Derrière les vieux murs en ruines/58

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 220-224).


30 septembre.

La chaleur sombre et se dilue dans la nuit. Apaisement, détente, volupté de l’ombre après une lumière trop cruelle !… Des parfums montent jusqu’à nous, tièdes bouffées de roses et de jasmins qui apportent, des vergers, une énervante langueur.

Une femme chante et sa voix, brisée comme un sanglot, semble l’haleine de la cité.

C’est un air obsédant et triste, indéfiniment répété, où vibre toute l’âme de l’Islam, sa passion, sa griserie, son indéfinissable mélancolie, et qui s’arrête soudain, en l’air, suspendu… dans une attente…

Des oliviers, au sommet de la colline, détachent leurs silhouettes sur un obscur et rouge flamboiement. Puis la lune s’élève, déformée, monstrueuse, plus écarlate qu’un coussin de cuir filali.

Une à une les terrasses surgissent des ténèbres, reflets étagés qui s’affirment et se précisent, nappes de lumière bleue, transparente et fluide, au-dessus des ombres dures, miroirs tournés vers le ciel.

Les rayons glissent entre les arcades du menzeh, et nous enveloppent.

Tout à coup, Kaddour impétueux dérange notre rêve.

— Ô Sidi ! Ô Lella !… Venez voir ce que j’ai trouvé.

Le son des paroles blesse le silence. Nous ne sommes point disposés à entendre ni à remuer.

— Par Allah ! le Clément ! le Miséricordieux ! il faut que vous descendiez.

Nous le suivons sans enthousiasme. La coupole perforée de sa lanterne projette, aux murs, des ombres géométriques. Il nous entraîne dans le vestibule, se penche, éclaire un petit tas grisâtre… Des chiffons ?… un burnous oublié ?… Ô Prophète ! c’est un enfant, un minuscule petit garçon, qui dormait sur les mosaïques. Il se retourne en poussant un grognement plaintif et continue son sommeil.

Kaddour le soulève avec précaution. Ce grand diable de sauvage a les gestes délicats d’une mère pour manier le bambin.

— Je l’ai aperçu lorsque j’allais fermer la porte. C’est le Seigneur qui l’envoie ! S’il est orphelin, nous l’adopterons, dit-il.

L’enfant se réveille enfin. Il nous fixe de ses grands yeux en velours noir, étonnés et puérils.

— Qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ?

— Saïd ben Allal.

Il a une voix frêle comme un oiseau.

— Où est ton père ?

— Il est mort.

— Et ta mère ?

— Elle est morte.

Kaddour rayonne et rit de toutes ses dents. Sans doute, Allah prit en pitié notre maison vide. Il nous avait bien envoyé, d’aussi étrange façon, Yasmine, Kenza et Rahba, mais ce ne sont que des filles… Louange à Dieu ! Voici un « célibataire » pour réjouir notre existence.

Le « célibataire » paraît avoir trois ans, quatre tout au plus, malgré son air d’enfant triste qui serre le cœur.

Combien il est sale et maigre !

Ses haillons jaunâtres s’effilochent… Il se gratte… on dirait un petit singe cherchant ses poux. Certes Saïd en régente une colonie florissante !

N’approfondissons pas cette nuit… Kaddour lui lave cependant la figure et les mains.

A-t-il faim ? Assurément il meurt d’inanition, car il se précipite sur le lait et sur le couscous, et il nous faut modérer son appétit, malgré les regards passionnés dont il suit le plat.

— Depuis longtemps tu n’avais pas mangé ?

— Depuis deux jours.

Saïd n’a pas peur. Ces Nazaréens doivent être bons puisque leur voix est douce, et qu’ils l’ont bien restauré. Par bribes, nous reconstituons son histoire ! Saïd ne connut pas son père. Quant à sa mère, une pauvre femme, dit-il, Dieu la prit il y a quelques jours en sa Miséricorde. Alors Saïd partit, au hasard, à travers les rues. Des gens lui donnèrent quelquefois du pain ou de la soupe… il couchait dans les coins.

Pauvre petit perdu en l’existence, sans un parent, sans un être pour le secourir ! Comment se fait-il que les voisins, les gens du quartier n’aient pas eu pitié de cette infortune ?

Nous savons les Musulmans si généreux que la misère, ici, existe à peine. Il y a des pauvres dans l’Islam, des « meskine », il n’y a guère d’abandonnés en détresse.

Mais Saïd ne saurait nous répondre. Il dort à présent, pelotonné dans le burnous de Kaddour, comme un petit chat qui ronronne.