Des bienfaits/3

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Des bienfaits, livre III
Traduction par Joseph Baillard.
Œuvres complètes de Sénèque le PhilosopheHachettevolume 1 (p. 375-399).

LIVRE III.[modifier]

I. Ne pas répondre aux bienfaits est une chose honteuse et réputée telle chez tous les hommes, mon cher Libéralis. Ainsi l’ingrat lui-même se plaint des ingrats ; et tous sont entachés d’un vice odieux à tous ; tel est enfin le renversement des principes, que l’on hait parfois le bienfaiteur non-seulement après le bienfait, mais à cause du bienfait. C’est chez quelques-uns l’effet d’une perversité naturelle, j’en conviens : chez la plupart c’est le temps qui d’un jour à l’autre emporte leurs souvenirs ; et ces mêmes impressions qui, dans leur nouveauté, étaient si vives, en vieillissant se sont effacées. C’est sur quoi je me rappelle avoir discuté avec toi : cette classe d’hommes n’était pas ingrate, à t’entendre, mais oublieuse ; comme si ce qui fait l’ingratitude l’excusait ; comme si l’homme n’était pas ingrat dès lors qu’il oublie, puisque l’oubli n’a lieu que chez l’ingrat. Il y a plusieurs espèces d’ingrats,comme de voleurs, comme d’homicides : leurs crimes sont au fond les mêmes, quoiqu’ils offrent une grande variété de genres. Ingrat est celui qui nie un service obtenu ; ingrat qui le dissimule ; ingrat qui ne rend point ; plus ingrat que tous celui qui oublie. Les autres, en effet, s’ils ne payent pas, sentent qu’ils doivent ; ils gardent du moins la trace du bienfait que leur mauvaise conscience tient enseveli ; et peut-être un jour seront-elles converties à la reconnaissance par une cause quelconque, telle que les avertissements de la honte, un désir subit de vertu, comme il s’en élève parfois au cœur même du méchant, enfin une occasion facile et engageante ; mais comment connaîtrait-il la gratitude, l’homme à qui le bienfait a pu échapper tout entier ?

Et lequel juges-tu le plus désespéré, ou celui chez qui la reconnaissance a failli, ou celui qui a perdu jusqu’à la mémoire ? Les mauvais yeux redoutent la lumière, l’aveugle ne la voit plus ; qui n’aime pas ses parents est dénaturé, qui ne les reconnaît pas est en démence. Or y a-t-il ingratitude pareille à celle qui écarte et repousse au point de n’y songer plus ce qui devrait tenir la première place dans sa pensée et s’y représenter sans cesse ? Certes on ne rêve guère au moyen de s’acquitter, quand on se laisse gagner par l’oubli.

II. D’ailleurs, pour rendre le bien qu’on a reçu, il faut, outre la vertu, les circonstances, les moyens ; il faut que le sort nous seconde. Un cœur qui se souvient n’a pas de frais à faire pour être reconnaissant. Se refuser à ce qui n’exige ni peine, ni richesse, ni bonheur, c’est n’avoir plus pour se couvrir l’ombre d’un prétexte. Non, il n’a jamais voulu s’acquitter celui qui a éloigné de soi le bienfait jusqu’à le perdre de vue. Comme les ustensiles habituels, qui souffrent journellement le contact de la main, ne risquent jamais de se rouiller ; comme au contraire ceux qu’on ne ramène plus sous nos yeux, mais qu’on laisse à l’écart où ils gisent comme inutiles, contractent par le temps même toutes sortes de souillures ; ainsi tout souvenir que l’esprit remanie et rafraîchit sans cesse ne lui échappe jamais : il ne perd que ceux auxquels il se reporte trop rarement1.

III. Outre cette cause, il en est d’autres bien fréquentes qui font tirer un voile sur les plus importants services. La première de toutes et la plus puissante, c’est que, toujours préoccupé de nouveaux désirs, on n’envisage plus ce qu’on a, mais ce qu’on poursuit, oubliant ce qui est, tout entier à ce qu’on voudrait qui fût. Ce qu’on possède, on n’en tient plus compte. Et qu’arrive t-il ? Le bien obtenu, nos prétentions nouvelles le font si mince que son auteur lui-même encourt notre indifférence. Nous l’avons aimé, vénéré, proclamé le créateur de ce que nous sommes, tant que nos premiers avantages ont su nous plaire ; puis, subitement épris d’un rang plus élevé, c’est là que nos vœux nous emportent, car le mal de tout mortel devenu grand est de vouloir. grandir encore : dès lors s’évanouit, tout ce qu’auparavant il nommait bienfait ; il considère non plus ce qui le met au-dessus des autres, mais seulement ceux qui le précèdent et ce que leur sort a d’éblouissant[1]. Or nul ne peut être à la fois envieux et reconnaissant : car l’envie part d’un cœur mécontent et chagrin ; la reconnaissance, d’un cœur satisfait. Et puis, comme chacun de nous ne voit que le présent, si prompt à passer, rarement la pensée se replie vers le temps qui n’est plus. De là vient que nos premiers maîtres et tous leurs soins pour nous sont effacés de notre esprit, parce que notre enfance est déjà bien loin ; les bienfaits placés sur notre adolescence ont péri de même, parce que elle aussi nous l’avons quittée sans retour. Ce qui a été, nous le comptons non pas simplement comme passé, mais comme absolument perdu ; et si notre mémoire est fragile, c’est que nous sommes tout à l’avenir.

IV. Rendons ici témoignage à Épicure, qui se plaint si souvent de l’ingratitude des hommes envers ce qui a cessé d’être. Quoi qu’ils aient recueilli de biens autrefois, dit-il, ils n’y reviennent plus, ne les comptent point parmi leurs jouissances, tandis qué les plus certaines sont celles qu’on ne peut plus nous ravir[2]. Les biens présents n’ont point encore toute leur fixité : quelque accident peut les abattre ; l’avenir est suspendu à mille chances : le passé seul est en lieu sûr, comme une réserve. La reconnaissance peut-elle donc se trouver chez ceux qui franchissent la vie tout entière sans voir que le présent et l’avenir ? C’est du souvenir que naît la gratitude ; et on accorde bien peu au souvenir quand on donne tant à l’espérance.

V. S’il est des connaissances, mon cher Libéralis, qui, une fois entrées dans l’esprit, s’y gravent à jamais ; s’il en est d’autres qu’il ne suffit pas d’avoir apprises pour les posséder, et dont la chaîne se rompt à moins qu’on ne la suive jusqu’au bout, la géométrie par exemple, la science des révolutions célestes, et toute autre notion fugitive par sa subtilité même ; ainsi la grandeur de certains bienfaits ne permet pas qu’on les oublie, tandis que d’autres moins importants, mais fort nombreux et d’époques diverses, glissent de notre mémoire. C’est, je l’ai dit, parce qu’on n’y fouille pas souvent et qu’on ne fait pas volontiers la récapitulation de ses dettes.

Entendez les solliciteurs : pas un qui ne vous dise que votre souvenir vivra éternellement dans son âme, pas un qui ne proteste d’un attachement, d’un dévoûment sans bornes ; et, s’il est des formules plus humbles pour engager sa foi, ils les trouvent. Mais ce langage du premier jour, bien peu de temps après ils l’évitent comme dégradant et peu digne d’hommes libres ; et ils arrivent enfin à ce que j’appelle, moi, le dernier degré de perversité et d’ingratitude, à l’oubli total. Il est si vrai qu’on est ingrat quand on oublie, que pour être reconnaissant, il suffit de se ressouvenir.

VI. On demande si un vice aussi odieux devrait rester impuni, et si la loi tant débattue dans nos écoles ne pourrait pas régner dans l’État, cette loi qui donne contre l’ingrat une action fondée en équité aux yeux de tous. Pourquoi non ? Des cités même ne reprochent-elles pas à d’autres cités les services qu’elles leur ont rendus, et la dette des ancêtres n’est-elle pas exigée des descendants ?

Nos pères, ces hommes véritablement grands, ne redemandaient rien qu’à l’ennemi : ils donnaient noblement et perdaient de même. Excepté les Mèdes[3], aucun peuple n’a donné recours en justice contre les ingrats ; grande présomption qu’il n’en fallait point donner. Contre tous les autres méfaits les nations s’accordent ; et l’homicide, l’empoisonnement, le parricide, le sacrilège subissent, selon les divers pays, une peine diverse, mais partout ils en subissent une. Le crime dont je parle, le plus fréquent de tous, n’est puni nulle part, quoique partout réprouvé. Ce n’est pas qu’on l’absolve ; mais un fait mal déterminé est d’une appréciation difficile : on n’a pu que lui infliger l’exécration des hommes et le laisser parmi ces choses que nous renvoyons au jugement des dieux.

VII. Au reste il s’offre à moi de nombreux motifs pour que cette inculpation ne tombe pas sous l’empire de la loi. Le premier de tous, c’est que le plus beau côté du bienfait disparaît, s’il engendre une action à l’instar d’un prêt de telle somme, ou d’un fermage, ou d’un loyer. Ce qu’il y a de plus magnifique dans le don, c’est que l’on donne, fût-on sûr de perdre ; c’est qu’on laisse tout à la discrétion de l’obligé. Si je l’assigne, si je l’appelle devant le juge, dès lors il n’y a plus bienfait, mais créance. Ensuite si rien n’est plus honorable que la gratitude, elle cesse de l’être dès qu’elle est forcée ; et on ne louera pas plus un homme reconnaissant que celui qui rend un dépôt ou qui paye une dette avant contrainte judiciaire.

Ainsi nous gâterons les deux plus beaux actes de la vie humaine, la reconnaissance comme le bienfait. Car qu’y a-t-il d’admirable en l’un, si le don gratuit dégénère en prêt, et dans l’autre, si le retour de spontané devient obligatoire ? Il n’y a point de gloire à être reconnaissant, s’il n’y a sûreté pour l’ingratitude.

Ajoute que pour appliquer cette seule loi tous les tribunaux suffiraient à peine. Qui n’actionnerait pas, et qui ne serait pas actionné ? Il n’est personne qui n’élève trop haut, personne qui n’amplifie les moindres services qu’il a rendus. D’ailleurs tout ce qui rentre dans le domaine légal peut se spécifier et ne laisse pas au juge une latitude indéfinie. Aussi le sort d’une bonne cause paraît-il moins chanceux devant le juge qu’auprès d’un arbitre ; parce que les textes enferment le premier et lui posent des limites qu’il ne saurait franchir, tandis que le second est libre, et qu’aucun lien n’enchaîne sa conscience : il peut retrancher, il peut ajouter et régler sa sentence non d’après la loi et les prescriptions juridiques, mais selon l’impulsion de l’humanité et de la pitié. L’action contre l’ingrat, loin de lier le juge, le constituerait libre et souverain. Car qu’est-ce que le bienfait ? Rien ne le détermine ; et puis l’évaluation en dépendrait de l’interprétation plus ou moins bienveillante du magistrat. Qu’est-ce que l’ingrat ? Point de loi qui le définisse. Plusieurs le sont, bien qu’ayant rendu ce qui leur fut donné ; comme d’autres, qui n’ont rien rendu, ne le sont point. Un magistrat, même inhabile, peut, sur certains cas, porter son arrêt, quand il faut décider si tel fait existe ou non, ou quand la présentation d’un garant fait évanouir la contestation. Mais quand le pur raisonnement doit prononcer entre les parties, c’est la présomption morale qu’il faut suivre. Dès qu’il s’élève un différend que la sagesse seule peut trancher, on ne saurait pour cela prendre un juge dans la foule des selecti inscrits au tableau d’après le cens et comme fils de chevaliers[4].

VIII. Ce n’est donc pas que la question ait semblé peu digne d’être déférée au juge ; c’est qu’on n’a point trouvé de juge capable de l’apprécier. Et tu n’en seras pas surpris, si tu pèses bien ce que présenterait de difficulté toute cause de cette nature. Tel m’a donné une forte somme, mais il est riche : le sacrifice pour lui est insensible. Tel autre m’a donné autant, mais il y perd tout son patrimoine. Si la somme est la même, quelle différence dans le bienfait ! Second exemple : un homme paye pour un débiteur adjugé à son créancier, mais il avait l’argent chez lui ; un autre avance la même somme, mais il l’a empruntée, ou sollicitée, il a consenti à se charger d’une lourde obligation. Mettras-tu sur la même ligne l’auteur d’une largesse qui ne l’a point gêné et l’homme qui s’est endetté pour donner ?

Souvent c’est la circonstance, non la somme, qui fait la grandeur du bienfait. C’en est un que le don d’une terre capable par sa fertilité de remédier à la disette d’un pays ; c’en est un que le morceau de pain offert à l’affamé. C’est un bienfait que la donation de vastes contrées traversées de rivières nombreuses et navigables ; c’en est un d’indiquer à l’homme consumé par la soif et qui tire à peine quelque souffle d’un gosier desséché la source qui le désaltérera. Qui comparera ces différences ? Qui les pèsera ? La décision est difficile, quand ce n’est pas la chose, mais son importance, qui est en question. Les dons fussent-ils les mêmes, si la façon de les faire est autre, ils n’ont plus le même poids. On m’a rendu service, mais de mauvaise grâce ; mais on a témoigné du regret de m’avoir servi, mais on m’a regardé avec plus de hauteur que de coutume : on m’a donné si tard qu’on m’eût obligé davantage par un prompt refus. Comment le juge entrera-t-il dans l’appréciation de ces services, quand le langage, l’hésitation, l’air du visage en détruisent le mérite ?

IX. Ajouterai-je que certains bienfaits ne doivent ce nom qu’à nos extrêmes désirs ; et que d’autres, qu’on ne classe pas sous, ce titre banal, ont plus de prix quoique ayant moins d’éclat ? C’en est un, penses-tu, que de nous conférer le droit de cité dans un puissant État, de nous faire asseoir aux bancs des chevaliers, de nous défendre d’une accusation capitale ; mais nous donner d’utiles conseils ; mais nous retenir sur la pente du crime ; mais désarmer le suicide ; mais par d’heureuses consolations réconforter le désespoir, et, quand il veut suivre au tombeau ceux qu’il regrette, le réconcilier avec la vie ; mais veiller au chevet d’un malade, et si sa santé, son salut dépendent d’un moment, épier et saisir l’instant propice à l’alimentation, ou ranimer par le vin ses artères défaillantes et lui amener le médecin qui l’arrache au trépas, de tels services peuvent-ils s’estimer, et ordonnera-t-on de les compenser par des services d’autre nature ? Cet homme t’a donné une maison : moi je t’ai averti que la tienne allait crouler sur toi. Il t’a donné un patrimoine, et moi une planche dans le naufrage. Il a combattu pour toi, et son sang a coulé ; moi je t’ai sauvé la vie par mon silence. Comme les bienfaits se reçoivent en autre monnaie qu’ils ne se rendent, faire la balance est difficile.

X. Et en outre, le jour du remboursement n’est point fixe, comme pour un prêt de deniers. Qui n’a pas rendu aujourd’hui peut le faire plus tard ; et au bout de quel temps, dis-moi, l’ingratitude sera-t-elle constante ? Les plus grands bienfaits ne se démontrent point. C’est souvent un mystère enseveli dans la conscience des deux intéressés. Introduirons-nous cette règle : que le bien ne se fasse qu’en présence de témoins ? Et quelle peine infliger aux ingrats ? Sera-ce la même pour tous, quand les bienfaits sont si divers ? Sera-t-elle différente et graduée sur le plus ou moins d’importance du service ? Oui ? Elle sera donc taxée pécuniairement ; et si c’est la vie, si c’est plus que la vie qu’on a reçu ? Quel châtiment décernerez-vous ? Moindre que le bienfait, ce ne serait pas juste ; capitale comme lui, quelle horreur que le bienfait aboutisse à une catastrophe sanglante !

XI. « Mais, dit-on, certaines prérogatives ont été accordées aux pères. Comme on les a traités avec une considération toute spéciale, il devrait en être ainsi des autres bienfaiteurs. » Nous avons consacré la prérogative des pères, parce qu’il était d’intérêt public qu’on élevât des enfants : il fallait être encouragé dans cette tâche pour en courir les chances incertaines. On ne pouvait leur dire, comme à tout bienfaiteur : « Choisis à qui tu voudras donner, Ne t’en prends qu’à toi, si tu es dupe. Assiste qui le méritera. « Dans l’acte qui nous déclare pères, rien n’est laissé au discernement : tout se borne à des vœux. Afin donc de mieux décider l’homme à en aborder le risque, on a dû l’investir d’une certaine autorité. D’ailleurs il y a cette différence que les pères, après avoir été les bienfaiteurs de leurs enfants, le sont encore et le seront toujours ; et il n’est pas à craindre qu’ils se vantent sans avoir rien fait. Quant aux autres personnes, il s’agit non-seulement de savoir si elles ont recouvré, mais si elles avaient donné. Les services d’un père sont incontestés ; et comme il est utile à la jeunesse d’être gouvernée, on lui a imposé, pour ainsi dire, des magistrats domestiques dont la surveillance pût la contenir. Enfin la dette contractée envers un père est partout la même : on a pu l’apprécier une fois pour toutes. Toutes les autres dettes sont diverses entre elles, dissemblables, et varient jusqu’à l’infini : elles n’ont donc pu être soumises à aucune évaluation ; il était plus juste de tout laisser là que de tout égaliser.

XII. Il est des choses qui coûtent beaucoup à ceux qui les donnent : d’autres sont beaucoup pour ceux qui les reçoivent et ne coûtent rien à donner. Parfois c’est un ami, et parfois un inconnu que l’on oblige. Le don est plus grand, à valeur égale, si c’est de ce don même que datent nos relations. On nous apporte tantôt des secours, tantôt des honneurs, tantôt des consolations. Il y a tel homme qui n’imagine rien de plus doux que de rencontrer un cœur où reposer son infortune. Tel autre, en revanche, aimera mieux qu’on s’occupe de son élévation que de sa vie même ; un troisième croira devoir plus à son libérateur qu’à l’auteur de son avancement. Toutes ces choses auront plus ou moins de prix, selon que le penchant du juge inclinera vers l’une ou vers l’autre.

Et puis, je choisis moi-même mon créancier ; mais un bienfait, souvent je le reçois de qui je ne l’eusse pas voulu ; parfois même c’est à mon insu qu’on m’oblige. Que feras-tu ? M’appelleras-tu ingrat si l’on m’a, sans mon aveu, grevé d’un bienfait que sciemment je n’eusse point accepté ; ou ne m’appelleras-tu point ingrat si je n’ai pas rendu ce qu’après tout j’aurai reçu ?

XIII. Un homme m’a obligé, et ce même homme ensuite m’a fait une injure[5]. Un seul bon office me fait-il une loi de dévorer tous ses outrages ; ou n’est-ce pas comme si je m’étais acquitté, dès qu’il a lui même annulé son bienfait par l’injure qui a suivi ? Comment après cela estimer si l’avantage reçu l’emporte sur le tort éprouvé ? Un jour entier ne me suffirait pas si je tentais d’énumérer toutes les difficultés. C’est, dit-on, refroidir la bienfaisance que de ne pas venger le bienfait, que de n’infliger aucune peine à ceux qui le renient. Mais, d’un autre côté, prends garde qu’on sera bien plus circonspect à l’accepter, si l’on court risque d’avoir à plaider, d’être inquiété quoique innocent. Nous-mêmes enfin, nous serons plus lents à donner : car on n’aime pas à donner aux gens malgré eux. Mais celui que son bon cœur et l’attrait seul d’une bonne œuvre déterminent à la faire, donnera d’autant plus volontiers à des hommes qui ne lui devront rien que s’ils le veulent. Bien mince en effet est la gloire d’une vertu qui prend ses sûretés avec tant de soin.

XIV. Sans loi d’ailleurs, les bienfaits seront moins nombreux, mais plus vrais ; or est-ce un mal de laisser le frein aux libéralités étourdies ? Et tel est le vrai but de ceux qui n’ont fait de loi pour aucun de ces actes : ils ont voulu plus de circonspection dans les dons, comme dans le choix de ceux à qui l’on rendrait service. Examine plus d’une fois qui tu obliges : tu n’auras ni droit d’action, ni droit de répétition. Tu te trompes, si tu penses que le juge viendra à ton secours. Aucune loi ne te remettra en possession : la bonne foi de l’obligé est ta seule ressource. De cette sorte le bienfait conserve son importance et sa noblesse : il est profané, si tu en fais matière à procès. C’est la voix de l’équité même, c’est le droit des gens qui nous crie : Rends ce que tu dois. Mais honte au bienfaiteur qui nous somme de rendre ! Et quoi rendre ? La vie, qu’il te doit, la dignité, la sécurité, la santé ? Les plus grands services ne peuvent être acquittés. « Eh bien, qu’il me paye d’un équivalent. » Cela revient toujours à mon dire : la dignité du bienfait n’est plus, s’il se transforme en marchandise. N’excitons point les âmes à la cupidité, aux contestations, aux discordes : elles s’y portent assez d’elles-mêmes. Combattons de notre mieux cette tendance, et coupons court aux occasions, si on veut les chercher.

XV. Ah ! que ne pouvons-nous persuader aux hommes de ne recevoir de leurs débiteurs que des remboursements volontaires! Plût au ciel que nulle stipulation ne liât l’acheteur au vendeur, que les pactes et conventions n’eussent pas besoin, comme garantie, de l’empreinte des sceaux, et qu’on leur préférât pour gardiens la bonne foi, l’amour du juste, la conscience2! Mais le parti le plus sûr l’a emporté sur le plus noble ; et on aime mieux enchaîner la bonne foi que de compter sur elle. Les deux parties amènent leurs témoins : celle-ci ne prête que sur plusieurs signatures et par entremise de courtiers ; celle-là n’a pas assez d’une enquête sur les biens de l’emprunteur, elle veut avoir droit sur sa personne. Quelle honte pour la race humaine que cet aveu de perfidie et d’iniquité publique ! On se fie plus aux. cachets qu’aux consciences. Pourquoi a-t-on mandé ces respectables personnages ? Dans quel but apposent-ils leurs seings ? Évidemment pour qu’on ne nie pas avoir reçu ce qu’on reçoit3. Ce sont des hommes incorruptibles, des vengeurs de la vérité, penses-tu ! Mais tout à l’heure, à ces mêmes hommes, on ne prêtera pas d’une autre manière. N’était-il donc pas plus honorable de subir la mauvaise foi de quelques-uns que de craindre la déloyauté de tous ? Il ne manque à la cupidité que de ne plus vouloir placer un bienfait sans caution. Il est d’une âme généreuse et grande d’assister, de servir les hommes : qui répand des bienfaits imite les dieux ; qui les redemande est usurier. Et pour venger la cause des bienfaiteurs, nous les reléguerions dans la classe la plus méprisable !

XVI. Il y aura, dit-on, plus d’ingrats, si l’on ne donne point d’action contre eux. Tout au contraire, il y en aura moins : on mettra plus de discernement dans les bienfaits. D’ailleurs il n’est pas bon qu’on fasse savoir à tous combien sont nombreux les ingrats : la multitude des coupables ferait perdre la honte du crime[6], et une flétrissure si commune ne déshonorerait plus. Quelle femme à présent est humiliée qu’on la répudie, depuis que d’illustres et nobles dames comptent leurs années non plus par consulats, mais par le nombre de leurs époux4 ? Elles divorcent pour se remarier, elles se remarient pour divorcer encore. On reculait devant ce scandale, tant qu’il était rare ; mais depuis qu’il n’est pas de jour où les journaux n’annoncent un divorce, à force d’entendre parler de la chose, on s’est instruit à la pratiquer.

A-t-on la moindre honte de l’adultère, maintenant qu’on est venu au point de ne prendre le mari que pour mieux enflammer l’amant ? La chasteté n’est plus qu’une preuve de laideur. Y a-t-il femme si misérable, si repoussante, qui ait assez d’un couple d’amants5, qui ne donne pas à chacun son heure, sans que le jour suffise à tous ; se faisant porter de chez l’un dans la maison de l’autre, s’établissant chez un troisième ? On est malapprise et d’un autre siècle6, si l’on ne sait pas qu’un seul amant n’est qu’un second mari. Comme la honte de ces turpitudes n’est plus rien depuis qu’elles se sont propagées au loin, de même les ingrats croîtront en nombre et en audace s’ils viennent une fois à se compter.

XVII. « Eh quoi ? L’ingrat sera donc impuni ! » Et l’impie, dis-moi, le sera-t-il ? Et l’envieux, et l’avare, et l’homme violent ou cruel ? Appelles-tu impuni ce que tous abhorrent, ou sais-tu un plus affreux supplice que l’exécration du genre humain ? Le châtiment de l’ingrat, c’est de n’oser plus ni recevoir de personne, ni donner à qui que ce soit, d’être ou de se croire signalé à tous les regards, d’avoir perdu le sentiment de la meilleure et la plus douce chose de la vie. Toi qui juges malheureux l’homme qui n’a point l’usage de la vue ou chez qui la maladie a fermé le passage des sons, tu ne plaindrais pas celui qui ne sait plus sentir un bienfait ? Il redoute les dieux dont l’œil est ouvert sur tous les ingrats ; et la conscience du bienfait qu’il a étouffé en lui le consume et le torture ; enfin, et cette seule peine est assez forte, il ne goûte plus le fruit de ce que j’appelle ce qu’il y a de plus délicieux au monde.

Celui au contraire qui est heureux d’avoir reçu, jouit d’une satisfaction toujours égale et permanente. Le don pour lui a disparu : il ne voit plus que l’intention, qui suffit à sa joie. Il goûte lui, à tout instant, le charme du bienfait ; l’ingrat ne l’a goûté qu’une fois.

Comparons leur existence à tous deux : celui-ci est sombre, soucieux, comme l’est un dépositaire parjure, un débiteur frauduleux : c’est l’homme qui refuse ce qu’il doit aux auteurs de ses jours, aux guides de son enfance, à ses précepteurs. L’autre, gai et serein, n’attendant que l’occasion de prouver sa reconnaissance, trouvant dans cette seule affection mille délices, bien loin de vouloir faillir à son obligation, ne cherche qu’à s’acquitter le plus largement, le plus généreusement possible envers ses parents, comme envers ses amis, comme envers l’homme le plus obscur, fût-il même son esclave ; car il juge, non l’état de la personne, mais la valeur du service.

XVIII. Ce n’est pas que certains philosophes, Hécaton, par exemple, ne se demandent si un esclave peut être le bienfaiteur de son maître.Car on a distingué, on a dit : «Il y a le bienfait ; il y a le devoir ; il y a le service d’état. Le bienfait, c’est ce qu’un tiers donne : on appelle un tiers celui qui, sans encourir le blâme, pouvait nous négliger. Les devoirs sont la tâche d’un fils, d’une épouse, et de ces personnes que tout autre lien avertit et oblige de nous porter secours. Le service d’état nous vient de l’esclave que sa condition met dans l’impuissance de prétendre jamais obliger son supérieur, quoiqu’il fasse pour lui. »… Mais en outre, vouloir qu’un esclave ne puisse en aucun cas être le bienfaiteur de son maître, c’est méconnaître les droits de l’humanité. Ce qui importe ici, c’est le cœur, non l’état. La vertu n’est d’avance fermée à personne : elle ouvre à tous son sanctuaire, elle accueille, elle invite tout le monde, hommes libres, affranchis par naissance, esclaves, rois et proscrits7. Elle ne choisit ni la noblesse, ni le cens : l’homme tout nu lui suffit. Nous serait-il resté un abri contre les coups imprévus au sort, et l’âme eût-elle pu se promettre rien de grand, si la vertu la mieux reconnue changeait au gré de la Fortune ? Si l’ esclave ne peut être le bienfaiteur du maître, le sujet ne peut l’être de son roi, ni le soldat de son général. Qu’importe en effet quelle autorité nous enchaîne, dès qu’elle est absolue ? Car si l’esclave ne peut aspirer au titre de bienfaiteur, lui, contraint et passif, qui craint les derniers châtiments, l’obstacle est pareil pour le sujet et le soldat, puisque, à des titres différents, on a sur eux les mêmes droits. Et pourtant on est parfois bienfaiteur de son roi, de son général : on peut donc l’être de son maître. Un esclave peut être juste, courageux, magnanime : donc il peut être bienfaisant. Car c’est là aussi de la vertu. Il est si vrai qu’un esclave est capable de ce rôle, que souvent le salut du maître est l’œuvre de l’esclave. On ne doute pas qu’il ne puisse être le bienfaiteur d’autres personnes que de son maître : pourquoi ne le serait-il pas encore de ce dernier ?

XIX. « C’est, dit-on, que l’esclave ne devient pas créancier du maître, lors même qu’il lui prête de l’argent. Autrement, il en ferait tous les jours son obligé : car il le suit dans ses voyages, le soigne dans ses maladies, déploie pour lui le zèle le plus actif. Toutes ces choses qui venant d’un homme libre, s’appelleraient bienfaits, de la part d’un esclave ne sont que des services forcés. Un bienfait, c’est ce qu’on donne étant libre de ne pas donner : or l’esclave n’a pas la faculté du refus. Il n’oblige donc pas, il obéit, et ne se glorifie pas d’avoir fait ce qu’il ne pouvait point ne pas faire. » Même avec cette restriction j’aurai cause gagnée, et j’amènerai l’esclave à se voir libre en mille choses. En attendant, dites-moi, si je vous le montre combattant pour sauver son maître sans songer à lui-même, et, criblé de blessures, versant ce qui lui reste de sang et de vie, cherchant enfin au prix de sa mort à donner à ce maître le temps de s’échapper, nierez-vous qu’il soit son bienfaiteur, parce qu’il est esclave ? Si je vous le montre, invité à trahir les secrets de son maître, et ne se laissant ni gagner aux promesses du tyran, ni effrayer par ses menaces, ni vaincre par aucune torture, détournant de tout son pouvoir les soupçons de son bourreau et sacrifiant sa vie à sa foi, nierez-vous encore qu’il soit le bienfaiteur de son maître, parce qu’il est esclave ? Reconnaissez ici un héroïsme d’autant plus beau que les exemples en sont plus rares chez des esclaves, d’autant plus touchant, que, malgré l’odieux qui s’attache à presque toute domination, et bien que toute contrainte pèse, l’amour pour un maître a été plus fort que la haine commune pour l’esclavage. Loin donc de dire qu’il n’y a pas bienfait, parce que l’action part d’un esclave, dites qu’il est d’autant plus méritoire que la servitude même n’a pu glacer son dévouement.

XX. On se trompe, si l’on croit que la servitude s’empare de tout l’homme : la meilleure partie de son être y échappe8. Son corps peut devenir le sujet et le lot d’un maître ; son âme a la royauté d’elle-même : elle est toute libre, elle a des ailes ; malgré la prison qui l’enferme, son essor que rien ne captive s’élève aux actes les plus sublimes et va, dans les champs de l’infini, s’associer aux intelligences célestes. C’est donc le corps que la Fortune livre à un maître. C’est le corps qui s’achète et se vend : mais l’intime portion de nous-mêmes, on ne la donne pas en propriété. Tout ce qui relève d’elle participe de son indépendance. Aussi le maître n’a-t-il pas droit de tout ordonner, comme l’esclave n’est pas contraint de tout faire. Ce qu’on lui commandera contre la république il ne l’exécutera point : jamais ses mains ne se prêteront au crime.

XXI. Il est des actes que les lois n’ordonnent ni ne défendent : c’est là que l’esclave trouve matière au bienfait. Tant qu’il se borne à faire ce qu’on exige d’un esclave, il ne rend qu’un service forcé. Va-t-il au delà de ce qui lui est imposé, c’est un bienfait. S’élève-t-il jusqu’à l’affection d’un ami, le nom de serviteur ne lui convient plus. Il y a des choses que le maître est tenu de fournir à l’esclave, comme le vivre, le vêtement : jamais cela ne s’est nommé bienfait ; mais c’en est un que de s’attacher à lui, de l’élever libéralement, de l’initier dans les arts que l’on enseigne aux citoyens. La réciproque a lieu dans le rôle de l’esclave : tout ce qui dépasse le cercle des fonctions serviles, tout ce que lui dicte de généreux non l’obéissance, mais une impulsion volontaire, s’appellera bienfait, si toutefois la chose eût mérité ce nom de la part de tout autre.

XXII. « L’esclave, dit Chrysippe, est un mercenaire à vie. » Or comme un mercenaire nous oblige quand il fait plus que la besogne pour laquelle il s’est loué, de même l’esclave qui, par dévouement pour son maître, va au delà des devoirs de sa condition et s’élève à quelque grand acte qui honorerait tout homme né dans une classe plus heureuse, l’esclave qui surpasse ainsi l’attente de son maître est un bienfaiteur trouvé au sein de nos foyers. Vous semble-t-il juste que ces hommes, qui nous irritent s’ils font moins que leur devoir, n’obtiennent pas de reconnaissance s’ils font plus que ce qu’ils doivent et font d’ordinaire ? Veut-on savoir quand il n’y a pas bienfait de leur part ? C’est quand le maître peut dire : « Malheur à eux s’ils refusent ! » Mais quand ils ont fait ce qu’ils pouvaient ne pas vouloir, louons-les de l’avoir voulu. Ce sont deux choses contraires que le bienfait et l’injure. On peut rendre service au maître, si l’on peut recevoir de lui une injure : or un juge est établi pour connaître des injures faites par les maîtres à leurs esclaves, pour punir ceux qui font d’eux les victimes de leur cruauté, ou de leur débauche, ou qui leur fournissent d’une main trop avare les choses nécessaires à la vie9

« Comment ! Un bienfait aurait lieu d’esclave à maître ! » Dites plutôt : d’homme à homme. Enfin ce qui dépendait de lui il l’a fait : il a rendu un grand service à son maître ; il dépend de toi que tu ne l’aies point reçu d’un esclave. Mais quel est l’homme si haut placé que le sort ne puisse réduire à avoir besoin même du dernier des hommes ? Je vais citer maint exemple de bienfaits de genres tout divers, parfois même opposés. Celui-ci donne la vie à son maître ; celui-là la mort ; un troisième le sauve quand il va périr et, si ce n’est assez, périt en le sauvant : l’un aide au suicide de son maître, l’autre a su lui donner le change.

XXIII. Claudius Quadrigarius rapporte, au dix-huitième livre de ses Annales, qu’au siège de Grumentum, quand déjà toute défense était désespérée, deux esclaves passèrent dans le camp romain, où même ils se rendirent utiles. La ville prise, et le vainqueur se répandant de tous côtés, les deux esclaves qui savaient les chemins, courent les premiers au logis de leur maîtresse, la font marcher devant eux, et aux questions qu’on leur adresse sur elle, répondent que c’est leur maîtresse, et une maîtresse fort cruelle qu’ils conduisent eux-mêmes au supplice. L’ayant menée hors des murs, ils la tinrent cachée avec grand soin jusqu’à ce que la fureur de l’ennemi fût calmée ; et quand rassasié de vengeance, le soldat romain fut revenu à son caractère, eux aussi reparurent ce qu’ils étaient et se remirent sous le pouvoir de leur maîtresse. Elle les affranchit sur l’heure ; elle ne s’indigna pas de devoir la vie à des hommes sur qui elle avait eu droit de vie et de mort. Peut-être même s’en applaudit-elle davantage. Car sauvée par l’ennemi, elle n’eût éprouvé que l’effet d’une clémence vulgaire et de tous les jours ; sauvée par ses esclaves, elle devint l’objet d’un noble souvenir et un exemple pour les deux cités. Dans l’horrible confusion d’une ville prise, où chacun ne songeait qu’à soi. tous avaient fui cette femme, hormis deux transfuges. Et ceux-ci, pour montrer dans quel esprit s’était faite leur première désertion, passèrent de nouveau des vainqueurs à la captive sous leur masque de parricides. Leur bienfait fut sublime en ceci : pour empêcher le meurtre de leur maîtresse, ils ne crurent pas trop faire en s’avouant ses meurtriers. Non, crois-moi, non, te dis-je, il n’est pas d’une âme servile d’accepter l’infamie d’un crime pour prix d’un acte de vertu.

C. Vettius, préteur des Marses, était mené prisonnier au général romain. Un de ses esclaves arrache l’épée du soldat qui traîne Vettius, tue d’abord ce dernier, puis s’écrie : « Il est temps de songer à moi ; voilà que j’ai affranchi mon maître. » Et d’un seul coup il se perce de part en part. Trouve-moi un plus noble libérateur que cet esclave.

XXIV. César assiégeait Corfinium et y tenait bloqué Domitius. Celui-ci commanda à son médecin, qui était aussi son esclave, de lui donner du poison. Comme il le voyait hésiter : « Que tardes-tu ? lui dit-il ; crois-tu que la chose dépende tout à fait de toi ? Je te demande la mort, et j’ai mes armes. » L’esclave promit d’obéir, et lui fit prendre un breuvage inoffensif qui l’assoupit ; puis il s’en fut trouver le fils de son maître et lui dit : « Ordonnez qu’on s’assure de moi, jusqu’à ce que l’événement prouve si c’est du poison que j’ai donné à votre père. » Domitius vécut et fut sauvé par César ; mais l’esclave l’avait sauvé le premier.

XXV. Dans la guerre civile, un proscrit fut caché par son esclave qui, paré des bagues et couvert des vêtements de son maître, alla au-devant des émissaires, leur dit qu’il ne demandait point grâce, qu’ils pouvaient exécuter leurs ordres, et présenta sa tête.

Quel héroïsme d’avoir voulu mourir pour son maître en un temps où c’était une rare preuve de foi de ne pas vouloir sa mort ! Qu’il est beau de se montrer humain dans la barbarie générale ; fidèle, quand tous sont perfides ; et lorsque de si hauts prix sont offerts à la trahison, de n’ambitionner pour prix de sa foi que le trépas !

XXVI. Notre siècle a ses exemples que. je n’omettrai pas. Sous l’empereur Tibère la fureur des délations s’était propagée comme une épidémie qui, plus terrible que toute guerre civile, dépeuplait Rome en pleine paix. On recueillait les propos de l’ivresse, les innocentes saillies de la gaieté : tout devenait péril, pour sévir tout prétexte était bon. Le sort des accusés ne donnait même plus lieu aux incertitudes ; c’était le même pour tous. L’ex-préteur Paulus assistait à un festin ayant à son doigt le portrait de Tibère sur une pierre gravée en relief. Le scrupule serait déplacé si je cherchais une périphrase pour dire qu’il alla prendre un pot de chambre. Cela fut aussitôt remarqué par Maro, l’un des fameux espions de l’époque. Mais l’esclave de l’homme dont on tramait la perte profita de son ivresse pour lui retirer son anneau et, comme Maro prenait les convives à témoin que l’image de César avait été mise en contact avec un objet obscène, comme il dressait déjà sa dénonciation, l’esclave montra la bague dans sa main10. Qui le traiterait d’esclave après cela pourrait appeler le délateur un convive.

XXVII. Sous le divin Auguste, la parole n’était pas dangereuse encore, mais pouvait être fâcheuse. Un membre du sénat, Rufus, avait dans un souper exprimé le vœu qu’Auguste ne revînt pas sain et sauf d’une expédition qu’il préparait ; et il avait ajouté que tous les taureaux et les veaux faisaient le même vœu[7]. Ce propos fut soigneusement remarqué. Dès qu’il fit jour, un esclave, qui pendant le repas s’était tenu aux pieds de son maître, lui rendit compte de ce que l’ivresse lui avait fait dire à table, et lui conseilla de prévenir César en se dénonçant lui-même. Rufus profite de l’avis et va aborder l’empereur comme il descendait de son palais. Il proteste que la veille il n’était, pas dans son bon sens ; il souhaite que ses paroles retombent sur lui et sur ses fils et supplie Auguste de lui pardonner et de lui rendre ses bonnes grâces. « C’est chose faite, répondit le prince. — Mais, ajouta l’autre, personne ne me croira rentré en grâce si je n’obtiens de vous quelque présent ; » et il demanda une somme qui n’eût pas été à dédaigner pour un favori. César là lui accorda en disant : « Dans mon intérêt j’aurai soin de ne plus me brouiller avec vous. » Il est beau à Auguste d’avoir pardonné, d’avoir joint la libéralité à la clémence. Personne, au récit de ce trait, ne pourra s’empêcher de louer l’empereur ; mais d’abord il louera l’esclave. Tu n’attends pas que je te dise qu’il fut affranchi ? Non sans rançon toutefois : César en avait fait les frais.

XXVIII. Après tant d’exemples, doutera-t -on qu’un maître reçoive quelquefois un bienfait de son esclave ? Pourquoi l’action serait-elle rabaissée par la personne, plutôt que la personne relevée par l’action ? Nous avons tous même commencement et même origine : nul n’est plus noble qu’un autre, s’il n’a un naturel plus droit et plus apte aux pratiques du bien11. Étaler, dans un vestibule ses aïeux en peinture, et placer à l’entrée de sa demeure la longue série des noms de sa famille enguirlandés de mille festons généalogiques, c’est être un homme connu, plutôt que noble. Notre seul père à tous est le ciel : par de brillants ou obscurs degrés chacun de nous remonte à cette origine première. Ne sois point dupe de ces hommes qui, dans le recensement de leurs ancêtres, partout où leur manque un nom illustre, ont un dieu à y colloquer. Ne méprise point celui qui n’a pour cortège que des noms sans gloire et peu secondés de l’inclémente Fortune. Eussiez-vous pour ascendants des affranchis, ou des esclaves, ou même des barbares, n’en portez pas moins haut votre courage, franchissez tout cet intervalle de boue : au terme vous attend la vraie et suprême noblesse.

Pourquoi se gonfler d’orgueil et de vanité jusqu’à s’indigner de recevoir des bienfaits d’un esclave, et, sans rien voir que sa condition, oublier ses services ? Un esclave ! Oses-tu appeler ainsi qui que ce soit, toi l’esclave de la lubricité et de l’intempérance, d’une adultère maîtresse, ou plutôt le valet banal de toutes les adultères ? Traiter un homme d’esclave, toi ! Mais où donc courent te déposer les porteurs qui te promènent dans cette couche que tu nommes ta chaise, ces estaffiers déguisés en soldats et costumés comme aux jours de parade ? Où, dis-moi, vont-ils te descendre ? Devant la loge d’un misérable portier, ou près d’un sarcleur de jardins qui n’a même pas de rang chez son maître. Et tu nies encore qu’un esclave puisse être ton bienfaiteur, toi pour qui le baiser, de l’esclave d’autrui est un bienfait ? Quel immense contraste de sentiments ! Au même instant tu méprises les esclaves et tu leur fais ta cour ; impérieux et despote chez toi, humble au dehors, aussi méprise que méprisant. Car il n’est point d’âmes plus rampantes que celles qui portent le plus haut l’insolence ; et nul n’est prêt à vous fouler aux pieds comme ceux qui ont appris à prodiguer l’outrage à force de le recevoir12

XXIX. Ce que je dis là, j’ai dû le dire pour rabattre l’outrecuidance de ces hommes qui sont tout par leur fortune, et pour revendiquer les droits de l’esclave à exercer la bienfaisance, afin que ceux du fils aussi soient reconnus. On se demande, en effet, s’il est des cas où les enfants puissent rendre à leurs parents de plus signalés services qu’ils n’en ont reçu d’eux. On accorde que beaucoup de fils ont été plus grands, plus puissants, et quelques-uns plus vertueux que leurs pères. Si on l’admet, il se peut donc qu’ils aient mieux mérité d’eux, puisque leur fortune était plus ample et leurs dispositions meilleures. Quoi qu’il donne à son père, le fils, dit-on, donne toujours moins : car cette faculté même de donner, c’est du père qu’il la tient. Ainsi jamais le père n’est surpassé en bienfaits, puisque c’est grâce à lui qu’ont lieu ces mêmes bienfaits qui surpassent les siens. — Mais d’abord il est des choses qui doivent leurs commencements à d’autres, et qui ne laissent pas d’être plus grandes que leurs commencements ; et on ne peut conclure qu’un effet n’est pas plus grand que sa cause, de cela seul qu’il n’eût pu gagner autant d’importance sans cette cause. Il n’est rien qui ne se hâte de laisser bien loin son berceau. Les germes, principes de toutes choses, ne sont pourtant que la moindre partie de ce qu’ils produisent. Vois le Rhin, vois l'Euphrate et tous les fleuves les plus fameux : que sont-ils, mesurés où ils prennent leur source ? Cette masse d’eau effrayante et le nom qu’ils portent, c’est dans leur cours qu’ils les ont acquis. Retranche les racines, les bois ne s’élèveront plus, et les hautes montagnes perdront leur vêtement. Considère ces arbres si gigantesques, à estimer leur élévation, et qui, à voir l’épaisseur et l’envergure de leurs rameaux, s’étendent si au large : combien est peu de chose, en comparaison, ce que tient de place la fibre toute mince des racines ! Les temples s’appuient sur leurs fondation» comme les fiers remparts de Rome ; pourtant les matériaux jetés dans le sol pour affermir tout l’édifice ont disparu. C’est ce qui arrive pour toutes choses : les développements qui suivent ensevelissent toujours leurs principes. Je n’aurais pu rien acquérir, si les bienfaits de mes parents ne m’eussent ouvert la voie ; mais tout ce que j’ai acquis n’est pas pour cela moindre que la chose sans laquelle je n’aurais pu acquérir. Si une nourrice n’eût allaité mon enfance, je n’eusse rien pu faire de ce que ma tête et mon bras exécutent, ni m’élever à cette célébrité que mes talents civils et militaires m’ont value : est-ce à dire qu’aux œuvres les plus importantes tu préféreras la tâche d’une nourrice ? En quoi diffèrent ces deux genres de bienfaits, puisque sans ceux d’un père comme sans les soins d’une nourrice, j’étais hors d’état d’avancer plus loin ?

XXX. Si c’est à l’auteur de mon être que je dois tout ce que je puis faire, songe que mon être n’a commencé ni à mon père, ni même à mon aïeul. Il y aura toujours quelque chose d’antérieur d’où l’origine prochaine tirera son origine. Pourtant nul ne dira qu’à des inconnus, à des ancêtres plus reculés que tous les souvenirs je doive plus qu’à mon père. Je leur devrai plus cependant, si mon père leur doit de m’avoir engendré. Tout ce que j’ai fait pour mon père, dit-on, eussé-je fait beaucoup, est moindre que la valeur de son présent, parce que je n’existerais pas, si je n’y avais puisé la vie. À ce compte, qu’un homme ait guéri mon père malade et mourant, je ne pourrai rien faire pour cet homme qui ne soit au-dessous d’un tel service ; car mon père ne m’eût pas engendré, s’il n’eût été guéri. Mais vois : ne serait-on pas plus dans le vrai en appréciant si ce que j’ai pu faire et ce que j’ai fait était bien mon œuvre, l’œuvre de mes forces, de ma volonté ? Examine ce qu’est en soi le fait de ma naissance : qu’y remarqueras-tu ? Un don chétif et précaire, une chance commune de bien comme de mal, le premier pas sans doute vers toutes choses, mais non plus grand que toutes, quoiqu’il soit le premier. J’ai sauvé mon père, je l’ai porté à la dignité la plus haute, j’ai fait de lui le premier de la cité ; et, non content de voir rejaillir sur lui l’éclat de mes actions, je lui ai ouvert, pour qu’il en fît de grandes à son tour, une carrière ample, facile, aussi sûre que glorieuse. Honneurs, richesses, j’ai accumulé sur lui tout ce qui suscite l’ambition des hommes ; et, supérieur à tous, j’ai voulu rester son inférieur. Dira-t-on : « La faculté que tu avais de faire tout cela est un don de ton père ? » Je répondrai : Oui, sans doute, si pour le faire il suffisait de naître. Mais si vivre est la moindre des choses pour vivre dignement, et si vous ne m’avez transmis que ce qui m’est commun avec la bête, avec le plus chétif et le plus immonde animal, ne revendiquez point un bienfait qui n’émane pas de vous, bien que sans vous je ne l’eusse point reçu. Supposez que pour cette vie que je vous dois j’aie sauvé la vôtre : alors aussi je l’emporte sur vous, attendu que je vous donne, à vous qui le sentez, ce que je sens bien que je vous donne, et cela non dans un but de, volupté pour moi, ni surtout au moyen de la volupté ; attendu enfin qu’il est d’un plus grand prix de conserver l’existence que de la recevoir, comme la mort est bien plus légère à qui n’en a pas eu les angoisses.

XXXI. En vous sauvant la vie, je vous en fais jouir à l’instant même : en la recevant de vous, j’ignorais si je vivais. Je vous l’ai sauvée quand vous craigniez de mourir ; vous me l’avez donnée avec chances de mort. Je vous ai sauvé une vie déjà développée et complète : vous m’avez engendré dépourvu de raison, fardeau pour le sein maternel. Voulez-vous savoir le peu de prix d’un tel présent fait de la sorte ? Si vous m’eussiez exposé, c’était un mauvais service de m’avoir engendré. D’où je conclus que la cohabitation du père et de la mère constitue un médiocre bienfait, s’il n’est suivi d’autres qui continuent ce commencement de don et le sanctionnent par des soins ultérieurs. Le bien n’est pas de vivre, mais de vivre vertueusement. Je vis en homme vertueux, mais je pouvais vivre tout autrement : donc, la seule chose que je vous doive, c’est de vivre. Que vous me jugiez obligé pour ce don en lui-même, pour Une vie dénuée de tout le reste, inintelligente, que vous vous en targuiez comme d’un grand service, songez-y, c’est me croire obligé pour un bien dont jouissent la mouche et le vermisseau. Ensuite, pour ne pas dire plus, si je me suis adonné aux études qui font l’honnête homme, afin de diriger ma course dans le droit chemin de la vie, vous avez de votre bienfait même recueilli plus que vous ne m’aviez donné. Car vous m’aviez livré à moi-même novice et sans expérience ; moi, je vous ai rendu un fils dont vous pouvez vous applaudir d’être père.

XXXII. Mon père m’a nourri : si je lui rends le même service, je fais plus pour lui, heureux qu’il est, non pas seulement d’être nourri, mais de l’être par un fils ; et il trouve plus de charme dans mon affection que dans ce soin matériel. Les aliments qu’il m’a donnés ne sont arrivés qu’à mon corps. Mais qu’un homme s’élève assez haut pour se faire connaître aux nations par son éloquence, ou par sa justice, ou par ses hauts faits à la guerre, pour environner son père du reflet de sa renommée, et dissiper par une éclatante lumière l’obscurité de son berceau, ne rend-il point par là aux auteurs de ses jours un inestimable service ? Qui connaîtrait Ariston et Gryllus, s’ils n’avaient eu Xénophon et Platon pour fils ? Le nom de Sophronisque, grâce à Socrate, ne saurait périr. Il serait long d’énumérer tous les hommes dont les noms ne vivent que parce que la rare vertu de leurs enfants les a transmis à la postérité. Lequel des deux a rendu le plus grand service à l’autre, ou le père d’Agrippa, inconnu même après la mort de son fils, ou ce fils, honoré de la couronne navale, de cette décoration unique entre tous les dons militaires ; qui élevait dans Rome tous ces imposants édifices supérieurs en magnificence à ceux des âges précédents et que depuis on ne devait point surpasser ?

Octavius fut-il jamais le bienfaiteur de son fils, plus que ce fils, devenu Auguste, n’a été celui de son père, bien que le rang du père adoptif (Jules César) laissât dans l’ombre Octavius ? Quelle satisfaction pour lui, s’il eût vu Auguste, après les guerres civiles étouffées, donner la paix et la sécurité au monde ! Il n’eût pas reconnu son propre sang : il eût à peine cru, reportant ses yeux sur lui-même, que ce grand homme fût né dans sa maison.

Irai-je après cela citer tant d’autres pères que l’oubli eût déjà dévorés, si la gloire de leurs fils ne les eût tirés des ténèbres et ne leur conservait encore quelque éclat ? D’ailleurs, nous n’examinons pas s’il est des fils qui aient rendu à leurs pères plus qu’ils n’en ont reçu, mais si la chose est possible. Quand les traits que j’ai rapportés ne te satisferaient point, ne surpasseraient point le bienfait de la vie, un fait est-il au delà des forces de la nature parce qu’aucun âge ne l’a encore produit ? Si un acte isolé ne peut l’emporter en grandeur sur le mérite des soins paternels, plusieurs réunis feront pencher la balance.

XXXIII. Scipion sauva son père dans un combat : à peine revêtu de la prétexte, il poussa son cheval contre l’ennemi ; s'était peu d’avoir bravé, pour arriver à son père, les extrêmes périls qui de toutes parts pressaient les chefs principaux, d'avoir triomphé de tant d’obstacles, d’avoir, lui, nouveau venu, passé sur le corps aux vétérans pour courir à la première ligne, d’avoir enfin devancé son âge : ajoute que ce même héros va défendre ce père[8] accusé, l’arracher aux puissants adversaires ligués contre lui ; qu’il va, outre un second et un troisième consulat, accumuler sur lui tous les honneurs qu’un consulaire même puisse ambitionner, qu’il va faire hommage à sa pauvreté des trésors qu’il tient du droit de la guerre, et, chose la plus flatteuse pour un guerrier, l’enrichir des dépouilles de l’ennemi. Si c’est peu encore, ajoute qu’il lui continue ses gouvernements de provinces et ses commandements extraordinaires ; ajoute que, par la ruine des plus redoutables cités, devenu le protecteur et le vrai fondateur d’un empire qui désormais s’étendait sans rival de l’Orient à l’Occident, il apporte une illustration nouvelle à un père déjà si illustre. C’était, dis-tu, le père de Scipion ! Mais est-il douteux que le vulgaire bienfait de la naissance ne soit éclipsé par cette sublime piété filiale et par cet héroïsme dont je ne saurais dire si la patrie recueillait plus de sécurité que de gloire ?

XXXIV. Enfin, si ce n’est assez de tout cela, figure-toi un fils qui arrache son père à la torture et qui s’y soumet à sa place. Tu peux étendre aussi loin que tu voudras les bienfaits du fils, tandis que celui du père était simple et facile, et même accompagné de plaisir pour le bienfaiteur, et nécessairement prodigué par lui à bien d’autres sans le savoir, bienfait où la mère est de moitié, où il avait en vue les lois du pays, les prérogatives des pères, la perpétuité de sa maison et de sa race, toute autre chose enfin que l’être auquel il donnait le jour. Et celui qui, parvenu à la sagesse, l’aura enseignée à son père, discuterons-nous encore s’il a plus donné que reçu, lui qui rend à son père une vie heureuse, quand il n’a reçu que la vie ? « Mais, dit-on, c’est à votre père que vous devez d’agir en tout comme vous faites et de lui rendre tant de services.» Et à mon précepteur aussi je dois les progrès de mon éducation libérale. Je n’en ai pas moins dépassé ceux qui m’en ont transmis les principes et surtout ceux qui m’ont appris les premiers éléments ; et encore que sans eux on ne saurait faire un pas dans la science, il n’en résulte point que, quelque pas qu’on ait fait, on reste au-dessous d’eux. Grande est la distance des commencements à la perfection ; est-ce à dire que les uns soient comparables à l’autre, parce que, sans le début, on ne peut monter jusqu’au terme ?

XXXV. Mais il est temps de produire des raisons marquées pour ainsi dire à notre coin. Tant qu’il existe des bienfaits plus grands que les siens, le bienfaiteur peut être surpassé : un père donne la vie à son fils ; mais il y a quelque chose de meilleur que la vie : un père peut donc être surpassé, puisqu’il y a quelque chose de plus grand que son bienfait. Et même celui qui a donné la vie à un autre, si cet autre le sauve une et deux fois de la mort, a plus reçu qu’il n’a donné : or le père a donné la vie ; il peut donc, s’il est plusieurs fois délivré de la mort par son fils, recevoir un bienfait plus grand que le sien. Qui reçoit un bienfait reçoit d’autant plus que son besoin était plus grand : or la vie est un plus grand besoin pour le vivant que pour celui qui n’est pas né et qui par conséquent ne peut avoir aucun besoin. Le père doit donc plus à son fils, s’il reçoit de lui la vie, que le fils ne reçoit du père en naissant. Pourquoi le fils ne pourrait-il vaincre le père en bienfaits ? Parce qu’il tient de lui l’existence, et que sans elle il n’eût jamais fait acte de bienfaiteur ? Mais ici le père est dans le même cas que tous ceux qui donnent la vie à d’autres : on n’aurait pu s’acquitter envers eux, si on ne l’eût point reçue. Selon vous, on ne pourrait non plus s’acquitter avec usure envers un médecin qui souvent aussi nous rend la vie, ni envers un matelot qui nous a sauvés du naufrage. Et pourtant on peut surpasser les bienfaits de ces hommes, comme de tous ceux qui d’une manière quelconque nous ont conservé le jour : donc il peut en être de même des pères. Si l’on m’a rendu un service qui avait besoin d’être soutenu des services de beaucoup d’autres, et qu’à mon tour j’en aie rendu un qui pouvait se passer d’auxiliaire, j’ai plus fait qu’on n’a fait pour moi. Le père donne au fils une vie prompte à s’éteindre, si de nombreux secours ne la viennent protéger ; le fils qui sauve la vie du père lui donne une chose qui n’a plus besoin d’autre assistance pour se maintenir. Ainsi est vaincu en bienfaits le père qui reçoit de son fils la vie que lui-même lui avait donnée.

XXXVI. Ceci ne détruit pas la vénération due aux auteurs de nos jours et ne fera pas que, leurs enfants soient moins bons pour eux : loin de là, ils en vaudront mieux. Car la vertu est, de sa nature, passionnée pour la gloire et brûle de dépasser qui la précède. La piété filiale sera plus ardente, si elle se livre à la reconnaissance avec l’espoir de surpasser le bienfait. Les pères eux-mêmes s’y prêteront volontiers et avec bonheur ; car en une foule de cas nous gagnons à être vaincus. Est-il une rivalité aussi désirable, une félicité aussi grande pour des parents que d’avouer que leurs bienfaits mêmes le cèdent à ceux de leurs fils ? L’opinion contraire fournit une excuse à ces derniers et les rend plus lents à payer leur dette, tandis que nous devons les aiguillonner et leur dire : « Courage, vertueux jeunes gens ! Une honorable lutte est ouverte entre vos parents et vous, pour savoir qui a plus donné ou reçu. Ils ne sont pas vainqueurs, pour vous avoir prévenus. Prenez seulement cette confiance qui vous sied si bien, et gardez-vous du découragement : vous les vaincrez comme c’est leur vœu. Et dans cette noble arène vous ne manquez pas de chefs qui vous exhortent à les imiter et vous commandent de marcher sur leurs traces à cette victoire que bien des fils ont obtenue. »

XXXVII. Cette victoire fut celle d’Enée : son père l’avait porté enfant sans effort comme sans risque ; et il porta ce père chargé d’ans au travers même de l’armée ennemie, des ruines de Pergame croulante autour de lui, lorsque, tenant embrassés les objets de son culte et ses dieux pénates, le religieux vieillard surchargeait sa marche d’un double fardeau. Il le sauva du milieu des flammes et, que ne peut le dévouement d’un fils ? le transporta jusqu’au delà des mers pour l’offrir à notre vénération comme l’un des fondateurs de cet empire. Cette victoire fut celle des jeunes Siciliens qui, au moment où l’Etna, en proie aux convulsions les plus violentes, vomissait l’incendie sur les villes, sur les campagnes, sur une grande partie de l’île, s’attelèrent au char qui portait leurs parents. Les laves, on l’a cru, se retirèrent devant eux et la flamme, s’écartant à droite et à gauche, ouvrit un passage que franchirent ces jeunes héros, si dignes de l’être impunément.

Cette victoire fut celle d’Antigone qui[9], après le gain d’une importante bataille, fit hommage à son père des fruits de son triomphe et lui livra la souveraineté de Chypre. C’est être vraiment roi que de ne vouloir pas l’être quand on le pourrait.

Cette victoire, T. Manlius[10] la remporta sur son père, tout impérieux qu’était celui-ci. Relégué temporairement par lui à la campagne, pour la grossière stupidité qu’il montra dans son adolescence, il alla trouver un tribun du peuple qui avait assigné Manlius, lui demanda audience et l’obtint. Le tribun comptait voir en lui le délateur d’un père odieux et pensait avoir bien mérité du fils dont l’exil était, entre autres choses, l’un des plus forts griefs imputés au père. Mais le jeune homme, trouvant le tribun seul, tire un fer caché sous sa robe et dit : «Si tu ne jures de te désister, ce fer va te percer le sein. Je te laisse à choisir le moyen de délivrer mon père de son accusateur. » Le tribun jura et tint parole ; il rendit compte à l’assemblée du motif de son désistement. Jamais nul autre ne tenta impunément d’imposer silence à un tribun.

XXXVIII. Les exemples se pressent à la suite l’un de l’autre quand il s’agit de fils qui ont arraché leurs pères aux dangers, qui des derniers rangs les ont fait monter aux premiers, qui les ont tirés de la plèbe et de l’ignoble foule pour les offrir à l’entretien de tous les siècles. Aucune énergie de langage, aucune puissance de génie ne saurait exprimer tout ce qu’il y a de mérite, tout ce qu’il y a de gloire à jamais assurée dans la mémoire des hommes à pouvoir se dire : « J’ai obéi, j’ai cédé en tout à mes parents ; leurs commandements, soit justes, soit iniques et cruels pour moi, m’ont trouvé docile et soumis ; sur un seul point j’ai été rebelle ; je n’ai pas voulu leur être inférieur en bienfaits. » Luttez de dévouement, je vous en conjure, et, même après un échec, rétablissez vos lignes. Heureux les vainqueurs ! Heureux encore les vaincus ! Quoi de plus beau qu’un jeune homme puisse tenir ce langage à lui-même, car à tout autre ce serait impie : « J’ai vaincu mon père en bienfaits ? » Quoi de plus fortuné qu’un vieillard qui répète à tous et partout que les bienfaits de son fils l’emportent sur les siens ? Quoi de plus triomphant que de céder à cet autre soi-même13 ?


LIVRE III.

1. « Les saintes vérités du ciel ne sont pas des meubles curieux et superflus, qu’il suffise de conserver dans un magasin : ce sont des instruments nécessaires qu’il faut avoir, pour ainsi dire , toujours sous la main, et que l’on ne doit presque jamais cesser de regarder, parce qu'on en a toujours besoin pour agir. Il est nécessaire que les prédicateurs de l'Évangile, par des avertissements chrétiens, comme par une main invisible, les tirent de ces lieux profonds où nous les avions reléguées, et les ramènenent de loin à nos yeux, qui les vouloient perdre (Bossuet, Serm. sur la Vérit. Évang.)

2. Voir Quintilien, cxiie Déclamat.

Des gens ont tout gâté…
Otez d'entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
    (La Fontaine, Belphégor.)

3.

L’homme trahit sa foi, d’où vindrent les notaires
Pour attacher au joug les humeurs volontaires.
     (Régnier, Sat. x.)

« Parchemins inventés pour faire souvenir ou pour convaincre les hommes de leur parole : honte de l’humanité. »

     (La Bruyère, de l’Homme.)

4.

Fiunt octo mariti
Quinque per autumnos…(Juvén., Sat. vi.)

5.

Églé n’a qu’un amant qu'un seul !— Ma foi, tant pis :
La voilà femme à deux maris. (Martial, VI, Ép. xc.)

6. « Et n’avons-nous pas vu le monde poli traiter de sauvages et de rustiques ceux qui n'avoient point de telles attaches. » (Bossuet, Serm. sur l’honneur.)

7. Voir liv. III, xxviii ; lettre xxxiv, « Plus de gentil, ni de juif, de circoncision et de prépuce, de barbare et de Scythe, d’esclave ni de libre : le Christ est tout et dans tous. » (Paul, Col., iii, 2.)

8.

Je suis fils d'un pêcheur, et non pas d'un infâme :
La bassesse du sang ne va pas jusqu’à l’âme.

(Corneille, Don Sanche.)

9. Selon Bodin, qui s’appuie sur ce passage, Néron fut le premier qui chargea un magistrat de recevoir les plaintes des esclaves contre leurs maîtres. L'affranchi Narcisse, ministre de Néron, s'était senti ému pour ses pareils de la pitié de Trimalchion. (Voir Pétrone, ch. lxxi. M. Troplong, Influence du christianisme sur le droit civil des Romains.)

10. Suét., Tibère, lviii. Sur ce crime de lèse-majesté, voir Montesq., Grandeur et décadence des Rom., ch. xiv.

11. Voir lettres XLIV et xlvii.

Nobilitas sola est atque unica virtus. (Juvénal.)

Les mortels sont égaux. Ce n'est point la naissance.
C'est la seule vertu qui fait la différence. (Volt., Mérone)

Il est noble, il est illustre.
Il n’emprunte point son lustre
D’une vitre ou d’un tombeau.
Ni d’une image enfumée
Dont la face consumée
Rechigne dans un tableau.  (Joach. du Bellay.)

12. Omnia serviliter pro dominatione. (Tacit.) « Tyranneau sous le grand tyran.» (Montaigne.) « Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu’on livre en gros aux premiers de la cour l’air de hauteur, de fierté et de commandement, afin qu’ils le distribuent en détail dans les provinces. » (La Bruyère, de la Cour.)

13. « Aussi y a-t-il des pertes triomphales à l’envi des victoires. » (Montaigne, I, xxx.)

  1. Voy. Livre II, xxvii et xxviii.
  2. Voy. La Vie heureuse, vi ; Brièveté de la vie, x; Consol. à Polybe, xxix ; Lettre xc.
  3. Sénèque se trompe. Les Athéniens, les Perses, les Macédoniens ont admis l’action contre les ingrats. À Rome, à Marseille on avait puni des affranchis ingrats envers leurs anciens maîtres. Sur les Athéniens, voy. Valère-Maxime, V, iii.
  4. Sorte de Jury formé tous les ans par le prêteur. Voy. Esprit des lois, XI, xviii.
  5. Voy. Lettres vi et lxxxi.
  6. Voy. De la clémence, I, xxii
  7. Pour ne pas servir d’hécatombes après la victoire.
  8. Il y a Ici une erreur presque incroyable. Ce n’est pas à son père, mais à son frère ainé, L. Scipion, que ces services ont été rendus. Est-ce erreur des copistes ? Patrem pour fratrem.
  9. Faute de copiste, selon J. Lipse. Il voudrait lire : Vicit Antigoni filius. Il s’agit en effet, voir Plutarque, de Démétrius Poliorcètes.
  10. Voy. Cicéron, de Offic. III, xxxi ; Tite-Live, VII, iv.