Derniers vers (Anna de Noailles)/Avertissement

La bibliothèque libre.
Derniers versGrasset (p. 9-12).

AVERTISSEMENT


En novembre 1932, après une année cruelle de langueur et de souffrances, la comtesse de Noailles commença enfin de réunir ce qu’elle appelait elle-même son dernier recueil de vers. Dans ce livre, des strophes toutes récentes venaient s’associer à d’anciens poèmes, composés à des heures différentes de sa vie, et dont le caractère n’eût sans doute pas convenu au Poème de l’amour ni à l’Honneur de souffrir.

L’un de ceux-ci, Souvenirs d’un jardin d’Angleterre, date incontestablement de l’époque déjà lointaine des Vivants et des morts. Contemporain de la pièce intitulée Un soir à Londres, il lui est identique par la structure et par le rythme. À cette unique exception près, le manuscrit appartient tout entier à la période qui a suivi les Forces éternelles.

Plusieurs de ces poèmes furent publiés dans la Revue de Paris durant la dernière décade. Bonaparte, écrit pour le centenaire de la mort de Napoléon, avait paru antérieurement à la Revue de France. D’autres périodiques ont fait connaître ensuite, selon l’ordre des commémorations, divers morceaux de circonstance, saluts à des tombes poétiques, couronnes votives pour des écrivains, des orateurs, des musiciens, hymnes d’admiration à des héros de l’air. L’Illustration, qui avait offert à ses lecteurs le Souvenir des aïeux, où l’évocation de la terre paternelle s’achève sur une réminiscence émue et charmée du Voyage de Sparte, accueillit de même les Îles bienheureuses, petits commentaires lyriques pour des images auxquelles le poète se plaisait à reconnaître « une couleur de joyaux ».

Ce recueil une fois établi avec soin et divisé en trois parties, il fallut en choisir le titre. Recherche délicate, souci obsédant pour la malade. Un jour, il est vrai, songeant au distique fameux des Éblouissements :

Accueillez-moi ce soir dans l’ombre où se confondent
L’héroïsme et la volupté,


le poète s’avisa enfin d’une inscription à son goût : Héroïsme et volupté… Les beaux vocables !… Et cependant, cette enseigne radieuse, triomphante, s’accordait-elle vraiment avec une œuvre aux harmonies voilées, presque funèbres ? Non certes, et madame de Noailles s’en déprit aussitôt ; mais là-dessus, toute décision fut ajournée, et le temps, qui était bref, ne lui permit point de faire un autre choix. La fatalité seule devait imposer à ces feuillets posthumes le titre nu qui leur échoit.

Une nouvelle série de poèmes allait d’ailleurs s’ouvrir dans le courant de février 1933. Sans doute, la comtesse de Noailles paraissait alors incapable d’écrire, et le moindre entretien la comblait de fatigue. N’importe ! avec une énergie inconcevable, surnaturelle, elle se mit à improviser, tout haut, les pièces inédites sur lesquelles se terminent maintenant ses Derniers vers. Des mains pieuses les notaient à mesure, et ces dictées se poursuivirent, sans trop d’intervalles, jusqu’aux suprêmes journées de mars. La voix du poète, incertaine pour les propos usuels, retrouvait soudain une étonnante vigueur pour les concerts subtils de l’idée et du langage. Par un phénomène trop rare dans l’histoire de l’esprit, l’inspiration, en cette merveilleuse rencontre de la poésie avec la mort, semblait persévérer au delà du souffle même, le chant survivre mystérieusement à la parole. Jusqu’au bord de la nuit définitive, aussi longtemps que la voyageuse n’eut point achevé sa sombre route, ceux qui l’assistaient fidèlement, espérant contre tout espoir en un miracle des forces vitales, pouvaient encore la suivre à ce sillage de flamme.