Derniers vers (Anna de Noailles)/Bonaparte

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Derniers versGrasset (p. 53-58).


II


BONAPARTE


Grand mort, dont le regard chaque matin renaît,
Argenté comme l’aube, ayant sa hardiesse,
Quelle offrande apporter à vos pieds, si ce n’est
Le rappel de votre jeunesse ?

Conquérant infini, vous avez dédaigné
L’instant perfide et vain qui fermait vos paupières.
— Je songe aux soirs de mai où vous vous promeniez,
Habillé comme Robespierre,


Pareil aux autres, — plus nostalgique, et rêvant
À l’odeur de la Corse, à ses cloches d’églises,
Attentif, studieux, déchiffrant les savants,
Lisant la Nouvelle Héloïse.

Vous-même, qui portiez ce destin sans pareil,
N’en pouviez rien savoir ! — Jeune homme maigre et leste,
Profil d’aigle à jamais gravé sur le soleil,
Peut-être fûtes-vous modeste !

Vos deux noms familiers et toujours inouïs,
Sans surprendre épandaient leurs ineffables ondes :
L’un tressaillant et mince, et l’autre épanoui
Comme l’immensité du monde !

Vous viviez, vous parliez, vos gestes, votre accent
Ne dérangeaient pas l’air où se meuvent les astres,
Votre main, sans stupeur, sentait battre ce sang
Plein de triomphe et de désastres.

Des villes et des bourgs, des plaines, des hameaux
Respiraient calmement sans pressentir l’Histoire !
— Ô matins de Turin, soirs de Millesimo,
Adolescence de la gloire !


Tristesse du héros, défiance du cœur,
Tumultueux désirs que la tendresse affine,
Et ces baisers brûlants comme sous l’Équateur,
Dont vous parliez à Joséphine !

— Dans un jardin du Rhin où passeront un jour
Vos régiments dorés que votre aspect déborde,
Beethoven écrira pour vous ce chant d’amour
Que dans la tombe il vous accorde.

— Et puis, comme un été qui n’a pas de couchant,
La gloire, feu constant, brûlant sur mille socles !
Et puis, un jour, ce mot, rapide, altier, penchant,
Ce « Je viens comme Thémistocle… »

Et le torride exil, et l’exhalation
D’une plaine perdue entre l’air et la grève,
Et puis, au loin la haine, — avec la passion
Qu’avaient pour vous les fronts qui rêvent ;

Et votre mort, — et puis l’oubli, les jours, les ans,
La noble humanité recherchant la sagesse,
Honorant les travaux, la paix, l’humain printemps,
— Ah ! je songe à votre jeunesse,


À vos ordres donnés dans la hâte et l’ardeur,
Quand Marseille et Toulon vous appelaient vers elles,
Et que, votre habit bleu croisé sur votre cœur,
Les bras ouverts comme des ailes,

Vous repoussiez les chefs, l’ennemi, les tyrans,
D’un élan furieux qui bondit et qui vibre ;
— Ô jeune homme, plus tard dans l’Empereur sombrant,
Vous qui vouliez qu’on restât libre,

Je songe à vous ce soir, sous l’Arc par vous bâti,
Où, mieux que le soleil, vous donne la réplique,
— Pareil à vous sans borne, et comme vous petit, —
Un soldat de la République !…