Des Variations du beau

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DES
VARIATIONS DU BEAU


Eh! mon frère,
Comme te voilà fait! Je t’ai vu si joli!...
….
Comme me voilà fait ! Comme doit être un ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre?
(La Fontaine, les Compagnons d’Ulysse.)


L’auteur des réflexions qu’on va lire avait osé dire dans un petit essai, oublié sans doute des lecteurs de la Revue[1], que le beau n’est point circonscrit dans une école, dans une contrée, dans une époque, qu’on ne le trouve pas exclusivement dans l’antique, comme quelques-uns le prétendent, ni exclusivement dans Raphaël ou les peintres qui se rapprochent de sa manière, suivant d’autres. Longtemps avant que les Grecs eussent produit leurs chefs-d’œuvre, ou que le génie de la renaissance, génie à moitié païen, eût inspiré le peintre d’Urbin, d’autres hommes, d’autres civilisations avaient réalisé le beau et l’avaient offert à l’admiration.

Les monumens de l’antique Égypte ont précédé de plusieurs siècles tout ce qui nous reste des Grecs, et ont survécu en grande partie à des ouvrages d’une civilisation plus récente. On peut se figurer, à l’aspect de ces ruines imposantes, le tribut d’admiration que les Grecs eux-mêmes leur ont payé, quand on se rend compte de tous les emprunts qu’ils ont faits à ces types consacrés, si majestueux par leur masse et si fins, si précis dans leurs détails.

Nous avons vu récemment apparaître un art tout nouveau avec les précieux débris qui nous ont été apportés de Babylone et de Ninive, et dont nous n’avions aucune idée. Je ne sais s’ils sont plus anciens que les monumens de l’Égypte : c’est aux antiquaires ou à l’histoire d’en décider ; mais il semble qu’on y voie déjà palpiter la vie et une intention de mouvement ignorée ou peut-être proscrite dans les ouvrages des Pharaons. On est frappé surtout de la perfection avec laquelle les figures d’animaux y sont rendues : cette exacte représentation, qu’on rencontre partout, indique des penchans particuliers chez ces races, et introduit sous le rapport de l’art une variété précieuse.

Qui peut dire ce qu’a été l’art de ces antiques Éthiopiens et de ces peuples dont le nom même a péri, qui ont précédé les Égyptiens et qui leur ont légué des arts dont la perfection n’a peut-être pas été égalée ? On sait que dans les édifices égyptiens il faut distinguer plusieurs époques. La plus ancienne est de beaucoup la plus estimée, et c’est celle qui dérive de ces peuples initiateurs dont nous parlons. Je tiens d’un témoin très véridique, qui a passé beaucoup de temps dans les ruines de Thèbes, que la plupart des matériaux qu’on y a employés avaient servi antérieurement à d’autres constructions : on retrouve à chaque pas, sur des fragmens de pierre que le hasard fait retourner, des traces de sculpture bien supérieures à celles qui ont été imprimées, depuis et sur la face opposée, par des artistes d’une époque plus récente et d’un sentiment bien moins élevé.

Il ne nous reste rien de l’architecture ni des autres arts des Hébreux, mais on ne peut supposer que leurs travaux aient été inférieurs à ceux de ces nations voisines, avec lesquelles ils ont eu des rapports continuels. Les livres saints parlent en termes magnifiques du temple de Jérusalem. Il y aurait plus que de l’irrévérence à se figurer que In Dieu vivant eût consenti à se voir encensé dans des monumens d’un plus mince mérite que ceux de tant de peuples ennemis de son peuple et voués au culte des faux dieux.

Le génie humain est inépuisable : si nous arrivons à des époques plus récentes, à l’architecture arabe, dont les origines ont été peu étudiées, nous découvrons de nouvelles sources d’intérêt dans un art qui a dû pourtant s’interdire la représentation de la figure de l’homme et de celle des animaux. L’horreur des images a conduit les architectes musulmans à la plus riche combinaison des ornemens géométriques, d’où est sorti un système tout entier, d’une extrême élégance.

Ce n’est point par un caprice du goût que nous voyons se produire des styles si divers. Un voyageur français, M. Texier, qui a étudié avec le plus grand soin ces origines orientales, a tracé une espèce de carte de la Grèce et de l’Asie, dans laquelle il place les grandes masses de calcaire, de gypse, d’argile, dont se sont servis les peuples de ces contrées. Il démontre comment les Grecs, riches en marbres, ont donné à leurs constructions quelque chose de plus libre, comment la Phrygie a eu ses sculptures dans le roc, la Cappadoce ses grottes, comment l’Egypte a imité de même, avec ses grès et ses granits, les excavations naturelles qui se produisent dans les rochers qui forment sa limite sur le désert de Lybie. Dans la Mésopotamie et les pays arrosés par l’Euphrate, les gypses dominant, le plâtre revêt un bâtiment léger et se couvre de sculptures nombreuses. Les Africains se servent de la brique et même du bois de dattier, malgré sa mauvaise nature et en l’absence d’un bois plus dur. N’est-il pas évident que ces nécessités si diverses ont entraîné la diversité des caractères dans les ouvrages des habitans de ces contrées? L’aspect de l’homme lui-même y change suivant le climat; celui des animaux ne paraît pas moins varié ni moins étrange.

Le chameau, qui semble grotesque à un habitant de Paris, est à sa place dans le désert : il est l’hôte de ces lieux singuliers, tellement qu’il dépérit si on le transporte ailleurs; il s’y associe par sa forme, par sa couleur, par son allure. Les Orientaux l’appellent le vaisseau du désert. Lancé à travers des océans de sable, il les traverse de sa marche régulière et silencieuse, comme le vaisseau fend les flots de la mer. Que diraient nos femmes aimables de ces poésies orientales dans lesquelles on compare les mouvemens harmonieux d’une fiancée à la marche cadencée d’une chamelle? La girafe, qui n’a pas obtenu beaucoup de faveur à Paris et qui a paru un animal manqué, produit un effet tout différent quand on la rencontre dans son cadre naturel, c’est-à-dire au milieu des forêts dont elle broute les hautes branches et dans ces plaines immenses qu’elle parcourt avec une rapidité proportionnée à la longueur de ses jambes. Je lis dans le journal d’un Anglais voyageur en Afrique. « Les girafes semblent admirablement destinées à orner les belles forêts qui couvrent les immenses plaines de l’intérieur. Quelques écrivains ont découvert chez ces animaux de la laideur et une certaine gaucherie : pour moi, je les regarde comme les plus beaux de la création. Rien n’égale la grâce et la dignité de leurs mouvemens, lorsqu’éparpillées çà et là, elles broutent les bourgeons les plus élevés et dominent de leurs têtes le dôme des acacias de leurs plaines natives. On ne peut connaître et apprécier les avantages ou le degré de beauté des animaux qu’aux lieux où la nature elle-même les a placés. »

« Les miracles, dit Montaigne, sont selon l’ignorance où nous sommes de la nature, non selon l’être de la nature. L’assuéfaction endort la vue de notre jugement. Les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux que nous sommes à eux, ni avec plus d’occasions, comme chacun avouerait, si chacun savait, après s’être promené dans ces lointains exemples, se coucher sur les propres et les conférer sainement. » Nous jugeons de tout le reste du monde d’après ce qui compose notre étroit horizon; nous ne sortons pas de nos petites habitudes, et nos admirations sont souvent aussi folles que nos dédains. Nous jugeons avec une égale présomption des ouvrages de l’art et de ceux de la nature. L’homme de Londres et de Paris est peut-être plus éloigné d’avoir un sentiment juste de la beauté que l’homme inculte qui habite des contrées où l’on ne connaît rien aux recherches de la civilisation. Nous ne voyons le beau qu’à travers l’imagination des poètes ou des peintres; le sauvage le rencontre à chaque pas dans sa vie errante. Certes j’accorderai sans peine qu’un tel homme ait peu de momens à donner aux impressions poétiques, quand on sait que sa plus constante occupation consiste à s’empêcher de mourir de faim. Il lutte sans cesse contre une nature irritée, à laquelle il dispute sa chétive existence. Cependant le sentiment de l’admiration peut naître dans des cœurs touchés parfois devant d’imposans spectacles ou entraînés par une sorte de poésie à leur portée. Le Sibérien ressemble en ceci au Grec et au Berbère. « J’ai vu, dit un certain major Denham, un cercle d’Arabes, l’œil fixe et l’oreille attentive, changer simultanément de contenance et éclater de rire, puis, un moment après, fondre en larmes et joindre les mains avec une expression de douleur ou de pitié, tandis que l’un d’eux racontait une de ces interminables histoires ou légendes nationales qui les tiennent comme enchantés. »

La poésie naît d’elle-même dans les contrées heureuses où les hommes ont peu de besoins, et par conséquent beaucoup de loisirs, surtout lorsque les mœurs, les institutions y favorisent l’essor du beau. Telle a été la Grèce, où, par un accord unique, toutes les conditions semblent s’être rencontrées dans un certain moment pour en développer le sentiment et le culte. Il y avait nécessairement chez les Athéniens beaucoup plus de juges des beaux-arts que dans nos modernes sociétés. A Rome comme à Athènes, le même homme était avocat, guerrier, pontife, édile, inspecteur des jeux publics, sénateur, magistrat. Tout citoyen aspirant à la considération était obligé de se donner l’éducation que comportait chacun de ces états. Il était difficile qu’un tel homme fût un médiocre appréciateur du mérite dans quelque branche que ce fût des connaissances, telles qu’elles étaient alors. Un juge chez nous n’est qu’un juge, et ne connaît que son audience; ne demandez pas à un colonel de cavalerie son opinion sur des tableaux ou des statues; tout au plus se connaîtra-t-il en chevaux, et il regrettera que ceux de Rubens ne ressemblent pas à des chevaux limousins ou anglais, comme il en voit tous les jours dans son réglaient ou aux courses.

L’artiste qui travaille pour un public éclairé rougit de descendre à des moyens d’effet désavoués par le goût. Ce goût a péri chez les anciens, non pas à la manière d’une mode qui change, circonstance qui se produit à chaque instant sous nos yeux et sans cause absolument nécessaire : il a péri avec les institutions, quand il a fallu plaire à des vainqueurs barbares, comme ont été par exemple les Romains par rapport aux Grecs. Il s’est corrompu surtout quand les citoyens ont perdu le ressort qui portait aux grandes actions, quand la vertu publique a disparu, et j’entends par là, non cette vertu des anciennes républiques commune à tous les citoyens et les excitant au bien, mais au moins ce simple respect de la morale qui force le vice à se cacher. Il est difficile de se figurer des Phidias et des Apelles sous le régime des affreux tyrans du Bas-Empire, au milieu de l’avilissement des âmes, quand les arts se font plus volontiers les complaisans de l’infamie. Le règne des délateurs et des scélérats ne saurait être celui du beau, et encore moins celui du vrai. Si ces trésors inestimables peuvent encore se rencontrer quelque part, ce sera dans les vertueuses protestations d’un Tacite ou d’un Sénèque : les grâces légères, les molles peintures auront fait place à l’indignation ou à une résignation stoïque.

L’influence des mœurs est plus efficace que celle du climat. Le ciel de l’Attique est resté le même, et il ne produit pourtant ni des Démosthènes ni des Praxitèles. On parcourrait vainement aujourd’hui la Grèce et ses îles, on n’y trouverait ni un orateur ni un sculpteur.

Ce beau, si difficile à rencontrer, est plus difficile encore à fixer : il subit absolument, comme les habitudes, comme les idées, toute sorte de métamorphoses. Je n’ai pas dit, et personne n’oserait dire qu’il puisse varier dans son essence, car il ne serait plus le beau, il ne serait que le caprice ou la fantaisie; mais son caractère peut changer : telle face du beau qui a séduit une lointaine civilisation ne nous étonne ni ne nous plaît comme celle qui répond à nos sentimens, ou, si l’on veut, à nos préjugés. Nunquam in codem statu permanet, a dit de l’homme l’antique Job. Nous pouvons suivre ces différences successives chez ceux mêmes que nous appelons les anciens.

Certes Tite-Live et Horace ressemblent plus à Montesquieu, à La Fontaine ou à Boileau qu’ils ne ressemblent eux-mêmes à Pindare et à Hérodote. Inspirés par des idées analogues, arrivés dans un de ces momens où la civilisation est à son apogée, on dirait que ces génies sont de la même famille, et qu’ils se donnent la main à travers l’intervalle des siècles et de la barbarie. Il s’est produit un phénomène singulier par suite de cette analogie : c’est que nos classiques sont devenus presque des anciens à leur tour. L’éclat et la nouveauté de la littérature dans ce moment précis où nous vivons, mais surtout les sources différentes où elle a puisé, son caractère, emprunté presque entièrement aux littératures du Nord, ont fait reculer dans un lointain vénérable les grandes images de ces hommes qui ont illustré le siècle de Louis XIV; mais, de ce que ces beaux génies ont imité l’antiquité, il serait injuste de conclure qu’ils n’ont fait que la continuer. Dans la tragédie particulièrement, dans la comédie, quelle différence de but et de moyens! Et en pouvait-il être autrement, à ne considérer même que la représentation matérielle de ces ouvrages et les théâtres sur lesquels ils avaient à se produire?

Il fallait, chez les anciens, à des spectateurs assemblés quelquefois au nombre de vingt mille, dans des monumens ouverts au vent, au soleil et à la pluie, avec des décorations élémentaires et faisant partie du monument lui-même, il leur fallait, dis-je, des pièces à grands traits, où les passions fussent indiquées par des actions frappantes, sans grande complication, dans une intrigue destinée à être saisie des spectateurs, placés à deux ou trois portées de trait de l’acteur. Ces acteurs tout d’une pièce parlaient dans des espèces d’entonnoirs pour être entendus de loin. Les inflexions de voix eussent été peu appréciées, aussi bien que les mouvemens délicats de la passion. Il fallait être compris du spectateur déguenillé assis sur son degré de pierre et mangeant de l’ail pendant la pièce, comme du patricien arrivé en litière et mollement établi sur les coussins apportés par ses esclaves. On se tromperait beaucoup si l’on imaginait que ces hommes, pour tout cela, fussent plus étrangers que nous aux jouissances d’une vie élégante : nous savons bien jusqu’où ils ont poussé le raffinement du luxe et des plaisirs, y compris ceux de l’esprit; mais la société comme nous l’entendons n’aurait pas eu de signification chez eux. Les femmes ne se mêlaient que de la maison, et ne paraissaient pas dans les assemblées ni au théâtre; à plus forte raison ne montaient-elles pas sur la scène. Qu’on se figure donc les plaintes d’Iphigénie ou d’Antigone débitées par une espèce de mannequin mouvant, monté sur des échasses cachées par une jupe, et la tête encapuchonnée dans un masque dont l’expression était toujours la même; Hécube avec les sourcils en l’air, la bouche ouverte aux angles pour exprimer invariablement la douleur; le Dave, le comique, avec ce rire éternel qui accompagnait ce plaisant de naissance pendant toute la durée de la pièce, même quand il recevait des coups de bâton.

Il est certaines pentes sur lesquelles il n’est pas facile de s’arrêter. Les Romains avaient reçu des Grecs ces spectacles, grossiers dans quelques-unes de leurs parties, mais s’adressant encore à l’imagination; ils les trouvèrent fades quand leurs mœurs devinrent atroces : il fallut, pour les réveiller, de véritables combats, des épées, du sang, des lions et des éléphans s’entre-dévorant sous leurs yeux, et traînant dans la poussière des hommes égorgés.

Les Grecs d’Homère n’avaient pas inventé des passe-temps beaucoup plus recherchés. Il ne paraît pas qu’ils se fussent encore avisés de composer et de représenter des pièces de théâtre. Leurs jeux publics consistaient dans des imitations de combats qui dégénéraient ordinairement en luttes sérieuses et toujours sanglantes. Chez de tels hommes, les coups de poing étaient plus estimés que les traits d’esprit : la simplicité des mœurs voulait des récréations simples comme elles.

C’est cette simplicité plus féroce que naïve qui grandit à distance les arts de ces époques antiques, et qui a fait penser que cette simplicité était à elle seule une beauté. Écoutons ce que dit à ce sujet un spirituel critique dans une étude des plus intéressantes sur les anciens et sur Virgile en particulier[2] : « C’est un grand point de venir le premier. On prend le meilleur, même sans choisir; on peut être simple, même sans savoir le prix de la simplicité... Je crains qu’on ne prenne souvent l’absence de l’art pour le comble de l’art même. Si l’art, dans la suite de son développement et de ses efforts, n’aboutit qu’à produire des artistes toujours moindres, on me pardonnera d’avoir une profonde compassion pour des époques qui ne peuvent se passer du labeur compliqué de l’art. Je demande qu’on ne soit pas trop dupe d’un grand mot, la simplicité, et qu’on veuille bien ne pas faire de la simplicité la règle des temps où elle n’est plus possible. »

Cette simplicité dont on parle ici est peut-être plus apparente que réelle; il y a souvent beaucoup d’emphase et d’images ampoulées dans les ouvrages de ces époques lointaines. Des hommes vivant près de la nature ont dû employer dans leurs arts des moyens moins recherchés, et les expressions dont ils se servent ont quelque chose de la rudesse de leur civilisation ébauchée; mais on se trompe en cherchant à leur faire un mérite de cette rudesse même : leur prétendue simplicité est dans l’habit qu’ils donnent à la pensée plus que dans la pensée elle-même. Cet art merveilleux qui cache l’art chez les modernes, celui d’être clair et en même temps pathétique, ne se rencontre guère dans les ouvrages primitifs. Les images gigantesques s’y mêlent trop souvent à un sens obscur. La Bible, toute respectable qu’elle est, offre d’étranges licences, et je ne parle ici que de la partie qui a rapport à l’art.

Il ne manque pas de gens qui préfèrent Homère à tout et qui le justifient sur tout, quoiqu’ils ne le connaissent que pour l’avoir lu dans de plates traductions. Ils ne laissent pas de s’extasier sur cette belle langue grecque, et surtout sur son harmonie inimitable, qu’ils ne peuvent apprécier, comme nous tous, que pour l’avoir entendu prononcer à la française par des professeurs de sixième. De combien s’en est-il fallu que l’Europe ne se figurât un matin que l’antiquité allait être égalée dans les poèmes d’un nouvel Homère, récemment sorti tout armé des bruyères et des rochers de la Calédonie? L’apparition des prétendues poésies d’Ossian l’ut un des grands événemens de la fin de l’autre siècle. Cet Ossian arrivait justement à une époque de scepticisme, avec ses dieux, ses guerriers, ses héroïnes touchantes, enfin avec un merveilleux complet. L’enthousiasme fut presque général, et l’on peut avouer qu’il y avait dans ces poèmes de quoi justifier une certaine admiration. Napoléon lui-même, aussi bon juge qu’un autre, ne leur refusa pas son estime, et les prit pour bons, sans s’inquiéter de leur ancienneté dans le monde; mais quand on vint à s’apercevoir que le fils de Fingal n’était que le fils de l’Écossais Macpherson, comme c’était à titre de primitif qu’il avait fait son chemin, il se vit renié et presque bafoué : il lui fallut rentrer dans ses nuages et dans l’obscurité dont on l’avait tiré indiscrètement. Il eut le sort de ces valets de comédie qui ont usurpé les bonnes grâces d’une héritière sous l’habit à paillettes de leur maître, et qu’on fait disparaître à la fin de la pièce, quand la fraude se découvre.

Cette tentative elle-même était toute moderne. Par une réaction naturelle, on se réfugiait dans cette fantasmagorie de mélancolie et de brouillards en sortant d’une époque d’afféterie. Cet Ossian nuageux a marqué son passage dans la littérature de notre temps. Cette impulsion s’est communiquée de même aux autres arts, et notamment à la peinture, qui suit avec plus de facilité les variations de la fantaisie, et plus légitimement que sa sœur la sculpture. La peinture dispose de tous les prestiges de la couleur et de ceux de la perspective, ignorée des anciens; elle réunit la précision et le vague, tout ce qui charme et tout ce qui frappe. On peut dire de la peinture comme de la musique qu’elle est essentiellement un art moderne. Toutes ces ressources que nous venons d’indiquer lui permettent de s’adresser aux sentimens les plus divers. Quant à la musique, il paraît surabondant d’indiquer combien c’est un art nouveau, et combien les anciens ont été loin de se douter de ses ressources. Dans la sculpture au contraire, il semble que les anciens ont fait tout ce qu’on peut faire : ils ont produit des ouvrages parfaits, et ces ouvrages sont des modèles dont il est bien difficile de s’écarter à cause de la rigueur des lois qui fixent les limites de l’art.

Le paganisme donnait au sculpteur une ample carrière : le culte de la forme humaine s’y confondait avec celui de tous les dieux. Tout devenait matière à l’étude chez des peuples où l’on trouvait le nu à chaque pas, dans les rues, au gymnase, dans les bains publics. C’est ainsi que les anciens sculpteurs se familiarisaient avec les plus beaux types, et prenaient sur le fait ces attitudes simples et naturelles qu’on cherche envahi dans l’atelier et en présence du modèle. La vie extérieure était divinisée sous la forme de ces Vénus, de ces Apollon, de ces Hercule. Le christianisme au contraire appelle la vie au dedans. Les aspirations de l’âme, le renoncement des sens, sont difficiles à exprimer par le marbre et la pierre, tandis que c’est le rôle de la peinture de donner presque tout à l’expression.

Il faut aux Vierges de Raphaël cet œil pudique et voilé, cette rougeur chaste que la sculpture ne peut rendre; nous désirons dans cette Pietà de Michel-Ange le regard désespéré de la mère, cette pâleur de la mort dans le corps de son divin fils, et aussi le précieux sang de ses blessures; nous cherchons même autour de lui cette croix, ce sombre Golgotha, ce tombeau entrouvert, ces disciples fidèles. Toutes les fois que la sculpture a essayé de présenter avec un certain mouvement ces images, interdites à cause de leur expression trop véhémente, elle a produit des ouvrages monstrueux, plus voisins du ridicule que du sublime. On peut voir un exemple signalé de ce ridicule et de cette impuissance dans le célèbre bas-relief d’Alexandre et Diogène, par Puget, qu’on a vu orner si longtemps le vestibule de Versailles. L’artiste a voulu peindre (le mot m’échappe), peindre avec son marbre et son ciseau les drapeaux agités, le ciel, les nuages, tout autour de ses personnages, lesquels sont groupés comme dans un tableau, et avec les attitudes les plus diverses. Il semble qu’il eût voulu faire entendre, si l’art pouvait aller jusque-là, les cris de la foule et le bruit des trompettes; mais ce que son art ne lui permet pas davantage, c’est d’arriver à faire comprendre son sujet, dont l’intérêt réside uniquement dans le mot insolent adressé au conquérant par l’enfant de Sinope. Si le grand Puget eût eu autant d’esprit que de verve et de science, qualités dont son ouvrage est rempli, il se fût aperçu, avant de prendre l’ébauchoir, que son sujet était le plus étrange que la sculpture pût choisir; dans cet entassement d’hommes, d’armes, de chevaux, et même d’édifices, il a oublié qu’il ne pouvait introduire l’acteur le plus essentiel, ce rayon de soleil intercepté par Alexandre, et sans lequel la composition n’a pas de sens.

Cette méprise n’a pas lieu d’étonner plus que celles que nous remarquons dans des peintres de nos jours, qui ont cherché à rivaliser avec la sculpture, en abjurant les moyens qui sont au nombre des parties vitales de leur art. Animée par un louable motif, celui de rendre à la peinture une grandeur et une simplicité dont les peintres du dernier siècle s’étaient écartés de plus en plus, une école tout entière s’est éprise de la statuaire antique, non pas de son esprit, mais de sa forme même, qu’elle a fait littéralement passer dans les tableaux. Cette violence faite à la tradition, et j’oserais dire au bon sens, ne s’est pas manifestée sans des protestations d’une certaine énergie dans le sein même de cette école, par une sorte de révolte du sens moderne, contre cette prétendue nouveauté, qui réalisait la singulière anomalie d’un retour à ce qu’il y avait de plus ancien. Nous trouvons un exemple de ce contraste dans deux tableaux fameux de l’époque dont nous parlons, le Bélisaire de David et celui de Gérard.

Dans le premier de ces ouvrages, conçu comme un bas-relief, il y a peu de chose pour l’émotion qu’on est en droit de se promettre d’un pareil sujet. L’exécution, très achevée dans le sens académique, manque de prestige et de charme. Le Bélisaire est un vieillard vulgaire; l’enfant a la grâce de son âge, mais ne dit rien à l’esprit : rien, même dans l’étonnement de ce soldat qui contemple son général réduit à cet état d’abaissement, ne touche en faveur d’une si grande infortune. Ni le fond, ni les accessoires, ni le casque tendu à l’obole, ne peuvent distraire de l’insipidité qui résulte de tant de sécheresse.

Gérard au contraire cherche, pour animer son sujet, une route tout opposée. A l’aridité de la composition, à cette absence d’intérêt, résultant en grande partie, chez David, de l’inutilité des accessoires, c’est dans un accessoire principalement qu’il semble résumer toute la pensée de son tableau : je veux parler de ce serpent entortillé à la jambe du jeune guide, lequel, endormi ou expirant de fatigue, repose dans les bras de l’illustre aveugle. Tout dans sa composition présente l’idée de l’abandon et de la solitude : le héros côtoie un précipice, et l’on ne découvre dans le ciel que les teintes sinistres du couchant.

Une telle peinture remplirait probablement toutes les conditions pour émouvoir, si l’idée évidente de la recherche ne s’y faisait par trop sentir. Le sort d’un illustre guerrier réduit à la condition de mendiant, privé de ses yeux par le tyran auquel il a prodigué ses services et forcé de s’appuyer sur un faible enfant, présente une image suffisamment poétique et intéressante. Elle ne pouvait que perdre par une circonstance aussi mesquine que celle de ce serpent. Je critique de même ce guide défaillant porté par celui qu’il est censé devoir conduire : l’intérêt ne sait plus où se prendre.

C’est un peu le défaut du génie moderne de s’attarder dans des détails oiseux et de raffiner sur tout, même dans des sujets terribles. Notre grand Poussin, le peintre philosophe par excellence (et on ne l’a peut-être appelé ainsi que parce qu’il donnait à l’idée un peu plus que ne demande la peinture), est fréquemment tombé à cet égard dans l’affectation. Son fameux Déluge, tant admiré des gens de lettres, en est une preuve. Cette dernière famille du genre humain restée toute seule sur l’immense solitude des eaux et luttant dans un frêle esquif contre la destruction, le serpent (encore un serpent), auteur des maux de toute notre race, qui se dresse sur ce dernier promontoire, tout cela ne donne, en vérité, l’idée du déluge universel qu’à celui qu’une explication préalable aurait mis dans la confidence du peintre. Il est des sujets, et avant tous les autres ceux qui sont tirés de l’Ancien-Testament ou de l’Evangile, qu’il ne faut ni abréger, ni amplifier, ni dénaturer. Il faut avouer que ce qui nous reste des ouvrages des anciens ne présente jamais cette recherche étrangère à l’art. On peut courir après les idées ingénieuses à l’aide des mots; mais dans les arts muets comme la peinture ou la sculpture, c’est une dépense en pure perte si on se la permet en vue du beau, et elle prouve plutôt l’impuissance du sculpteur ou du peintre à émouvoir par les moyens qui sont de son domaine. Il faut rendre aussi cette justice aux Flamands, aux Espagnols, aux Italiens, qu’ils n’ont point affecté ce travers dans leur peinture, et l’on doit en savoir gré surtout à ces derniers, chez lesquels la littérature a étrangement abusé de l’esprit. C’est une manie toute française, qui tient sans doute à notre penchant pour tout ce qui relève de la parole. Le peintre chez nous veut plaire à l’écrivain; l’homme qui tient le pinceau est tributaire de celui qui tient la plume, il veut se faire comprendre du penseur et du philosophe. Comment lui en vouloir? Il rend hommage, en dépit qu’il en ait, à ceux qui sont ou qui se sont faits ses juges. Sa déférence pour le public ne vient qu’après.

Ce que l’on demandera toujours à toutes les écoles et à travers toutes les différences de physionomie, ce sera de toucher l’âme et les sens, d’élever l’intelligence et de l’éclairer.

Il y a sans doute des époques favorables où tout semble s’offrir à la fois, où l’intelligence des juges vient au-devant des tentatives des artistes : heureuses époques, plus heureux artistes de venir à propos et de ne rencontrer que des esprits pour les comprendre et des sourires pour les encourager !

Il est d’autres périodes pendant lesquelles les hommes, émus d’autres passions, demandent des distractions moins élevées, ne trouvent même de plaisirs que dans des occupations arides pour l’esprit, fécondes seulement en résultats matériels; mais enfin les artistes, les poètes peuvent encore s’y montrer de temps en temps. Ils charment un peu plus tôt ou un peu plus tard ce nombre étendu ou restreint des hommes qui ont besoin de vivre par l’esprit. Bien qu’il faille traverser des temps de stérilité, on ne voit jamais tarir entièrement la source de l’inspiration. Titien survit à Raphaël, qu’il a vu naître; le règne des grands Vénitiens succède à celui des grands Florentins. Un demi-siècle plus tard, le prodigieux Rubens parait comme un phare qui va éclairer de nombreuses et brillantes écoles, fidèles à la tradition et pourtant pleines de nouveauté. Les Espagnols, les Hollandais nous consolent du sommeil de l’Italie, cette mère si féconde il y a trois siècles, trop stérile, hélas! de nos jours, et qui fait bien attendre son réveil.

Tel est le tableau des vicissitudes du beau. Où se lève ce vent qui transporte du nord au midi, de l’orient à l’occident, le sceptre de l’invention, le don de plaire et d’enseigner? Quel est ce caprice qui fait apparaître un Dante, un Shakspeare, celui-ci chez des Anglo-Saxons encore barbares, pareil à une source jaillissante au milieu d’un désert, celui-là dans la mercantile Florence, deux cents ans avant cette élite de beaux esprits dont il sera le flambeau?

Chacun de ces hommes se montre tout à coup et ne doit rien à ce qui l’a précédé ni à ce qui l’entoure; il est semblable à ce dieu de l’Inde qui s’est engendré lui-même, qui est à la fois son aïeul et son arrière-rejeton. Dante et Shakspeare sont deux Homères arrivés avec tout un monde qui est le leur, dans lequel ils se meuvent librement et sans précédens.

Qui peut regretter qu’au lieu d’imiter ils aient inventé, qu’ils aient été eux-mêmes au lieu de recommencer Homère et Eschyle? Si l’on peut reprendre quelque chose dans Virgile, c’est que par respect pour une époque savante où l’on avait le culte presque exclusif de tout ce qui venait de la Grèce, il ait cherché en trop d’endroits les formes de l’Iliade. Nous n’aimons ni le courageux Gyas, ni le courageux Cloanthe, ni les héros dont la chute ébranle le ciel et les montagnes, ni tous les lieux communs épiques, qui heureusement ne nous ont privés ni de Didon, ni des Géorgiques, ni des Églogues, ces inspirations charmantes et mélancoliques qui ne sont empruntées ni à Théocrite ni à aucun des Grecs.

Les vrais primitifs, ce sont les talens originaux : ce La Fontaine, qui ne semble qu’imitation, et qui ne procède pourtant que de son propre génie. Qui a produit l’originalité d’un Montaigne bourré de latin et connaissant tout ce que les anciens ont écrit, d’un Racine qui suit Euripide pas à pas, à ce qu’on dit, et peut-être à ce qu’il croit lui-même?

On dit d’un homme pour le louer qu’il est un homme unique : ne peut-on, sans paradoxe, affirmer que c’est cette singularité, cette personnalité qui nous enchante chez un grand poète et chez un grand artiste, que cette face nouvelle des choses révélées par lui nous étonne autant qu’elle nous charme, qu’elle produit dans notre âme la sensation du beau, indépendamment des autres révélations du beau qui sont devenues le patrimoine des esprits de tous les temps, et qui sont consacrées par une plus longue admiration?


EUGENE DELACROIX.

  1. Voyez la livraison du 15 juillet 1854.
  2. M. Éd. Thierry, Moniteur du 17 mars 1857.