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Des origines de la république américaine

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Des origines de la république américaine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 2 (p. 587-616).
DES ORIGINES
DE LA
RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE

I. Histoire politique des États-Unis depuis les premiers essais de colonisation jusqu’à l’adoption de la constitution fédérale, 1620-1789, par M. E. Laboulaye. — II. History of the United-States, from the discovery to the confederation, first series, by Hildreth ; — Idem., second series, To the end of the sixteenth congress. — III. History of the United-States, by Dancroft ; 3 vol., Boston.

S’il est au monde une grande nation qui ait besoin de se replier sur elle-même, et de sonder par la réflexion les périls de l’avenir cachés au fond des prospérités présentes c’est bien la république des États-Unis. L’accroissement prodigieux de sa population, l’audace de ses entreprises, le progrès de sa richesse, peuvent sans doute éblouir le voyageur qui la parcourt et l’étourdir elle-même ; combien n’y a-t-il pas d’exemples de semblables illusions ! Et pour ne citer que nous-mêmes, quel étranger visitant la France aux premiers jours de 1848 aurait deviné les feux souterrains qui allaient bientôt jaillir de notre sol, en apparence si solide, et la guerre sourde et étrange qui couvait sous cette paix profonde ? De même il n’est pas facile de démêler les élémens dangereux qui fermentent au sein de la société américaine, et pourtant si l’on résume les traits principaux de sa situation, on y voit des incohérences de principes, des contradictions de fait, des incompatibilités radicales, qui ne s’accordent nullement avec les idées que l’histoire nous donne de la force réelle et de la durée d’une nation. Dans l’ordre économique, la jeune république s’égare par la passion d’agrandir sa surface ; riche déjà d’un territoire immense et désert où elle appelle l’émigration de toutes les parties du monde, elle se livre à une ardeur d’envahissement sans bornes, semblable à ces propriétaires malavisés qui dépensent à s’arrondir et à étendre leurs domaines des capitaux qui devraient féconder, par une culture plus intense, ce qu’ils possèdent déjà. Dans l’ordre moral, elle a posé en principe une confiance illimitée en la raison humaine et dans l’inspiration individuelle ; toutes les sectes religieuses ont été abandonnées à leur force propre et au zèle de leurs partisans ; aucun culte n’est subventionné ni même reconnu par l’état, exemple unique dans l’histoire de tous les peuples. En est-il résulté un grand essor de l’intelligence ? Ni la philosophie n’y a gagné, ni l’art n’y a trouvé la moindre inspiration ; la croyance, réduite en poussière, est surmontée par l’avidité du bien-être matériel, elle se glace peu à peu dans la sécheresse métaphysique de l’unitarisme, et si quelque initiative dogmatique vient émouvoir la multitude, c’est par des extravagances monstrueuses, des superstitions absurdes, telles que l’église immonde des mormons. Dans l’ordre politique, l’égalité des hommes a été proclamée comme base absolue et comme prérogative spéciale de cette république. Seule au monde, elle prétend suivre ce principe jusqu’au bout, et voici qu’aujourd’hui non-seulement le maintien, mais l’extension et la consécration de l’esclavage est devenu le pivot de tout son mouvement politique ; cette question si honteuse agite les élections, absorbe la presse, et flotte comme un drapeau à la tête d’un parti, et ce parti qui veut éterniser l’esclavage de toute une race d’hommes, est le parti prépondérant ! Au dedans, il s’empare de l’administration ; au dehors il fait des conquêtes de territoires uniquement parce que l’esclavage y peut être légal, afin que ce crime soit représenté au congrès par quelques membres de plus, que la majorité lui soit assurée à toujours, et qu’il devienne le palladium du sanctuaire de l’égalité ! Et pour arriver à ce but, ce parti ne craint pas de favoriser des agressions qui ne touchent pas seulement des voisins faibles, mais qui provoquent jusqu’à un certain point les intérêts, les idées, et l’honneur même des nations européennes, de sorte que, dans des circonstances données, une guerre, quelle qu’en fût la cause ou le prétexte, pourrait prendre le caractère d’une croisade monarchique pour les droits de l’homme contre une république qui les méconnaît et qui les opprime ! Si ces contradictions fondamentales, si cette anarchie intime n’est pas grosse de quelque discorde extérieure, si ce trouble des principes ne tend pas à se manifester dans les événemens, il faut dire que l’Amérique est un monde à part, où le fait n’a aucun lien avec la pensée, et cette situation serait plus triste encore que les révolutions auxquelles elle permettrait d’échapper.

Quoi qu’il en soit, cette situation inouïe des Américains, qui les pousse, avec une force proportionnelle à leur énergie native, dans une direction contraire non-seulement aux principes de leurs fondateurs, mais à la foi la plus universelle des peuples modernes, n’ébranle aucunement leur orgueil national. Bien loin de là, ils se proposent comme modèles à l’Europe, non-seulement pour l’activité laborieuse et le génie ardent de la spéculation, mais pour la puissance morale ; ils se considèrent comme un peuple prédestiné à élever partout la dignité humaine et à nous initier aux grandes choses de l’avenir. « On a proposé un prix à Paris, dit l’un des historiens les plus célèbres des États-Unis, sur la question de l’influence probable du Nouveau-Monde sur l’ancien ; mais aucun des concurrens n’en a trouvé la solution vraie. Ils l’ont cherchée dans le commerce, dans les mines, dans les productions naturelles ; ils auraient dû la chercher dans les révolutions, comme conséquences de la puissance morale. Les colons grecs fondèrent des cités libres et prospères, et dès le siècle suivant chaque métropole, enviant le bonheur de ses filles, imitait leurs institutions et chassait les rois. Les colons américains ont construit leurs institutions sur la liberté populaire, et ont aussi proposé un exemple aux nations. Ces bannis plébéiens, ces émigrans anglo-saxons étaient l’espérance du monde[1]. » Ainsi parle Bancroft ; mais ces prétentions à réagir sur l’Europe par les idées ne sont pas nouvelles, les puritains du XVIIE siècle les exprimaient déjà, ils comptaient déjà renvoyer à l’Europe leurs principes démocratiques et religieux et faire crouler à distance ses vieilles institutions, comme les murs de Jéricho tombant au bruit des trompettes de Josué. « Nous sommes, disait Norton, comme les Parthes ; nos flèches blessent surtout quand nous fuyons. » Et avec leur emphase biblique ils fulminaient, de leur bord de l’Océan, des prophéties contre leur ancienne patrie, « comme Joathan du haut du mont Garizim avait lancé son apologue menaçant contre l’iniquité de ses frères. »

D’où a pu venir aux Américains cette confiance extrême en une vocation particulière, cette conviction, si bizarre en présence de leurs faits actuels, qu’ils sont comme un peuple choisi par la Providence pour régénérer les nations ? Elle est provenue d’un faux enseignement historique, longtemps seul répandu parmi eux. Ils s’étaient habitués à considérer leur république comme une création de l’intelligence, comme l’expression d’une théorie de liberté rationnelle et d’égalité morale conçue et réalisée par leurs ancêtres. On comprend en effet que, lorsqu’une nation se fonde dans une fermentation à la fois politique et religieuse, comme ce fut le cas des colonies américaines, formées par l’alliance du calvinisme avec l’élément communal et républicain de l’Angleterre, les deux causes s’unissent et s’entrelacent avec force par leur besoin mutuel et leur danger commun. L’état alors se formule volontiers, au milieu de ses premières épreuves, comme l’expression terrestre de l’église invisible. Plus tard, les orateurs, les prédicateurs et les panégyristes, parlant à la foule aux jours de fêtes et aux anniversaires nationaux, donnent, par un pur besoin oratoire, aux hommes du vieux temps des proportions surhumaines, et à leurs institutions les plus nécessaires et les plus naturelles des raisons idéales. De la un mélange de mythologie et de métaphysique où la politique et la religion se fondent en un brillant mensonge dans lequel le peuple se contemple ; de là, par une conséquence naturelle, l’idée d’une constitution théorique qui aurait été coulée d’un seul jet, et qu’on s’accoutume à expliquer par des principes abstraits, d’abord religieux, ensuite philosophiques, selon les temps et les hommes. Or telle a été longtemps en Amérique l’histoire des origines nationales, et ce n’est qu’en ces derniers temps que des recherches sérieuses ont dissipé cette poésie populaire. « Les pères et les fondateurs de notre république américaine, dit un autre historien récent, Hildreth, ont été revêtus, dans la pensée populaire, d’un caractère mystique et héroïque qui les met au-dessus, au-delà et souvent tout à fait en dehors de la vérité de l’histoire. La littérature américaine ayant été principalement du genre oratoire, et la révolution, aussi bien que les vieux temps de nos ancêtres, étant le sujet convenu d’éloges périodiques dans lesquels chaque orateur s’efforce de surpasser ceux qui ont parlé avant lui, l’histoire véritable de ces temps, en dépit des nombreux documens contemporains, tels qu’aucune nation n’en saurait montrer sur ses origines, a été pour ainsi dire effacée par des déclamations qui confondent toute appréciation distincte et impartiale dans une vague lueur de glorification patriotique[2]. » Il y aurait là certes, pour un Américain philosophe, une étude à faire, curieuse et instructive pour l’histoire même des autres nations : ce serait l’exposé comparatif de ces deux histoires d’un peuple naissant, — l’une populaire, recueillie dans les sermons et les panégyriques, et concluant à des théories politiques ou religieuses, — l’autre réelle, et fondée sur des documens certains. L’Amérique seule peut fournir ce précieux sujet à une étude complète, parce que seule elle a eu son berceau sous l’œil de l’histoire, qui écrivait en même temps les vérités et les fictions. Ces théories politiques s’étaient déjà d’ailleurs produites en Europe dans des circonstances à peu près semblables. Le calvinisme, arrivé à une époque où la féodalité tombait en dissolution, s’était en beaucoup de lieux rattaché au peuple et à la bourgeoisie. Il avait fondé ou essayé des républiques, il devait donc présenter son gouvernement comme l’expression de ses doctrines, et le principe de l’inspiration individuelle en matière de religion amenait, par une déduction spécieuse, celui de la souveraineté du peuple dans la politique. Il en sortit ensuite le contrat social des philosophes, et lorsqu’enfin La Fayette et ses compagnons, après avoir combattu pour l’indépendance américaine, revinrent avec l’enthousiasme de ces théories, le temps n’était plus loin où elles allaient s’essayer sur la France, et précipiter une réforme nécessaire dans le chaos d’une révolution sanglante. Il y a donc aussi un enseignement direct pour nous-mêmes dans l’histoire des origines américaines. On peut y apprendre qu’en effet ces idées métaphysiques sur les droits absolus de l’homme, inventées par des lettrés pour donner un relief dogmatique à la cause de l’indépendance et pour lui attirer les sympathies du siècle, n’avaient été pour rien dans les motifs réels de l’insurrection ni dans l’organisation antérieure des colonies. Il suffira, pour établir et pour expliquer ce fait, de jeter un regard sur les principaux développemens de quelques-unes d’entre elles, et en voici d’avance le résultat. Soit qu’elles aient été fondées par des compagnies de commerce, ou par de grands propriétaires concessionnaires, ou par des églises transportées avec leurs ministres au-delà de l’Océan, soit qu’elles fussent composées d’abord d’anglicans ; de catholiques ou de calvinistes, de gentilshommes ou de bourgeois, on voit ces colonies aboutir toutes en peu de temps, sous l’influence des nécessités mêmes de la colonisation combinées avec les événemens de la métropole, à des constitutions républicaines ; mais si de fait le peuple y est souverain, ce n’est nulle part en vertu d’une abstraction philosophique, car partout il s’y forme quelque pouvoir non électif qui balance l’influence populaire et joue le rôle de la chambre des lord en Angleterre. Pourtant à quelques-unes on s’efforça d’imposer, soit une théorie religieuse, soit une théorie politique, mais elles se débattaient aussi tôt contre ces formes artificielles, et finissaient par s’en dégager. L’opposition, qui se révèle de bonne heure contre la métropole, et qui doit conduire au bout d’un siècle à en secouer le joug, ne puise point son esprit, ne prend point ses argumens dans le droit naturel, mais dans le vieux droit positif des communes de l’Angleterre. C’est pour les privilèges historiques du citoyen anglais, non pour les droits de l’homme, qu’elle combat avec tant d’opiniâtreté. La république américaine n’est donc pas une création de l’esprit moderne, c’est une suite du long travail européen du moyen âge qui créa les bourgeoisies, toujours virtuellement républicaines par leur condition civile et leur régime électif ; seulement l’élément républicain de l’Angleterre, s’étant, par l’émigration, dérobé aux élémens contraires qu’il laissait en Europe, a pu s’organiser librement en Amérique. L’Amérique n’a donc pas à nous communiquer ce qu’elle a emporté de chez nous ; l’Europe continue sa vie propre, et au milieu de résistances utiles et fortifiantes, elle n’élève que plus haut les principes d’intelligence, d’humanité et de liberté dont elle poursuit la conquête.


I

Voyons d’abord la plus ancienne des colonies anglaises, la Virginie. Comme tout s’y fait par des causes naturelles et simples, par des intérêts et des besoins d’un ordre vulgaire ! Après les tentatives infructueuses de Walter Raleigh, la Virginie est concédée à une compagnie de Londres. La compagnie ne s’inquiète que des dividendes, les émigrans régleront entre eux leurs rapports civils et de police. On distribue des lots de terre, les familles s’établissent sur la propriété, le travail attaque le sol, la culture du tabac réussit admirablement ; mais sous ce climat brûlant il faut des esclaves noirs pour la culture, l’esclavage est introduit. Alors, sûre de trouver des bras, une émigration nombreuse de gentilshommes et de gens aisés vient s’emparer de vastes domaines, dans des vallées fertiles, sur les bords des rivières navigables, dans des solitudes indépendantes. Plus tard, des cavaliers, fuyant la révolution et Cromwell, viennent s’y joindre. Ce sont des royalistes ; ils apportent avec eux l’église anglicane ; ils ont des esclaves noirs, ils ont même des esclaves blancs. L’Angleterre, en plein XVIIe siècle, expédiait aux colonies ses pauvres, ses convicts et même ses proscrits. Après la défaite du duc de Monmouth, en 1685, « plus de mille prisonniers, dit M. Laboulaye, furent ainsi condamnés à la transportation, et, ce qui est plus abominable que la peine, partagés comme un bétail entre les seigneurs et les dames de la cour, qui vendaient ces misérables à des marchands de chair humaine. » Les pauvres qui, voulant chercher leur subsistance aux colonies, n’avaient point de quoi payer le voyage, se vendaient en Angleterre, à des marchands, pour quatre ou cinq ans de service. Ces marchands les revendaient à des colons. On les appelait les engagés. C’étaient des esclaves temporaires, mais de vrais esclaves. Rudement traités par leurs maîtres, ces engagés fuyaient. On appliqua des peines sévères aux fugitifs ; en cas de récidive, par exemple, on les marquait d’un fer rouge à la joue, ou bien on prolongeait leur servage de plusieurs années, à l’arbitraire du juge. En somme, convicts, engagés, déportés, tous hommes qui, malgré leur misère ou leurs crimes, avaient respiré quelque air de liberté ou d’humanité en Europe, étaient de mauvais esclaves, peu soumis, dispendieux, prompts à la révolte. Il fallut en défendre l’importation, et on reprit les noirs, dont le nombre, de 1671 à 1790, a centuplé. Les Virginiens n’étaient pas plus coupables que les autres nations à cette époque. Cette honte de la chrétienté, l’asservissement brutal d’une race humaine, les a toutes souillées ; mais on voit que, dès leur origine, chez les Américains comme chez les autres, les principes étaient mis à la seconde place, la première étant déjà remplie par les intérêts.

C’est pourtant dans ces circonstances que s’organisa de toutes les colonies anglaises la plus jalouse de sa liberté, celle qui un jour devait donner ses chefs à l’insurrection générale. Des flots successifs d’émigration sortis de toutes les classes vinrent augmenter l’énergie de cet esprit ; mais l’inspiration irrésistible venait surtout des nécessités du commerce et du travail, ces moteurs souverains de la liberté. Planteurs et propriétaires, les colons s’aperçurent bientôt que leur charte ne les traitait pas précisément en Anglais de la vieille Angleterre. Ils avaient bien le droit d’aînesse et les substitutions, ils avaient les franchises et immunités des sujets anglais ; mais ils voulurent encore les privilèges des citoyens, le droit de gouverner eux-mêmes leurs affaires. Ils ne voulurent plus se soumettre à une corporation commerciale, à un conseil supérieur siégeant à Londres, ni au conseil local, qu’ils n’élisaient point eux-mêmes, et ils parlèrent si haut, que le gouverneur de la colonie, en 1619, jugea nécessaire de convoquer une assemblée générale de représentans élus par les diverses plantations pour exercer la puissance législative de concert avec lui et avec le conseil colonial. Ce n’était qu’un fait d’abord ; au bout d’un an, ce fait dut être légitimé par une constitution écrite. Voilà donc la constitution anglaise qui se reproduit dans la colonie, mais dans des conditions bien plus rapprochées de la république : le gouverneur représente le roi avec le droit de veto, le conseil permanent nommé par la compagnie fait la fonction de la chambre haute, mais ni l’un ni l’autre n’ont le prestige ni la force de la royauté et de l’aristocratie d’Angleterre, et l’assemblée élective est l’image de la chambre des communes. Pour la justice, on remplace les cours martiales par le jury. Ainsi toutes les garanties anglaises sont reconquises, mais rajeunies, débarrassées des puissans contre-poids de la métropole : elles se sont en quelque sorte embarquées pour l’Amérique, en laissant dans l’ancien monde la dure et pesante enveloppe sous laquelle elles s’étaient formées. Ainsi la Virginie, aristocratique d’origine, anglicane de religion, royaliste de sentiment, fonda la première assemblée législative d’Amérique treize ans après sa fondation. Et l’idéal des droits de l’homme était tellement absent de tout cela, qu’en ce temps-là même où se fondait la liberté (1620) commençait aussi l’importation des nègres. Il n’y eut pas plus d’idées philosophiques dans l’établissement de la colonie virginienne qu’il n’y en avait eu dans l’établissement de la féodalité au Xe siècle. L’une et l’autre furent l’œuvre des propriétaires, qui, dispersés sur la surface d’un vaste pays, se cantonnaient dans leurs propriétés au milieu d’une population asservie ; mais il y a cette différence à l’honneur de la féodalité, que celle-ci n’avait point créé la servitude, elle l’avait trouvée. Elle était au contraire un premier débrouillement de la barbarie au sortir de plusieurs siècles d’invasions et de désastres, et en conservant le servage de la glèbe, elle abolissait l’esclavage domestique, tandis que les hommes libres de la Virginie importaient l’esclavage de propos délibéré, sous le roi théologien Jacques Ier aux premiers jours du siècle de Louis XIV, lorsque les mœurs s’adoucissaient partout, lorsqu’eux-mêmes sortaient de l’Angleterre frémissante et marchant à sa révolution pour la liberté des enfans de Dieu, et ils adoptaient cette horrible institution comme un simple expédient pour la culture du tabac. Au reste les Virginiens n’en furent que plus ardens pour leur indépendance. « Partout où règne l’esclavage, disait Burke, ceux qui sont libres sont de tous les hommes les plus fiers et les plus jaloux de leur liberté. La liberté n’est pas seulement pour eux une jouissance, c’est une espèce de noblesse et de privilège. La liberté leur paraît quelque chose de plus grand et de plus relevé que dans ces pays où, commune à tous, elle s’unit avec un travail abject, avec de grandes misères, avec tout l’extérieur de la servitude[3]. »

À partir de cette époque, tous les événemens, tous les actes de la métropole, favorables ou hostiles, ne font qu’exalter, dans une population active et défiante, cet attachement à d’antiques privilèges recouvrés au nom de la tradition, et bientôt même ils aigrissent dans son sein un levain d’indépendance ; Si le gouvernement supprime la Charte commerciale et s’empare du monopole du tabac, à cause de cela même il oublie de supprimer les libertés de la colonie, qui augmentent ses revenus. Cromwell les ménage et les confirme. À la restauration, le commerce des colonies est accaparé par les marchands anglais ; en vertu du fameux acte de navigation, dont les conséquences commencent à se développer, les colonies ne peuvent plus vendre qu’à l’Angleterre, acheter que de l’Angleterre, ni commercer entre elles, si ce n’est en subissant de fortes taxes. Enfin le système protecteur, qui consiste à détourner les courans naturels des échanges, et à élever le prix de toutes choses au profit de quelques-uns, vient détruire leur industrie naissante. La révolution de 1688, favorisée par l’aristocratie du négoce, pratique ce système avec une rigueur croissante. Alors s’engagea entre la métropole et la colonie cette longue et sourde lutte de maître cupide à sujet opprimé, qui ne put éclater que plus tard, mais qui éclata une fois pour toutes par la déclaration d’indépendance. Ainsi s’étaient établies par la force de la situation, des besoins et des événemens, soutenus par des habitudes traditionnelles, des institutions qui pouvaient d’abord paraître contraires aux préférences des fondateurs ; elles s’enracinèrent vite, et il ne fut plus possible de les arracher ; la république y était contenue, et elle en sortit à la fin. Ce furent ces hommes de la Virginie, qui, par leur esprit plus aristocratique et par des vues plus larges d’autorité, devaient apporter à cette république un moyen de cohésion dont l’absence aurait tout rejeté dans le chaos ; ce furent les Virginiens Washington, Madison, Jefferson lui-même, plus démocrate pourtant, qui, par leurs efforts et leur influence, devaient un jour, lorsqu’elle allait se dissoudre après la victoire, la fonder de nouveau en réformant une première constitution vicieuse, en faisant accepter un sénat et un pouvoir judiciaire qui furent le ciment de l’union fédérale.


II

Si maintenant nous passons du midi au nord, si nous examinons, par exemple, le développement intérieur de la colonie de Massachusetts, qui, plus tard, acquit une si grande influence sur toutes les autres, le même enseignement s’offrira à notre attention, mais sous un aspect tout différent. Nous en aurons la contre-partie, mais avec la même conclusion. Si en effet dans la Virginie l’établissement s’est formé en obéissant aux choses et sans trop s’écarter de la tradition anglaise, dans la Nouvelle-Angleterre, au contraire, les hommes ont prétendu commander aux choses, et créer à neuf une société politique de leur façon. Nous avons ici le premier exemple peut-être d’une théorie qui cherche à se constituer en gouvernement, et c’est la théorie religieuse, bien plus puissante que la théorie philosophique. Pour les fondateurs puritains, l’état, c’est l’église ; la loi, c’est le dogme ; le législateur, le juge, le fonctionnaire, c’est le ministre de la religion ou ceux qu’il autorise. Cependant à peine le principe est-il posé, qu’il est démenti par la pratique. De la libre interprétation de l’Écriture sainte, de l’inspiration individuelle, qui est la démocratie religieuse la plus absolue, ils arrivent immédiatement à une théocratie avouée, étroite, rigoureuse, qui exclut, qui chasse, qui persécute, qui fonde un ordre privilégié pour gouverner et les opinions et les intérêts de tous. Cette guerre entre le principe et le fait préside pendant cinquante ans à l’histoire de la colonie ; une résistance continue, quelquefois éclatante, mais ordinairement sourde, travaille pendant tout ce temps à secouer le joug, et ce n’est qu’après des transactions forcées et avec le secours du gouvernement royal que la société parvient à se débarrasser de cette étreinte. Alors, dégagée de la théocratie congrégationnelle, elle se trouve à peu près dans les mêmes conditions que la Virginie, avec un fond de république établi sur la triple base de la constitution anglaise, un gouverneur, un conseil et une assemblée représentative.

C’était un spectacle à la fois touchant et bizarre que celui de ces premières émigrations puritaines, qui commencèrent en 1620 par les brownistes ou indépendans, et qui peu à peu se répandirent en fondant des villes sur le vaste territoire qui leur était concédé. Hommes courageux et convaincus, ils cherchaient au-delà des mers un asile pour leur foi, résumée en quelques formules qu’ils ne comprenaient guère ; ils ne trouvaient pas mauvais qu’on les persécutât, résolus qu’ils étaient d’en faire autant dès qu’ils en auraient le pouvoir ; ils allaient vers ces terres inconnues, où les attendaient d’abord des hivers meurtriers, la disette et un labeur acharné, en se fortifiant les uns les autres par des textes symboliques de la Bible, et en écoutant chaque jour, sur le pont du navire, trois longs sermons qui charmaient les ennuis de la traversée. Débarqués, ils se mettaient en présence de Dieu, ils jeûnaient, ils priaient ; un long sermon leur annonçait qu’ils étaient venus, comme le Fils de l’Homme, dans le désert pour y être tentés : image frappante du dédain des choses mondaines, et de leur indomptable résolution de braver Satan et toutes les rigueurs de la vie pour enfanter le royaume de Dieu qu’ils croyaient avoir conçu. Ensuite, par une profession publique, ils satisfaisaient l’église au sujet de la foi et de la justification ; chacun déclarait se sentir en état de grâce, comme il convient aux saints et aux élus de Dieu ; alors chaque frère, dépositaire pour sa part de la puissance du Saint-Esprit, imposait les mains sur ceux qu’ils choisissaient pour ministres de la parole ; enfin, si quelque reste d’anglicanisme se révélait parmi eux, ils chassaient les hétérodoxes et les renvoyaient en Angleterre. Tels furent les premiers commencemens, et déjà ils contiennent en germe toute l’histoire qui doit suivre.

Munie d’une charte royale, la grande émigration pour le Massachusetts arriva dans la baie en 1629. Le siège de la corporation restait en Angleterre ; mais, comme les événemens de cette époque engageaient un grand nombre de familles aisées ou même riches à émigrer, on décida, pour les y encourager, que la corporation se transporterait elle-même en Amérique, c’est-à-dire que la direction de la colonie serait remise aux mains des associés qui iraient eux-mêmes s’y établir. Par cette simple mesure, la corporation commerciale devenait un véritable gouvernement. Les troubles de l’Angleterre empêchèrent qu’on n’y prît garde, et les conséquences de cette situation se révélèrent bientôt sous l’habile et zélé John Winthrop, le premier gouverneur de la colonie. Dès la seconde assemblée générale, en 1631, l’organisation théocratique fut établie avec cette force qui la fit durer, si rigoureuse et si contraire qu’elle fût aux principes mêmes de la secte, pendant un demi-siècle. Ce Winthrop, donné pour gouverneur aux puritains, était, dit Bancroft, « un royaliste honnête, ennemi de la démocratie pure, mais pourtant ferme défenseur des libertés populaires existantes. En Angleterre, il était conformiste, mais il aimait la pureté de l’Évangile, même jusqu’à l’indépendance ; en Amérique, il fut modérément aristocrate, préconisant le gouvernement du petit nombre, mais désirant que ce petit nombre fût le plus sage et le meilleur ; » en somme, un politique habile et pratique, très propre à éluder et à fondre les opinions exagérées. Ni l’inspiration individuelle, ni le Saint-Esprit de chaque frère, ni l’état de grâce senti intérieurement par chacun, ne pouvaient servir de base à rien de raisonnable. On laissa ces formules à l’état de devises inutiles, c’est ce qui arrive à toutes les formules révolutionnaires ; mais l’idée d’identifier l’état et l’église était trop enracinée pour qu’il fût possible de ne pas s’y conformer. Ainsi la théorie persista en se modifiant, et on posa le fondement de la théocratie sur la décision que voici : « A cette fin que le corps des communes soit conservé entre les mains d’hommes honorables et vertueux, il a été réglé et convenu que, pour le temps à venir, nul ne serait admis à la franchise de ce corps politique, excepté ceux qui seraient membres de quelqu’une des églises situées dans sa circonscription[4]. » Pour être reconnu membre d’une église, il fallait énoncer une profession de foi orthodoxe, subir des épreuves orales en présence de la congrégation, donner des marques de la conversion du cœur, avoir un vif sentiment de sa justification comme élu de Dieu, mener une vie conforme à la gravité puritaine[5]. L’église se définissait un corps associé pour la vigilance et l’édification mutuelle (for mutual watchfulness and édification) ; » de la des apparences austères et souvent l’hypocrisie. Telles étaient les conditions qu’il fallait désormais remplir pour être freeman, c’est-à-dire pour jouir des droits de citoyen, pour être électeur, pour être juré. On voit aisément que par cette combinaison le gouvernement était aux mains des ministres, qui, par les examens théologiques et par la censure de la vie, pouvaient éliminer de la cité quiconque leur déplaisait ; aussi plus des trois quarts de la population, selon Hildreth, restaient privés de ces droits si chers à la race saxonne. Ces ministres, qu’on appelait les anciens, « chargés d’administrer la parole de connaissance et la parole de sagesse, » étaient choisis parmi les laïques, « hommes d’âge et d’expérience, chrétiens pieux, et d’un courage de lion lorsque les sages et salutaires doctrines enseignées par le pasteur ou le docteur étaient attaquées par quelqu’un. » Entre eux, tous ces membres de l’église (church-members) étaient égaux et ne souffraient aucune supériorité hiérarchique, pas même les formes presbytériennes ; mais à l’égard des non-membres, ils étaient une aristocratie hautaine et prétendaient à l’obéissance de droit divin. Le baptême et « le sacrement de la cène du Seigneur » étaient un privilège de leur ordre ; les non-membres ni leurs enfans n’y avaient aucun droit. Les magistrats et l’assemblée générale, avec l’avis des anciens, exerçaient un suprême contrôle sur le spirituel et le temporel ; les anciens étaient consultés même sur les choses purement temporelles. Toujours présens pour étendre leur puissance indirecte, toujours en scène, ils ne se contentaient pas de prêcher les dimanches ; ils avaient envahi les jours du travail, et les magistrats furent obligés de modérer leur zèle et de le limiter à un jour pris dans la semaine. « Ainsi Dieu lui-même, s’écrie Bancroft dans un de ses accès d’emphase biblique, gouvernait son peuple et la corporation religieuse. Ces hommes, dont un décret immuable avait écrit les noms de toute éternité pour être les objets de sa prédilection, étaient, par la loi fondamentale, constitués pour être l’oracle de sa volonté divine. Les calvinistes du Massachusetts établissaient ainsi le règne de l’église visible, une république du peuple élu en alliance avec Dieu. »

Il était impossible qu’un gouvernement si rigoureusement concentré, inquisiteur des consciences, pénétrant dans les détails intimes de la vie, ne devînt pas trop pesant pour quelques-uns de ces hommes qui n’avaient fui au désert que pour conserver la liberté de leur esprit ; mais comme cet ordre de choses était en quelque sorte l’église même, toute plainte, toute agression devenait une hérésie. Et alors la police devenait persécution religieuse, persécution d’autant plus opiniâtre qu’elle défendait l’existence même de l’état. Les puritains imitèrent la politique anglicane qui les avait chassés, et leurs adversaires relevèrent contre eux le drapeau de l’opposition qu’ils laissaient tomber. « Arrivés au pouvoir, dit Hildreth, leur carrière d’opposition et de réforme étant accomplie, chefs et pères d’une église-état de leur propre création, les fondateurs du gouvernement de Massachusetts avaient perdu cette position qui avait répandu sur le nom puritain sa principale gloire. Les magistrats de la nouvelle théocratie, prenant les pouvoirs et l’esprit des évêques anglais et de l’odieuse cour de haute commission, poursuivirent eux-mêmes, sans pitié ni remords, comme hérétiques et schismatiques, des hommes qui ne faisaient que succéder à leur propre situation ; car si les pères de la Nouvelle-Angleterre étaient satisfaits du système qu’ils venaient d’établir, l’esprit hostile aux formes et à l’autorité n’était nullement éteint pour cela. » Ce fut donc sous la forme d’hérésie que l’opposition se manifesta d’abord, et il s’engagea aussitôt une lutte étrange, quelquefois odieuse. Quatre ans n’étaient pas écoulés depuis l’établissement de la nouvelle constitution, qu’un novateur plus hardi que tous les autres, Roger Williams, élevant sa théorie au-dessus de toutes les sectes, osa proclamer un principe radical, la liberté absolue de conscience, même pour les juifs et les païens. C’était saper le nouveau régime par sa base. L’assemblée générale condamna d’abord cette opinion comme « erronée et dangereuse. » Pourtant Roger Williams eut bientôt de nombreux et dévoués sectateurs, ce qui prouve que dès ses premiers pas ce gouvernement perdait l’assentiment général. Deux fois les habitans de Salem le choisirent pour leur ministre en dépit de l’assemblée. Il fallut le bannir, et il alla au milieu de puissantes tribus indiennes fonder la nouvelle colonie de Providence.

Il est curieux de voir quelles mesquines disputes peuvent amener des commotions dangereuses sous un pareil régime. Roger Williams venait à peine de fuir avec ses amis, qu’une opposition plus amère et plus contagieuse par la petitesse même de ses moyens vint ébranler la théocratie. Une femme, qui se piquait de théologie et qui croyait devoir étendre même sur les pères son esprit de vigilance et d’édification réciproque, mistress Hutchinson, à peine arrivée à Boston, se mit à réunir tous les dimanches un certain nombre de femmes dans de pieuses conférences ; on y résumait le sermon du dimanche précédent pour se mieux préparer à entendre celui du jour. Peu à peu elle en vint à critiquer certains points, à juger, à suspecter même la doctrine des ministres, à répandre quelque doute sur la solidité de leur science. Ils le surent, ils se sentirent blessés, et ils insinuèrent à leur tour que mistress Hutchinson pouvait bien être quelque peu hérétique. On s’aigrit de part et d’autre. L’extérieur compassé des ministres, l’affectation de sainteté qui reluisait dans leur air et dans leur démarche et se faisait sentir dans leur conversation et dans le son même de leur voix, donnèrent lieu à quelques allusions sur l’hypocrisie ; puis, prenant son essor vers le dogme, la prophétesse soutint en thèse générale que la sanctification n’est pas un épreuve de la justification. Un écrit du temps, attribué à un ministre, se plaint, avec une amertume parfois comique, de ces nouveautés dans l’église. « Quand elle avait lu un sermon, dit-il, elle y ajoutait ses commentaires, énonçait ses propres opinions, détournait le sens de l’Écriture selon ses vues ; nous n’étions plus, nous, que des prêtres de Baal, des agens du pape, des scribes, des pharisiens, des ennemis du Christ. Au prêche, dès que notre sermon était fini, vous eussiez vu une demi-douzaine de pistolets déchargés sur la face du prédicateur ; j’entends par la une demi-douzaine d’objections tirées à bout portant par les opinionistes contre la doctrine enseignée, si elle ne s’accordait pas avec leurs nouvelles imaginations. » Ce qu’il y avait de pis, c’est que mistress Hutchinson voyait grossir tous les jours le nombre de ses partisans ; des magistrats, des propriétaires, des savans, des législateurs, des officiers, des hommes distingués par leur piété et leur sagesse se déclaraient pour elle. On n’aurait trouvé ni dans les tribunaux ni dans l’église de juges pour la condamner ; c’est l’auteur même que nous venons de citer qui l’affirme, sans doute avec quelque exagération. Henri Vane lui-même, alors gouverneur du Massachusetts, et depuis si fameux en Angleterre dans le parlement qui condamna Charles Ier, soutenait cette femme. Toute la colonie fut troublée par cette querelle. Le parti des ministres réunit tous ses efforts aux élections suivantes, et Vane ne fut pas réélu comme gouverneur. Cependant on réussit à le faire nommer membre de l’assemblée législative, mais celle-ci annula l’élection. Dès le lendemain il fut élu de nouveau : c’était une révolution. Enfin les ministres l’emportèrent ; la prophétesse fut chassée. Elle partit avec un assez grand nombre de sectateurs lassés d’un joug insupportable, et s’en alla, recommandée aux sauvages par Roger Williams, fonder une nouvelle colonie dans une île qu’un chef indien lui céda, et qui fut Rhode-Island ; mais les ministres de Boston ne souffrirent pas que l’hérésie prospérât si près d’eux : ils découvrirent qu’elle était sorcière, crime capital, et menacèrent de la traîner devant les tribunaux qu’ils dominaient. Forcée à une nouvelle fuite dans le désert, elle y périt sous les coups des sauvages[6].

Ainsi les puritains du Massachusetts expulsaient des essaims d’hérétiques ; en même temps ils fermaient leurs frontières à ceux du dehors. Après l’affaire d’Anne Hutchinson, en 1639, des latitudinaires tentèrent de fonder une église à Weymouth : ils y admettaient sans épreuves, sans profession de foi, quiconque avait été baptisé ; mais les magistrats réprimèrent heureusement cette nouvelle tentative. En 1655, voici bien une autre affaire ! Deux femmes quakeresses arrivèrent des Barbades. Ce n’étaient plus la seulement des antinomiens, des anabaptistes, des familistes, des chercheurs ; ce n’était plus la bande de Roger Williams et des protégés d’Henri Vane, c’était « l’instrument efficace qui manquait encore pour étendre partout le royaume de Satan ! » Ces deux femmes furent arrêtées comme sorcières ; mais comme on ne trouva pas sur leur corps la marque du diable, on se contenta de les chasser du territoire. « Pour la sûreté du troupeau, disait Norton, nous traquons le loup, mais une porte est laissée ouverte tout exprès pour qu’il puisse s’en aller à son aise. » Toutefois cette longanimité ne dura pas longtemps, et en 1658, afin d’empêcher les quakers d’y revenir, on décréta contre eux la peine de mort, pour le seul fait d’entrer dans les limites de la colonie. Après les quakers, ce fut le tour des libres penseurs ; mais ceux-ci étaient moins saisissables : ils n’élevaient point chaire contre chaire, ils proposaient sournoisement des doutes, et se contentaient parfois d’un sourire ; il fallait discuter contre ces serpens d’incrédulité. Dans cette discussion plus difficile, il vint un étrange auxiliaire au secours des ministres : ce fut le diable en personne. À cette époque, en effet, Satan, par l’intermédiaire des sorciers qu’il tient à son service, se démenait furieusement dans la colonie, et troublait les meilleures têtes du gouvernement. C’était une véritable épidémie de maléfices. Deux jeunes filles de Salem en furent les premières victimes. Élevées dans une des plus pieuses familles de cette ville, on les vit tout à coup « aboyer comme les chiens, miauler comme les chats, devenir tour à tour sourdes, aveugles, muettes, tordre leurs membres d’une manière extraordinaire, se plaindre qu’on les pinçait, qu’on les piquait, qu’on les tiraillait, qu’on les entaillait, » et une vieille femme fut exécutée pour avoir été l’agent diabolique de tout cela. Nombre de jeunes filles furent ainsi tourmentées, nombre de vieilles femmes furent accusées du grand crime. Le vice-gouverneur se rendit à Salem pour informer sur ces prodiges, qui bientôt se propagèrent à Boston et en beaucoup d’autres lieux ; des centaines de malheureux furent jetés dans les prisons ; en cherchant bien, on finit par trouver sur leur corps la marque du diable ; des commissions judiciaires furent établies ; les hommes les plus haut placés et les plus célèbres pour la science prirent part à cette grande affaire ; les ministres écrivirent des livres pleins de faits et de bonnes raisons. L’un d’eux, Increase Mather, décrivit tous les cas qu’il avait pu connaître, avec pièces justificatives ; son fils Cotton Mather, petit-fils du grand Cotton, jeune encore et déjà un prodige de science, interrogea les jeunes filles ensorcelées, recueillit de nombreux documens, et lança contre les libres-penseurs son livre intitulé : Mémorables Manifestations de la Providence relativement à la sorcellerie et aux possessions[7], avec une préface dans laquelle il prévenait les « sadducéens ) qu’à l’avenir, après des preuves si convaincantes, « il considérerait leurs doutes comme une insulte personnelle. » Il y allait résolument, ce jeune et brillant défenseur de la foi puritaine du Massachusetts ! « La sorcellerie, disait-il dans le sermon qui servait d’appendice à son livre, est un parti-pris pour l’enfer contre le ciel et la terre, et par conséquent une sorcière ne doit être supportée ni sur terre ni au ciel… C’est un crime capital, et il doit être poursuivi comme une sorte de religion du diable (a species of devilism). Rien de trop outrageux ne peut être dit, rien de trop dur ne peut être fait contre une si horrible iniquité que la sorcellerie ! » Et, chose curieuse comme progrès de la controverse ! pendant que la théologie tranchait ainsi la question, la philosophie y cherchait déjà des causes naturelles. Quand le sorcier touchait sa victime, disait-on, celle-ci cessait de souffrir, parce que l’attouchement renvoyait au sorcier et neutralisait en lui l’influence qu’il avait développée à distance par la fascination du regard. On parla même savamment à ce sujet, selon Hildreth, de Descartes, dont la philosophie avait eu quelque écho lointain dans ces parages. Nous ignorons ce qu’il pouvait y avoir de commun entre la philosophie de Descartes et l’influence magnétique ou diabolique des sorciers du Massachusetts.

Pendant que l’étroite et raide aristocratie calviniste défendait son privilège en mettant toujours la religion en avant comme rempart, il s’opérait pourtant en elle-même un travail purement politique, qui visait là une réforme, mais prudemment, et en se gardant bien de mettre la main sur les charbons ardens de l’hérésie. Dès le temps d’Henri Vane, des Anglais nobles et riches, ayant dessein de former des établissemens dans la colonie, proposèrent à l’assemblée de relâcher un peu la contexture trop serrée de leur république. Ils ne se souciaient pas de mettre à la merci des pères leurs personnes, leurs familles et leur fortune. Ils demandaient qu’on se rapprochât de la constitution anglaise, qu’on divisât la nation en deux ordres, des nobles héréditaires, siégeant de droit dans une chambre haute, et des francs-tenanciers, représentés tous par leurs députés dans une chambre basse. C’était attaquer la théocratie par les deux bouts : les uns, en effet, forts de l’hérédité, auraient pu braver les épreuves et la vigilance mutuelle des ministres ; les autres auraient été citoyens par le droit de leur tenure, qui les aurait également affranchis. Les pères ne s’y laissèrent pas prendre ; néanmoins ils transigèrent ; Dans la division en deux ordres, ils ne virent rien de contraire « à la lumière naturelle ni à l’Écriture sainte ; » quant à l’hérédité, ils déclarèrent que, le pouvoir étant l’apanage réservé aux vertus et à la sagesse, il ne pouvait être héréditaire, parce que la naissance corporelle ne garantit pas ces conditions ; quant à l’admission des francs-tenanciers aux droits civiques, ils la repoussèrent bien loin. « La démocratie, disait Cotton, n’est bonne ni à l’église ni à l’état, Si le peuple gouverne, qui sera gouverné ? » On transigea donc en accordant aux gentilshommes le pouvoir législatif, non héréditaire, mais à vie ; quant au peuple, il n’eut rien.

Mais ce fut à la restauration que le cercle sacré dut enfin s’élargir. Charles II haïssait les puritains ; en accordant à ceux du Massachusetts la confirmation de leur charte, il demanda le rappel des lois restrictives, et proposa de substituer aux épreuves une certaine condition de propriété, d’admettre « au baptême et à la cène du Seigneur, » qui restaient toujours le principe des droits de cité, toutes les personnes d’honnête vie. Cette lettre du roi enhardit les partisans de la tolérance et d’un gouvernement libre, et alors commença une longue et chaude discussion, non moins singulière que toutes les autres, sur le droit au baptême au point de vue politique. Nous avons déjà dit que dans cette théocratie le baptême était accordé aux enfans des membres de l’église, qui en conséquence jouissaient des privilèges politiques ; mais ce droit héréditaire au sacrement et à la qualité de citoyen ne s’appliquait qu’à la première génération. Ces enfans n’étaient que des membres partiels de l’église[8], et s’ils ne se faisaient admettre à la pleine communion, qui comprenait la cène, ils ne pouvaient plus transmettre leur droit à leurs propres enfans. Or beaucoup d’entre eux étaient riches, influens honorés ; ils remplissaient leurs devoirs de gens honnêtes et religieux, mais il leur répugnait de composer leur extérieur, de s’astreindre au formalisme de la secte, de contrefaire les extases spirituelles, d’affirmer le moment précis où la grâce avait converti leur cœur, et autres prescriptions semblables ; ils ne voulaient pas demander la pleine communion au prix de ces hypocrisies, et ils insistaient pour obtenir que leurs enfans reçussent le baptême spirituel, comme ils l’avaient reçu eux-mêmes, avec les droits civils du church-membership qui y étaient attachés. Déjà de vives discordes avaient troublé le Connecticut sur cette question. Les ministres craignirent en outre la réaction qui se manifestait contre eux en Angleterre. Une nouvelle transaction fut donc arrangée : on admit au baptême les enfans des personnes de bonne vie qui, ayant été elles-mêmes baptisées, approuvaient la confession de foi, quoiqu’elles ne fussent pas en pleine communion. Toutefois un parti nombreux et intraitable ne cessa de condamner cet expédient, et plusieurs des ministres qui l’avaient adopté n’osèrent plus ensuite le mettre à exécution dans leurs paroisses. Plus tard, en 1664, et toujours pour complaire au roi, l’assemblée admit le principe du droit des tenures ; tout franc-tenancier remplissant les conditions d’âge et de cens, portant un certificat du ministre de sa paroisse, par lequel il serait déclaré « orthodoxe dans sa foi et non vicieux dans sa conduite, » serait freeman, quoique non membre de l’église. Cette mesure ne profitait qu’à un petit nombre de riches, et le certificat laissait beaucoup à l’arbitraire ; mais c’était quelque chose que de faire un pas au milieu de ces querelles ardentes, qui durèrent longtemps encore, et firent même pour un temps supprimer la liberté de la presse. Ce ne fut qu’après la révolution de 1688 que ce régime reçut un coup mortel ; la charte de Guillaume III, de 1691, accorda la tolérance à toutes les sectes, sauf pourtant les papistes. Le vote et le jury furent accordés à tous les habitans ayant une tenure de 40 sh. par an, ou une propriété valant 40 liv. sterl. Un établissement légal fut donné aux églises congrégationnelles, et la dépense en fut supportée par la colonie ; ainsi le voulait l’opinion populaire, car ce n’était point le peuple qui avait soutenu ces longues luttes contre l’ancien système ; le peuple, convaincu et subjugué par des hommes qui le connaissaient, peu curieux d’hérétiques et de sorciers, s’y trouvait parfaitement à l’aise, et ne voulait pas en sortir.

Telle fut la croissance pénible et tourmentée de la colonie du Massachusetts : union intime, ou plutôt identité de l’église et de l’état, l’une et l’autre fondés sur l’utopie de la démocratie absolue, mais bientôt, en présence du besoin de s’entendre pour agir, l’une et l’autre enserrés dans le cercle d’une artificielle et rigoureuse aristocratie, portant ainsi une contradiction de droit enveloppée dans son existence de fait. Et cette inconséquence était inévitable, car une religion n’est pas un dogme nu et abstrait qui vient se livrer à la discussion ; c’est un dogme organisé qui a un corps, et ce corps, c’est une association d’hommes dont il devient la loi morale. Il doit donc, comme toute loi, avoir un sens, une suite, une interprétation, une jurisprudence, la même pour tout le corps qu’il gouverne. Mais si cette église est en même temps l’état, il faudra que l’état étende son pouvoir aussi loin que l’église, sur la vie privée, sur les sentimens intimes, sur le fond des pensées, et qu’il y applique ses moyens de coaction, qui pourtant n’ont aucune prise sur ces mystères de l’âme. De la un grand abaissement chez les peuples faibles, une résistance continue dans les caractères actifs et volontaires, un enchevêtrement du zèle avec l’ambition dans les maîtres, des intérêts avec les croyances dans les sujets ; puis les rébellions morales qui s’associent aux révoltes poétiques, et la société placée entre les persécutions et la dissolution. La colonie calviniste s’était donc placée en naissant dans la situation difficile et embarrassée où tomba l’église catholique au moyen âge lorsque le spirituel et le temporel luttaient sans pouvoir s’arracher l’un à l’autre. Toutefois il est bon de remarquer les grandes différences qui distinguent dans l’histoire ces deux situations. L’église catholique partait d’un principe d’autorité ; le calvinisme était sorti d’un mouvement de liberté. L’église catholique ne s’était point identifiée à son origine au pouvoir civil ; elle s’en détachait au contraire, et son royaume n’était pas de ce monde ; ce furent de terribles catastrophes sociales qui la mêlèrent aux affaires de l’état. Ses évêques, seuls et derniers représentans du peuple, élus par lui pour être les défenseurs des cités, d’abord contre les vexations des officiers de l’empire, et puis contre les Barbares, dont ils surent gagner le respect, étaient devenus aussi les seuls et derniers dépositaires des traditions romaines. S’ils prirent position dans la féodalité, ce fut pour s’y défendre contre elle, eux-mêmes et les principes qu’ils portaient avec eux ; ils se firent législateurs contre une législation informe et violente ; ils empiétèrent sur les tribunaux pour y introduire des formes protectrices contre le droit de la force. Si plus tard les papes firent une théorie de leurs prétentions directes ou indirectes sur le temporel, cette théorie n’exprimait que des faits accomplis, acceptés et justifiés jusque-là par leur nécessité même. Mais cette confusion, produit inévitable d’une époque de débrouillement, les puritains d’Amérique l’avaient rétablie en dépit de leur époque même, de propos délibéré, et dans un esprit de système, sur ce principe, que l’église et l’état n’ont qu’un même but, qui est le perfectionnement et le salut de l’humanité, comme si l’identité du but excluait la différence des moyens et la séparation des fonctions. Ils l’établirent à une époque où la croyance imposée devenait impossible, où les révolutions accomplies, les hérésies multipliées, l’indépendance individuelle, l’imprimerie surtout, cet achoppement désormais indestructible de toute idée qui ne se persuade pas, étaient la toujours présentes pour saper l’orthodoxie officielle. Aussi vit-on ce système, si habilement conçu et soutenu avec une vigueur si opiniâtre, succomber peu à peu sous ses propres inconvéniens avant de céder aux volontés de la métropole, et la colonie finit par se modeler sur la constitution anglaise, avec une église établie, mais non plus gouvernante, à côté des trois pouvoirs du gouvernement civil. Dégagée ainsi des liens de son utopie, elle rentra dans le mouvement général, et devint compatible avec ses sœurs américaines, pour résister à leur tête à une marâtre qui commençait à les exploiter du fond de l’Europe.


III

Cependant cet essai du gouvernement théorique n’était pas le seul qui dût se faire dans les colonies américaines. Il semblait que ce vaste continent fût ouvert à toutes les expérimentations de ce genre. Au temps même où celle du Massachusetts finissait, il s’en commençait une autre sur des principes très différens et encore plus chimériques. C’était après la restauration. Le temps avait marché, subdivisant les sectes religieuses, éteignant le fanatisme qui les avait fait naître. Les libres penseurs parlaient haut à leur tour ; la philosophie prenait possession de l’empire qu’elle prolongea sur tout le XVIIIe siècle, une mauvaise philosophie, il est vrai, anglaise d’origine, sensualiste de principe, sans force et sans élan, ayant pour but de mettre à nos conceptions une limite étroite plutôt que de les étendre, mais qui ne s’en croyait pas moins propre à fonder des sociétés, et qui même prétendait avoir découvert pour cela les procédés les plus parfaits et les principes les plus infaillibles. Locke était le législateur promis à l’Amérique, et on lui livrait la colonie de la Caroline. Sous l’inspiration de cette philosophie, on allait dépasser de bien loin les institutions élémentaires de ces grossiers colons, qui, livrés à eux-mêmes, se seraient organisés au jour le jour, ne songeant qu’à s’entendre entre eux de la façon la plus simple, et à commencer par le commencement. Des palais allaient s’élever par enchantement à la place des huttes de bois et de roseaux ; des palatins, des landgraves, des barons, allaient s’échelonner en une société définitive, inébranlable, appuyée sur le roc même de la raison et de la nature, et déjà la science prenait des arrangemens pour des siècles, comme si elle les avait eus dans sa main. Ce projet, qu’il était déjà bien étrange d’avoir conçu, fut encore plus étrange dans ses détails ; c’est une des plus curieuses singularités des origines américaines, et il est bon de mettre un moment la conception misérable du philosophe de la sensation, le grand Locke, en présence de la forte et originale tentative du puritain Winthrop.

Le pays qui s’étend de la Virginie aux Florides fut érigé en province après la restauration de Charles II (1663). Huit grands seigneurs de la cour d’Angleterre en obtinrent la concession à perpétuité et en toute propriété, avec un droit souverain, sauf la simple allégeance à la couronne. Parmi ces huit propriétaires de la Caroline, trois portent de grands noms dans l’histoire d’Angleterre : un ministre du roi, historien de la révolution, Clarendon ; le général Monk, qui fit la restauration, et lord Shaftesbury (Ashley Cooper), orateur et homme d’état de premier ordre, caractère mobile et corrompu, deux fois royaliste et deux fois révolutionnaire, deux fois ministre et deux fois enfermé à la Tour, et, pour finir, conspirateur et mort en exil. Quand les premiers colons furent installés, quand les premiers défrichemens eurent fait quelques progrès et qu’on entendit les relations merveilleuses qui arrivaient de cette fertile contrée, ces propriétaires conçurent des pensées encore plus vastes : ils songèrent à fonder non plus une colonie, mais un empire plus grand que celui de la vieille Angleterre ; ils se firent accorder par Charles II, qui n’y regardait pas de si près, toute la contrée située entre le 28e et le 36° degré de latitude, d’une mer à l’autre, c’est-à-dire tout ce qui est aujourd’hui la Louisiane, les deux Carolines, la Géorgie, le Tennessee, l’Alabama, le Mississipi, l’Arkansas, une grande partie du Missouri, de la Floride, du Texas et du Mexique, sans trop se demander si l’Espagne n’y trouverait pas à redire quant aux territoires qui lui appartenaient dans ce magnifique circuit. En présence d’une si vaste possession, il était nécessaire d’arrêter un plan, et l’on s’empressa de bâtir une constitution pour un peuple encore absent, dans la pensée sans doute que ce peuple s’y logerait d’autant mieux qu’il la trouverait toute prête. Shaftesbury fut chargé de construire cet édifice politique, et il s’associa pour cette œuvre son ami et son médecin, Locke, le premier apportant le génie pratique de l’homme d’état, le second le génie abstrait et profond du philosophe. Recommandée par ce double titre, leur constitution mérite bien qu’on examine en quelques mots le principe qui l’avait engendrée.

À cette époque, la philosophie s’isolait encore de l’histoire. Cette séparation rétrécissait singulièrement les vues de l’une et de l’autre sur les nombreux objets qui leur appartiennent en commun. La réflexion ne cherchait guère dans l’histoire que des leçons morales, ou des enseignemens pratiques pour les princes et pour les peuples ; les politiques, sans dépasser Thucydide, Polybe et Aristote, n’allaient que jusqu’aux causes immédiates des révolutions, et tout au plus jusqu’à caractériser les tendances et les habitudes propres de certaines formes de gouvernement. C’est vers le temps de Locke que des hommes bien supérieurs à ce philosophe commencèrent à chercher des rapports plus vastes et une liaison plus générale dans les événemens humains. À des points de vue très divers, Vico, Bossuet, et plus tard Montesquieu, annoncèrent une science nouvelle qui s’élevait d’un horizon plus étendu. Grâce aussi à d’immenses travaux de critique historique, il se découvrait tous les jours de nouvelles suites dans la série des causes, et de nouvelles analogies entre les sociétés les plus éloignées par l’espace et par le temps. En outre, toutes les sciences spéciales, la législation, la religion, l’économie politique, l’administration, les lettres, les arts, s’élevaient chacune dans son passé, et se rencontraient ainsi dans l’histoire, étonnées des liens étroits qui les y unissaient. On remarquait que tout se tient, que tout marche ensemble, et qu’il y a un certain nombre de causes variables et cependant régulières, qui emportent à la longue tous les obstacles, et dans lesquelles l’homme s’agite en liberté sans que ses aberrations puissent altérer sensiblement le mouvement général. Ainsi peu à peu, et surtout de nos jours, une philosophie plus hardie est entrée dans l’histoire comme dans son légitime domaine, et en y parcourant des régions longtemps obscures, elle a surpris des phénomènes et des transformations qui sont devenus le véritable objet de toute étude sérieuse et utile. C’est elle qui a substitué la politique historique à la politique métaphysique ; c’est elle qui nous fait mieux comprendre que la mobilité des choses humaines n’est ni capricieuse ni incohérente, et que la société est un ensemble de traditions qu’on ne peut ni renverser en un jour, ni remplacer par des écritures improvisées. Locke aurait pu apprendre d’elle qu’un peuple ne se constitue pas tout d’une pièce, mais par des causes lentes et complexes, morales ou physiques, libres ou nécessaires, qu’on peut régler, mais qu’on ne remplace pas. Il y aurait appris quelle est la véritable fonction de la raison dans l’établissement ou la réforme des états ; que la fonction de la raison n’est point d’inventer la société, mais de l’éclairer à chaque instant de sa durée, de discipliner les faits au joug de l’ordre et de la justice, de reconnaître les nouveautés nécessaires, d’enter prudemment les choses meilleures sur les choses anciennes, en supprimant celles qui meurent, et ainsi de communiquer en quelque sorte avec Dieu dans les problèmes qu’il pose tous les jours à la société changeante, en extrayant sans relâche le vrai et le bien de toutes les situations qui nous enveloppent.

Mais avant que la méditation, mieux éclairée encore par les révolutions modernes, n’eût révélé et répandu cette philosophie historique et pratique de la société, les esprits des philosophes, plus subtils et plus pénétrans qu’étendus, ne concevaient rien de pareil. Ils ne considéraient guère l’histoire que comme un amas d’actions externes et arbitraires indignes de les occuper, des intrigues de princes et des extravagances de peuples ; ils ne voyaient dans les préjugés que des erreurs, dans le passé que des abus, et la hauteur de Voltaire historien marquait à peu près leur niveau général. Ils se dérobaient donc à cette masse indigeste de faits et de lois, qu’ils abandonnaient aux politiques de profession et aux jurisconsultes, et concentraient toute la force de leur esprit sur les faits primitifs de l’homme, considéré à part, sur l’analyse de ses notions primitives, cherchant éternellement l’origine de ses idées et les lois naturelles qui doivent régir sa conduite. Ils se bornaient à ces phénomènes universels et constans que chacun découvre en soi-même, et dont les conséquences s’appliquent à tous les temps et à tous les lieux. Si ensuite ils passaient de l’étude de l’homme à celle de la société, ils y portaient le même esprit de généralité et d’absolu, le même effort vers l’universel et l’immuable. Ils rêvaient une société définitive, une politique indépendante des âges sociaux ; ils auraient voulu couler les peuples dans un moule indestructible, engendrer une forme absolue, une organisation adulte à sa naissance, dont ils auraient supprimé le développement ultérieur, de peur qu’elle ne vieillît. Séparés dès-lors en deux sectes, les uns couraient après une perfection idéale interprétée par la raison du genre humain tout entier, et aboutissaient à la fiction de la souveraineté originaire du peuple ; les autres voulaient fixer le fait existant et immobiliser le pouvoir sur une base matérielle, en s’appuyant sur cette autre fiction du droit paternel, attribué soit aux rois, soit aux patriciats, et perpétué artificiellement par la propriété inaliénable. Nous avons vu de notre temps ces deux erreurs se combattre à grand bruit, tromper et perdre nos révolutions et nos restaurations, et essayer de faire irruption dans un ensemble de faits sociaux qui les repousse l’une et l’autre. En l’absence de la raison historique et pratique, ces opinions livraient des batailles dans les nuages, tandis que les événemens s’ébranlaient sur la terre, et un beau jour tout croulait, et les hypothèses ennemies disparaissaient ensemble sous les mêmes ruines.

Les puritains du Massachusetts étaient, comme nous l’avons vu, partis du premier de ces deux principes ; Locke et Shaftesbury embrassèrent le second. L’essai des puritains, mauvais dans la forme, avait pourtant de la grandeur morale ; ils envisageaient dans l’homme avant tout sa destinée éternelle ; l’état était à leurs yeux un moyen d’y conduire tous les individus ; son but était le perfectionnement intérieur de chacun, et la foi dominait au-dessus de tous les intérêts. L’idée de Locke ne remontait pas si haut. Le but de la société, selon lui, est la jouissance de la propriété et de la liberté. Le pouvoir est le droit de faire des lois pour assurer l’une et l’autre. Les hommes ne se sont réunis par un contrat social que pour cela. Construite ainsi sur une base terrestre, la société paraissait à ses deux fondateurs beaucoup plus solide ; pourtant c’était prendre le moyen pour le but, et fonder le droit sur ce que le droit lui-même fonde. Cela les conduisait à immobiliser les conditions et les formes mêmes de la liberté et de la propriété. Ils prirent pour type l’état social de l’Angleterre, sauf à le simplifier, à le recomposer avec plus de symétrie, et à le décréter immuable. Un tel parti convenait également à l’homme d’état et au philosophe, le premier voulant un modèle existant et déjà en activité, le second ramenant ce modèle au contrat social primitif, et le fixant dans sa pureté. « Aucune voix de Dieu parlant à son âme, dit l’historien des États-Unis avec son accent biblique, n’avait pu retirer Locke des usages établis de l’Angleterre, et lorsqu’il voulut fonder un gouvernement civil dans le désert, il abaissa sa haute intelligence sous l’influence séductrice de Shaftesbury. » Idée bizarre ! ils tournaient en utopie un fait réel, et non-seulement ils voulaient détacher le système d’aristocratie anglaise de l’ensemble des circonstances qui le soutiennent et le balancent, mais encore ils croyaient pouvoir transporter sans aucun dérangement tout ce mécanisme féodal sur la rive opposée de l’Océan ! Sous prétexte de fonder la liberté propriétaire, ils établissaient la puissance seigneuriale, et à une population de travailleurs non conquis, dont ils avaient besoin bien plus que ceux-ci n’avaient besoin d’eux, ils imposaient des suzerains oisifs et dominateurs, pour la plus grande gloire de la théorie ! Voici en résumé les principaux traits de cette célèbre constitution, reçue avec enthousiasme en Angleterre et proclamée le grand modèle. Nous suivrons principalement l’excellente analyse que M. Laboulaye en a donnée dans son livre.

Ils divisaient la Caroline en comtés, et chaque comté en quarante subdivisions de douze mille acres chacune ; huit de ces subdivisions c’est-à-dire la cinquième partie de chaque comté, devaient appartenir aux huit propriétaires dont nous avons parlé plus haut, et à qui Charles II avait concédé tout le territoire. Ils devaient toujours rester huit, ni plus ni moins, et après le premier siècle expiré, toutes leurs prérogatives devenaient, avec la propriété même, inaliénables et substituées à tout jamais dans leurs familles. Ces huit grands domaines de chaque comté s’appelaient seigneuries, et ces seigneurs- propriétaires formaient le grand conseil héréditaire de l’empire} le plus âgé gouvernait l’état sous le nom de palatin ; un autre était l’amiral, un autre le chambellan, un autre le connétable, et ainsi de suite. Ils se partageaient l’administration de la guerre, de la marine, de la justice, de la police, et le reste. Ainsi ce grand conseil, chargé du pouvoir exécutif, représentait la royauté en huit personnes, contenant en elle-même les dignités de cour et les ministères, et possédant en propriété inaliénable non-seulement les hautes seigneuries de chaque comté, mais l’administration même.

Ensuite venait le second rang de la noblesse, formant la tête de chaque comté en particulier : un landgrave, qui avait quatre portions, c’est-à-dire quarante-huit mille acres, et deux caciques, qui avaient chacun deux portions ou vingt-quatre mille acres. Ces domaines du landgrave et des caciques s’appelaient baronnies ; également héréditaires et indivisibles, ils ne pouvaient être cumulés, ils étaient attachés à la dignité. Ainsi l’homme valait selon sa terre, comme dans le pur droit féodal. Ces barons devaient aussi toujours rester trois, ni plus ni moins, et à la fin du siècle courant leurs possessions deviendraient, comme celles des seigneurs, inaliénables et fixées à jamais dans leurs familles.

Les vingt-quatre dernières portions étaient appelées colonies, et partagées entre les francs-tenanciers ; mais ceux des francs-tenanciers qui parvenaient à acquérir trois mille acres pouvaient faire ériger leurs domaines en manoirs et devenaient lords de manoirs ; c’était une sorte de fief, dès-lors indivisible comme les baronnies et les seigneuries, et possédé par une noblesse inférieure et vassale. En même temps, toutes ces terres, — seigneuries, baronnies et manoirs, — révisées en fermes de dix acres, étaient exploitées par des cultivateurs à peu près serfs, appelés leet-men, attachés à la glèbe, et payant un huitième du produit brut comme rente de la terre. Ce servage était également héréditaire : « Tous les enfans des leet-men seront leet-men, disait la loi, et ainsi jusqu’à la dernière génération[9]. » Enfin, pour compléter ce bel ensemble, au-dessous du servage de la glèbe, on admettait comme une chose toute simple l’esclavage personnel des noirs. Ainsi les hommes étaient parqués à dessein, systématiquement et philosophiquement, dans des castes infranchissables, et tout était prévu pour que cette séparation fût éternelle et, formât des races, peut-être des espèces, comme dans les classifications de l’histoire naturelle !

Sur les serfs de la glèbe et sur les esclaves nègres, les seigneurs, landgraves, caciques et lords de manoirs avaient, dans l’étendue de leurs domaines, haute et basse justice, juridiction civile et criminelle sans appel ; mais de peur que l’esprit de cette législation ne s’altérât par des interprétations, il fut défendu d’écrire sur les constitutions, lois et coutumes de l’état. Ainsi point de jurisprudence, aucun précédent, aucune décision qui pût éclairer, la conscience ou fixer l’opinion du juge. La jurisprudence en effet, et ce fut là de tout temps sa profonde utilité, non-seulement éclaircit les difficultés, mais assouplit la raideur de la loi écrite et l’approprie insensiblement aux besoins des choses nouvelles : c’est l’esprit qui, en fécondant la lettre, la transforme. Or c’est ce qu’on ne voulait pas, car cette société était ainsi formée, disait la constitution, « pour durer à jamais. » Tout était d’ailleurs réglé pour l’immobilité ; une cour aristocratique avait la surveillance ou plutôt la direction (superintendence) de la presse ; un tribunal avait dans sa compétence les amusemens des enfans et la toilette des femmes ; un autre connaissait des cérémonies et des généalogies, des modes et des divertissemens[10]. L’exercice du pouvoir législatif était entouré des mêmes défiances et de semblables précautions. Chacun des huit seigneurs propriétaires, comme chef d’une branche de l’administration, était assisté d’une cour de six conseillers à vie, dont quatre au moins étaient nobles. Le grand conseil qu’ils formaient tous ensemble était une espèce de sénat qui préparait les lois et les proposait au parlement, composé de quatre états, lords propriétaires, landgraves, caciques et communes ; ces dernières n’avaient que quatre représentans par comté ; pour être éligible, il fallait avoir cinq cents acres ; pour être électeur, cinquante. Les quatre états votaient ensemble dans une seule assemblée, où la majorité était ainsi assurée d’avance aux seigneurs ; ils avaient d’ailleurs seuls l’initiative, et, de peur qu’il ne se glissât à leur insu dans la législation quelque article contraire à leurs intérêts, toute loi devenait nulle au bout de deux ans, si elle n’était ratifiée dans cet intervalle par les palatins et les seigneurs, qui pouvaient ainsi la mettre à l’essai ; même ratifiée, elle perdait son effet au bout d’un siècle, afin de ramener souvent le gouvernement à son principe, selon le précepte de Machiavel, et parce que, disait Locke, « la multiplicité des lois finit toujours par changer les fondations du gouvernement originaire. » De plus chacun des quatre états avait son droit de veto. Ainsi, pour se mettre dans l’impossibilité d’obéir à cette voix qui crie au genre humain : Marche ! marche ! nos constituans avaient encombré d’obstacles leur propre chemin. Les seigneurs et barons, propriétaires incommutables d’immenses domaines, l’étaient encore de l’administration de la justice, et indirectement de la législation. Tout était ingénieusement calculé pour supprimer le mouvement, et cette momie garrottée pour un silence éternel, ils l’appelaient la constitution de la Caroline.

Tel fut « le premier et le seul essai qui fut sérieusement poursuivi en Amérique pour rattacher le pouvoir politique à la richesse héréditaire. » Le vice de cet essai n’était pas cependant d’avoir cherché dans la propriété des garanties, ni d’en avoir fait une condition de certains droits, c’était d’en avoir fait la base absolue de l’état et un principe de division systématique par races ; c’était d’avoir, sans aucune intelligence de l’histoire, pris dans le passé l’élément le plus éteint et le plus mort pour en faire le principe de vie de l’avenir ; c’était enfin d’avoir voulu concilier la vie avec l’immobilité. Nous ne pouvons nous refuser au plaisir de reprendre ici encore, comme nous avons déjà fait à propos de la théocratie puritaine, un rapprochement avec le moyen âge. On a vu aussi, à l’époque des croisades, quand le catholicisme voulait coloniser l’Orient, une législation se détacher de ses racines, et franchir les mers pour s’implanter sur un rivage où rien ne l’avait préparée. Les rudes croisés qui rédigèrent les Assises de Jérusalem procédaient au fond comme Locke et Shaftesbury, ils cherchaient en quelque sorte à idéaliser la féodalité française, à la rendre plus nette, plus logique, plus libre de variations locales et de privilèges particuliers ; ils essayaient aussi de la rendre inaccessible aux idées nouvelles, qui déjà en France, sous l’influence des rois et des prêtres légistes, la pénétraient et l’entamaient[11]. Ces hommes héroïques ne savaient pas tous lire ; mais combien ils étaient plus excusables, et combien les circonstances et le temps autorisaient mieux leur entreprise ! Obligés de consolider une conquête chrétienne sur une terre musulmane, ils n’y trouvaient aucun élément indigène auquel ils pussent s’associer ; la bourgeoisie de leurs villes maritimes était composée de marchands européens qui ne s’y fixaient point, et qu’une spéculation temporaire seule y attirait ; ils n’avaient aucune idée d’une organisation autre que la leur, et dans un pays imparfaitement conquis, pressés qu’ils étaient par le poids de l’Asie et de l’Afrique, ils campaient encore dans un gouvernement militaire, défensif, et concentré par la seule discipline qu’ils connussent. Leur système était mauvais peut-être, mais il n’y en avait point d’autre pour de tels hommes et en de telles circonstances. Ils furent beaucoup plus sages que les législateurs modernes de la Caroline, et, quoique très rigoureuse en plusieurs détails, leur législation fut en générale plus conforme à la dignité humaine.

Aussi cette constitution toute factice, si applaudie en Angleterre, fut-elle accueillie avec indignation par les colons, car jusqu’alors ils avaient compté sur leur première charte royale, qui leur avait concédé les mêmes droits qu’aux autres colonies. On cria aux propriétaires que ce n’était pas à ces conditions qu’on avait abandonné sa patrie pour venir défricher le désert. Eux cependant procédèrent bravement, malgré les répugnances universelles, à imposer des landgraviats, des baronnies, des caciques et des manoirs féodaux à quelques pionniers épars sous des huttes, dans l’immensité des déserts, au bord de rivières inconnues, ou dans des villes composées de quelques maisons. Ils espéraient que ce cadre vide d’un vaste empire allait se remplir de peuple par la magie de leur admirable invention. Monk, duc d’Albemarle, fut proclamé palatin (1670). Les planteurs se soumirent en apparence ; mais les habitudes, les intérêts, l’esprit libre du travail, les coutumes simples et appropriées qu’ils s’étaient déjà faites, ou qui se faisaient d’elles-mêmes, résistèrent pendant vingt-trois ans à ces combinaisons impraticables, qui peu à peu prenaient le caractère de l’injustice. Les seigneurs, résidant à leur aise en Angleterre, s’appuyaient du gouvernement anglais pour retenir sous le joug ces travailleurs exigeans ; afin de s’assurer la protection de la métropole, ils en soutenaient les prétentions cupides, et même l’acte de navigation, cet autre produit funeste d’une fausse théorie qui sacrifiait les colonies au commerce anglais, et qui fut le germe de toutes les discordes entre elles et la mère-patrie, Dès lors palatins, landgraves et caciques furent entièrement dépopularisés, considérés même comme des ennemis, et il se fit dans cette population de quelques milliers d’âmes un mouvement politique parallèle à celui qui s’opérait en ce moment même en Angleterre, et qui aboutissait à la révolution de 1688. Le gouverneur Colleton, poussé, en 1686, à un coup d’état par l’opposition opiniâtre du parlement colonial, en élimina les membres réfractaires. Alors nouvelles élections, mais aussi hostiles que les précédentes ; agitation universelle, refus de payer la rente et insurrections contre les receveurs, emprisonnement du secrétaire de la province, loi martiale proclamée ; mais qui l’exécutera, puisque les soldats sont le peuple même qui se soulève ? Finalement Colleton est déposé et envoyé en exil en 1690, absolument comme Jacques II l’avait été deux ans auparavant en Angleterre. Ainsi s’évanouit, pour avoir substitué des idées arbitraires à la raison historique et aux convenances des choses, le rêve de deux hommes célèbres et des plus distingués de leur pays en ce temps-là.


On peut juger, par ces épisodes de l’histoire américaine, du véritable enseignement qui en résulte. Oui, cette création d’une république est un beau spectacle, mais non dans le sens des panégyristes et des prédicateurs qui nous « lancent des apologues du haut du mont Garizim. » Loin de s’être formée sur des conceptions systématiques, elle témoigne admirablement de la fécondité des traditions anciennes lorsqu’elles s’associent aux choses nouvelles. Ce fut le secret du développement des colonies dès qu’elles furent débarrassées des inventions savantes et des hiérarchies hors nature qui avaient gêné leur expansion naturelle. Favorisées par les événemens de l’Europe, qui les laissait faire, on les vit rompre ces vêtemens trop étroits, on les vit secouer également la législation féodale de Locke au midi et celle des puritains théocrates au nord. Sortis d’un pays plein de corporations, et déjà formés aux libertés publiques par l’exercice des libertés locales, ces colons possédaient d’avance non-seulement l’usage, mais l’esprit du régime électif. Ils avaient laissé en Angleterre le principe féodal et le principe monarchique, et ils étaient venus chercher la liberté, en cultivant comme les premiers hommes, « la grande forêt de la terre. » En vain on avait disposé d’eux, sous de beaux prétextes, en faveur des compagnies concessionnaires, des corporations de commerce, des seigneurs propriétaires, dont le droit discutable accaparait d’avance des provinces entières et des villes qui n’existaient pas encore : tout ce qui empruntait sa force à un principe autre que le droit électoral anglais était comme frappé d’inertie en touchant le sol américain. Apportait-on le fief, on ne trouvait point de vassaux ; la principauté, point de sujets. La propriété, fille du travail, s’attachait au travailleur, et celui-ci, qui créait l’état, faisait bientôt les lois de l’état. Isolés d’ailleurs les uns des autres et séparés de l’Angleterre par l’Océan, ces planteurs s’étaient formé, par le danger, la fatigue, et une guerre incessante contre les Indiens et contre une nature sauvage et malsaine, un tempérament moral indomptable. Accoutumés à ne rien devoir qu’à eux-mêmes, ils ne savaient plus ce que c’était que de subordonner leur personnalité à celle d’autrui. Leur caractère dominait toute loi, et n’accordait au pouvoir que sa part rigoureusement nécessaire, et souvent moins encore que cela. Aussi toutes les colonies suivaient à peu près les mêmes erremens, et en dépit des différences d’origine ou de climat, toutes arrivaient à ce même terme, de s’administrer elles-mêmes d’abord comme communes et provinces, et de se préparer ainsi à se gouverner elles-mêmes plus tard comme républiques. De quelque côté qu’ils vinssent, gentilshommes de Virginie, bourgeois du Massachusetts, catholiques de Maryland, Hollandais de New-York, tous se confondaient peu à peu, par le besoin de rapports simples et d’entreprises libres, dans un sentiment commun d’indépendance. De là les principaux caractères qui distinguent ce peuple et lui font encore aujourd’hui sa destinée : l’ardeur insatiable d’acquérir, l’application exclusive aux intérêts matériels, toute gloire à la richesse, de bonnes mœurs sans élan, l’individu se frayant violemment son chemin sans souci de personne, la puissance commune de la nation heurtée et affaiblie par les souverainetés locales ; mais avec tout cela l’immense ressource d’un esprit pratique, formé par l’usage des libertés populaires, et qui, en présence du danger, fait toujours reparaître la raison au milieu des fougues les plus extravagantes, et permet à cet état mal joint de supporter de fortes secousses sans tomber en ruines. L’Amérique peut être justement fière de cette raison pratique, qu’elle doit à d’illustres ancêtres, et elle a le droit de nous en donner des leçons. Elle peut nous apprendre à souffler, nous aussi, sur les vains rêves, à tirer nos progrès futurs de ceux qui nous sont déjà acquis, à chercher nos transformations politiques dans les élémens qui nous sont propres, et à continuer un passé qui est assez riche pour ne rien refuser à l’avenir. Mais en retour de cette sagesse, dont elle nous a donné l’exemple, nous lui offrirons aussi quelque chose. Qu’elle accepte ces principes supérieurs d’humanité et d’égalité morale qu’elle avait emportés d’Europe, et qui lui échappent tous les jours. Qu’elle expulse ce poison de l’esclavage dont sa civilisation est imbibée, et qui cherche à se répandre comme la mort dans tous ses membres. Lorsqu’en 1776 Jefferson proposa d’introduire dans l’acte d’indépendance une clause qui condamnait l’esclavage en principe, et qui en préparait sagement l’abolition progressive, cette proposition fut rejetée par ces républicains inconséquens comme une utopie. Vers ce même temps, le roi de France abolissait dans ses états les restes insignifîans de la servitude de main-morte, oubliés parmi tant de progrès accomplis. En Amérique, c’était l’opinion publique qui repoussait cette belle occasion d’allumer le plus pur rayon de gloire sur le berceau de l’indépendance nationale. En France, c’était l’opinion publique qui se hâtait de faire effacer une dernière trace de servitude à peine aperçue. Pour n’avoir pas écouté Jefferson, l’Amérique traîne aujourd’hui cette chaîne de plus en plus pesante, esclave elle-même de ses esclaves. Elle marche en sens inverse de toutes les nations, et, à travers les prodiges de son industrie audacieuse, elle court à toute vapeur vers la barbarie. Il est impossible que dans cette course insensée elle ne se heurte pas à quelque pierre que Dieu mettra devant elle. On a lu dernièrement ici même le navrant tableau de l’esclavage américain, qui, obligé par la répulsion universelle à se défendre au moyen de lois atroces, a corrompu la famille du maître, enseigné la férocité aux enfans et dénaturé le cœur de la femme. Ce serait la première fois qu’on aurait vu la république, qui n’a de force que par les mœurs, se maintenir en pervertissant la moralité dans sa source même ; ce serait la première fois aussi qu’un état reculerait contre le mouvement du monde entier sans en être foulé. Puissent les voix, trop peu nombreuses encore, qui s’élèvent aux États-Unis contre ce fléau, devenu presque irrésistible, être mieux entendues ! Puissent la raison, revenue à elle-même, le souvenir des grands fondateurs, et surtout le danger imminent, produire une réaction salutaire, fût-elle violente, et rappeler dans ce peuple la force morale qu’il dissipe parmi les fantômes d’une fausse prospérité !


LOUIS BINAUT.

  1. Bancroft, History of the United-States, t. II
  2. Hildreth, History…, vol. Ier, seconde série.
  3. Discours au parlement en 1775, cité et traduit par M. Laboulaye, p. 460.
  4. « To the end the body of the commons may be preserved of honest and good men, it was ordered and agreed that, for the time to come, no man shall be admitted to the freedom of this body politic, but such as are members of some of the churches within the limits of the same. »
  5. Hildreth, liv. II, chap. 7.
  6. Voyez, sur l’affaire d’Anne Hutchinson, la Vie de sir Henry Vane, par Ch. Wentworth Upham, dans la Biographical library de Sparks.
  7. « Mémorables Providences relating to witchcraft and possessions… »
  8. « Partial church-membership. Full communion. »
  9. « All the children of the leet-men shall be leet-men, and so to all générations. »
  10. Ceremonies and pedigrees, fashions and sports, — Bancroft, t. II, p. 148.
  11. Voyez l’introduction aux Assises de Jérusalem, par M. le comte Beugnot.