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Des Réformes proposées dans l’intérêt du commerce - La Loi des faillites

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Des Réformes proposées dans l’intérêt du commerce - La Loi des faillites
Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 133-165).
DES
RÉFORMES PROPOSÉES
DANS L’INTERET DU COMMERCE

LA LOI DES FAILLITES.

I. E. Thaller, Des faillites en droit comparé, 2 vol. in-8o. Paris, 1887; Arthur Rousseau. — II. F. Langlais, Essai critique sur le projet de réforme de la législation des faillites, 1 vol. in-8o. Paris, 1887; L. Larose et Forcel. — III. E. Cauvet, le Projet de loi sur les faillites. Montpellier, 1887; imprimerie Martel aîné. — IV. Rapport, présenté à la cour de cassation par le président Larombière, au nom de la commission chargée d’examiner le projet de loi sur les faillites.


I.

Ce n’est pas la première fois qu’on songe, en France, à remanier la loi des faillites ; mais on n’y a jamais vu tant de gens se figurer qu’ils devaient travailler à cette réforme. A d’autres époques, par exemple de 1827 à 1838, la question passionnait et divisait les commerçans, les économistes et les jurisconsultes. Aujourd’hui, les combattans viennent de tous côtés, et ce sont les hommes politiques qui figurent au premier plan. « Électeurs, disait naguère le comité républicain du Nord, préconisant deux candidats à l’élection législative du 19 août 1888, le pays attend de ses élus des réformes. Toutes les fractions du parti républicain sont d’accord pour réclamer… la loi sur les faillites. » C’est évidemment l’intérêt du même parti qui poussait deux hommes politiques d’une grande notoriété, MM. Pascal Duprat et Vergoin, à faire, le premier une conférence au théâtre de la Gaîté, le second un grand discours à Bordeaux, devant un nombreux auditoire, sur la question des faillites. L’Association républicaine du centenaire de 1789 cédait manifestement au même mobile, lorsqu’elle chargeait, en 1887, une commission d’étudier la réforme de cette législation spéciale. Il semble que, pour quelques centaines de Français, l’avenir des institutions républicaines soit enjeu.

C’est ce qu’il nous est difficile de comprendre. Un certain nombre de gens ont contracté, dans notre pays, l’habitude de mêler la politique à toutes choses. Cette manie, inoffensive en apparence, a pourtant deux inconvéniens graves. Elle peut pousser des hommes sincères, enrégimentés dans un camp, à soutenir de mauvaises propositions ou à combattre d’utiles réformes par esprit de discipline. Elle peut gêner d’honnêtes gens, qui désirent rendre à César ce qui est à César, et ne veulent pas se donner l’air de partir en guerre contre les institutions établies. La part de la politique est assez large sans qu’on s’évertue à l’élargir. On peut blâmer les projets de réforme soumis à la chambre des députés sans conspirer pour une dynastie déchue, comme on pourrait les soutenir en tramant les plus noirs complots. La question n’a rien de politique.

Mais n’est-elle pas, du moins, « sociale ? » De braves gens se figurent en effet qu’il s’agit, en modifiant notre législation des faillites dans l’intérêt du failli, de protéger le faible contre le fort, le pauvre contre le riche. Le fort, le riche, c’est naturellement le créancier ; le faible, le pauvre, c’est le débiteur. Quelle erreur! Oublie-t-on les faillites de ces sociétés puissantes, édifiées par des spéculateurs téméraires, qui ont couvert l’Europe de leurs annonces et de leurs prospectus mensongers, sollicité l’épargne par leurs agens et par leurs réclames, soutiré l’argent des ignorans et des humbles, puis se sont effondrées avec fracas ? Est-ce que les petits commerçans sont seuls à suspendre leurs paiemens ? Chacun de nous ne connaît-il pas un certain nombre de gros négocians qui n’ont pas payé de très petits fournisseurs et de banquiers opulens qui ont ruiné des cliens misérables ? Il ne faut pas intervertir les rôles. Les apôtres de la plus vaste réforme sociale se tromperaient ou tromperaient le public en prenant toujours et quand même le parti du débiteur contre la créancier.

Il s’agit d’un problème économique comme un autre, à résoudre en dehors de tout parti-pris. Le commerce repose sur l’exécution ponctuelle des engagemens réciproquement contractés. Cependant il vit de spéculations, et l’issue de ses entreprises est nécessairement aléatoire. Donc il est impossible que ces engagemens soient invariablement tenus. Ceux qui font le commerce ne sont pas toujours honnêtes; quand ils le seraient, ils peuvent manquer de prévoyance ou d’habileté. La probité, la prévoyance et l’habileté réunies conduisent généralement au succès, mais n’en sont pas le gage infaillible, et certains événemens déjouent toutes les prévisions. La foudre éclate : les dettes légitimes ne peuvent plus être payées. C’est un désastre public et privé. Voici des créanciers qui comptaient recouvrer le montant de leurs prêts ou l’équivalent de leurs fournitures : il faut pourtant qu’ils vivent et, s’ils ont une famille, qu’ils lui donnent de quoi vivre; s’ils ont eux-mêmes pris des engagemens, qu’ils les exécutent; peut-être sont-ils aussi commerçans et, s’ils ne paient à leur tour, seront-ils réduits à déposer leur bilan. Ce n’est plus seulement à l’intérêt des créanciers déçus dans leur attente, mais à un intérêt plus général qu’il faut pourvoir. Il importe à tous que tout ne soit pas emporté dans ce torrent. La situation même du débiteur est à prendre en considération; s’il faut l’empêcher de soustraire sa fortune à ceux qu’il a frustrés, il importe de ne pas l’écraser sous des rigueurs inutiles, ne fût-ce que pour l’aider à se relever un jour et à s’acquitter de ses obligations. Une bonne loi sur les faillites est celle qui concilie le mieux ces intérêts divers.

Or il est, en général, impossible de faire une loi parfaite et difficile de faire une bonne loi. Mais il est surtout difficile de rédiger une loi des faillites qui soit à peu près irréprochable. « Le régime des faillites, a dit avec une remarquable sagacité l’illustre rapporteur de la loi de 1838, M. Renouard, était imparfait sous l’ordonnance de 1673 ; il l’était sous le code de 1807 ; il le sera sous la loi de 1838, et surtout il sera accusé de l’être. Ni les enseignemens de: la pratique la plus expérimentée, ni les recherches de la science la plus vaste, ni les ressources de l’esprit le plus délié, ne supprimeront en cette matière les difficultés qui tiennent à sa nature. Tout le monde perd dans une faillite ; la sagesse consiste non à empêcher ou à prévenir des sacrifices forcés, mais à les mesurer et à les coordonner. Or on impute facilement à la loi les maux qui dérivent de la nécessité à laquelle la loi doit obéir; et comme, dans aucun temps ni dans aucun pays du monde, une loi n’empêchera que toute faillite ne soit une fort mauvaise affaire, il est à présumer que partout et toujours on se plaindra des législations sur les faillites. » C’est ce que répètent en d’autres termes tous les écrivains compétens : M. Courcelle-Seneuil, dans l’exposé des motifs du projet soumis par le gouvernement aux chambres, M. Thaller dans le savant mémoire que l’Institut a couronné, M. Langlais dans son essai critique sur les projets de réforme. Ainsi que l’a fait très finement observer un des juristes expérimentés du barreau de Paris, M. F. Malapert, il y a, dans ces sortes d’événemens, autant de mécontens que de parties en cause. Les créanciers sont mécontens de n’être pas payés ; le débiteur s’irrite non-seulement d’être insolvable, mais encore de voir passer en d’autres mains l’administration de son patrimoine ; tout le monde se plaint du syndic, qui se plaint de tout le monde; les récriminations retombent par contre-coup sur le juge-commissaire, surveillant du syndic, et comme chacun entend démontrer que rien de fâcheux n’est arrivé par sa faute, chacun s’en prend à la loi, trop douce au gré des uns, trop dure au gré des autres, et qui fourmille assurément de tous les défauts imaginables.

C’est pourquoi, si je ne me trompe, il ne faut pas trop s’arrêter en cette matière à la vivacité ni même au nombre des critiques. J’accorde à M. Thaller qu’il y a dans la réglementation des faillites « une part assez large faite à l’état de l’opinion. » Mais d’abord je ne saurais comparer les législateurs à ces acteurs qui jouent indifféremment les bonnes et les mauvaises pièces, pourvu qu’ils recueillent les applaudissemens du parterre ; qu’il s’agisse ou non de faillite, il faut redresser les écarts de l’opinion, lui tenir tête au besoin. Ensuite et tout au moins, surtout quand il s’agit de cette législation spéciale, il faut discerner les mouvemens artificiels de l’opinion et les aspirations réfléchies, les vœux mûris et raisonnes. Plus il est aisé de former une coalition de mécontens, plus il est nécessaire de peser les griefs. Il faut se demander avec tout le sang-froid possible, d’abord si la loi mérite tous les reproches dont on l’accable, ensuite si l’on ne s’apprête pas à la remplacer par une loi plus défectueuse.

Cela posé, faut-il renoncer à notre loi de 1838 et la bouleverser de fond en comble, ou doit-on la conserver dans ses parties essentielles ? Chacun sait qu’une campagne en règle est ouverte contre cette loi. Les premières escarmouches ne datent pas d’hier. En 1848, les plus solides maisons menaçaient ruine. Le gouvernement provisoire organisa, par un décret du 19 mars, confirmé par une loi du 22 août, un système « assez mal équilibré, » comme l’a dit judicieusement M. Thaller; qui permettait au commerçant, obligé de suspendre ses paiemens, d’échapper aux déchéances de la faillite et même à la qualification de failli. Après la révolution du 4 septembre, ces dispositions transitoires furent reprises, tant par le gouvernement provisoire que par l’assemblée nationale. Mais de ce que des circonstances exceptionnelles avaient légitimé ces mesures d’exception, les pouvoirs publics ne conclurent pas à la nécessité d’une réforme permanente. A la constituante de 1848, Jules Favre et Dupont de Bussac proposèrent d’accorder définitivement aux faillis la faculté de se soustraire à diverses conséquences de la faillite par des concordats[1] amiables. Cette proposition, vivement attaquée par le professeur Bravard, fut écartée. En 1853, une pétition couverte de signatures et demandant, au contraire, une réglementation plus sévère des faillites, fut présentée au corps législatif et ne reçut aucune suite. En 1871, l’assemblée nationale fut saisie par M. Ducuing d’une proposition d’après laquelle, lorsque le débiteur apporterait un arrangement constaté par procès-verbal dûment signé, accompagné de l’inventaire, et lorsque le tribunal homologuerait cet arrangement, il n’y aurait lieu ni à la faillite, ni à désignation de syndic ou de juge-commissaire, ni même à l’apposition des scellés. Cette proposition, d’abord prise en considération et renvoyée à une commission spéciale, mais combattue par M. Le Royer, rapporteur, fut repoussée. En 1877, un comité d’étude et d’action, appelé, du nom de son président, comité Laplacette, entreprit d’obtenir la réforme intégrale de notre loi sur les faillites et déploya le plus grand zèle, ouvrant une vaste enquête, organisant des réunions et des conférences. L’impulsion était donnée, et le mouvement se propagea. MM. Desseaux, Dautresme et R. Waddington firent à la chambre des députés (avril 1879) une nouvelle proposition sur les concordats amiables. Enfin, le 15 novembre 1881, M. Saint-Martin, député de Vaucluse, et trente-sept de ses collègues, déposèrent sur le bureau de la même chambre un projet beaucoup plus large, qui tendait à une refonte générale de la législation.

Le gouvernement pria la chambre de surseoir. Le garde des sceaux Humbert saisit le conseil d’état, et celui-ci chargea M. Courcelle-Seneuil de rédiger un rapport qui devint l’exposé des motifs du projet ministériel. L’étude de toutes les modifications proposées à notre loi des faillites fut renvoyée par une nouvelle chambre des députés à une commission spéciale qui choisit pour rapporteur M. Laroze. C’est sur ce dernier projet que s’est engagé le débat à la chambre des députés les 16, 18, 20 octobre 1888, et que porte surtout, par conséquent, notre examen critique. Toutefois, ni le double dépôt du projet parlementaire, ni même l’urgence deux fois votée, n’avaient calmé l’ardeur des assaillans. La dernière chambre et la chambre actuelle virent se succéder un contreprojet de M. Maxime Lecomte (17 mars 1885), qui rappelle la proposition de M. R. Waddington, une proposition de M. Pally (11 décembre 1886), qui se rapproche du « projet Saint-Martin[2], » une proposition très radicale de MM. Millerand, Camélinat et d’un certain nombre de leurs collègues (17 mai 1888), un nouveau contre-projet de M. Lecomte (19 mai), enfin un dernier projet en vingt articles rédigé par la commission parlementaire et que précède un rapport supplémentaire de M. Laroze (9 juin). La commission s’est fatiguée des lenteurs apportées à l’examen du grand projet. Elle a pensé que la chambre actuelle, absorbée par la politique proprement dite et parvenant d’ailleurs au terme de son mandat, n’aurait pas le temps de voter un nouveau code des faillites et banqueroutes en 177 articles. C’est à peine si, au bout de quatre ans, les deux chambres de la monarchie constitutionnelle, en 1838, c’est-à-dire en pleine paix politique et sociale, avaient pu suffire à cette rude besogne! En conséquence, la commission « détachait les parties essentielles du projet, » « ce qui, lit-on dans le rapport supplémentaire, donnerait satisfaction à tous ceux qui veulent en finir avec cette si utile réforme. » Ce projet fut, en effet, mis inopinément en discussion dans la seconde quinzaine d’octobre et voté en trois séances.

La réforme intégrale est-elle donc si universellement réclamée ? La commission parlementaire déclare dans son premier rapport que « les nombreuses manifestations des tribunaux et des chambres de commerce lui ont ouvert la voie. » En effet, les chambres de commerce de Lyon, de Paris, de Lille, de Rouen ont approuvé le principe de la réforme, avec un plus ou moins grand nombre de restrictions. De nombreux syndicats professionnels, lit-on dans le rapport supplémentaire du 9 juin, ont pressé la commission d’achever ses travaux, et M. Laroze a répété que « l’opinion publique demande avec instance la modification de la loi actuelle. » M. le professeur Thaller n’est pas bien loin d’embrasser cet avis : « Et cependant, dit-il, après avoir décerné maint éloge à la loi de 1838, cette loi fléchit sous les mêmes critiques que celles dont sa devancière a été l’objet; elle n’y résistera pas longtemps... » Tout le monde, à vrai dire, ne s’accorde pas sur ce point, La cour de Montpellier qualifie de « factice » ce mouvement d’opinion, déclarant que les chambres et les tribunaux de commerce « ne l’ont ni provoqué ni subi. » M. Langlais regarde aussi « l’agitation » comme « factice » et l’impute aux agens d’affaires qui exploitent chez les uns l’ignorance, chez les autres l’impatience d’un frein nécessaire. M. Malapert s’en prend également aux agens d’affaires, et reproche à l’exposé des motifs d’invoquer, soit un prétendu mouvement d’opinion, soit même de nombreuses pétitions ; il est remarquable, à l’en croire, que les pétitions sont, au contraire, peu nombreuses, si l’on suppute les inimitiés que suscite toute loi sur les faillites.

La France appelle-t-elle véritablement de ses vœux une réforme radicale? Après avoir pris beaucoup de renseignemens, nous n’en sommes pas convaincu. La plupart des gens que nous questionnons répondent : « Il y a si longtemps qu’on en parle ! il faut bien faire quelque chose. » Or, il ne suffit pas, à nos yeux, qu’on parle depuis un certain temps d’une réforme législative pour l’accomplir ; autrement, n’en déplaise à ceux que choquerait notre hardiesse, une poignée d’hommes résolus viendrait à bout de nos meilleures lois. Il est certain que l’opinion publique n’est pas unanime, et nous ne savons pas même au juste de quel côté penche la majorité. Nous allons donc négliger ce mouvement d’opinion, réel ou prétendu, dont nous ne mesurons pas exactement la portée, c’est-à-dire envisager en elles-mêmes, dans leurs parties principales, la législation de 1838 et celle qu’on veut mettre à sa place. Nous regardons la loi de 1838, préparée par des hommes de premier ordre, tels que Renouard, Persil, Dufaure, Sauzet, Tripier, comme une œuvre très remarquable, et ceux-là mêmes qui proposent de la détruire lui rendent cet hommage. Le lecteur verra pourtant, en arrivant à la conclusion, que nous ne sommes pas enchaîné par un respect superstitieux, et que cette bonne loi, si l’on veut bien l’étudier sans parti-pris, peut être encore améliorée.


II.

La commission législative et la chambre ont défavorablement accueilli le projet de MM. Millerand, Mesureur, Camélinat, etc., et le contre-projet de M. Maxime Lecomte. Si les lois n’ont apparu sur la terre qu’après cette période où elle était arrosée par des fleuves de fait et de nectar, la première de ces propositions nous ramène à l’âge d’or, ou peu s’en faut. Elle ne simplifie par le code des faillites, elle le supprime. On peut d’ailleurs la résumer en deux mots. D’abord elle soustrait à la faillite et à toutes les incapacités qui en dérivent le débiteur qui a déclaré la cessation de ses paiemens dans les dix jours et obtenu de ses créanciers un concordat homologué. Ensuite, et c’est là son côté vraiment admirable, elle prévoit le cas où ce même débiteur n’aurait rien déclaré du tout et n’aurait pas obtenu le moindre concordat : il échappera néanmoins à la faillite et à ses conséquences, pourvu que le tribunal de commerce le juge excusable. M. Laroze, dans son rapport supplémentaire de juin 1888, n’eut pas de peine à démontrer que ce projet de réforme « créerait une situation des plus dangereuses ; » il lui reprochait en termes très nets de sacrifier complètement les intérêts des créanciers. C’est de toute évidence.

M. Renouard a dit : « Entre le créancier qui n’est point payé et le débiteur qui ne paie point, c’est le malheur du créancier qui mérite la principale part d’intérêt. » Le véritable esprit démocratique, quelque exemple que nous aient transmis les agitateurs de la plèbe romaine, ne consiste pas à détourner cet intérêt sur le débiteur, et l’on discrédite le principe même de la démocratie en laissant croire qu’elle doit couvrir d’une protection particulière des gens infidèles à leurs engagemens. La faillite, même sous le régime le plus démocratique, doit avoir un caractère exemplaire, afin de rendre le commerçant plus circonspect, c’est-à-dire de le prémunir contre des spéculations imprudentes ou coupables ; elle doit, en outre, frapper assez durement le failli pour que celui-ci ait un intérêt palpable à se faire réhabiliter et à s’acquitter, dès qu’il le pourra, de toutes ses obligations. Par exemple, on ne peut pas douter que la suppression de la contrainte par corps (sur laquelle il n’y a pas d’ailleurs à revenir) ait exercé sur l’issue des faillites une influence très fâcheuse. Le législateur de 1838 avait habilement organisé la « clôture pour insuffisance d’actif; » dans ce système, le syndic, à défaut de fonds pour la continuation de la procédure, demandait à la justice de lever provisoirement le séquestre qui pèse sur les biens du failli; par là, les créanciers, recouvrant leur liberté d’action, pouvaient faire écrouer le débiteur à leur gré. Celui-ci, les sachant plus irrités que le syndic, sortait de son apathie, prenait les devans au moment critique, réunissait des fonds ; le failli restait libre, et finissait par obtenir, avec une déclaration d’excusabilité, son immunité définitive. Grâce à ce mécanisme, les clôtures pour insuffisance d’actif, si préjudiciables aux créanciers, étaient tombées, de 1848 à 1853, à 19 pour 100 ; depuis que la cessation des opérations n’expose plus le débiteur à la contrainte, elles ont successivement atteint 42, 44, 46 pour 100! Ce résultat déplorable a frappé M. Thaller, et le savant professeur, quoique très favorable, selon nous trop favorable, aux nouveaux projets de réforme, n’a pas craint d’écrire : « A tant faire que de s’en tenir à un extrême, mieux vaut encore garder une loi trop cruelle que d’en promulguer une trop adoucie. »

Tel n’est pas assurément l’avis de M. Saint-Martin. Celui-ci arrivait, au demeurant, tout comme M. Millerand, à supprimer la faillite, qu’il remplaçait par un régime qualifié cessation de paiemens ; la liquidation forcée, l’union, en d’autres termes, était conjurée, soit par un sursis de paiemens, soit par un concordat d’atermoiement qui ressemblait fort au sursis. D’ailleurs, de quelque manière que la liquidation finît et que l’excusabilité fût ou non prononcée, nulle déchéance civique n’atteignait le débiteur. Ce système de procédure aimable ne ressemblait à rien de ce qu’avaient imaginé jusque-là les législateurs les plus tolérans de l’Europe et de l’Amérique. « Remède pire que le mal, s’est écriée la chambre de commerce de Lyon, qui cherche pourtant à modifier la législation actuelle ; l’état de cessation de paiemens serait, pour ainsi dire, entouré d’une auréole qui le recommanderait à la bienveillance publique. » Ce jugement suffira sans doute au lecteur, et nous n’insisterons pas sur un projet qui n’a prévalu ni dans les conseils du gouvernement ni dans les délibérations de la chambre.

Il semble à ces législateurs philanthropes qu’on aurait tout gagné si les mots a faillite » et « failli » disparaissaient du dictionnaire. En somme, c’est un procès en règle que les réformateurs font à l’opinion publique, tout en affectant de suivre avec docilité son impulsion. Le mot, en soi, n’a rien qui blesse l’équité naturelle, et correspond exactement à la chose ; le failli, c’est le commerçant qui manque à ses engagemens. Si cette expression produit un fâcheux effet sur l’esprit du plus grand nombre, ce n’est pas qu’un artifice de langage ait donné le change à l’opinion publique ; c’est que, pour le plus grand nombre, aujourd’hui comme hier, un commerçant a tort de manquer à sa parole et de ne pas payer ses dettes. Il faudrait précisément donner le change à cette opinion pour la convaincre que le même homme doit être, pour les mêmes actes, plus ou moins sévèrement jugé, selon qu’il se nommera failli, par exemple, ou « liquidé. » Philaminte, on se le rappelle, ne peut pas tolérer qu’un arrêt l’ait « condamnée, » mais seulement parce que le mot la choque, à payer 40,000 écus ; le vrai public n’est pas fait à l’image des « femmes savantes » et ne se paie pas de mots. « Il ne dépend d’aucune loi, a dit le tribunal de commerce de Marseille, généralement composé de gens très pratiques, de faire qu’une défaveur morale ne soit pas attachée au fait de ne pas tenir ses engagemens. » Et puis, en admettant qu’un changement de vocabulaire, entraînant l’esprit public dans une autre direction, rassurât tous les débiteurs, il ne faudrait pas tant s’en réjouir. Tant mieux si, comme le disait il y a quelques années la faculté de droit de Lyon, la crainte de la faillite est le commencement de la sagesse commerciale ! tant pis pour le commerce et pour la nation si, grâce à de maladroites réformes, la généralité des insolvables peut désormais entonner ce cantique d’actions de grâces : « Enfin, nous avons fait faillite ! »

Tel n’est pas, nous le reconnaissons, le but que se proposait la commission nommée par la chambre des députés. Ce but est clairement indiqué dans le rapport supplémentaire de juin 1888 : « Le projet, dit M. Laroze, repose sur la distinction entre le débiteur honnête et celui qui ne Test pas ; il repousse la loi de 1838 en ce qu’elle établit une règle commune à tous et, par suite, infiniment trop sévère pour le commerçant malheureux ; mais le projet dont il s’agit n’accorde de faveur au débiteur malheureux que dans des circonstances strictement limitées. » Tel est aussi notre point de départ ; en outre, quoique nous différions avec la commission sur les moyens de résoudre le problème, nous avouons sans difficulté que son œuvre est sérieuse et comportait un mûr examen du pouvoir législatif.

Voici l’innovation principale : le commerçant qui suspend ses paiemens pourrait, à de certaines conditions, éviter la déclaration de faillite en obtenant une « liquidation judiciaire. » Dans l’état actuel des choses, quelques tribunaux de commerce, méconnaissant leur devoir, ont imaginé, tantôt par commisération, tantôt par complaisance, de substituer, de temps à autre, à la procédure légale une sorte de faillite inoffensive où tout se négocie à la sourdine et qui soustrait le débiteur insolvable à toutes les déchéances prononcées par la loi. « Des observateurs consciencieux, dit M. Thaller, ont cru remarquer-que, sur les places où fonctionnent les liquidations judiciaires, il s’était opéré dans les vieilles traditions d’honneur et d’intégrité commerciale un certain affaissement. » La commission entendit régulariser, en l’améliorant, cette réglementation coutumière de la faillite.

Quoique le code oblige le commerçant insolvable à déposer son bilan dans les trois jours de la cessation de ses paiemens, le nombre de ceux qui se conforment au vœu de la loi diminue de jour en jour ; il s’est abaissé de 64 pour 100 à 39 ou 38 pour 100 ! Pour empêcher les déclarations tardives après épuisement de l’actif, aussi funestes au débiteur lui-même qu’à ses créanciers, il faut, par l’appât d’immunités importantes, encourager le négociant malheureux à déposer son bilan dès que sa situation est compromise. Donc tout négociant qui prendra cette précaution non plus dans les trois jours, mais dans les dix jours[3], sera « recevable» à réclamer une liquidation judiciaire, pourvu qu’il offre un concordat à ses créanciers. S’il ne l’offre pas ou s’il ne parvient pas à le faire voler et homologuer en temps et lieu, il sera mis en faillite. Cependant, pour le déterminer à prendre le bon parti, il faudra « faim parler, » aussi clairement que possible, « la voix de l’intérêt personnel, » c’est-à-dire entamer le moins possible ses droits et sa bonne renommée. C’est pourquoi le jugement prononçant la liquidation n’ordonnera ni l’apposition des scellés ni l’inventaire; le débiteur ne sera pas dessaisi, mais contrôlé par un liquidateur, et restera capable de faire les diverses opérations de son commerce, sous cette surveillance et avec l’autorisation du juge-commissaire, le cas échéant ; enfin, si le concordat réussit, il sera simplement inéligible aux compagnies d’ordre professionnel, à la chambre ainsi qu’au tribunal de commerce, aux conseils de prud’hommes, aux chambres consultatives des arts et manufactures; rien ne subsistera des autres déchéances.

La commission législative refusait d’abord le bénéfice du concordat aux « faillis » en le réservant aux a liquidés. » Comment? voici un débiteur qui, de très bonne foi, a cru pouvoir opérer le règlement de son passif au moyen de pourparlers amiables et n’y a pas réussi, ou qui, ayant voulu tâter de la liquidation judiciaire, n’a pas réuni dans le premier moment d’effervescence la majorité nécessaire au concordat sans lequel elle ne pouvait être obtenue : tout était consommé! Ce débiteur n’a commis ni fraude ni faute grave, et pourtant il eût perdu le droit de conclure plus tard le traité qui l’aurait libéré partiellement et remis à la tête de ses affaires ! C’était bien dur, et la situation des commerçans insolvables se trouvait, par là même, singulièrement empirée. Encore si le concordat était un simple contrat de bienfaisance dans lequel une des parties acceptât par générosité pure un abandon fait par l’autre! Mais c’est, en général, une transaction non moins utile aux créanciers qu’au débiteur. Plus de concordat, plus de dividende. Ainsi que l’ont clairement expliqué la chambre de commerce de Lyon, la cour de Montpellier, etc., le projet parlementaire, en voulant punir le débiteur, atteignait les créanciers. Alors que les parens ou les amis du failli seraient encore prêts, ainsi qu’on le voit souvent, à faire un sacrifice pour lui permettre de distribuer un dividende acceptable, ce qui, sous le régime actuel, eût concilié tous les intérêts, tout apaisé, tout réglé, les créanciers eux-mêmes ne pouvaient plus exprimer ni faire prévaloir leur volonté. Était-ce raisonnable?

Ce vice était encore aggravé par la disposition qui subordonne à des formalités accomplies dans un très court délai la faculté de réclamer la liquidation judiciaire. On ne procède pas par périphrases dans le premier rapport de M. Laroze : « La marche est toute tracée, dit-il ; il faut interdire la possibilité d’obtenir un concordat, au débiteur qui n’aura pas déposé son bilan dans les premiers jours. » La cour de cassation, d’accord avec les chambres de commerce de Lyon, de Bordeaux, etc., a protesté contre une aussi prompte déchéance. « La brièveté de ce délai s’accorde mal, lit-on dans le rapport de M. Larombière, avec ces sentimens si naturels, si profondément inhérens au cœur humain, qui portent le commerçant, sous la double influence de l’espérance et de la honte, à retarder le plus, qu’il peut l’aveu de son insolvabilité. » — « c’est peu pour la résignation, dit à son tour la cour de Montpellier, c’est moins encore si la chute a été subite et imprévue; on verra cependant des faillis qui prendront bientôt leur parti, qui s’exécuteront même avec empressement, et il est facile de prévoir que ce ne seront pas les plus scrupuleux[4]. » A-t-on songé du moins à tous ces petits marchands que la maladie, l’absence, une dernière illusion, l’ignorance même du texte législatif, empêcheront de remplir cette formalité? A-t-on réfléchi, avant d’enfermer le débiteur dans ce délai fatal, qu’il est souvent très difficile de savoir au juste quand il commence, les ressources s’épuisant peu à peu et la cessation des paiemens n’éclatant pas nécessairement comme une bombe? Cependant, pour ces absens, pour ces malades, pour ces hommes ignorans, déçus ou troublés, plus de liquidation judiciaire, partant plus de concordat.

C’est probablement pour atténuer la portée de semblables critiques que la commission parlementaire a, dans le projet de réforme partielle soumis à la chambre le 9 juin 1888, introduit cette nouvelle disposition : « Le droit de demander cette liquidation appartient au débiteur assigné en déclaration de faillite pendant cette période. » Mais alors que devient le principe même de la réforme ? La liquidation judiciaire était, d’après le premier rapport de M. Laroze, une grâce faite au débiteur qui se présentait lui-même à la justice, une prime accordée à son initiative, une façon d’empêcher ces déclarations tardives qui surviennent quand tout est déjà compromis. Quelle devient sa raison d’être si le débiteur peut être mis en liquidation quand l’initiative a été prise par les créanciers? Il aura donc pu s’entendre avec un de ces intermédiaires intéressés que tance si bien le premier rapport, s’embourber tout en retardant sa cessation de paiemens, employer tous les moyens bons ou mauvais pour obtenir un traité amiable sans l’avoir obtenu, et cependant, lorsque les créanciers perdront patience, il pourra profiter du même traitement de faveur et sortir encore du droit commun ! Ce n’était pas la peine, on en conviendra, de tracer une telle ligne de démarcation entre la liquidation judiciaire et la faillite proprement dite.

A vrai dire, la chambre des députés n’a pas cru devoir interdire à tout débiteur qui n’aurait pas présenté sa requête au tribunal dans les premiers jours, « la possibilité » d’obtenir un concordat. Nous ne pouvons pressentir quelles idées prévaudront au sénat, et si cette disposition du projet primitif y reprendra quelque faveur. Mais, au Palais-Bourbon, M. de La Bâtie est parvenu à convertir la commission elle-même et à faire voter, le 20 octobre, un amendement d’après lequel le concordat peut encore intervenir après la déclaration de faillite, si le failli a été déclaré excusable par le tribunal de commerce. Toutefois, l’adoption de cet amendement a dérangé le mécanisme du projet, qui se complique de plus en plus. Il y aurait désormais, on le verra bientôt, deux classes de concordataires, qui ne subiront pas les mêmes incapacités.

Cependant, pour sauver la dignité de l’insolvable, on avait décidé de ne rien ébruiter. Le jugement qui déclare ouverte la « liquidation » devait être rendu sans doute en audience publique, parce que c’est la règle absolue ; mais, n’étant ni affiché ni inséré dans les journaux, il ne recevait pas de publicité véritable. C’était une erreur palpable, signalée par les défenseurs mêmes du projet, tels que M. Thaller. Est-ce que de tels comptes peuvent se régler en famille? j’ai beaucoup insisté sur ce côté faible de la réforme dans les séances de la commission chargée par la cour de cassation d’examiner le projet de loi sur les faillites, et je ne le regrette pas. D’abord le débiteur, astreint à donner la liste de ses créanciers dans la requête qu’il doit présenter au tribunal, a pu, même de bonne foi, ne pas les nommer tous. Ensuite, beaucoup de gens qui n’eussent pas connu le jugement et que rien n’eût avertis étaient exposés à contracter avec le débiteur mis en liquidation, c’est-à-dire avec un homme qui ne peut pas désormais faire de nouvelles dettes ni aliéner, même partiellement, son actif, sauf dans certains cas et à certaines conditions. Imagine-t-on que la loi, contrairement au droit commun et sous prétexte d’épargner au débiteur « une blessure irréparable, » la loi, qui va jusqu’à prescrire la publication des contrats de mariage des commerçans et punit quelquefois d’un emprisonnement correctionnel l’omission de cette formalité, tende un piège aux tiers en laissant dans l’ombre une décision judiciaire qui modifie absolument la capacité du négociant insolvable, alors surtout que celui-ci, maintenu à la tête de ses affaires et non dessaisi, conserve toutes les apparences d’une pleine capacité? Ces tiers lui livreront en toute sécurité leurs marchandises et lui prêteront leurs fonds; puis, quand ils ne pourront plus les recouvrer, la justice annulera des opérations faites avec un incapable ! Voilà bien des gens dont on gâte les affaires.

La commission tenait particulièrement à cette partie défectueuse du projet et la maintint à l’unanimité, dans la séance du 18 octobre, avec une grande énergie. C’est pourquoi, bien que la chambre, grâce aux efforts persévérans de MM. de La Bâtie, Milliard et Goirand, ait condamné cette procédure clandestine, en ordonnant que le jugement de liquidation fût affiché dans le prétoire du tribunal et publié par extrait dans les journaux, on peut se demander si le débat ne recommencera point au sénat. Nous faisons des vœux pour qu’un vote de la haute assemblée ne rouvre pas la porte à ces banqueroutes en tapinois, que Fourier, en deux coups de pinceau, a si finement dépeintes et si fermement stigmatisées[5].

Le projet sanctionné par le vote de la chambre ne compromet pas moins gravement les mêmes intérêts en supprimant la formalité de l’inventaire. On sait que le code actuel ordonne au syndic de décrire et d’estimer, aussitôt après la levée des scellés, tous les biens mobiliers appartenant au débiteur ; en outre, comme les syndics ne sont que de simples particuliers, le juge de paix assiste à cet inventaire et le signe à chaque vacation ; enfin l’acte est fait en double minute, et l’une des minutes est déposée au greffe, où elle reste à la disposition des intéressés. Ces précautions minutieuses ont été prises, et devaient l’être, pour empêcher toute altération, tout détournement. Sous le régime de la liquidation judiciaire, on cesse de les prendre. Les réformateurs ont cru pouvoir substituer à l’inventaire un état de situation dressé par le débiteur lui-même et qu’il doit présenter à la première assemblée des créanciers. C’est une grande erreur. L’état de situation n’est, sous un autre nom, que le bilan lui-même, et ce bilan ne suffit pas aux intéressés, qui ne le rédigent ni ne le contrôlent. Il est déraisonnable de laisser au débiteur insolvable la faculté de déterminer à son gré la valeur et la consistance du gage commun. Ce débiteur est en même temps détenteur et, par suite, comptable; cependant il n’y a plus moyen de lui demander des comptes, puisqu’on ne peut constater désormais ni les ventes opérées ni les soustractions commises. Encore ce bilan, nommé désormais état de situation, sera-t-il tardivement déposé. Chose étrange! le principal reproche qu’on ait fait à la loi de 1838, soit dans les travaux préparatoires, soit dans la discussion publique du projet supplémentaire, c’est qu’elle n’a pas su contraindre le débiteur à déposer son bilan aussitôt après la suspension des paiemens, et cette impuissance même révélait la nécessité d’une grande réforme! Cependant on autorise expressément le débiteur à ne pas le produire au moment même où il présente sa requête au tribunal et donne la liste de ses créanciers. C’est inconcevable ! Il ne suffit pas de nommer les créanciers ; il faut encore, dès la première heure, indiquer le chiffre des créances, et faire connaître, au moins approximativement, le montant de l’actif, afin qu’une partie de cet actif ne soit pas dissimulée, appréhendée par la femme, par des parens, par des créanciers plus ou moins pressans ! Il importe que, dès le début, aucun solliciteur ne puisse arracher à ce commerçant une faveur déloyale, et, par conséquent, que sa situation soit immédiatement connue pour n’être plus modifiée. C’est ce que M. de La Bâtie avait très bien fait ressortir dans la séance du 16 octobre, et ce que la chambre des députés paraît n’avoir pas compris.

La commission législative avait cru probablement remédier à tout en chargeant un liquidateur de surveiller le « liquidé. » Toutefois, comme le principe même de la liquidation judiciaire consistait à émanciper le plus possible cet heureux débiteur en lui permettant, — M. Laroze le redisait à la chambre le 16 octobre, — de « reprendre les affaires, » de « se livrer à toute espèce de spéculation, » « d’user de son activité pour en faire bénéficier l’état, » on n’avait pas du tout défini les pouvoirs du surveillant, et l’on autorisait manifestement le surveillé à se passer, dans la plupart des cas, de son suffrage. Un député déclara très nettement que, si l’on n’osait pas « accorder au liquidateur le droit absolu de diriger les opérations de la liquidation, » la réforme deviendrait impraticable. Ce reproche était si juste que la commission céda, d’assez mauvaise grâce, et consentit à remplacer, dans deux articles du projet supplémentaire, la surveillance par l’assistance : réforme radicale, puisque le personnage chargé d’assister un incapable doit coopérer, figurer, concourir aux actes passés par l’assisté. Voici donc que, d’après l’article 6 du projet voté par la chambre, le liquidé ne pourra plus même procéder à la vente d’un objet sujet à dépérissement imminent, ni faire un seul acte conservatoire sans la coopération effective du liquidateur. Par là même on a détruit la base du projet primitif, et le sénat aura bientôt à statuer sur une œuvre incohérente.

C’est pourquoi nous repoussons, d’accord avec la cour de cassation, ce système de liquidation judiciaire « non-seulement dans son organisation, mais encore dans son principe. » On verra bientôt comment nous le remplaçons.

La seconde des réformes essentielles proposées par la commission législative et votées par la chambre des députés consiste à modifier le système des déchéances civiques infligées au failli par la législation actuelle. Le principe même de ces incapacités n’est pas méconnu par le projet ; M. Laroze reconnaît très nettement dans son premier rapport qu’on froisserait, en les supprimant, le sentiment de l’honneur commercial, et qu’il faut encore « édicter des déchéances, même contre le débiteur malheureux. » — « Mais, poursuit-il, elles doivent être légères, sous peine de demeurer inefficaces, car l’abus de la sévérité produit ici les conséquences les plus fatales. » Il faut, en effet, proscrire les rigueurs inutiles ; mais, en énonçant cette proposition banale, on n’a rien dit, les plus féroces législateurs s’imaginant de bonne foi que leurs sévérités sont nécessaires. Les premiers Romains ont dû penser qu’il y avait un intérêt social à permettre aux créanciers de se partager le corps du débiteur insolvable à proportion de leurs droits (partes secanto) ; les gens d’Avignon furent sans doute convaincus, au moyen âge, que tout serait perdu si les faillis n’étaient plus fustigés sur la place publique ; on se figura longtemps, au XVIe et même au XVIIe siècle, qu’il n’y avait pas moyen de leur épargner soit la honte du pilori, soit le « salutaire affront » du bonnet vert. Que dis-je! les rédacteurs de la grande ordonnance de 1673, inspirée par Colbert et préparée par Savary, crurent probablement remplir un devoir impérieux en punissant de mort la banqueroute frauduleuse. N’apercevez-vous pas, nous dira-t-on, que l’humanité marche, et qu’en atteignant des sommets plus élevés elle adoucit peu à peu les pénalités antiques? Abolir ou graduer plus sagement les peines qui frappent encore les commerçans insolvables, c’est effacer les derniers vestiges de la barbarie.

Cependant je ne puis oublier que M. Renouard, ce sage ami des hommes, si peu disposé par ses instincts comme par ses opinions aux répressions violentes, prémunit ses concitoyens, aussitôt après la promulgation de la loi de 1838, contre l’abus de l’esprit philanthropique[6]. Il craignait évidemment qu’on n’énervât la législation nouvelle, dont il était le principal auteur. C’est qu’on revient à la barbarie par deux chemins : en punissant trop durement les coupables, en provoquant de nouvelles fautes par l’insuffisance des châtimens. La commission parlementaire a nettement déclaré que le législateur de 1838 n’avait pas gardé a la juste mesure entre l’indulgence et la sévérité. » L’a-t-elle donc su garder? Nous l’allons voir.

Le projet voté par la chambre établit comme il suit l’échelle des incapacités. Le débiteur concordataire après liquidation reste électeur politique, conserve le droit d’élire les membres des tribunaux et des chambres de commerce, des conseils de prud’hommes, des chambres consultatives des arts et manufactures, mais ne peut être élu à ces fonctions spéciales. S’il n’obtient pas une liquidation judiciaire, il est, on le sait, mis en faillite, et ses droits électoraux de toute nature sont suspendus jusqu’au moment où il aura été statué sur son « excusabilité. » Déclaré excusable, il reprend ses droits d’électeur, mais n’est éligible à aucune fonction élective, même s’il a obtenu un concordat en vertu de la disposition additionnelle votée le 20 octobre 1888. S’il n’est pas déclaré excusable, il subit toutes les incapacités auxquelles les lois actuelles soumettent les faillis. Il encourt enfin, le cas échéant, les peines de la banqueroute simple et de la banqueroute frauduleuse. Nous jugeons inutile de réfuter ceux qui reprocheraient à la chambre de n’être pas allée jusqu’à supprimer toute espèce d’incapacités. Il faut, c’est clair, arrêter d’abord sur une pente funeste les imprudens, les aventureux, les gens indélicats par la perspective de certaines déchéances; il importe, en second lieu, de ne pas se borner à priver le débiteur insolvable des droits auxquels il ne tiendrait pas ou ne tiendrait guère, parce que la loi manquerait de toute efficacité préventive ; enfin, les incapacités doivent survivre plus ou moins complètement au concordat lui-même, afin que l’insolvable garde un intérêt à obtenir sa réhabilitation en remboursant tout son passif. Ces principes me paraissent être au-dessus de toute discussion.

La chambre fait fausse route en n’infligeant au « liquidé » que des incapacités d’ordre professionnel. Les défenseurs mêmes du projet, M. Thaller, par exemple, lui reprochent à juste titre de placer ce liquidé si fort au-dessus du « failli; » le professeur de Lyon craint que les négocians avisés, par l’empressement qu’ils mettront à tirer parti d’un régime aussi doux, ne donnent au pays « un spectacle démoralisant. » A un autre point de vue, les réformateurs manquent assurément le but en établissant des déchéances qu’on subira d’un cœur léger. Toute loi des faillites est mauvaise, avons-nous dit, quand elle n’inspire pas au failli le vif désir de recouvrer la plénitude de ses droits par la réhabilitation qui implique le paiement intégral des dettes. Or, ils seront bien rares, ces débiteurs qui brûleront de reconquérir au prix de pénibles efforts la faculté d’être élus au conseil des prud’hommes ! Par un motif analogue, il me semble imprudent, une fois le principe des incapacités politiques admis, de conserver au failli, concordataire ou non, mais « excusable, » la plénitude de ses droits électoraux, en ne lui ôtant que ses droits d’éligibilité. « Cette disposition, a dit la cour de Montpellier par l’organe de M. Cauvet, témoigne d’une extrême indulgence. Peu importe à celui qui a été déclaré en faillite de n’être pas éligible. Ce n’est point parmi les faillis que les électeurs recrutent les candidats, de sorte que la loi ne ferait que leur enlever ce qu’ils ne pourraient pas obtenir. N’être pas électeur, lorsque tous le sont, est autrement sérieux. L’incapacité, dans ce cas, est la marque d’une infériorité sociale, et constitue un moyen d’action très réel dont il ne faudrait pas compromettre l’efficacité. » C’est exact. Sur 8,000 commerçans environ qui suspendent leurs paiemens chaque année, il y en a plus de 7,500 qui se soucieront fort peu d’être inéligibles, parce qu’ils n’avaient pas la moindre envie d’être élus.

On répondra sans doute que les faillis jugés non excusables ne redeviennent pas électeurs, et que les jugemens d’excusabilité ne sont pas prononcés à la légère. Mais, il ne faut pas l’oublier, les tribunaux de commerce peuvent déclarer excusable qui bon leur semble (sauf certaines catégories de délinquans, les voleurs, les escrocs, les banqueroutiers frauduleux, etc.), et, quand ils le font, n’ont pas de comptes à rendre. Aussi ne doit-on pas se montrer trop surpris si, par exemple, à Paris, sur 590 faillites à l’état d’union liquidées par le tribunal de commerce en 1886, 488 ont été déclarées excusables. Encore, depuis que la déclaration d’excusabilité n’affranchit plus les faillis de la contrainte par corps, abolie en 1867, la plupart d’entre eux n’y attachent-ils plus une grande importance. Mais, si les données de la statistique faisaient craindre, hier encore, à des praticiens que cette mesure ne dégénérât en faveur « banale et courante, » que sera-ce quand d’une telle déclaration dépendra l’exercice du droit électoral? Que feront les tribunaux de commerce, assiégés de revendications passionnées, exposés aux rancunes du parti qu’ils auront blessé par un refus, même équitable? C’est encore un des défauts du projet ; ces tribunaux, très aptes à prononcer sur l’interprétation des contrats commerciaux, ne sont pas faits pour punir ; s’il faut que des commerçans improvisés juges prononcent contre leurs pairs la déchéance d’un tel droit sans qu’il leur soit même loisible de s’abriter derrière un texte impératif, ils faibliront généralement dans l’accomplissement de cette tâche. Ils délivreront, la mort dans l’âme, à de malhonnêtes gens, une attestation de probité, parce qu’ils n’oseront pas les chasser du corps électoral.

Faut-il donc assimiler indistinctement, quant aux déchéances, tous les faillis non réhabilités? Faut-il, par exemple, frapper nécessairement des mêmes incapacités n’importe quels concordataires, alors même qu’ils auraient fait les plus louables efforts pour se libérer, et le débiteur en état d’union qui n’a pas même pu se faire déclarer excusable? Nous n’irons pas, on le verra bientôt, jusqu’à cet excès de rigueur, mais sans nous dissimuler que notre projet de réforme sera dépassé par les réformateurs. Nous tenons donc à leur donner, sans chercher à prévoir jusqu’à quel point on atténuera les déchéances infligées au concordataire, un double conseil. D’abord, ils n’oublieront pas que certains de ces traités n’ont que l’apparence du concordat. Il y en a dans lesquels la « masse» des créanciers, par commisération, lassitude ou dégoût, compose moyennant un dividende de 2 ou 3 pour 100 ; ce n’est là, sous un nom figuré, qu’une remise de dette. Le failli ne devrait, à notre avis, quelque bienveillance qu’on entendît lui témoigner, recouvrer une partie de ses droits électoraux qu’à la condition de distribuer un dividende sérieux : 18 pour 100 selon les uns, 30 ou 40 pour 100 selon les autres[7]. En second lieu, même une fois cette condition remplie, il faut encore infliger au concordataire une déchéance assez grave pour qu’il aspire à sa réhabilitation. Je me suis expliqué sur ce point, et de nouveaux développemens seraient inutiles.

Chacun sait que les créanciers étant, en général, trop nombreux pour administrer eux-mêmes la faillite, cette administration est confiée par le tribunal à des syndics, surveillés par un juge-commissaire. Faut-il modifier cette institution? Parmi les questions générales que soulèvent les projets de réforme et notamment le projet parlementaire, celle-ci figure encore au premier plan. Le César Birotteau, de Balzac, antérieur à la révision de 1838, contient une philippique terrible :... « Le syndic, au lieu d’être l’homme des créanciers, peut devenir l’homme du débiteur... Il peut s’utiliser des deux côtés, soit en n’incendiant pas les affaires du failli, soit en attrapant quelque chose pour les gens influens ; il ménage donc la chèvre et le chou... Il se tourne vers le râtelier le mieux garni, soit qu’il faille couvrir les plus forts créanciers et découvrir le débiteur, soit qu’il faille immoler les créanciers à l’avenir du négociant... » Il y a dans ce noir portrait une véritable exubérance d’imagination. M. Thaller, tout en estompant un peu son dessin, n’est pas, au fond, beaucoup plus tendre. Après avoir reconnu qu’on voit le syndic tantôt se faire l’homme-lige de certains créanciers qui veulent écraser les autres et a ne reculer devant aucun moyen » pour faire triompher la cause d’un gros financier, tantôt faire pencher la balance en faveur du failli lui-même, « quand ce failli est un personnage de ressort, habile à prendre plus tard sa revanche, » il lui reproche avant tout de se montrer trop sûr de lui-même dans les questions où le concours des spécialistes est utile, ce qui le conduit trop souvent à réaliser l’actif avec précipitation et sans intelligence, et « de prendre des airs d’indépendance qui le mènent à envisager les faillites comme sa propre chose. » Cette critique, que nous ne pouvons pas analyser complètement, est vive et serrée. Il faut ranger dans le même camp M. Serville, avocat à Toulouse, auteur d’une bonne étude sur les syndics de faillite, publiée en mai 1888 par la Société de législation comparée. En face de ces assaillans se dressent des défenseurs non moins résolus, tels que MM. Langlais, Malapert, etc. M. Cauvet combat dans ce dernier bataillon, mais plutôt à l’arrière-garde.

Nous ne sommes ni d’un côté ni de l’autre. Nous n’éprouvons pas le besoin d’anéantir les syndics, administrateurs nécessaires de la faillite; mais nous croyons qu’ils doivent être contrôlés, et nous reconnaissons qu’ils n’obéissent pas toujours à la loi. Par exemple, elle leur ordonne de verser à la caisse des dépôts et consignations dans les trois jours, sous peine de payer l’intérêt à 5 pour 100, tous les fonds que les ventes et recouvremens de la faillite ont mis entre leurs mains; cette obligation est très souvent négligée, et l’on cite des tribunaux de commerce où les syndics ordinaires gardent dans leur caisse ou même portent à leur compte personnel, chez des banquiers, des sommes importantes. Un autre article du code leur enjoint de remettre tous les trois mois au juge-commissaire un état de la situation de la faillite et des deniers versés à la caisse des dépôts pour que celui-ci en ordonne sans tarder, s’il y a lieu, une répartition entre les créanciers ; cette disposition n’est pas mieux observée. Un troisième article leur prescrit de rendre leur compte dans la dernière assemblée des créanciers ; mais dans quelle forme ce compte leur est-il rendu ? comment sont-ils mis à même de le contrôler et de le débattre? comment les honoraires sont-ils fixés ? le syndic les fera-t-il préalablement taxer ? La loi, sur ces derniers points, ne s’explique pas, et des usages très divers s’établissent, enfantant divers abus. Toutefois, s’il est aisé de signaler les abus, il l’est moins d’y remédier. Ce n’est pas qu’on ne propose une grande quantité de remèdes ; mais combien d’entre eux seraient pires que le mal !

La Belgique a ses « liquidateurs assermentés, » l’Angleterre ses official receivers, le Canada son syndic officiel placé par le gouvernement dans chaque district; le code italien fait dresser par les chambres de commerce un rôle des personnes propres à remplir la fonction de « curateur. » Quelques réformateurs, encouragés par ces exemples, ont pensé que la profession ne pouvait pas rester libre. M. Thaller, entre autres, propose de transformer les syndics en officiers ministériels astreints au cautionnement, surveillés par le ministère public, soumis au pouvoir disciplinaire du tribunal : « Le décret d’institution, croit-il, équivaudrait à un gage de probité et d’aptitude donné au public. » Cela n’est pas bien sûr. L’Académie des Sciences morales, tout en couronnant M. Thaller, a pris soin de l’avertir qu’elle s’écartait, en ce point, de son avis. N’y a-t-il pas assez d’officiers publics ? convient-il d’allonger encore la liste interminable de nos fonctionnaires ? D’ailleurs, le tribunal peut exercer dès aujourd’hui son action sur l’administrateur infidèle ou suspect de la façon la plus simple : au début, par le refus de désignation ; au cours de la procédure, par le remplacement.

Par une contradiction singulière, d’autres réformateurs, en critiquant la conduite des syndics, veulent augmenter le nombre des préposés à l’administration de la faillite. C’est avec stupeur qu’on voit apparaître dans le projet Saint-Martin quatre catégories de ces préposés, abstraction faite des « comptables » et du débiteur lui-même, qui peut conserver provisoirement le maniement de sa fortune ; on y voit défiler successivement le séquestre provisoire, les commissaires, les liquidateurs, les administrateurs de la masse. La commission parlementaire, tout en reprochant au député de Vaucluse cette multiplication d’agens, encourt, quoiqu’à un moindre degré, le même reproche, puisqu’elle place côte à côte l’administrateur (c’est le syndic, auquel on n’ose pas laisser son nom) et le liquidateur. C’est une bien mauvaise idée que d’augmenter le nombre des personnages destinés à vivre aux dépens de la faillite. Le renard de La Fontaine, je parle de ce renard blessé que mangent les mouches et qui, sourd aux conseils du hérisson, ne veut pas se laisser achever par une troupe nouvelle, est assurément plus avisé.

Faudrait-il revenir au système de 1807, répudié chez nous trente ans plus tard, mais gardé par l’Autriche, par la Norvège, par le Danemark, en faisant élire le syndic par les créanciers ? C’est à la suite des plus graves abus qu’un tel mode de nomination fut abandonné par les Anglais en 1883. L’expérience a démontré, soit en France, soit en Angleterre, que cette élection n’était une garantie ni d’incorruptibilité ni même de docilité. C’est d’ailleurs une chimère, on n’en doutait plus en 1838, que d’espérer le concours désintéressé d’un créancier, recommandé par ses lumières ou par ses loisirs, et propre à s’acquitter d’une besogne aussi difficile. Les syndics ne seraient pas plus scrupuleux, mais seraient moins expérimentés et moins expéditifs. On aurait encore manqué le but. On ne l’atteindrait pas mieux en cherchant à étendre les pouvoirs du juge-commissaire. Ce n’est pas que je blâme cette disposition nouvelle du projet parlementaire : « Le juge-commissaire est autorisé à entendre le débiteur, ses commis et employés et toutes personnes, tant sur ce qui concerne la formation du bilan que sur les causes et circonstances de la faillite. » Mais cette innovation n’a pas une grande portée. Il en serait sans doute autrement, elles diverses opérations de la faillite seraient contrôlées d’une tout autre manière, si l’on osait déférer ce contrôle à un membre du tribunal civil. M. Thaller va jusqu’à demander qu’on enlève au tribunal de commerce la connaissance des faillites ! Mais, quoiqu’il apporte à l’appui de cette proposition les argumens les plus sérieux, il n’a pas la moindre chance d’être écouté par les pouvoirs publics. C’est au juge-commissaire, membre d’un tribunal consulaire, que nous avons et que nous aurons affaire. Or ce juge n’est qu’un magistrat d’occasion; il ne garde pas longtemps ses fonctions, et, quoiqu’il soit propre à décider de litiges commerciaux proprement dits, rien ne le prépare à la surveillance de ces opérations complexes dont l’ensemble constitue la liquidation d’une faillite. Ajoutons qu’il doit, le plus souvent, s’occuper de ses propres affaires et que, par conséquent, surtout dans les grandes villes, le temps lui manque. Un tel homme tiendra bien rarement tête au syndic qui concentre entre ses mains, par la force des choses, les pouvoirs effectifs, et qui connaît à fond les finesses du métier. En étendant les attributions du juge-commissaire, on n’augmentera pas son influence.

Cependant il est hors de doute que l’assemblée des créanciers et le tribunal sont trop éloignés du syndic pour le contenir. Comme il est de toute nécessité qu’un pouvoir intermédiaire soit à même de jeter le cri d’alarme et de provoquer la répression des abus, on a proposé de faire surveiller les syndics par un comité de créanciers. C’est une idée toute moderne, qui a fait son chemin en Allemagne, en Autriche, en Norvège, en Danemark, en Angleterre, en Italie. On l’a manifestement empruntée au régime des sociétés commerciales, dans lesquelles les actionnaires, trop nombreux et trop disséminés pour suivre tous les mouvemens de leur gérant, placent à ses côtés un petit groupe de délégués, intitulé conseil de surveillance. Les délégués reçoivent, dans le projet parlementaire, le nom de contrôleurs. Ceux-ci seraient spécialement chargés de « surveiller » les opérations du liquidateur ou du syndic et de vérifier les livres ; ils pourraient toujours demander compte de l’état de la faillite, des recettes effectuées, des versemens opérés ; le syndic et le liquidateur seraient tenus de les consulter sur les actions à intenter ou à suivre. Il y a peut-être dans cette partie du projet le germe d’une réforme utile, et je suis loin de m’associer à toutes les critiques dont on l’accable. Je n’y vois pas, comme M. Langlais, un simple prétexte à conflits, et je ne crois pas, avec le tribunal de commerce de Paris, qu’il faille la condamner d’emblée parce que la nomination de cosyndics (appelés à jouer un autre rôle) donne, en général, de mauvais résultats. Les créanciers ne sont pas nécessairement des brouillons, et je n’aperçois pas d’inconvénient, en principe, à ce qu’ils cessent de jouer les personnages muets. Toutefois, je voudrais ne corriger la loi de 1838 qu’à bon escient, et, si j’hésite cette fois encore, c’est qu’on ne me semble pas avoir trouvé jusqu’à présent le moyen pratique d’organiser un bon comité de créanciers. Ainsi MM. Cauvet, Thaller, Serville, reprochent au projet parlementaire, non sans raison, de ne pas donner aux contrôleurs un pouvoir effectif et, par conséquent, un rôle utile. Il faut, dit M. Thaller, que le comité soit appelé à délibérer sur les opérations syndicales d’une certaine importance, et voici que, sous la plume du savant professeur, le conseil de surveillance se transforme en conseil d’administration ou plutôt devient le véritable pouvoir dirigeant, pour peu qu’on sorte des opérations courantes. Mais aussitôt, de peur que « le prestige du syndic ne fasse capituler sur toutes les questions » ce nouveau pouvoir, le réformateur ouvre la porte du comité « à des hommes compétens, familiarisés avec la branche de liquidation en cause, à raison même de leur profession ; » autrement le syndic « ne trouverait pas à qui parler. » Ma défiance s’éveille : ce n’est plus le contrôle, c’est l’antagonisme qu’on organise. Mais quoi! cet homme, « aussi fort et plus fort que le syndic, » va-t-il donc prodiguer gratuitement au comité les trésors de son expérience? Non, sans doute ; il faudra le payer et certainement le bien payer[8]. M. Vergoin reprochait naguère au syndic de « se tailler des grands fiefs dans les faillites; » si l’on entend donner à ce suzerain un cortège de grands vassaux, qu’on me ramène à la loi de 1838.

On a lancé beaucoup d’autres propositions de réforme que nous n’approuvons pas. Par exemple, le grand projet parlementaire range parmi les actes nuls les paiemens pour dettes échues, postérieurs à la manifestation de l’insolvabilité, que le code actuel déclare simplement annulables ; c’est une exagération manifeste. Il ne serait pas moins regrettable, alors que la majorité requise aujourd’hui pour le concordat est de la majorité plus un en nombre et des trois quarts en sommes, de substituer les deux tiers aux trois quarts, ainsi que la chambre des députés vient de le faire. Mais ce ne sont là que des points secondaires sur lesquels nous ne pourrions engager une discussion sans fatiguer la plupart de nos lecteurs et sans dépasser les limites que nous nous sommes fixées.


III.

Si nous craignons qu’on ne fasse moins bien qu’en 1838, nous ne prétendons pas cependant qu’il soit impossible de mieux faire sur un point donné. Nous croyons, au contraire, qu’on peut, sans bouleverser le code actuel, en combler certaines lacunes, en corriger certains défauts.

Le projet parlementaire commet, selon nous, une grande faute : c’est de placer au seuil même de la faillite ce régime de liquidation judiciaire dont il entend faire profiter, à de certaines conditions, le débiteur malheureux. Sans mettre une seconde fois en relief les côtés défectueux du système, nous reprochons, avec M. Larombière, à la commission législative, « d’établir en mesure préliminaire ce qui ne peut et ne doit être qu’une conclusion. » En accordant tout de suite cette faveur insigne à l’insolvable qui présente une requête au tribunal, elle a dû pourtant réfléchir que tout n’était pas consommé. Elle le met provisoirement à son aise en lui laissant l’administration de ses biens, en le chargeant de recouvrer ses propres créances, en le dispensant de l’inventaire, et cependant il sera déchu de ce bénéfice dans un très grand nombre de cas, notamment s’il n’obtient pas un concordat définitif[9]. Il est beaucoup plus sage d’attendre que ce concordat ait été voté par les créanciers, homologué par la justice. C’est pourquoi nous persistons à soutenir le contre-projet auquel s’est arrêtée la cour de cassation, consultée par le gouvernement. Le tribunal, d’après ce contre-projet, par le jugement même qui homologuera le concordat, rapportera le jugement qui a déclaré la faillite, mais seulement sous les conditions suivantes : si le débiteur a été malheureux et de bonne foi; s’il ne se trouve dans aucun cas prévu de banqueroute simple ou frauduleuse ; s’il n’a été précédemment déclaré et maintenu en état de faillite ; s’il a, dès à présent, payé 25 pour 100 au moins sur le montant des créances vérifiées ou s’il fournit des garanties suffisantes pour acquitter, dans les délais fixés par le concordat, le paiement de 50 pour 100 au moins sur les mêmes créances. En un mot, tandis que le projet parlementaire commence par soustraire le débiteur aux conséquences ordinaires de son insolvabilité, sauf à le précipiter plus tard, quand les vérifications auront été faites, de la liquidation dans la faillite, nous croyons avec la cour suprême qu’il vaut mieux laisser les événemens suivre leur cours naturel, et soustraire plus tard, par la rétractation du jugement déclaratif, le commerçant à la faillite et à la plupart de ses conséquences, quand on aura pu reconnaître qu’il méritait cette faveur.

D’abord c’est plus logique. On ne tend pas la main à cet insolvable parce qu’il manque à ses engagemens, mais quoiqu’il y manque. Comme il est, d’après le droit commun, puni d’y manquer, il est téméraire de présumer tout d’un coup, au début de la procédure, qu’il y a lieu de le mettre hors du droit commun. D’ailleurs, en préjugeant ainsi la solution, on s’expose à ruiner les créanciers ; en la réservant, on empêche les dilapidations et l’on pourvoit aux intérêts les plus respectables. Les défenseurs du projet parlementaire n’ont qu’une réponse à la bouche : le jugement de rétractation, rendu plusieurs mois après la déclaration de faillite, ne fera pas oublier au public le temps intermédiaire et n’effacera pas le passé : « Du moment que la faillite est déclarée, dit l’un d’eux, la partie est irrévocablement perdue. » On arrive, par un sentiment exagéré de la bêtise humaine, à bâtir de mauvaises lois sur un mauvais raisonnement. Quoi ! le tribunal viendra donner à ce commerçant qui avait suspendu ses paiemens un tel brevet de probité! « Nous vous avions, dira-t-il, mis en faillite parce que nul ne peut être, avant que sa conduite soit examinée, soustrait à la loi commune; mais, après mûr examen de vos actes, nous déclarons hautement que vous avez mérité d’être soustrait à la faillite, nous vous replaçons à la tête de vos affaires, nous effaçons jusqu’à la qualification de failli, » et l’on prédit d’avance que le public se bouchera les oreilles ! L’opinion publique se révoltera, se cramponnera, pour ainsi dire, au premier jugement, et refusera, par un absurde entêtement, de ratifier le second ! C’est bien invraisemblable. Il faut d’ailleurs envisager la question sous toutes ses faces, et, puisqu’on attache une telle importance aux pudeurs les moins justifiées de l’opinion, comprendre qu’elle accablera de toutes ses rigueurs le débiteur assez malheureux pour avoir perdu, même sans sa faute et ne fût-ce que par un refus de concordat, le bénéfice de la liquidation judiciaire. Cette fois, à coup sûr, c’est à la rétractation qu’elle va s’attacher. Les juges avaient tenté de mettre cet homme en purgatoire, et, vaincus par l’évidence, sont obligés de le rendre à l’enfer de la faillite ! c’en est fait, la flétrissure est ineffaçable. Mieux vaut cent fois pour tous attendre et prononcer en connaissance de cause.

Le contre-projet auquel nous adhérons se garde bien d’accorder indistinctement à tous les concordataires le retrait de la faillite. « La meilleure preuve, a dit la cour de cassation, que le débiteur puisse fournir de son empressement à répondre à l’appel d’une loi bienveillante et à s’arrêter prudemment sur la pente de la ruine, c’est d’offrir à ses créanciers, le lendemain de la faillite, les débris d’un actif encore important qui le mettent à même de les satisfaire dans une certaine mesure... » C’est pourquoi le concordataire doit avoir acquitté 25 pour 100 au moins sur le montant des créances vérifiées ou fourni des garanties acceptées par le tribunal, afin d’assurer, dans les délais fixés par le traité, le paiement de 50 pour 100. C’est, à notre avis, une combinaison très sage, car le failli, ses parens et ses amis, stimulés par le désir d’effacer la faillite, déploieront tous leurs efforts pour éteindre cette importante partie du passif. En même temps qu’on aura fait beaucoup pour le débiteur, il y aura plus de concordats, surtout plus de concordats sérieux, et, par conséquent, moins de gens ruinés.

Ce n’est pas encore, pour le débiteur, la réhabilitation complète. Celui-ci ne doit pouvoir recouvrer la plénitude de ses droits qu’après avoir acquitté toutes ses dettes. Mais le contre-projet rattache habilement à tout ce mécanisme une demi-réhabilitation. En accomplissant toutes les conditions requises pour faire rapporter sa faillite, le débiteur, — Et c’est un nouveau moyen de l’engager à les accomplir, — reconquiert une partie de ses droits. Il reste inéligible, mais redevient électeur. Ce nouveau système a sans doute l’inconvénient d’ôter aux faillis un puissant motif de souhaiter leur réhabilitation proprement dite, mais leur donne un puissant motif de souhaiter une demi-réhabilitation en payant un dividende sérieux à leurs créanciers. Tel est le caractère de toute loi sur les faillites, qu’on s’y trouve sans cesse entre deux écueils. Mais tandis que le projet parlementaire, dans cette question des déchéances civiques, sacrifie manifestement les créanciers aux débiteurs, la cour de cassation nous paraît avoir tenu la balance égale entre les uns et les autres.

Ce n’est pas le seul adoucissement qu’on puisse apporter à la législation des faillites. D’après le décret de 1808 sur la Banque de France, aucun failli non réhabilité ne peut être admis à l’escompte; d’après la loi de 1838, aucun failli non réhabilité ne peut se présenter à la Bourse. A quoi bon? De deux choses l’une: ou cette gêne légale doit causer un tort réel au failli, ou elle ne doit produire aucun effet. Dans le premier cas, il est absurde de rendre au concordataire la direction de son commerce en semant d’obstacles la route qu’on lui a frayée ; dans le second, mieux vaut se taire que parler pour ne rien dire. On peut également modifier, ainsi que M. Vergoin le demandait à la chambre, cette disposition du code qui enjoint au tribunal (à moins que le débiteur n’ait déclaré sa cessation de paiemens et déposé son bilan dans les trois jours) « d’ordonner le dépôt du failli dans la maison d’arrêt pour dettes ou la garde de sa personne par un officier de police ou de justice ou par un gendarme[10]. » Cette prescription législative, que n’a pas fait disparaître la suppression de la contrainte par corps, est un véritable anachronisme. On se demande même, puisque, d’après les statistiques, 12 faillis sur 100 supportent en prison l’exécution du jugement déclaratif[11], quels peuvent bien être les lieux d’internement depuis que les maisons d’arrêt pour dettes sont fermées. Cette prise de corps est devenue facultative en Hollande, en Allemagne, dans les états Scandinaves, en Italie, en Angleterre. Je ne verrais aucun inconvénient à suivre, ainsi qu’on le désire à la chambre des députés, cet exemple à peu près général. Il me paraît encore moins raisonnable de prononcer la peine des travaux forcés contre les banqueroutiers frauduleux. Je sais bien qu’on les pendait au XVIe et au XVIIe siècle ; mais, à cette époque, la peine de mort était prodiguée avec une impitoyable cruauté. De nos jours, comme l’a dit M. Malapert, « l’arme est trop lourde, » et les coupables profitent souvent de cette exagération pour échapper à la peine. Il suffirait de prononcer contre le banqueroutier frauduleux l’emprisonnement correctionnel appliqué par le code pénal au débiteur saisi qui détourne à son profit le gage de ses créanciers.

Je proposerais même de lui rendre la faculté d’obtenir sa réhabilitation. D’abord, il ne faut jamais interdire le repentir, même aux plus grands coupables ; qu’est-ce que la société peut faire des découragés et des désespérés? Ensuite, la loi française n’est pas logique : un assassin, un empoisonneur, un parricide peuvent solliciter cette autre réhabilitation qu’organise le code d’instruction criminelle et qui fait aussi cesser « toutes les incapacités résultant de la condamnation ; » le banqueroutier lui-même, en tant que forçat libéré, peut obtenir sa réhabilitation pénale. Mais ce dernier ne peut pas, en tant que commerçant failli, obtenir sa réhabilitation civile. Il est donc très probable qu’il ne réclamera pas non plus la première, également subordonnée au paiement du passif, puisque, en effaçant une souillure, il gardera l’autre. Cependant, en le frappant de cet ostracisme éternel, on frappe aussi ses créanciers, qui ne seront pas intégralement remboursés : absurdité flagrante, car les créanciers d’un banqueroutier n’ont pas plus que ceux d’un simple failli démérité de la société. Rétrécir l’accès de la réhabilitation, c’est organiser la faillite à rebours.

C’est pourquoi nous approuvons sans hésiter la chambre de commerce de Lyon d’avoir demandé que le taux des intérêts remboursables avec le principal par le réhabilité fût abaissé de 6 pour 100 à 3 pour 100.

Le code actuel autorise bien le débiteur à se faire accorder des secours sur l’actif de la faillite « pour lui et sa famille ; » mais il ne s’agit là que de secours « alimentaires : » on n’a pas prévu le cas où il adviendrait au failli, pendant la durée des opérations, des biens suffisans pour acquitter tout le passif. La cour de cassation propose d’autoriser le tribunal à lui remettre en pareil cas, sans attendre la clôture des opérations, une partie de cet actif dont il est dessaisi. C’est une mesure humaine, dictée par l’intérêt du débiteur, et qui ne peut léser aucun droit.

Aujourd’hui, le tribunal de commerce peut reculer indéfiniment l’ouverture de la faillite; ainsi, dans certains procès connus des praticiens, cette ouverture a été reportée à sept, à quatorze, à vingt ans en arrière. C’est beaucoup trop : outre qu’on risque de se tromper en appréciant des faits dont s’efface déjà le souvenir, on remet en question de très anciennes opérations conclues par des gens de bonne foi, par là même on expose les bailleurs de fonds aux surprises les plus désagréables, dès lors on éveille leur défiance. Cependant la commission parlementaire a repoussé cette partie du projet déposé par le gouvernement, qui limitait à une année le report de la faillite, et la chambre des députés a repoussé l’amendement de M. de La Bâtie, qui le limitait à deux années. Ce vote ne modifie pas notre opinion. D’après le statut anglais de 1883, le point de départ est le premier des acts of bankruptcy commis dans les trois mois qui précèdent la demande de faillite ; en Belgique, en Allemagne, la faillite ne peut pas remonter au-delà de six mois, en Italie au-delà de trois ans. Pero tre anni sono un tcnnine troppo longo, remarque le professeur Vidari. Nous croyons, avec le tribunal de commerce de Paris et la cour de Montpellier, qu’il faudrait défendre aux tribunaux de reporter la cessation des paiemens au-delà de deux ans. On éviterait ainsi les annulations forcées d’actes nombreux, avec un cortège de conséquences désastreuses : paiemens d’intérêts, restitutions de fruits, révocations de donations, procès avec les tiers détenteurs, etc.[12]. Les capitalistes craindraient moins de secourir un négociant dans l’embarras, et par là même le législateur aurait prévenu certaines débâcles. Rien n’est moins conforme à l’esprit d’une bonne législation commerciale que de laisser trop longtemps en suspens le sort des transactions commerciales.

Le gouvernement avait dit, par l’organe de M. Courcelle-Seneuil, que la lenteur des procédures est « un des fléaux des faillites. » En effet, la statistique révèle qu’une faillite dure en moyenne, dans notre pays, deux années. C’était trop, même il y a cinquante ans. Depuis 1838, l’emploi des voies ferrées et du télégraphe a sinon supprimé, du moins abrégé, les distances, et la facilité des communications accélère, dans le monde entier, la marche des affaires ; aussi, dans toute l’Europe, un grand nombre de lois ont abrégé les anciens délais de procédure. Le projet parlementaire répond, sur ce point, à l’attente générale du commerce. Aujourd’hui, le juge-commissaire convoque « immédiatement » après le jugement déclaratif les créanciers présumés, et l’élasticité de l’adverbe employé par le code lui permet de retarder la convocation : il serait désormais astreint à la faire dans la huitaine de ce jugement ; le greffier devrait même y procéder dans les trois jours s’il s’agissait d’une liquidation judiciaire. La vérification des créances, retardée par le mécanisme du code actuel, commencerait à l’expiration de la quinzaine qui suivra la première assemblée. Pour accélérer encore cette vérification, chaque créancier devrait « élire domicile » dans le lieu où siège le tribunal, et, s’il ne le faisait pas, toutes les significations lui seraient adressées au greffe. Le tribunal statuerait lui-même sur les délais qu’il conviendrait d’accorder aux créanciers domiciliés hors de France pour produire leurs titres, ce qui, dans la plupart des cas, ferait gagner beaucoup de temps. On pourrait même aller plus loin et faire encore déterminer par la justice, comme en Belgique, en Allemagne et en Italie, d’une part, le délai de production de tous les titres; d’autre part, le jour où le procès-verbal de vérification devrait être clos. Les retards apportés à la solution des faillites augmentent les frais, rendent souvent les concordats impossibles et peuvent empêcher que le concordataire ne soit utilement remis à la tête de ses affaires, parce qu’il ne retrouve plus sa clientèle. À ce point de vue, la loi de 1838 serait donc heureusement modifiée[13]. Mais il y a certains principes d’équité que le besoin d’une procédure plus expéditive et plus simple ne doit pas faire fléchir. Notre code de commerce avance brusquement l’échéance des dettes à terme comprises dans le passif du failli ; celles-ci deviennent immédiatement exigibles. Donc vous avez vendu comptant pour 95 francs et vous ne « produisez » que pour 95 francs dans la faillite de votre acheteur ; j’ai vendu la même marchandise à 100 francs, payables dans un an, ce qui revient au même, et je peux « produire » sur-le-champ pour 100 francs. J’obtiens, par conséquent, une allocation indirecte d’intérêts, puisque les intérêts avaient été, dans le second cas, ajoutés au capital pour faire corps avec lui, et cela quoique, d’après une autre disposition de la loi, le cours de tous les intérêts s’arrête au jour de la faillite. La loi me favorise donc, dans ce cas, aux dépens, soit du vendeur au comptant non payé, soit du vendeur à terme dont la créance porte intérêt jusqu’à l’échéance. Le type des obligations remboursables à long terme et non productives d’intérêts s’est assez généralisé pour qu’on puisse se demander s’il n’y aurait pas lieu de soumettre de telles créances, en les payant par anticipation, à un travail préliminaire d’escompte, ainsi qu’on le fait en Espagne, en Allemagne, en Italie, et que le propose, avec certaines restrictions, la cour de Montpellier.

Quand le sentiment de l’égalité serait banni de toutes les autres lois, il devrait se retrouver dans la législation des faillites. Cette idée de justice a manifestement dicté les dispositions additionnelles proposées par M. Saint-Martin, par la cour de cassation et par la chambre de commerce de Paris, qui tendent à faire régler les droits des créanciers étrangers, dans les faillites ouvertes en France, par le principe de réciprocité. En Allemagne, la loi de 1877, tout en proclamant in abstracto l’égalité des créanciers étrangers et des créanciers nationaux, permet au chancelier de rendre, après avoir pris l’avis du conseil fédéral, « une ordonnance excluant de la répartition les créanciers qui appartiennent à une nation étrangère ou leurs ayants-cause. » La commission parlementaire a pensé qu’il suffisait de laisser dédaigneusement à nos voisins l’odieux d’une disposition pareille, et sans doute aussi d’en appeler à la postérité. Mais ces appels ne sont jugés qu’avec lenteur, et de sages représailles peuvent ramener à la notion du droit les peuples qui sont tentés de s’en écarter. Il faudrait enfin, pour compléter la réforme de cette législation spéciale, arriver à contenir les syndics sans les garrotter, et le lecteur sait déjà, par les critiques que nous avons dirigées contre un certain nombre de projets, combien le problème est difficile à résoudre» c’est ainsi que les réformateurs n’ont pas trouvé jusqu’à présent, selon nous, le moyen pratique de constituer leur comité de créanciers. Mais ne saurait-on remplacer ce mode de surveillance ? Un décret de 1880 prescrit de tenir au greffe un registre sur lequel seront inscrits pour chaque faillite, article par article et à leurs dates respectives, les actes relatifs à la gestion des syndics, de communiquer ce registre, soit aux créanciers, soit au failli, sur leur demande et d’en adresser un relevé trimestriel au procureur-général du ressort ; on ne l’applique pas dans un certain nombre de tribunaux. Il faudrait l’intercaler dans le texte même du code, en garantir l’application par un système de pénalités et forcer les officiers du ministère public à en surveiller étroitement l’exécution. Ce registre, dira-t-on, ne parle que le langage des chiffres, lettre close pour le plus grand nombre. Que n’oblige-t-on, en outre, comme le propose la cour de Montpellier, les syndics à déposer au greffe, tous les deux mois, sous peine d’amende (ou dans un délai plus court, si le quart des créanciers en sommes le réclame et si le tribunal le permet) un rapport explicite sur la marche de la procédure auquel serait joint un état des recettes et des dépenses ainsi que des fonds disponibles? Quand les syndics lisent leurs rapports aux assemblées des créanciers, ceux-ci ne peuvent pas saisir à la volée une quantité de chiffres et de faits complexes : que n’oblige-t-on, sous peine d’amende, ces administrateurs à déposer au greffe, cinq jours au moins avant chaque réunion, leurs rapports et leurs comptes? Les créanciers, s’ils ne se renseignaient pas, s’ils ne se mettaient pas à même de tout connaître et de tout comprendre, n’auraient à se plaindre que de leur propre inertie. Le syndic ne verse pas exactement à la caisse des dépôts les sommes qu’il a recouvrées? A la loi française qui, pour toute peine, l’oblige à payer 5 pour 100 d’intérêt, et le laisse espérer qu’il pourra tirer des opérations entamées avec les deniers de la faillite des bénéfices supérieurs au montant de cette restitution, on peut substituer le mécanisme des lois allemandes qui astreignent le retardataire à payer l’intérêt à 20 pour 100 des sommes indûment retenues. Craint-on que le syndic ne se dérobe par la fuite ou de toute autre manière au paiement des dommages-intérêts et des amendes? On peut à la rigueur, sans le transformer en officier public, le contraindre à déposer, dans certains cas, un cautionnement dont le chiffre serait, comme en Italie fixé par le tribunal. Enfin, pour résoudre à la satisfaction générale la redoutable question des honoraires, on peut, ainsi que la cour de cassation le conseille, insérer dans le code cette disposition nouvelle : « Les syndics, en rendant leur compte, qui restera déposé au greffe, produiront l’état de leurs honoraires taxé par le juge-commissaire et annexé au compte. La taxe pourra être attaquée dans la huitaine par tout créancier et par le failli[14].» On aura, ce me semble, organisé par ces diverses réformes un mode de surveillance efficace sans hérisser d’obstacles l’administration des syndics. Que pourrait-on désirer de plus ?

Napoléon, revenant de Tilsitt, tança le conseil d’état, qui lui paraissait avoir, dans son projet de code de commerce, traité les faillis avec trop d’indulgence : « Dans les mœurs actuelles, lui dit-il, la sévérité devient nécessaire ; les banqueroutes servent la fortune sans faire perdre l’honneur, et voilà ce qu’il importe de détruire... Dans toute faillite, il y a un corps de délit, puisque le failli fait tort à ses créanciers. Il est possible qu’il n’y ait pas mauvaise intention, quoique ce cas soit fort rare; mais le failli se justifiera. Un capitaine qui perd son vaisseau, fût-ce par un naufrage, se rend d’abord en prison... Il ne faut pas blesser l’intérêt des créanciers, mais on ne doit pas s’en reposer sur eux du soin de rétablir l’ordre. Qu’on prenne donc des mesures qui, sans nuire aux créanciers, sans frapper d’une condamnation un failli avant qu’il ait pu se justifier, le mettent cependant dans un état d’humiliation conforme à la situation de sa fortune, et que les anciennes mœurs lui imprimaient. » Ce langage est trop dur. L’empereur résout en soldat une question qui n’a rien de militaire. Il n’est pas vrai que le commerçant insolvable ait eu, le plus souvent, l’intention de manquer à ses engagemens. Le failli n’est pas, à proprement parler, un délinquant, et la loi des faillites ne doit pas reposer exclusivement sur une pensée d’intimidation. C’est à bon droit que le législateur de 1838 atténua les sévérités du code impérial. Nous pensons même avec la plupart de nos contemporains, on vient de le voir, que la loi de 1838 peut être encore adoucie, mais pourvu qu’on y touche avec une grande circonspection. Un certain nombre d’entre eux se figurent, en effet, que le progrès consiste à mitiger indéfiniment cette législation spéciale, et se trompent. Quelques criminalistes sont tombés dans la même erreur. Comme, au siècle dernier, l’école philosophique avait, aux applaudissemens de l’Europe, protesté contre l’atrocité de plusieurs lois pénales, ils ont pensé qu’il fallait monter à l’assaut des mêmes abus jusqu’à la fin du monde. À ce compte, la suppression du code pénal deviendrait le dernier mot du progrès et l’on finirait par décorer les commerçans qui suspendent leurs paiemens. On n’améliore pas les lois parce qu’on les énerve, et nous nous sommes précisément efforcé, dans toute cette étude, de prouver aux réformateurs que leur tâche est bien autrement complexe.

Nous voudrions surtout leur persuader qu’il faut longtemps réfléchir avant de bouleverser une bonne loi des faillites. Ils penseront, je n’en doute pas, aux pénibles efforts faits par la Suisse depuis plus de vingt ans pour arriver à la rédaction d’une loi générale, aux six projets rédigés par les commissions fédérales de 1869 à 1886, aux contre-projets, aux récriminations et aux conflits que ces essais de réforme ont provoqués. Ils se rappelleront que les États-Unis promulguèrent une première loi fédérale des faillites en 1800 pour l’abroger en 1803, une seconde en 1841 pour l’abroger en 1843, une troisième en 1867 pour l’abroger en 1878 et que la grande république américaine, découragée par ce triple échec, abandonne à chaque état le soin de régler à sa guise cette partie de sa législation. Ils n’oublieront pas que le parlement colonial du Canada, après avoir voté un code des faillites en 1875, le modifia d’abord en 1876, puis en 1877 et finit par l’abolir en 1881. L’exemple de l’Angleterre sera particulièrement instructif : ce peuple, dont l’esprit pratique et l’aptitude au commerce n’ont jamais été contestés, ne garde pas plus de quinze ans, en moyenne, une loi d’ensemble sur les faillites ; encore à peine une de ces lois est-elle publiée qu’il faut la remanier sur un point ou sur l’autre, à chaque session parlementaire : on y a fait, en moins d’un demi-siècle, plus de quarante statuts sur la bankruptcy, et l’act de 1883, qui remplace l’act de 1869, a déjà subi plusieurs retouches. Tel est donc l’étonnant hommage qu’on peut rendre au législateur de 1838 ; nous avons le droit, peut-être pour la première fois, d’opposer notre attachement à la coutume et notre respect des traditions à l’humeur mobile de nos voisins. Si, quand il suffit de corriger certaines imperfections révélées par une expérience de cinquante ans, nous nous mettons à traiter notre loi des faillites comme une simple loi constitutionnelle, il est à craindre que le nouvel édifice ne branle au premier souffle, et que l’Angleterre n’ait plus rien à nous envier.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Par le concordat simple, les créanciers remettent le failli à la tête de ses affaires et lui accordent, soit des délais, soit la remise d’une partie de ses dettes, de telle sorte qu’il doit être libéré envers eux après leur avoir payé un dividende convenu. Au contraire, en cas d’union, le dessaisissement du failli ne cesse pas ; ses biens sont vendus au profit de la « masse des créanciers, » et il reste débiteur de l’excédent.
  2. Néanmoins M. Pally accuse de « timidité » tous les autres réformateurs. L’article 1er de sa proposition est ainsi conçu: « Le livre III du code de commerce est abrogé. »
  3. La chambre des députés vient de porter ce délai de dix à quinze jours. Mais c’est un amendement sans grande portée, qui laisse subsister toutes nos critiques.
  4. La chambre de commerce de Bordeaux est allée jusqu’à dire : « Il y aura bientôt, nous le craignons du moins, dans le monde commercial, deux catégories distinctes : l’une se composant, en majeure partie, de ces personnes sans moralité, sachant toujours, suivant l’expression anglaise, se mettre du bon côté de la loi, qui viendront faire sanctionner par la justice des arrangemens frauduleux, habilement préparés avant la déclaration de cessation de paiemens; et l’autre, la plus nombreuse, formée des commerçans honnêtes qui, victimes de généreuses illusions, auront voulu défendre jusqu’à la dernière heure leur honneur et l’intérêt de leurs créanciers. » M. Vergoin vient de tenir à peu près le même langage à la chambre : « Les meilleurs d’entre les commerçans ne sont pas ceux qui ont déposé leur bilan dans le délai de quinzaine... Ces liquidations judiciaires, habilement préparées, sont le fait surtout des commerçans d’une honnêteté douteuse. »
  5. Des trois unités externes, manuscrit posthume publié par la Phalange (janvier-février 1845).
  6. Voir le Traité des faillites et banqueroutes, Ire partie, ch. I.
  7. Mais j’incline à penser que le chiffre de 18 pour 100, dividende normal depuis quelques années, serait insuffisant; pourquoi ne chercherait-on pas à relever la moyenne, alors que, de 1871 à 1875, cette moyenne était encore de 20 pour 100?
  8. Il est vrai que, d’après le vote récent de la chambre (20 octobre), les fonctions des contrôleurs seraient gratuites. Mais alors, c’est de toute évidence, il ne faut plus compter sur le personnage « aussi fort que le syndic, » et celui-ci pourrait bien ne plus trouver « à qui parler. »
  9. Voir l’article 19 du projet voté par la chambre des députés.
  10. La rigueur de cette disposition est, à vrai dire, tempérée par l’article 473 du code de commerce, qui, si le juge-commissaire ne propose pas un sauf-conduit pour le failli, permet à celui-ci de le demander au tribunal.
  11. Il s’agit probablement de commerçans sur lesquels pèse une présomption de banqueroute et qui subissent une détention préventive.
  12. Les créanciers n’en pourraient pas moins, en vertu de l’article 1167 du code civil, faire annuler les actes passés en fraude de leurs droits plus de deux ans avant la déclaration de faillite ; c’est ce qu’a très bien expliqué le tribunal de commerce de Paris.
  13. Le projet qui vient d’être voté par la chambre donne une vive impulsion à la procédure de la liquidation : le lendemain de la première assemblée, les créanciers sont invités à produire leurs titres dans un délai de quinzaine, et ce délai peut être augmenté par ordonnance du juge-commissaire à l’égard des créanciers domiciliés hors de France : la même convocation indique la date de la première assemblée de vérification des créances ; enfin, le jugement sur les contestations de créances doit être rendu dans un délai de trois semaines à compter du renvoi prononcé par le juge-commissaire. Ces mesures de détail doivent être approuvées.
  14. La chambre des députés est entrée dans cette voie en votant, le 20 octobre, un paragraphe additionnel ainsi conçu : « Dans la dernière assemblée, le liquidateur donnera connaissance de l’état des frais et indemnités taxés par le juge-commissaire. Cet état sera déposé au greffe. Le débiteur et les créanciers pourront former opposition à la taxe dans la huitaine. »