Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XL

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 255-259).

CHAPITRE XL.

DE L’ESPRIT DE FISC.


Lesprit de fisc, qui s’est attaché à la jurisprudence criminelle depuis son origine, est aussi une source funeste d’injustices et d’erreurs[1].

Il y eut des temps où presque toutes les peines étaient pécuniaires. Les crimes des sujets étaient pour le prince une sorte de patrimoine. Les attentats contre la sûreté publique étaient un objet de gain, sur lequel on savait spéculer. Le souverain et les magistrats trouvaient leur intérêt dans les délits qu’ils auraient dû prévenir. Les jugemens n’étaient alors qu’un procès entre le fisc qui percevait le prix du crime, et le coupable qui devait le payer. On en avait fait une affaire civile, contentieuse, comme s’il se fût agi d’une querelle particulière, et non du bien public. Il semblait que le fisc eût d’autres droits à exercer que de protéger la tranquillité publique, et le coupable d’autres peines à subir que celles qu’exigeait la nécessité de l’exemple. Le juge établi pour rechercher la vérité avec un cœur impartial, n’était plus que l’avocat du fisc ; et celui que l’on appelait le protecteur et le ministre des lois, n’était que l’exacteur des deniers du prince.

Dans ce système, celui qui s’avouait coupable, se reconnaissait, par cet aveu même, débiteur du fisc ; et comme c’était là le but de toutes les procédures criminelles, tout l’art du juge consistait à obtenir cette confession de la manière la plus favorable aux intérêts du fisc.

C’est encore vers ce même but fiscal que tend aujourd’hui toute la jurisprudence criminelle, parce que les effets continuent toujours long-temps après que leurs causes ont cessé.

Aussi le prévenu qui refuse de s’avouer coupable, quoique convaincu par des preuves certaines, subira une peine plus douce que s’il eût confessé ; il ne sera pas appliqué à la torture pour les autres forfaits qu’il pourrait avoir commis, précisément parce qu’il n’a pas avoué le crime principal dont il est convaincu. Mais si le crime est avoué, le juge s’empare du corps du coupable ; il le déchire méthodiquement ; il en fait, pour ainsi dire, un fond dont il tire tout le profit possible.

L’existence du délit une fois reconnue, la confession du prévenu devient une preuve convaincante. On croit rendre cette preuve moins suspecte, en arrachant l’aveu du crime par les tourmens et le désespoir ; et l’on a établi que la confession ne suffit pas pour condamner le coupable, si ce coupable est tranquille, s’il parle librement, s’il n’est pas environné des formalités judiciaires, et de l’appareil effrayant des supplices.

On exclut avec soin de l’instruction d’un procès, les recherches et les preuves qui, en éclaircissant le fait de manière à favoriser le prévenu, pourraient nuire aux prétentions du fisc ; et, si parfois on épargne quelques tourmens au coupable, ce n’est ni par pitié pour le malheureux, ni par indulgence pour la faiblesse, mais parce que les aveux obtenus suffisent aux droits du fisc, de cette idole qui n’est plus qu’une chimère, et que le changement des circonstances nous rend inconcevable.

Le juge, lorsqu’il remplit ses fonctions, n’est plus que l’ennemi du coupable, c’est-à dire, d’un malheureux courbé sous le poids de ses chaînes, que les chagrins accablent, que les tourmens attendent, que l’avenir le plus terrible environne d’horreur et d’effroi. Ce n’est point la vérité qu’il cherche ; il veut trouver dans l’accusé un coupable ; il lui tend des pièges ; il semble qu’il ait tout à perdre, et qu’il craigne, s’il ne peut convaincre le prévenu, de donner atteinte à cette infaillibilité que l’homme s’arroge en toutes choses.

Le juge a le pouvoir de déterminer sur quels indices on peut emprisonner un citoyen. C’est déclarer que ce citoyen est coupable, avant qu’il puisse prouver qu’il est innocent. Une telle information ne ressemble-t-elle pas à une procédure offensive ? Et voilà pourtant la marche de la jurisprudence criminelle, dans presque toute l’Europe, dans le dix-huitième siècle, au milieu des lumières ! On connaît à peine dans nos tribunaux la véritable procédure des informations, c’est-à dire, la recherche impartiale du fait, prescrite par la raison, suivie dans les lois militaires, employée même par les despotes de l’Asie, dans les affaires qui n’intéressent que les particuliers[2].

Nos descendans, sans doute plus heureux que nous, auront peine à concevoir cette complication tortueuse des plus étranges absurdités, et ce système d’iniquités incroyables, que le philosophe seul pourra juger possible, en étudiant la nature du cœur humain.


  1. Cette phrase n’est point dans l’original. Quelques traducteurs l’ont ajoutée comme nécessaire.
  2. « On ne jette les yeux qu’avec une douleur mêlée d’effroi, sur ces malheureux entourés d’une troupe de gens de robe, qui, sur la délation d’un scélérat, travaillent comme des forçats à leur imputer des crimes qu’ils n’ont pas commis. Ô justice ! tu frémis de voir tes oracles plus occupés à chercher un coupable qu’à démasquer le fourbe, le calomniateur, qui persécutent l’innocence. On dirait que les lois, qui devraient faire la sûreté du genre humain, n’ont été imaginées que pour sa destruction. » (Sterne, dans Tristram-Shandi.)