Derrière les vieux murs en ruines/69

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 274-277).


5 janvier.

Lorsque j’entrai dans le harem de Mouley El Kébir, deux Juives proposaient aux Chérifat des étoffes et des passementeries.

L’une était fort vieille, d’un âge indicible, avec un profil crochu, de petits yeux ternes perdus au fond des orbites, une bouche édentée aux lèvres minces, une flasque peau ridée pendillant sous le menton comme une barbiche de chèvre, et des poignets sillonnés de veines, ainsi que ces troncs d’arbres morts où s’incrustent les racines des lierres.

L’autre, toute jeune, jolie, potelée, rose et blanche. De larges yeux inexpressifs éclairaient son doux visage innocent.

Pourtant il y avait une ressemblance entre ces deux femmes et l’on devinait qu’un jour, plus tard, il sortirait une affreuse vieille pointue, de tant de grâce et de fraîcheur…

Elles se tenaient discrètement près de la porte, humbles, déférentes, avec des sourires craintifs. Et elles se prosternèrent, sur le seuil, en quittant leurs nobles clientes.

Le maître étant absent, des ordres furent donnés pour que s’éloignassent les serviteurs mâles, et nous allâmes dans l’arsa soigneusement close. Les Chérifat, nonchalantes, firent quelques pas dans les allées et, tout de suite lasses, s’affalèrent sur des sofas que les esclaves disposaient le long d’un mur. Je passai plusieurs heures avec elles.

Je partis vers le moghreb, et m’étonnai, au sortir du fantastique chemin entre les ruines, de retrouver les deux Juives blotties l’une contre l’autre, frissonnantes comme des poules durant un orage…

Elles se précipitent vers moi, baisent le bas de ma jupe, mon épaule, mes mains.

— Nous nous mettons sous ta protection ! Ne nous abandonne pas ! implorent-elles.

— Sans doute, mais qu’y a-t-il ?

— Écoute ! disent-elles avec un visage de terreur. Les Aissaouas !…

Au delà de Bab Mansour, je perçois, en effet, la rumeur caractéristique, le rythme précipité du nom d’Allah…

Les Juives continuent leurs jérémiades :

— Nous n’osons passer, et voici que le moghreb approche !… Ah ! Seigneur ! Les Aïssaouas nous tueront certainement… ils égorgent et dépècent les Juifs qu’ils rencontrent, c’est leur coutume… Azar Tobi rentra l’autre jour, échappé de leurs mains, avec un visage en sang, et des vêtements tout déchirés !… Qu’allons-nous devenir ? Prends nous sous ta garde ! Auprès de toi, sans doute, ils n’oseront nous toucher.

Des larmes brillent dans les petits yeux desséchés de la sorcière, elles ruissellent sur les joues roses de sa fille. J’arrive péniblement à me libérer de leurs bras et je traverse Bab Mansour entre les tremblantes Juives.

À l’autre extrémité de la place El Hédim, un groupe d’Aïssaouas se livre aux pieuses contorsions d’usage. Ils sont loin et fort préoccupés de leurs danses, ils ne nous aperçoivent même pas. Les femmes se rassurent et me remercient.

— Rentrez chez vous par les souks, leur dis-je, vous n’avez plus rien à craindre.

Mais, aussitôt le péril écarté, elles ont repris leurs préoccupations mercantiles.

— Non, me répond la vieille, nous n’allons point encore au Mellah, mais du côté de ta demeure, chez le Chérif Mouley Hassan, afin de proposer des tentures pour la chambre nuptiale qu’il prépare.