nation victorieuse confirmait les droits des râdjas vaincus, préalablement réduits à l’impuissance de nuire. S’insurger dans de pareilles conditions, c’était s’exposer à perdre pour jamais la couronne, triste perspective devant laquelle les souverains reculent toujours. Vers cette époque, la folie croissante de Djeswant-Rao causait une anarchie complète dans les états de Holkar. Le mahârâdja Sindyah manquait d’argent, tandis que Raghou-Dji-Bhounslay de Nagpour, poussé par la soif de l’or, amassait des sommes énormes aux dépens de ses sujets, non pour les dépenser, mais pour les enfouir. Ni l’avare Bhounslay, ni le dissipateur Sindyah, n’étaient de véritables hommes de guerre : prudent à l’excès, le premier aurait voulu gagner beaucoup en risquant peu; le second, rêvant toujours aux moyens de faire du mal aux Anglais, se consolait de son abaissement en assistant aux jeux des athlètes, en chassant le tigre avec le pompeux appareil d’un souverain asiatique, et aussi en lançant dans les airs des cerfs-volans qu’il faisait venir à grands frais de Dehli. Il y a presque toujours un côté puéril dans le caractère de ces râdjas indiens.

Pendant dix années, — de 1805 à 1815, — la paix fut maintenue; les Anglais aidaient le peshwa Badji-Rao à gouverner ses états, et celui-ci ne cessait d’adresser à toutes les cours de l’Inde de pressantes sollicitations : il ne désespérait pas d’intéresser à la cause des Mahrattes ceux-là mêmes qui avaient eu si longtemps à souffrir de leur agression. C’était assurément un étrange spectacle de voir les Anglais rétablir l’ordre dans les provinces du Dekkan, ramener sous l’autorité du peshwa les petits princes récalcitrans ou rebelles, en un mot éteindre partout les derniers restes de l’incendie allumé par la guerre civile dans le Maharachtra. Badji-Rao applaudissait hautement à ces mesures; il profitait des avantages d’une paix qu’il n’aurait jamais eu la force de faire régner dans ses états, et témoignait à ses puissans alliés une reconnaissance d’autant plus vive en apparence qu’elle était en partie plus sincère. Les districts s’affermaient au plus offrant; le peshwa enfouissait de grosses sommes dans ses coffres, et tandis que les populations pressurées par des fermiers-généraux murmuraient tout bas, à la cour on menait joyeuse vie. Les brahmanes qui entouraient le peshwa ne cherchaient point à se distinguer par l’austérité de leurs mœurs; d’ailleurs les honteux emblèmes qui épouvantent le regard du voyageur dans les carrefours de la sainte ville de Pounah prouvent assez que le paganisme indien est devenu le culte des sens. Bien qu’adonné aux plaisirs, le peshwa faisait des dons aux pagodes et répandait des libéralités parmi les desservans. Au fond de la conscience de ce brahmane, qui ressembla à Louis XI par plus d’un point, le remords élevait la voix de temps à autre. C’est à un de ces accès de repentir qu’est due la plantation des nombreux manguiers dont les belles allées se déploient avec une certaine symétrie aux alentours de Pounah[20].

En réalité, Badji-Rao poussait sourdement à l’insurrection Sindyah, Bhounslay et les Pindarries. Il voulait réunir les membres disjoints de la confédération mahratte et redonner la vie à ce corps mutilé. Par malheur, il avait alors, — depuis 1814, — pour ministre favori un homme habile, mais fourbe et pervers, du nom de Trimback-Dji-Dainglia, doué de cette hardiesse dans le crime qui manquait au peshwa. En l’associant à ses destinées, celui-ci fut conduit à se départir de sa prudence accoutumée, et ils accomplirent de connivence un assassinat odieux qui les perdit pour toujours. Des discussions d’intérêts amenèrent cette catastrophe. Depuis bien longtemps, le petit état de Baroda, gouverné par les Guickowar, avait des comptes à régler avec le peshwa à propos des revenus de quelques districts. L’affaire, déjà fort embrouillée, se compliquait encore des exigences de Badji-Rao et des restrictions qu’y apportait le gouvernement anglais, devenu possesseur de territoires importans dans cette même principauté de Baroda. Des trois parties intéressées, le peshwa seul cherchait à traîner les négociations en longueur; les Anglais désiraient voir cesser le prétexte qu’y trouvait la cour de Pounah de continuer des relations suivies avec les râdjas voisins. De son côté, le petit souverain de Baroda avait à cœur de régler ses comptes au plus vite, il envoya donc à Pounah Gangadhar-Shastrie, brahmane fort estimé dans le pays. Ce brahmane, prudent comme tous ceux de sa caste, se mit d’abord sous la protection du résident anglais, puis il entama des négociations qui, au bout d’un an, n’avaient point fait un pas. Ennuyé de ces délais, Gangadhar se disposait à retourner à Baroda, lorsque le peshwa vint à bout de le retenir à force de complimens et de cajoleries. Gangadhar se vit bientôt circonvenu de toutes manières par le peshwa, qui voulait le détacher des intérêts de son maître; il résista cependant aux offres et aux sollicitations, flatté pour son compte du respect que lui témoignait le premier ministre, mais le méprisant trop pour entrer dans ses vues intéressées. Celui-ci comprit que l’envoyé de Baroda ne serait jamais pour lui qu’un ennemi, et dès lors il résolut de le faire périr. Sous prétexte d’aller en pèlerinage au temple fameux de Pourandar, — pour lequel il professait une dévotion particulière, — Badji-Rao entraîna son hôte loin de la ville. Le résident anglais, qui suivait les brahmanes pèlerins dans leur excursion, fut écarté par d’habiles manœuvres : sa présence semblait inutile dans une cérémonie où il s’agissait d’honorer le grand Indra. L’infortuné Gangadhar, introduit dans la pagode avec pompe, y reçut l’invitation d’accomplir lui-même les rites prescrits, et comme il sortait, des assassins, s’étant jetés sur lui, le mirent en pièces.

A la nouvelle de ce crime, le résident anglais, — l’honorable Elphinstone, qui a laissé dans le Dekkan un nom justement vénéré, — fut saisi de colère et d’indignation. L’homme qui venait de périr assassiné ne s’était-il pas placé tout d’abord sous sa protection? N’était-ce pas aussi le comble de la perversité de la part d’un brahmane de faire égorger un autre brahmane pour ainsi dire sous les voûtes du temple? La voix publique accusa l’odieux Trimback-Dji d’avoir porté le coup; le bon sens public reconnut aussi que le peshwa avait dû l’ordonner. Le premier fut remis entre les mains des Anglais, qui l’emprisonnèrent à Tannah ; le second s’obstina à protester de son innocence, mais sans convaincre personne. Peu de temps après, Trimback-Dji, s’échappant de sa prison, courait organiser des bandes de Pindarries, et appelait les Mahrattes aux armes. Le peshwa niait toute participation à ces mouvemens; accumulant mensonge sur mensonge, il désavouait par une proclamation les menées de son ministre et confisquait ses biens. Pendant qu’il croyait endormir par ses ruses la vigilance des Anglais, Badji-Rao mettait en sûreté ses trésors et réparait ses forteresses. Malgré le mystère dont il entourait toutes ses démarches, la fausseté de sa conduite fut enfin prouvée pièces en main, et le gouverneur-général, assisté de son conseil, déclara que le peshwa, ayant violé tous ses engagemens, devait être lié plus étroitement par de nouveaux traités.

Victime de ses propres intrigues, le peshwa Badji-Rao ne songea plus qu’à se venger. La haine qu’il portait aux Anglais tenait du délire, mais son indécision et sa lâcheté lui conseillaient encore d’user de ménagemens. Son rêve favori était de faire assassiner M. Elphinstone dans ses promenades à cheval, ou bien de surprendre la résidence et d’y mettre tout à feu et à sang. Lorsqu’arriva en 1817 la grande fête annuelle du Dasserah[21], des corps de Pindarries, d’Arabes irréguliers, de gosaïns, mendians religieux, et de troupes régulières, occupaient les environs de Pounah. Après avoir accompli la cérémonie religieuse au temple de Parvati-Hill, situé sur une haute colline qui domine toute la plaine, le peshwa, descendant les immenses escaliers et distribuant les aumônes aux brahmanes placés à droite et à gauche, put réjouir son regard du plus beau spectacle militaire qu’eût offert cette fête depuis bien des années. Peut-être un rayon d’espoir traversa-t-il son esprit assombri, lorsqu’il reporta ses yeux sur la résidence anglaise, alors peu garnie de troupes et ressemblant à un village couché au pied de la grande ville. Le 15 novembre 1817, — un mois environ après la fête du Dasserah, — le peshwa monta à cheval et rejoignit son camp : depuis plusieurs nuits, il tenait conseil avec ses partisans les plus dévoués, cherchant à puiser dans leurs inspirations le courage qui lui manquait. Enfin, résolu à combattre et jetant tout d’un coup un masque qui ne trompait plus personne, le peshwa se précipita sur la résidence, qui fut pillée et livrée aux flammes. M. Elphinstone avait eu le temps de s’échapper, mais le feu détruisit tous ses livres et tous ses manuscrits. Le succès des armes du peshwa se borna à cet acte de vandalisme; dès le lendemain, ses troupes ayant été battues, il abandonna son camp, et renonça à son expédition guerrière pour adopter la vie errante d’un criminel qui n’a plus de pardon à attendre.

Se dirigeant vers Satara, Badji-Rao s’empara du souverain nominal des Mahrattes et l’emmena avec toute sa famille. Les troupes anglaises se mirent activement à sa poursuite : elles l’atteignirent enfin, et, après un combat dans lequel les cavaliers mahrattes déployèrent une fois encore le plus brillant courage, le râdja fut enlevé aux mains de Badji-Rao. Celui-ci s’était échappé; au moment où il touchait les frontières du Kandeish, les restes de sa petite armée éprouvèrent une complète déroute. La dispersion de ses partisans mit en défaut les détachemens anglo-indiens qui s’acharnaient sur ses traces. La guerre se prolongeait sur divers points sans qu’on pût avoir aucune nouvelle de Badji-Rao. Le peshwa, réduit aux dernières extrémités, fuyait toujours, se cachant comme un malfaiteur, et chaque nuit menacé dans sa retraite. Las de cette vie de privations et de périls, il se décida à faire des ouvertures à sir John Malcolm, qui avait su conquérir un réel ascendant sur les indigènes par la générosité de son caractère et l’élévation de ses sentimens. Non-seulement Badji-Rao fut admis à traiter, mais encore il obtint de se fixer à Bittour, lieu de pèlerinage fort célèbre, aux environs de Cawnpore[22]. Ce fut là qu’il vécut avec sa famille, touchant 8 lacks de roupies par an et se baignant dans les eaux du Gange tant qu’il lui plaisait : pratique religieuse fort importante pour un brahmane qui sent le besoin de laver les souillures de sa vie passée.

Le râdja des Mahrattes fut replacé sur le trône par les Anglais avec un semblant d’indépendance, Badji-Rao ayant dû renoncer pour lui et pour les siens à l’office de peshwa, qui demeurait aboli. Cette fois la confédération était à jamais anéantie. Chacun des princes mahrattes se trouvait lié par des traités et tenu en échec par la toute-puissante compagnie des Indes. La petite cour de Holkar devint à la mort de Djeswant-Rao le théâtre des plus honteuses intrigues; la plus entière confusion y régna pendant plusieurs années. Dowlat-Rao-Sindyah eut un instant la velléité de s’agiter, lorsque les Anglais portèrent la guerre dans le Népal; mais il réprima ce reste d’ardeur guerrière, et accepta les propositions que lui firent alors les conquérans de les aider à pacifier l’Inde. L’ex-peshwa, qui l’avait poussé à la révolte, lui adressa à cette occasion un billet dont voici la traduction telle qu’elle a été publiée dans un journal de l’Inde : « Votre père Madha-Dji-Sindyah, d’après les ordres du général en chef, alla à Dehli, fut fait vizir, et acquit une haute réputation : il nous servit de cœur et d’âme. Devenu son successeur, vous êtes entré en alliance avec les Anglais; c’est de la sorte que vous gouvernez l’Hindostan et que vous avez montré votre gratitude! Puisque c’est ainsi que vous nous servez, il vous convient de mettre des bracelets sur vos bras et de vous asseoir comme une femme! Après que notre pouvoir a été détruit, est-il possible que vous restiez debout? » Certes Badji-Rao avait contribué plus que personne à l’asservissement de son pays; mais ces paroles prouvent assez la rancune qui couvait au fond du cœur de l’ex-peshwa. On y voit percer aussi la jalousie que lui inspirait Sindyah resté maître de ses états, et régnant encore, quoique sans indépendance véritable, tandis qu’il en était réduit lui-même au triste rôle de souverain détrôné.

Lorsqu’éclata, il y a deux ans, l’insurrection des cipayes, les successeurs de Dowlat-Rao-Sindyah et de Djeswant-Rao-Holkar demeurèrent fidèles aux Anglais. La désertion de leurs propres soldats et l’abandon de leurs sujets ne purent les détacher du parti des Européens. Les descendans des chefs mahrattes, si fiers et si entreprenans, si peu scrupuleux quand il s’agissait de combattre, firent entendre à leurs troupes mutinées des paroles d’humanité et de paix. C’est que le principal instigateur, l’âme de la rébellion, Nana-Sahib, en se portant héritier de Badji-Rao, dont il se dit le fils adoptif, prenait une attitude menaçante pour les famille Sindyah et Holkar. Un peshwa, si jamais l’Inde se reconstituait telle qu’elle était il y a un demi-siècle, devrait chercher à ramener sous sa domination tous les princes de l’ancienne confédération mahratte. Les liens de cette confédération, en se renouant, ne laisseraient guère plus d’indépendance aux souverains actuels qu’ils n’en ont aujourd’hui. D’un autre côté, la résurrection d’un empire de Dehli ne leur eût pas rendu les belles provinces de l’Hindostan. A tout prendre, le joug de l’Angleterre vaut mieux pour eux que celui d’un peshwa vindicatif et jaloux, et cette insurrection, toute formidable qu’elle a été, n’offrait pas, même à ses débuts, assez de chances de succès pour que les fils des râdjas amnistiés une première fois, puis confirmés dans leurs états par les Européens victorieux, risquassent imprudemment leur couronne et leur tête. On n’est hardi que quand on a tout à gagner et rien à perdre. Telle est en effet la situation de Nana-Sahib, que les Anglais ont toujours refusé de reconnaître comme peshwa. Il a donc hérité d’un vain titre; mais Badji-Rao, en lui léguant ses mauvaises passions et ses rancunes implacables, se vengeait à la manière du Parthe vaincu, qui décoche en fuyant sa flèche meurtrière.

L’empire de Dehli, frappé au cœur par les Mahrattes, est passé aux mains de l’Angleterre; l’empire mahratte démembré est devenu à son tour la proie de cette puissance. Les indigènes disciplinés et formés au service militaire ont aidé leurs nouveaux maîtres à asservir l’Inde entière. Après les révolutions sont venues les guerres de la conquête; la conquête poussée à ses limites extrêmes a produit des annexions injustes, et la révolte des cipayes a suivi. Depuis plus d’un siècle, le sang n’a cessé de couler dans ces malheureuses contrées, si belles pourtant et si bien faites pour être heureuses! La civilisation européenne n’y a point pris racine; au lieu d’y encourager les progrès du christianisme, les conquérans ont cru devoir pactiser avec l’idolâtrie. Ils espéraient ainsi faire servir la tolérance au succès de leur politique; ont-ils réussi? Les événemens contemporains répondent d’eux-mêmes à cette question. Ce qui se passe aujourd’hui dans l’Inde prouve que la barbarie y est toujours vivante, et malheureusement les mesures prises par les Anglais pour la combattre ne sont dictées ni par l’humanité ni par la saine raison. Les Hindous sont d’ordinaire si mal gouvernés par leurs râdjas, que le régime britannique devait leur sembler peu oppressif; mais les peuples n’écoutent pas toujours leurs intérêts ; il y a des momens où le sentiment de l’indépendance se réveille en eux à leurs risques et périls, et, pour arrêter ces élans impétueux, il faut que les conquérans sachent allier à la justice la bienveillance, les bons traitemens et l’absence complète de préjugés. C’est en respectant l’amour-propre des indigènes, en comprenant leurs besoins et en pénétrant le fond de leur caractère, que sir John Malcolm contribua si puissamment pour sa part à pacifier l’Inde à l’époque de la crise qu’on vient de raconter. Vers ce gentilhomme loyal, généreux et humain se tournaient avec confiance au moment suprême les fiers Mahrattes, les Afghans intraitables, les Bheels sauvages et les Pindarries indisciplinés. C’est en pardonnant beaucoup qu’il désarma les dernières résistances.


TH. PAVIE.

  1. Voyez la Revue du 15 août, du 1er novembre 1858, et du 15 janvier 1859.
  2. A propos des étendards, on lit dans l’ouvrage curieux de Th. Bauer Broughton, qui fut commandant de l’escorte du résident anglais à la cour de Sindyah après la soumission de ce prince, l’anecdote que voici : « Un jour, passant devant le camp des cipayes à la solde de Sindyah, je fus surpris de voir une multitude d’étendards tricolores plantés sur la même ligne ; une multitude de petites lampes brûlaient devant ces drapeaux ; des hommes assis autour battaient du tambour ou sonnaient de la trompette. C’est une espèce de culte que, suivant leurs anciennes coutumes, les soldats natifs de l’Inde rendent à leurs étendards. Je demandai par quel singulier rapprochement ces drapeaux étaient rouges, bleus et blancs, c’est-à-dire aux couleurs de la révolution française. On me répondit que c’étaient les drapeaux d’un corps de haligots (cipayes) jadis attaché au service de la France. Ils les avaient reçus sous le gouvernement de M. Perron, et ne les avaient pas quittés depuis. »
  3. Voyez le Voyage chez les Mahrattes du colonel Tone et l’ouvrage de Th. Bauer Broughton sur les Mœurs, les Usages et les Coutumes des Mahrattes.
  4. Ce traité est connu sous le nom de traité de Bassein, du nom de la localité où il fut conclu.
  5. L’auteur de l’Histoire des Mahrattes dit formellement : « Le peshwa, escorté par un corps d’infanterie de deux mille trois cents hommes, dont douze cents européens,… reprit sa place sur le musnud (trône) le 23 mai, etc. »
  6. Sir John Malcolm dit qu’au commencement de la campagne l’infanterie régulière de Sindyah consistait en soixante-douze bataillons formant un effectif de quarante-trois mille six cent cinquante combattans, auxquels il convient d’ajouter une forte artillerie de campagne. — Un corps d’armée considérable était resté dans l’Hindostan sous les ordres du général Perron, chargé de défendre cette province, la plus importante de celles que possédait Sindyah. Parmi les officiers au service de ce prince, on ne peut omettre de citer Joaô Bautista, fils d’un Portugais et d’une brahmane, connu sous le nom du colonel Jean-Baptiste. Il comptait beaucoup de partisans parmi les chefs mahrattes qui approchaient le mahârâdja; mais ce prince, ombrageux de sa nature, résistait toujours aux instances de ceux qui l’engageaient à élever aux premiers emplois ce brave Portugais qu’ils nommaient le plus grand homme de guerre de son siècle. Catholique sincère, Bautista, s’étant emparé de la ville de Bahadourghar, changea ce nom païen en celui de Yésoughar, fort de Jésus.
  7. Voyez Hamilton’s East India Gazetteer.
  8. Les Anglais eurent dans cette affaire huit cent vingt-quatre hommes tués et blessés.
  9. Voyez sir John Malcolm’s Memoirs on Central India.
  10. Voyez sir John Malcolm’s Memoirs on Central India.
  11. Sir John Malcolm’s Memoirs on Central India.
  12. D’après le capitaine Grant Duff, trois mille deux cent trois hommes furent tués ou blessés, et ces derniers, que l’on ne pouvait ramener au camp, étaient achevés par l’ennemi. Dans les quatre assauts infructueux qu’elle livra, l’armée anglaise ne perdit pas moins de cent trois officiers européens.
  13. Ce favori tombé en disgrâce était Amba-Dji-Inglia. « Il avait été employé jadis dans le Radjepoutana, et, quoiqu’il eût opprimé les princes et les chefs de ce pays, il se montrait affectueux envers les habitans, et leur témoignait une certaine sympathie. Ce fut à son départ que commencèrent les scènes de dévastation. » Ainsi s’exprime sir John Malcolm; le même auteur, en parlant plus loin de la part que prit Djeswant-Rao à la confiscation des biens d’Amba-Dji, ajoute ces réflexions : « Cet officier, que Sindyah avait longtemps employé dans l’administration de ses plus riches provinces, fut contraint de rendre ses richesses par des moyens aussi violens et aussi injustes que ceux dont il s’était servi pour les acquérir. » Ces sommes extorquées à Amba-Dji sont évaluées à 50 laks de roupies, environ 14 millions de francs.
  14. On se rappelle que Djeswant, fils illégitime de Touka-Dji, était censé régent des états de Holkar au nom de son neveu Koundie-Rao.
  15. Cet écrivain distingué, qui a pris une part aussi active qu’honorable aux événemens qu’il raconte, a peint de la manière la plus dramatique la carrière si remplie des chefs mahrattes, et en particulier celle de Djeswant-Rao. Il est impossible de joindre plus d’impartialité à un plus noble sentiment de la justice et de la morale.
  16. Voici une petite anecdote racontée par le commandant Th. Bauer Broughton, qui montre jusqu’où allait le cynisme féroce de Shirzie-Rao : » Il m’envoya un jour une montre dont le résident anglais lui avait fait présent la veille, et dont le ressort s’était brisé par la négligence d’un domestique. Il me priait de faire raccommoder cette montre, ajoutant que, si je le jugeais convenable, il m’enverrait le nez et les oreilles du domestique pour le punir de la peine qu’il m’occasionnait. »
  17. Ils appartenaient au contingent imposé à Rhaghou-Dji-Bhounslay, râdja de Nagpour, qui avait été obligé de subir les mêmes conditions que son allié Dowiat-Rao-Sindyah. Les Anglais étaient arrivés sur la rive méridionale de la Nerboudda; les Pindarries occupaient la rive opposée.
  18. Les Indiens de l’intérieur des terres ont une horreur incroyable de la transportation, qu’ils appellent ainsi ; ces mots eau noire signifient pour eux la mer aux flots sombres et profonds, qu’ils n’ont jamais vue. — Voyez sir John Malcolm’s Memoirs on Central India.
  19. Pilla-Dji-Guickowar, patel ou chef de village, avait réussi à se former vers 1747 un petit état indépendant, dont le chef-lieu était Baroda, dans la province de Gouzerate. Avant d’être protégés par l’Angleterre, les princes de cette famille pouvaient mettre sur pied trente mille cavaliers.
  20. On sait que le brahmanisme considère comme des actes méritoires la plantation des arbres à fruit et aussi le creusement des pièces d’eau.
  21. Elle tombe au commencement de l’automne; il a été dit déjà que les Mahrattes avaient coutume de se réunir à cette époque pour préparer leurs plans de campagne. Chaque prince mahratte faisait son Dasserah ; en 1797, le jeune Dowlat-Rao-Sindyah y sacrifia douze mille brebis. Djeswant-Rao-Holkar, dans les premières années de son élévation, rendait en cette circonstance solennelle un hommage et presque un culte public à la vieille jument qui lui avait été donnée par son tuteur, et qu’il considérait comme la source de sa fortune.
  22. Cet arrangement fut conclu en juin 1818. Le ministre de Badji-Rao, Trimback-Dji-Dainglia, fut moins heureux que son maître. Fait prisonnier par les Anglais, il fut enfermé pour toute sa vie dans une forteresse. On lit dans l’Histoire populaire de l’Inde anglaise, de Th. Cooke Taylor, que le gouverneur-général se décida très difficilement à confirmer les promesses trop généreuses de sir John Malcolm à l’égard de l’ex-peshwa.