Des Jésuites/Libre association, fécondité

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Ve LEÇON.

LIBRE ASSOCIATION, FÉCONDITÉ. Stérilité de l’Église asservie.
[26 mai 1843.]


Les attaques violentes, perfides, qu’on a dirigées contre moi, depuis notre dernière réunion, m’obligent à dire un mot de moi-même.

Un mot ; le premier, et ce sera le dernier.

Messieurs, nous nous connaissons de longue date.

La plupart des jeunes gens qui sont ici, ont été élevés, sinon par moi, au moins par mes livres et par mes élèves. Il n’est ici personne qui ignore la ligne que j’ai suivie.

Ligne à la fois libérale et religieuse. Elle part de 1827. En cette année je publiai deux ouvrages ; l’un était la traduction d’un livre qui fonde la philosophie de l’histoire sur la base de la Providence, commune à toute religion ; l’autre était un abrégé d’histoire moderne, où je condamnais avec plus de force que je ne l’ai jamais fait depuis, le fanatisme et l’intolérance[1].

Donc, on me connaissait dès lors, et par mes livres, et par mon enseignement de l’école Normale, enseignement que mes élèves répandaient sur tous les points de la France. Depuis, je n’ai pas dit un mot qui ne fût d’accord avec mon point de départ.

Ma carrière n’a été nullement hâtée ; j’ai franchi, un à un, tous les degrés, sans qu’on m’en ait épargné, abrégé un seul. L’examen, l’élection, l’ancienneté, telles ont été mes voies.

On me reproche mes humbles commencements… Mais je m’en fais gloire… (Applaudissements.)

On dit que j’ai sollicité[2]… Quand l’aurais-je fait ? Celui qui, pendant tant d’années, tous les jours, et sans repos, a suffi au double travail du professeur et de l’écrivain, s’est réservé peu de temps pour les affaires et les intérêts.

J’ai mené longues années la vie des bénédictins de notre âge, des Sismondi, des Daunou… M. Daunou vivait dans un faubourg éloigné, au milieu des jardiniers ; tous les matins, quand ils voyaient la lumière à sa fenêtre, ils se mettaient au travail et disaient : « Il est quatre heures. »

En commençant une œuvre immense, comme est l’histoire de ce pays, une œuvre sans proportion avec la durée de la vie humaine, on se condamne à mener une vie de reclus… Cette vie n’est pas sans danger. On s’y absorbe à la longue, au point de ne plus savoir ce qui se passe au-dehors, et parfois l’on ne s’éveille que quand l’ennemi force la porte, et qu’il est entré chez vous.

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Hier encore, je l’avoue, j’étais tout entier dans mon travail, enfermé entre Louis XI et Charles le Téméraire, et fort occupé de les accorder… lorsqu’entendant à mes vitres ce grand vol de chauve-souris, il m’a bien fallu mettre la tête à la fenêtre et regarder ce qui se passait.

Qu’ai-je vu ? Le néant qui prend possession du monde… et le monde qui se laisse faire, le monde qui s’en va flottant, comme sur le radeau de la Méduse, et qui ne veut plus ramer, qui délie, détruit le radeau, qui fait signe… à l’avenir ? à la voile de salut ?… Non ! mais à l’abîme, au vide…

L’abîme murmure doucement : Venez à moi, que craignez-vous ? Ne voyez vous pas que je ne suis rien ?

Et c’est parce que tu n’es rien, justement, que j’ai peur de toi. Ce que je crains, c’est ton néant. Je n’ai pas peur de ce qui est ; ce qui est vraiment, est de Dieu.

Le moyen âge a dit dans son dernier livre (l’Imitation) : Que Dieu parle, et que les docteurs se taisent. — Nous n’avons pas ceci à dire, nos docteurs ne disent rien.

La théologie, la philosophie, ces deux maîtresses du monde, d’où l’esprit devrait descendre, disent-elles quelque chose encore ?

La philosophie n’enseigne plus ; elle s’est réduite à l’histoire, à l’érudition ; elle traduit ou réimprime.

La théologie n’enseigne plus. Elle critique, elle injurie. Elle vit sur des noms propres, sur les livres et la réputation de M. tel, qu’elle attaque… Qu’importe M. tel ou tel ? Parlez-nous plutôt de Dieu.

Il est grand temps, si l’on veut vivre, que chacun, laissant ces docteurs disputer tant qu’il leur plaît, cherche la vie en soi-même, fasse appel à la voix intérieure, aux travaux persévérants de la solitude, au secours de la libre association.

Nous n’entendons guère aujourd’hui ni la solitude, ni l’association ; encore moins sait-on comment le travail solitaire, et les communications libres, peuvent alterner et se féconder.

Là pourtant est le salut… Je vois, en pensée, tout un peuple qui souffre et languit, n’ayant ni association, ni vraie solitude, quelque isolé qu’il puisse être. Ici, un peuple d’étudiants, éloignés de leurs familles (cette montagne des écoles est un quartier d’exilés), là bas un peuple de prêtres, dispersés dans les campagnes, entre la malveillance du monde et la tyrannie de leurs chefs, foule infortunée, sans voix pour se plaindre, qui, dans tout un demi-siècle, n’a poussé encore qu’un soupir[3].

Tous ces hommes isolés, ou associés de force pour maudire l’association, étaient groupés, au moyen âge, en libres confréries, en colléges, où, sous l’autorité même, il restait une part à la liberté. Plusieurs de ces colléges se gouvernaient, nommaient leurs chefs, leurs maîtres. Et non-seulement l’administration y était libre, mais l’étude en certains points. Dans cette grande école de Navarre, par exemple, à côté de l’enseignement obligé, les étudiants avaient le droit de se choisir eux-mêmes un livre pour expliquer ensemble, étudier et chercher ensemble. Ces libertés furent fécondes ; le Collége de Navarre donna une foule d’hommes éminents, des orateurs, des critiques, les Clémengis et les Launoy, les Gerson et les Bossuet[4].

Ce qu’il y avait de liberté dans les écoles du moyen âge, disparut aux derniers siècles.

Dans ces écoles (trop mal jugées), on apprenait peu, il est vrai, mais on s’exerçait beaucoup. Au seizième siècle, le point de vue change ; on veut savoir. La science s’accroît tout à coup de tout le monde ancien, qu’on vient de retrouver ; par quels moyens mécaniques se mettre dans la mémoire cette masse de mots et de choses ?

Cette science inharmonique n’avait produit que le doute ; tout flottait, les idées, les mœurs. On imagina, pour tirer l’esprit humain d’une telle fluctuation, la forte machine de la société des Jésuites, où, bien engagé une fois, et solidement rivé, il ne bougeât plus.

Qu’arriva-t-il ? C’est que cette idée barbare de serrer ainsi dans des tenailles la vie palpitante, manqua ce qu’elle voulait. Lorsqu’on croyait tenir, on ne tenait pas ; on se trouva n’avoir serré que la mort.

Et la mort gagna. Un esprit de défiance, d’inaction, se répandit dans l’Église. Le talent fut en suspicion. Les bons sujets furent ceux qui se turent. On se résigna au silence de plus en plus aisément ; on s’habitua à faire le mort. Quand on le fait si bien, c’est qu’on est mort en effet.

De nos jours, les champions éminents du clergé sont étrangers au clergé (les Bonald, les De Maistre). Un prêtre s’est mis en avant, un seul[5]… Est-il prêtre encore ?

Stérilité profonde, et qui explique bien peu le bruit qu’on fait maintenant…

« Mais quoi ! dira-t-on peut-être, ne suffit-il pas de redire et répéter un dogme éternel ? »

Et justement, parce qu’il est éternel, parce qu’il est divin, le Christ, dans ses puissants réveils, n’a jamais manqué d’une robe neuve, d’un vêtement de jeunesse… De siècle en siècle il a incessamment renouvelé sa tunique, et par saint Bernard, et par saint François, et par Gerson, et par Bossuet !…

N’excusez pas votre impuissance. Si la foule a rempli l’église, n’essayez pas de nous faire croire qu’elle y vienne pour entendre ce ressassement de vieilles controverses. Nous analyserons tôt ou tard les motifs divers qui l’ont amenée. Aujourd’hui, une question seulement : Est-ce pour quitter le monde que ces gens-ci viennent à l’église, ou pour y entrer plus vite ?… Dans ce temps de concurrence, plus d’un a fait comme le passant trop pressé, qui, voyant la rue encombrée, profite d’une église ouverte, la traverse, sort par l’autre porte, et se trouve avoir devancé les simples qui travaillent encore à faire leur voie dans la foule.

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Maintenir le clergé stérile, lui continuer la desséchante éducation du seizième siècle, lui imposer toujours les livres qui témoignent de l’état hideux des mœurs de ce temps, c’est faire ce que ne feraient pas ses plus cruels ennemis.

Quoi ! ce grand corps vivant, l’énerver, le paralyser ! le tenir inerte, immobile ! lui tout défendre, excepté l’injure !

Mais l’injure, mais la critique, la meilleure critique, n’est encore qu’une critique, c’est-à-dire une négation. Devenir de plus en plus négatif, c’est vivre de moins en moins.

Nous qu’ils croient leurs ennemis, nous voulons qu’ils agissent, qu’ils vivent. Et leurs chefs, disons mieux, leurs maîtres, ne leur permettent pas de donner signe de vie… Quelle est, je vous prie, des deux mères du jugement de Salomon, quelle est la vraie, la bonne mère ? Celle qui veut que l’enfant vive.

Pauvre église ! il faut que ce soient ses adversaires qui l’invitent à se reconnaître, à partager avec eux le travail de l’interprétation, à se souvenir de ses libertés et des grandes voix prophétiques qui sont sorties de son sein !

Ne vous souvient-il donc plus, ô Église ! des paroles éternelles qu’un de vos prophètes, Joachim de Flores, écouté avec respect des papes et des empereurs, dictait, l’an 1200, au pied de l’Etna. Son disciple nous dit : « Il dicta trois nuits, trois jours, sans dormir, manger, ni boire ; moi, j’écrivais… Et il était pâle comme la feuille des bois :

« Il y a eu trois âges, trois sortes de personnes parmi les croyants : les premiers appelés au travail d’accomplir la loi, les seconds au travail de la passion, les derniers élus pour la liberté de la contemplation. C’est ce qu’atteste l’Écriture lorsqu’elle dit : Où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté. — Le premier âge fut un âge d’esclaves, le second d’hommes libres, le troisième d’amis ; le premier, âge de vieillards, le second d’hommes, le troisième d’enfants ; au premier les orties, au second les roses, au dernier les lis. — Le mystère du royaume de Dieu apparut d’abord comme dans une nuit profonde ; puis il est venu à poindre comme l’aurore ; un jour il rayonnera dans son plein midi… Car à chaque âge du monde, la science croît et devient multiple ; il est écrit : Beaucoup passeront, et la science ira se multipliant. »

Ainsi, du fond du treizième siècle, le prophète voyait la lumière du monde moderne, le progrès, la liberté, que ceux-ci ne reconnaissent plus. — De trente lieues on distingue le Mont Blanc, et on ne le voit pas quand on habite dans son ombre.

C’est la liberté aujourd’hui, la liberté annoncée par ces vieux prophètes, qui vient prier l’Église, en leur nom, de ne pas mourir, de ne pas se laisser étouffer sous cette lourde chappe de plomb, de se soulever plutôt, en s’appuyant sur la jeune et puissante main qu’elle lui tend.

Ces prophètes, et nous, leurs enfants (sous forme diverse, n’importe), nous avons senti Dieu de même, comme le vivant et libre esprit, qui veut que le monde l’imite dans la liberté.

Jetez donc là ces armes inutiles, abjurez la folle guerre qu’on vous fait faire malgré vous. Voulez-vous que nous restions là, comme les mauvais ouvriers qui passent toute la journée dans les carrefours, à nous quereller ?

Que ne venez-vous plutôt, vous et les autres, travailler avec nous, pendant qu’il reste quelques heures de jour, en sorte qu’associant nos œuvres et nos cœurs, nous soyons tous de plus en plus, comme disait le moyen âge : Des frères dans le libre esprit !


  1. Voir spécialement ce que j’ai dit sur la Saint-Barthélemi, Précis de l’Histoire moderne, au bas de la p. 141, édition de 1827.
  2. Je n’ai point sollicité sous la restauration, comme on l’a dit, mais j’ai été sollicité ; dans quel moment ? En 1828, sous le ministère Martignac, et par l’intermédiaire d’un de mes illustres amis à qui ce ministère rendait alors sa chaire, aux applaudissements de la France.
  3. De l’état actuel du clergé, et en particulier des curés ruraux appelés desservants, par MM. Allignol, prêtres desservants, 1839.
  4. Voyez encore avec quelle fécondité, le libre développement se produit dans ces aimables associations des grands peintres, du treizième au seizième siècle !

    Le maître, admettant ses élèves à peindre dans ses tableaux, n’en poursuit pas moins, à travers ce flot de peinture diverse, sa vigoureuse impulsion… Eux qui semblent s’immoler à lui, s’absorber en lui, se perdre dans sa gloire, plus ils s’oublient, plus ils gagnent. Ils vont libres et légers, sans intérêt, ni orgueil, et la grâce vient sous leur pinceau, sans qu’ils sachent d’où elle vient… Un matin, voilà ce jeune homme qui broyait hier les couleurs, devenu lui-même maître et chef d’école.

    Ce qui, dans l’association libre, est vraiment divin, c’est qu’en se proposant telle œuvre spéciale, elle développe ce qui est au-dessus de toute œuvre, la puissance qui peut les faire toutes : l’union, la fraternité… Dans tel tableau de Rubens où Van Dick a mis la main, il y a quelque chose au-dessus de ce tableau, au-dessus même de l’art, leur glorieuse amitié !

    Plus on comprendra la vertu de la libre association, plus on se plaira à voir surgir à la vie des forces nouvelles ; plus on tendra la main au nouveau venu. Tout homme de génie différent, d’étude diverse, nous apporte un élément qu’il faut accueillir. Il arrive pour nous compléter. Avant lui, la grande lyre que nous formons entre nous, n’était pas encore harmonique ; chaque corde n’est mise en valeur que par les cordes voisines… S’il en vient une de plus, réjouissons-nous, la lyre résonnera mieux.

  5. L’illustre M. de La Mennais.