Des principes de l’économie politique et de l’impôt/Chapitre 5

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Des principes de l’économie politique et de l’impôt

CHAPITRE V.

DES SALAIRES.


Le travail, ainsi que toutes choses que l’on peut acheter ou vendre, et dont la quantité peut augmenter ou diminuer, a un prix naturel et un prix courant. Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers, en général, les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution. Les ressources qu’a l’ouvrier pour subvenir à son entretien et à celui de la famille nécessaire pour maintenir le nombre des travailleurs, ne tiennent pas à la quantité d’argent qu’il reçoit pour son salaire, mais à la quantité de subsistances et d’autres objets nécessaires ou utiles dont l’habitude lui a fait un besoin, et qu’il peut acheter avec l’argent de ses gages. Le prix naturel du travail dépend donc du prix des subsistances et de celui des choses nécessaires ou utiles à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille. Une hausse dans les prix de ces objets fera hausser le prix naturel du travail, lequel baissera par la baisse des prix.

Plus la société fait de progrès, plus le prix naturel tend à hausser, parce qu’une des principales denrées qui règlent le prix naturel tend à renchérir, en raison de la plus grande difficulté de l’acquérir. Néanmoins ; les améliorations dans l’agriculture, la découverte de nouveaux marchés d’où l’on peut tirer des subsistances, peuvent, pendant un certain temps, s’opposer à la hausse du prix des denrées, et peuvent même faire baisser leur prix naturel. Les mêmes causes produiront un semblable effet sur le prix naturel du travail.

Le prix naturel de toute denrée, — les matières primitives et le travail exceptés, — tend à baisser, par suite de l’accroissement des richesses et de la population ; car quoique, d’un côté, leur valeur réelle augmente par la hausse du prix naturel des matières premières, ce renchérissement est plus que compensé par le perfectionnement des machines, par une meilleure division et distribution du travail, et par l’habileté toujours croissante des producteurs dans les sciences et dans les arts.

Le prix courant du travail est le prix que reçoit réellement l’ouvrier, d’après les rapports de l’offre et la demande, le travail étant cher quand les bras sont rares, et à bon marché lorsqu’ils abondent. Quelque grande que puisse être la déviation du prix courant relativement au prix naturel du travail, il tend, ainsi que toutes les denrées, à s’en rapprocher. C’est lorsque le prix courant du travail s’élève au-dessus de son prix naturel que le sort de l’ouvrier est réellement prospère et heureux, qu’il peut se procurer en plus grande quantité tout ce qui test utile ou agréable à la vie, et par conséquent élever et maintenir une famille robuste et nombreuse. Quand, au contraire, le nombre des ouvriers s’accroît par le haut prix du travail, les salaires descendent de nouveau à leur prix naturel, et quelquefois même l’effet de la réaction est tel, qu’ils tombent encore plus bas.

Quand le prix courant du travail est au-dessous de son prix naturel, le sort des ouvriers est déplorable, la pauvreté ne leur permettant plus de se procurer les objets que l’habitude leur a rendu absolument nécessaires. Ce n’est que lorsqu’à force de privations le nombre des ouvriers se trouve réduit, ou que la demande de bras s’accroît, que le prix courant du travail remonte de nouveau à son prix naturel. L’ouvrier peut alors se procurer encore une fois les jouissances modérées qui faisaient son bonheur.

Malgré la tendance qu’ont les salaires à revenir à leur taux naturel, leur prix courant peut cependant, dans la marche de la civilisation, et pendant un temps indéterminé, se maintenir constamment plus haut ; car à peine l’impulsion, donnée par une augmentation de capital, a-t-elle augmenté la demande d’ouvriers, qu’une nouvelle augmentation peut produire le même effet. Et si cet accroissement de capital est graduel et constant, le besoin de bras continuera à servir d’encouragement à la population.

Le capital est cette partie de la richesse d’une nation qui est employée à la production. Il se compose des matières alimentaires, des vêtements, des instruments et ustensiles, des machines, des matières premières, etc., nécessaires pour rendre le travail productif.

Le capital peut augmenter à la fois en quantité et en valeur. Une nation peut avoir plus de subsistances et de vêtements, et demander peut-être plus de travail encore qu’auparavant pour produire cette quantité additionnelle. Dans ce cas, le capital ne sera pas seulement plus considérable, il aura plus de valeur.

Le capital peut augmenter en quantité sans augmenter de valeur ; il peut même s’accroître pendant que sa valeur éprouve une baisse. Ainsi une nation peut posséder plus de subsistances et de vêtements ; mais cette augmentation peut provenir de l’emploi des machines, sans qu’il y ait aucune augmentation, et même avec diminution réelle dans la quantité proportionnelle de travail nécessaire à leur production. La masse de capital peut s’accroître sans qu’il augmente de valeur, soit dans sa totalité, soit dans une de ses parties.

Dans le premier cas, le prix naturel des salaires haussera ; car il est toujours réglé par le prix de la nourriture, de l’habillement et des autres objets nécessaires. Dans le second, il restera stationnaire, ou il baissera : mais, dans l’un comme dans l’autre cas, le prix courant des salaires doit monter ; car la demande des bras augmentera en raison de l’augmentation du capital. Plus il y aura d’ouvrage à faire, plus on aura besoin d’ouvriers.

Dans les deux cas, le prix courant du travail montera même au-dessus de son prix naturel, ou tendra à s’en rapprocher ; mais c’est surtout dans le premier que se manifestera cet accord des deux prix. Le sort de l’ouvrier sera amélioré, mais faiblement ; car la cherté des vivres et des autres objets de nécessité absorbera une grande partie de son salaire, quoiqu’il soit plus fort. Par conséquent le manque de travail ou une légère augmentation de la population auront l’effet de réduire bientôt le prix courant du travail au taux naturel, momentanément élevé.

Dans le second cas, le sort de l’ouvrier s’améliorera singulièrement ; il recevra un bien plus fort salaire en argent, tandis qu’il pourra acheter les objets dont il a besoin pour lui et pour sa famille aux mêmes conditions, et peut-être même à plus bas prix ; et il faudra qu’il y ait un grand surcroît de population pour ramener de nouveau le prix courant du travail à son prix naturel déprécié.

C’est donc ainsi que toute amélioration dans la société, et toute augmentation de capital feront hausser le prix courant des salaires ; mais la permanence de cette hausse dépendra d’un accroissement simultané dans le taux naturel, et cette hausse tient à son tour à celle qui survient dans le prix naturel des denrées à l’achat desquelles l’ouvrier emploie son salaire.

On aurait tort de croire que le prix naturel des salaires est absolument fixe et constant, même en les estimant en vivres et autres articles de première nécessité ; il varie à différentes époques dans un même pays, et il est très-différent dans des pays divers[1]. Cela tient essentiellement aux mœurs et aux habitudes du peuple. L’ouvrier anglais regarderait son salaire comme au-dessous du taux naturel, et insuffisant pour maintenir sa famille, s’il ne lui permettait d’acheter d’autre nourriture que des pommes de terre, et d’avoir pour demeure qu’une misérable hutte de terre ; et néanmoins cela paraît suffisant aux habitants des contrées où « la vie est à bon marché, » et où l’homme n’a que des besoins aussi modérés que faciles à satisfaire.

Il y a bien des choses qui constituent aujourd’hui le bien-être du paysan anglais, et qu’on aurait regardées comme des objets de luxe à des époques reculées de notre histoire.

Les progrès de la société faisant toujours baisser le prix des articles manufacturés, et hausser celui des matières premières, il s’opère à la longue une telle disproportion dans leur valeur relative, que, dans les pays riches, un ouvrier peut, moyennant le sacrifice d’une petite quantité de sa nourriture, satisfaire amplement tous ses autres besoins.

Indépendamment des variations dans la valeur de l’argent, qui influent nécessairement sur les salaires, mais dont nous avons négligé les effets, — ayant supposé que la valeur de l’argent était invariable, — les salaires peuvent hausser ou baisser par les deux causes suivantes :

1o L’offre et la demande de travail ;

2o Le prix des denrées à l’achat desquelles l’ouvrier consacre son salaire.

À des époques différentes de la société, l’accumulation des capitaux ou des moyens de payer le travail, est plus ou moins rapide, et dépend toujours de la puissance plus ou moins productive du travail. Le travail est, en général, le plus productif, lorsqu’il y a abondance de terrains fertiles. À ces époques l’accumulation est souvent si rapide, que le capital ne saurait trouver assez de bras à employer.

On a calculé que, dans des circonstances favorables, la population pouvait doubler dans vingt-cinq ans. Mais, dans des circonstances tout aussi favorables, le capital national pourrait fort bien avoir doublé en moins de temps. Dans ce cas, les salaires, pendant toute cette époque, tendront à hausser, parce que le nombre des bras sera toujours insuffisant pour le besoin qu’on en aura.

Dans des colonies nouvelles où l’on introduit les arts et les connaissances des pays plus avancés en civilisation, il est probable que les capitaux tendent à s’accroître plus vite que l’espèce humaine ; et si des pays plus peuplés ne suppléaient au manque de bras, cette tendance élèverait considérablement le prix du travail. À mesure que ces établissements deviennent plus peuplés, et que l’on commence à défricher des terrains de mauvaise qualité, les capitaux n’augmentent plus si rapidement ; car l’excédant des produits sur les besoins de la population doit nécessairement être proportionné à la facilité de la production, c’est-à-dire au petit nombre de personnes qui y sont employées. Quoiqu’il soit donc probable que, dans les circonstances les plus favorables, la production devance la population, cela ne saurait continuer longtemps ; car, l’étendue du sol étant bornée, et ses qualités étant différentes, à chaque nouvel emploi de capital, le taux de la production diminuera, tandis que les progrès de la population resteront toujours les mêmes.

Dans les pays où il y a des terres fertiles en abondance, mais où les habitants sont exposés, par leur ignorance, leur paresse et leur barbarie, à toutes les horreurs de la disette et de la famine, et où on a pu dire que la population se dispute les moyens d’alimentation, il faudrait y remédier autrement que dans les États depuis longtemps civilisés, et où la diminution des subsistances entraîne tous les maux d’une population excessive. Dans le premier cas, le mal vient d’un mauvais gouvernement, de l’instabilité de la propriété, de l’ignorance générale. Pour rendre ces populations plus heureuses, il suffirait d’améliorer le gouvernement, d’étendre l’instruction ; on verrait alors l’augmentation du capital dépasser nécessairement l’accroissement de la population, et les moyens de production iraient au delà des besoins de la nation. Dans l’autre cas, la population grandit plus vite que le fonds nécessaire à son entretien : et il arrivera que chaque nouvel effort de l’industrie, à moins d’être suivi d’une diminution dans les rangs du pays, ne fera qu’ajouter au mal : la production ne pouvant, marcher aussi rapidement que les naissances.

Pour un pays où l’on se dispute les subsistances, les seuls remèdes sont, ou un affaiblissement de la population ou une accumulation rapide de capital. Dans les pays riches, où toutes les terres fertiles ont été déjà mises en culture, le dernier remède n’est ni très-praticable ni très-désirable, car le résultat serait, au bout de quelque temps, de réduire toutes les classes de la société à la même indigence. Mais dans ces contrées pauvres, où existent d’immenses moyens de production, enfouis dans des terres fertiles et incultes, l’augmentation du capital est le seul moyen efficace et sûr de combattre le mal, car il en résultera dans la situation de toutes les classes de la société une amélioration sensible.

Tous les amis de l’humanité doivent désirer que les classes laborieuses cherchent partout le bien-être, les jouissances légitimes, et soient poussées, par tous les moyens légaux, à les acquérir. On ne saurait opposer un meilleur frein à une population exubérante. Dans les pays où les classes pauvres ont le moins de besoins, et, se contentent de la plus chétive subsistance, les populations sont soumises aux misères et aux vicissitudes les plus terribles. Elles n’ont aucun abri contre les calamités sociales : elles ne sauraient chercher un refuge dans une situation plus humble : elles sont déjà si abaissées, si malheureuses, qu’il ne leur reste même plus la triste faculté de descendre encore. Elles ne peuvent remplacer que par de rares succédanés leurs aliments ordinaires et principaux, et la disette entraîne pour elles presque tous les maux attachés à la famine[2].

Dans la marche naturelle des sociétés, les salaires tendront à baisser en tant qu’ils seront réglés par l’offre et la demande ; car le nombre des ouvriers continuera à s’accroître dans une progression un peu plus rapide que celle de la demande. Si, par exemple, les salaires étaient réglés sur un accroissement annuel de capital, représenté par 2 pour cent, ils tomberaient lorsque le capital n’augmenterait plus qu’à raison de 1 et demi pour cent. Ils baisseraient encore davantage quand cet accroissement ne serait plus que de 1 ou de demi pour cent ; et cette baisse continuerait jusqu’à ce que le capital devînt stationnaire. Les salaires le deviendraient aussi, et ils ne seraient que suffisants pour maintenir la population existante. Je soutiens que, dans de pareilles circonstances, les salaires doivent baisser, par le seul effet de l’offre et la demande des bras ; mais il ne faut pas oublier que le prix des salaires tient aussi à celui des denrées que l’ouvrier a besoin d’acheter.

À mesure que la population augmente, ces denrées iront toujours en augmentant de prix, — plus de travail devenant nécessaire à leur production. Si les salaires, payés en argent à l’ouvrier, viennent à baisser pendant que toutes les denrées à l’achat desquelles il dépensait le produit de son travail haussent de prix, il se trouvera doublement atteint, et il n’aura bientôt plus de quoi subsister. C’est pourquoi, au lieu de baisser, les salaires en argent hausseraient, au contraire, mais pas suffisamment pour permettre à l’ouvrier d’acheter autant de choses nécessaires ou utiles qu’il pouvait le faire avant le renchérissement de ces denrées. Si ses salaires étaient annuellement de 24 liv. st., ou de six quarters de blé quand le blé valait 4 livres le quarter, il ne recevrait probablement plus que la valeur de cinq quarters, lorsque le blé serait à 5 livres. Mais ces cinq quarters coûteraient 25 liv. ; il recevrait donc des gages plus forts en valeur, et cependant il ne pourrait plus acheter une quantité de blé et d’autres denrées égale à celle qu’il était dans l’habitude de consommer auparavant, lui et sa famille[3].

Et cependant, quoique l’ouvrier fût réellement moins bien payé, cette augmentation de salaires diminuerait nécessairement les profits du manufacturier ; car il ne pourrait pas vendre sa marchandise plus cher, quoique les frais de production fussent augmentés. Nous reviendrons là-dessus lorsque nous examinerons les principes qui règlent les profits.

Il paraîtrait donc que la cause qui fait hausser les rentes est aussi celle qui fait hausser les salaires, l’une et l’autre tenant à la difficulté croissante d’obtenir une plus grande quantité de subsistances moyennant la même quantité proportionnelle de travail. Par conséquent si l’argent avait une valeur invariable, les rentes ainsi que les salaires tendraient toujours à la hausse dans un état d’accroissement progressif de la richesse et de la population.

Mais entre la hausse de la rente et celle des salaires il y a une différence essentielle. La hausse des rentes estimées en argent est accompagnée d’une part plus considérable des produits. Non-seulement le propriétaire foncier reçoit plus d’argent de son fermier, mais il en reçoit aussi plus de blé ; il aura plus de blé, et chaque mesure de cette denrée s’échangera contre une plus grande quantité de toutes les autres marchandises qui n’ont pas haussé de valeur. Le sort de l’ouvrier sera moins heureux ; il recevra, à la vérité, plus d’argent pour son salaire, mais ces salaires vaudront moins de blé ; et non-seulement il en aura moins à sa disposition, mais sa condition empirera sous tous les rapports, par la difficulté plus grande qu’il rencontrera de maintenir le taux courant des salaires au-dessus de leur taux naturel. Quand le prix du blé haussera de 10 pour cent, les salaires hausseront toujours dans une proportion moindre, et la rente, au contraire, dans un rapport plus considérable. La condition de l’ouvrier empirera en général, tandis que celle du propriétaire foncier s’améliorera.

Le blé étant à 4 liv. st. le quarter, supposons que le salaire de l’ouvrier soit de 24 livres par an, ou d’une valeur égale à six quarters de blé, et supposons qu’il en dépense la moitié pour l’achat du blé, et qu’il en emploie l’autre moitié, ou 12 livres, à d’autres objets, il recevrait

le blé étant à ou la valeur de quarters,

et moyennant ces salaires il pourrait vivre aussi bien, mais pas mieux que par le passé ; car, lorsque le blé serait à 4 liv. le quarter,

il dépenserait pour trois quarters de blé l. 12
et à l’achat d’autres objets l. 12
───────
l. 24
Quand le blé vaudra 4 l. 4 s. 8 d., les trois quarters
que lui et sa famille consomment lui coûteront
l. 12 14
et les autres objets qui n’ont pas changé de prix l. 12
───────
l. 24 14
Les trois quarters à 4 l. 10 s. lui coûteront l. 13 10
et les autres articles l. 12
───────
l. 25 10
À 4 l. 16 s., les trois quarters lui coûteraient l. 14 8
et les autres objets l. 12
───────
l. 26 8
et à 5 l. 2. 10 il paierait les trois quarters l. 15 8 6
et les autres objets l. 12
───────
l. 8 6

À mesure que le blé renchérit, les salaires en argent augmenteront, mais les salaires en nature diminueront, et le bien-être de l’ouvrier se trouvera être, par la supposition précédente, exactement le même. Mais d’autres articles auront haussé de prix, en raison de la quantité de matière première qui entre dans leur composition, et il lui faudra payer davantage pour les obtenir. Quoique le thé, le sucre, le savon, la chandelle et le loyer de sa maison ne lui coûtent peut-être pas plus cher, le lard, le fromage, le beurre, le linge, la chaussure et l’habillement lui coûteront davantage ; et par conséquent, malgré l’augmentation des salaires, sa position sera devenue comparativement plus mauvaise. On pourrait m’objecter que je considère toujours l’effet des salaires sur les prix, en partant de la supposition que l’or et les métaux qui servent à frapper les monnaies sont un produit du pays où il y a variation dans les salaires, et que les conséquences que j’en tire s’accordent mal avec l’état actuel des choses, parce que l’or est un métal que nous tirons de l’étranger. Mais de ce que l’or est le produit de l’étranger, il ne s’ensuit pas que l’argument soit moins vrai ; car l’on peut démontrer que les effets seraient, en dernière analyse, les mêmes, soit que l’on trouvât l’or dans le propre pays, soit qu’on le retirât de l’étranger.

Lorsque les salaires haussent, c’est que l’augmentation de la richesse et des capitaux augmente en général la demande de bras, qui doit infailliblement être suivie d’une production plus considérable de denrées. Pour mettre dans la circulation ce surcroît de denrées, même aux anciens prix, il faudra plus d’argent, plus de cette matière tirée de l’étranger, dont on fabrique la monnaie, et que l’on ne peut se procurer que par l’importation. Toutes les fois que la demande d’un article devient plus forte, sa valeur relative hausse par rapport aux autres objets avec lesquels on l’achète. Si l’on demandait plus de chapeaux, leur prix hausserait, et l’on donnerait plus d’or en échange. Si c’est l’or dont la demande est plus forte, l’or haussera, et les chapeaux baisseront de prix, car il faudra une plus grande quantité de chapeaux et d’autres articles pour acheter la même quantité d’or. Mais dire, dans le cas supposé, que les denrées haussent en raison de la hausse des salaires, ce serait une contradiction manifeste ; car nous dirions d’abord que l’or hausse de valeur relative par suite de la demande, et ensuite que sa valeur relative doit baisser, parce que les prix haussent, — deux phénomènes absolu­ment incompatibles. Dire que les denrées haussent de prix, c’est dire que la valeur relative de la monnaie baisse ; car ce sont les denrées qui servent à estimer la valeur relative de l’or. Si le prix de toutes les denrées haussait, l’or étranger ne viendrait certainement pas les acheter pendant qu’elles seraient chères ; il sortirait, au contraire, du pays pour être avantageusement employé, à l’étranger, à l’achat de denrées qui sont à meilleur marché. Il ne paraît donc pas que la hausse des salaires puisse faire hausser le prix des denrées, soit que les métaux qui servent à la fabrication des monnaies se trouvent dans le pays, soit qu’ils viennent de l’étranger. Il ne peut y avoir une hausse dans toutes les denrées à la fois, sans qu’il y ait en même temps une augmentation de monnaie ; et cette quantité additionnelle, on ne saurait l’obtenir dans le pays même, ainsi que nous l’avons déjà prouvé, et l’on ne pourrait pas non plus la tirer du dehors. En effet, pour pouvoir acheter une plus grande quantité d’or, à l’étranger, il faut absolument que les denrées, chez nous, soient à bon marché. L’importation de l’or, et la hausse du prix de toutes les productions nationales, moyennant lesquelles on obtient ou on achète l’or, sont des effets d’une incompatibilité absolue. L’usage très-étendu du papier-monnaie ne change rien à la question ; car tout papier-monnaie se règle ou doit se régler par la valeur de l’or, et se trouve par conséquent sous l’influence des causes mêmes qui influent sur la valeur de ce métal.

Voilà donc les lois qui règlent les salaires et qui régissent le bonheur de l’immense majorité de toute société. Ainsi que tout autre contrat, les salaires doivent être livrés à la concurrence franche et libre du marché, et n’être jamais entravés par l’intervention du Gouverneur.

La tendance manifeste et directe de la législation anglaise sur les indigents est diamétralement en opposition avec ces principes, qui sont de toute évidence. Ces lois, bien loin de répondre au vœu bienfaisant du législateur, qui ne voulait qu’améliorer la condition des pauvres, n’ont d’autre effet que d’empirer à la fois et celle du pauvre et celle du riche ; — au lieu d’enrichir les pauvres, elles ne tendent qu’à appauvrir les riches. Tant que nos lois actuelles sur les pauvres seront en vigueur, il est dans l’ordre naturel des choses que les fonds destinés à l’entretien des indigents s’accroissent progressivement, jusqu’à ce qu’ils aient absorbé tout le revenu net du pays, ou au moins tout ce que le Gouvernement pourra nous en laisser après qu’il aura satisfait ses demandes perpétuelles de fonds pour les dépenses publiques[4].

La tendance funeste de ces lois n’est plus un mystère depuis qu’elle a été dévoilée par la plume habile de M. Malthus, et tous les amis des pauvres devraient désirer ardemment de les voir abolies. Par malheur, elles sont établies depuis si longtemps, et les pauvres ont contracté de telles habitudes sous leur influence, qu’il faudrait beaucoup de précautions et d’adresse pour pouvoir les extirper sans danger de notre système politique. Ceux même qui sont le plus résolus à abolir ces lois, conviennent qu’il faut opérer lentement, graduellement, si l’on veut empêcher ceux en faveur de qui ces lois furent faites mal à propos, d’être accablés par la misère[5].

C’est une vérité incontestable, que l’aisance et le bien-être des pauvres ne sauraient être assurés, à moins qu’ils ne cherchent eux-mêmes, ou que la législature ne les conduise à diminuer la fréquence des mariages entre des individus jeunes et imprévoyants. Le système de la législation sur les pauvres a agi dans un sens tout à fait opposé. Il a rendu toute contrainte superflue ; et l’on a séduit la jeunesse imprudente en lui offrant une portion des récompenses dues à la prévoyance et à l’industrie[6].

La nature du mal en indique le remède. En circonscrivant graduellement les lois des pauvres, et en cherchant à faire sentir aux indigents le prix de l’indépendance, en leur montrant qu’ils ne doivent plus compter sur les secours d’une bienfaisance systématique ou casuelle, et qu’ils n’ont d’autre ressource que celle de leur travail ; en leur prouvant enfin que la prudence est nécessaire et la prévoyance utile, on marchera par degrés vers un état de choses plus stable et plus salutaire[7].

Toute modification des lois sur les pauvres, qui n’aurait pas pour but leur abolition, ne mérite aucune attention ; et celui-là sera le meilleur ami des pauvres et de l’humanité qui pourra indiquer les moyens d’y parvenir de la manière à la fois la plus sûre et la moins violente. Ce n’est point en changeant d’une manière quelconque le mode actuel de lever les fonds pour l’entretien des pauvres, que le mal peut être diminué. Au lieu d’être une amélioration, cela ne ferait qu’aggraver encore les maux que nous voudrions détruire, si par là on levait un fonds plus considérable, ou s’il était prélevé, ainsi que quelques personnes l’ont proposé dernièrement, comme une contribution générale sur toute la nation. La manière actuelle de lever et d’appliquer cet impôt a contribué à mitiger ses funestes effets. Chaque paroisse lève un fonds pour l’entretien de ses pauvres. Par cette méthode, l’on est plus intéressé à modérer le taux de cette contribution, et cela devient plus praticable que si l’on imposait une contribution générale pour secourir les pauvres de tout le royaume. Une paroisse a bien plus d’intérêt à mettre de l’économie dans le mode de prélever les sommes imposées et dans la distribution des secours, — toute épargne étant pour elle un profit, — que si des centaines de paroisses avaient à partager ces fonds.

Et c’est cette cause qui a empêché le fonds des pauvres d’avoir déjà absorbé tout le revenu net du royaume ; c’est à la rigueur que l’on met dans l’exécution de ces lois, que nous sommes redevables de ce qu’elles ne sont pas encore devenues oppressives outre mesure. Si la loi assurait à tout indigent les moyens de s’entretenir, et si les secours étaient suffisants pour qu’il pût vivre assez agréablement, l’on serait conduit, par la théorie, à affirmer que tous les autres impôts ensemble pourraient paraître légers, comparés avec le seul impôt des pauvres. Les lois de la gravitation ne sont pas plus certaines que ne l’est la tendance qu’auraient de pareilles lois à changer la richesse et la puissance en misère et en faiblesse, en faisant renoncer l’homme à tout travail qui n’aurait pas pour unique but celui de se procurer des subsistances. Il n’y aurait plus de distinctions relevant des facultés intellectuelles ; l’esprit ne serait occupé que du soin de satisfaire les besoins du corps, jusqu’à ce qu’à la fin toutes les classes fussent en proie à une indigence universelle. Il est heureux que ces lois aient été en vigueur à une époque de prospérité toujours croissante, pendant laquelle les fonds pour le paiement du travail ont régulièrement augmenté, et ont sollicité un accroissement de population. Mais si nos progrès devenaient plus lents, si nous nous trouvions dans un état stationnaire — dont j’espère que nous sommes encore bien éloignés, — c’est alors que la nature pernicieuse de ces lois deviendrait plus manifeste, plus alarmante ; et c’est alors aussi que leur abolition rencontrerait bien plus d’obstacles et de difficultés.

  1. L’abri, le vêtement indispensable dans un pays peuvent ne l’être pas dans un autre. Un ouvrier indien conservera toute sa vigueur dans une habitation qui suffirait à peine pour préserver l’ouvrier russe de la souffrance et de la mort. Même, dans les pays qui présentent un climat analogue, les mœurs, les habitudes sociales peuvent occasionner souvent des variations sensibles dans le prix naturel du travail, et ces variations peuvent être aussi considérables que celles produites par les causes naturelles.— Essai sur le commerce extérieur du blé, par R. Torrens, Esq. pag. 68. —Toute cette matière a été traitée fort habilement par le colonel Torrens.
  2. Ces tristes paroles semblent une prophétie. On dirait que Ricardo sentait déjà frémir ces bandes affamées d’Irlandais qui cherchent aujourd’hui, les armes à la main, le désespoir au cœur, une nourriture que les saisons leur ont refusée. C’est qu’il s’est fait dans la malheureuse Erin un partage étonnant des joies et des douleurs, de la disette et de l’abondance : à ceux qui creusent le sol, le fertilisent, l’inondent de sueur, ont été dévolues les tortures de la misère ; à ceux qui épuisent la terre avec leurs meutes de chasse, et boivent des moissons entières dans leur coupe de Tokay ou de Johannisberg, ont été répartis les revenus, et partant l’éclat, et partant la puissance. La richesse y ressemble donc à un beau fleuve qui aurait sa source en Irlande, et son embouchure en Angleterre : on sème à Dublin, et on récolte à Londres ; de telle sorte qu’il ne s’y amasse pas de grands capitaux, et que l’industrie n’y peut naître pour donner du travail, des salaires à des millions de bras qui se disputent le sol. On peut même dire que, grâce à l’avidité des middlemen, — ce crible vivant où se dépose une grande portion des ressources du pays, en passant de l’humble cultivateur à l’opulent seigneur, — grâce, encore, à la concurrence acharnée que se font les fermiers, et au morcellement infini des domaines, l’agriculture est plutôt une lutte de paysan à paysan qu’un travail régulier et social. Au haut de l’échelle se trouve le propriétaire qui hérite des bénéfices de cette folle enchère ; au bas, le cottager sur qui elle pèse d’un poids écrasant. En effet, pour payer son fermage, celui-ci consacre la plus grande partie de son travail et de ses efforts à de larges étendues de terrain qu’il couvre de blé, et ne se réserve qu’un champ limité où croissent, quand Dieu le permet, les pommes de terre qui composent son unique ressource. Vienne une année où la terre, frappée de stérilité, ne donne que de rares épis, et le pauvre Irlandais, impuissant à assouvir le middleman expie, par la contrainte par corps ou le bannissement, les caprices de l’atmosphère ; vienne une autre année où ce sont les pommes de terre qui manquent, et il se trouve atteint dans son existence même. Son propriétaire est payé, et peut aller commanditer les coulisses de Covent-Garden et les courses d’Epsom ; mais il lui faut, à lui, subir toutes les souffrances de la faim, à moins de courir les coupables et tristes hasards de la révolte, de la vengeance, de l’homicide. Il y a quelques mois, en effet, un seul propriétaire expulsait de ses domaines des centaines de malheureux cottagers, avec le même sang-froid que mit Caton à vider ses ergastules, et que mettent nos maquignons à vider leurs écuries. De plus, nous pouvons assister de loin au drame lugubre qui se joue en Irlande, à coups de fusils, de haches, de faux, drame qui nous reporte aux jours terribles du White-Boysm. Il y a donc ici plus qu’un mauvais système d’agriculture, il y a un vice social manifeste, criant ; et s’il est important, comme le dit Ricardo, pour une nation, de ne pas placer la sécurité de ses approvisionnements dans une seule plante, de ne pas jouer son existence sur une seule carte, il est plus important encore de ne pas concentrer toutes les forces du pays sur une seule industrie. Il arrive en effet alors, qu’aux époques où cette industrie languit, la vie s’arrête dans le corps social tout entier, et qu’il ne s’ouvre pas dans les autres fonctions de refuge pour les bras inoccupés. Ce qui a sauvé tant de fois l’Angleterre du désespoir des comtés agricoles, ce n’a pas été la pâle charité des hauts-barons distributeurs de cuillers de bois et de soupes économiques, mais bien les comtés manufacturiers. La mule-jenny est ainsi venue au secours de la charrue, et l’industrie manufacturière a alimenté des légions de cultivateurs, comme une généreuse nourrice qui prête le sein à un enfant étranger. Or, l’Irlande n’a pas de mule-jennys, pas de capitaux : tous les bras sont tendus vers le sol qu’on appauvrit par une subdivision extrême. Aussi, ou aura beau encourager, comme le veut l’auteur, tous les Irlandais à multiplier leurs jouissances et leur bien-être, si la constitution économique les pousse à s’arracher des lambeaux de terre et à se créer, pour toute existence, une auge de quelques toises remplies de pommes de terre ; si l’épargne est impossible et avec elle les capitaux, les progrès, ils devront se résigner à tourner éternellement dans ce cercle fatal de la misère, de la faim, du crime. Rien de plus facile que de désirer le bien-être, et il n’est pas d’homme, fût-il le plus intraitable des ascètes, qui n’y aspire perpétuellement : mais lorsque ces désirs se brisent contre des vices fondamentaux, il faut bien se résigner à n’y voir qu’une bien faible ressource pour des populations. Soyez sûr que l’Irlandais désire et que le cri du Rappel est le cri de la faim, de la chair qui se révolte, plutôt qu’un cri religieux ou politique. Seulement, le réseau des middlemen, des absentéistes, des orangistes, l’enserre de toutes parts, l’étouffe. Il le sait, et voyant que la sueur ne suffit plus à féconder, pour lui, sa patrie, il veut essayer du sang, et le sang coule. A. F.
  3. Il est impossible de ne pas protester hautement contre des conclusions presque fatidiques et qui emporteraient condamnation de tout notre système économique. Il a fallu même bien du calme à Ricardo pour n’avoir pas été saisi de vertige, n’avoir pas senti trembler sa main au spectacle du sort que l’avenir réserve, selon lui, aux travailleurs. À ses yeux, les classes ouvrières marchent fatalement vers un abîme que la civilisation couvre habilement de fleurs, mais au fond duquel est la mort : à nos yeux, au contraire, elles s’élèvent à des destinées meilleures et se font chaque jour une place plus large dans le pouvoir et le bien-être répartis aux sociétés. Ricardo, frappé de la somme de douleurs et de privations qui accable, au milieu des splendeurs de notre industrie, les mains généreuses et fortes qui exécutent l’œuvre de la production entière ; étonné de voir tant de haillons à côté de tant de luxe, et tant de crises à côté de tant de progrès, s’est pris à désespérer de l’avenir, et, suivant son habitude, ce désespoir que tant d’autres mettent en élégies et en philippiques, il l’a mis en formules, ce qui est plus net, mais tout aussi injuste, tout aussi réfutable. Et d’abord le résultat immédiat, nécessaire de cette croyance au malheur futur des travailleurs, devrait être de suspendre tout à coup le mouvement social, de faire volte-face, et de reprendre en sous-œuvre toutes les théories, toutes les données que les siècles semblent avoir consacrée. Il n’est personne, en effet, doué de quelque prévision, mu par quelque générosité, qui ne frémisse devant cet avertissement sombre, dernier mot de la science de Ricardo : Chaque jour abaisse le salaire réel de l’ouvrier et grandit le prix des subsistances : — ce qui équivaut à dire que chaque jour la société doit s’anéantir par un supplice incessant, que chaque jour doit retrancher un battement au cœur du pauvre et exagérer pour lui le supplice de Tantale en éloignant de plus en plus les fruits et l’eau de ses lèvres avides. Le devoir de tout penseur, de tout législateur, serait donc de faire prendre à la société d’autres routes et de ne pas permettre que la subsistance des masses passât dans le corps des riches, comme passaient la chaleur et la vie des vierges dans les corps débiles et disloqués des vieux rois de la Bible. Mais il n’en est rien, et le bilan de notre société suffirait, sans autres considérations, pour combattre le pessimisme de Ricardo. Ainsi le développement de l’industrie n’a-t-il pas mis à la portée de tous les objets qui constituaient il y a cent ans un luxe ruineux, impossible ? La guimpe délicate qui entoure le sein de nos villageoises, les chauds vêtements qui couvrent nos paysans et nos ouvriers sont d’institution toute récente et témoignent d’un bien-être croissant. Des voies de communication plus parfaites ont permis aux hommes, aux idées, aux choses, de rayonner de toutes parts et de moraliser les populations : des écoles, des salles d’asile, des hôpitaux, des hospices, des crèches s’ouvrent de toutes parts devant l’intelligence qui va éclore, l’enfant qui va naître, le vieillard qui va mourir ; l’air, la lumière, l’eau commencent à circuler dans les rues, grâce à nos institutions municipales, et pour résumer tous ces faits en un seul fait décisif, la moyenne de la vie humaine s’est accrue depuis cinquante années, hâtons-nous de le dire, ailleurs que dans les colonnes élastiques et torses de la statistique.

    Et il n’en saurait être autrement. L’évolution économique suit nécessairement l’évolution politique, et l’influence que gagne chaque jour la démocratie, — cet évangile systématisé et démontré, — doit se refléter et se reflète dans la prospérité générale. Le premier mouvement d’une nation qui se sait indépendante est de se vouloir heureuse, riche ; d’organiser les intérêts et les individus en vue de ce bien-être, et, par conséquent, de progresser, d’aller en avant. Or, la tendance moderne des peuples est vers l’indépendance, et on ne saurait faire un procès à notre époque, sous le rapport industriel, sans y joindre un procès politique, sans souffleter, comme l’ont fait les socialistes et les pessimistes de toutes les sectes, la liberté sur la joue de l’économie politique.

    Et d’ailleurs la théorie, la logique démontrent tout cela bien avant les faits. Quel est ici-bas le capital du prolétaire ? le travail. Quel principe règle la valeur du travail, en fixe la rémunération ? l’offre et la demande des bras. Entre quelles limites extrêmes oscille cette rémunération ? entre le point où les salaires prélèveraient sur les profits une part trop large et qui mettrait le chef d’industrie dans l’impossibilité de continuer son œuvre, — danger peu redoutable, avouons-le : — et, d’un autre côté, le point où les salaires deviendraient insuffisants pour nourrir l’ouvrier. Le problème consiste donc à accroître constamment la somme de travail à répartir, afin d’élever la valeur de ce travail, et par conséquent de grossir le revenu du pauvre : il consiste encore à élargir la zone où il puise sa consommation, les marchés où se rendent les céréales, les bestiaux, les étoffes, afin de le faire participer au bénéfice de la concurrence la plus complète, la plus absolue. Laissez circuler le travail, laissez circuler les produits, toute la question est là, et, avec elle, le bonheur des classes laborieuses. Pour affaiblir entre les mains des propriétaires ce monopole formidable que couvre d’une sanction nécessaire, — sinon sacro-sainte, comme on l’a bien voulu dire, — le pacte social, il suffit de mettre à la disposition de tous, la terre qui appartient à tous, et de laisser se développer librement cette grande loi économique qui divise le travail parmi les nations, et fait cultiver par l’Indien ou l’Américain le sucre qui doit s’échanger contre les produits de l’Européen. L’espèce humaine a besoin d’un espace illimité pour entretenir ses membres toujours plus nombreux : c’est un flot qui grandit sans cesse, et à qui il faut les plages les plus vastes, sous peine de désordres, de calamités. Les quelques esprits égarés qui, par conviction, veulent le maintien de nos restrictions commerciales, c’est-à-dire l’appauvrissement de l’ouvrier par l’action combinée d’un travail moins actif et de subsistances moins abondantes ; les esprits égarés, dis-je, qui n’ont pas compris la fécondité des principes de liberté commerciale, et ceux qui, au contraire, plus nombreux, plus audacieux, ne veulent pas de ces principes, parce qu’ils en comprennent trop bien la grandeur, ne sauraient nier cependant qu’il faut à l’expansion naturelle des générations une sphère immense, où se nivelleront les besoins, les intérêts, les capitaux. L’univers est une immense ruche où les travailleurs doivent circuler librement de cellule en cellule. Tandis que sur les districts manufacturiers, agités par la fièvre de la production et par les crises financières, s’agglomèrent aujourd’hui des légions d’ouvriers qui les surchargent et les épuisent, d’énormes superficies de terrain restent incultes et désertes, attendant les capitaux et le travail pour épancher des monceaux de produits. Croit-on, par exemple, que si nos lois et les lois anglaises sur les céréales eussent été abolies, tout le territoire de la Pologne, de la Hongrie, de l’Ukraine, de l’Égypte, de l’Amérique, ne se fût pas couvert, comme par enchantement, de moissons qui, déversées sur l’Europe, eussent à la fois abaissé le prix des aliments, excité le travail de nos manufactures, la valeur du travail, et réfuté par l’éclat des résultats la décourageante hypothèse de Ricardo ? À quoi servirait donc de découvrir des Amériques et des Océanies, si ce n’était pour y aller chercher les ressources qui nous manquent, la place que demandent nos cités encombrées ? Avec le système de l’affranchissement commercial, les civilisations sont constamment jeunes, constamment vigoureuses. Lorsqu’un sol a été épuisé, on va chercher ailleurs une sève nouvelle, et la société se trouve ainsi constamment maintenue dans cette période active, où la somme de travail dépasse la somme de bras et se joint au bas prix des subsistances pour améliorer le sort de l’ouvrier. Plus un arbre est élevé, plus il faut à ses racines de l’espace pour se nourrir : il en est de même des nations, et s’il est encore ici-bas tant de souffrances et tant de crises, il faut encore en chercher la cause aussi bien dans l’isolement absurde des centres de production, que dans les vestiges d’aristocratie ou de privilèges politiques qui déshonorent les constitutions européennes. Sans doute la question de population, l’excès des travailleurs se dresseront toujours à nos yeux comme une menace lointaine : mais que de mines fécondes encore à exploiter, que de plaines à fertiliser, de fleuves à traverser, de richesses à puiser de toutes parts ! Nous ne sommes qu’au début de la production, de l’industrie, de l’agriculture, et, sans prendre la liberté du commerce pour une panacée infaillible, il est permis de dire que tout irait mieux, du jour où on laisserait la concurrence des capitalistes et des propriétaires s’organiser en présence de celle des ouvriers. Ricardo a raisonné dans l’hypothèse d’un déplorable statu quo : nous raisonnons dans l’hypothèse d’un affranchissement qui déjà commence. Il a désespéré, et tout nous conduit au contraire à espérer dans l’avenir. A. F

  4. Si M. Buchanan, dans le passage suivant, n’a eu en vue qu’un état de misère passager, je suis entièrement de son avis. — « Le grand malheur de la condition de l’ouvrier, c’est l’indigence qui provient de la disette des vivres ou du manque d’ouvrage. Aussi a-t-on fait chez tous les peuples des règlements sans nombre pour venir à son secours. Mais il est dans l’état social des maux que la législation ne saurait soulager ; et il est utile par conséquent de connaître les limites dans lesquelles elle doit se renfermer, afin d’éviter qu’en visant à ce qui est impraticable, nous ne manquions le but utile qu’il est en notre pouvoir d’atteindre. » — Buchanan, p. 61.
  5. Cette vieille législation des pauvres, criblée d’abus, et ruineuse pour la Grande-Bretagne, au point d’avoir absorbé, en 1818, 7,870,801 livres sterlings, et, en 1832, le chiffre colossal de 8,739,882 livres sterlings, a été complètement réformée par l’acte de 1834 auquel on a donné le nom par trop modeste d’amendement. Dans le fond, il y a eu substitution d’un système entièrement nouveau dans les annales de la charité légale. Ce système est celui des Work-Houses ou ateliers de charité qui s’ouvrent comme un refuge devant les ouvriers inoccupés, et leur distribuent la nourriture, le vêtement, le logement en échange de leur travail. — Voyez, pour l’esquisse de cette nouvelle législation, le chapitre XVIII : Des Taxes pour les pauvres. A. F.
  6. Les progrès que l’opinion publique a faits sur cette grave question depuis 1796 sont très-remarquables, et il est facile de les constater en comparant le dernier rapport des commissaires de la loi des pauvres, avec les paroles suivantes prononcées par M. Pitt, il y a près de trente ans : — « Faisons, des secours à répandre dans les familles nombreuses, un lien d’honneur et de charité et non un signe d’opprobre et de mépris. On fera ainsi des enfants du pauvre une bénédiction et non une calamité : et l’on tracera une ligne de démarcation rationnelle et digne entre ceux qui sont capables de se suffire au moyen de leur travail, et ceux qui, après avoir doté leur pays d’un grand nombre d’enfants, ont acquis le droit de réclamer les moyens de les élever. » — Histoire parlementaire de Hansard, v. 32, p. 710.
  7. Ces vues qui ne sont pas seulement d’un philanthrope, mais d’un philanthrope éclairé, font sentir l’Imbécillité des princes qui consacrent les événements heureux de leur règne par le mariage de quelques filles pauvres, c’est-à-dire qui se rejouissent en condamnant aux larmes, et peut-être à la mort, les familles qui naîtront de ces unions follement provoquées. Plutôt que de multiplier les créatures vivantes et susceptibles de souffrir, il vaudrait mieux favoriser la multiplication des moyens de subsistances, c’est-à-dire abolir les entraves à l’industrie, ne point emprunter, afin de laisser les capitaux chercher des emplois productifs, et diminuer les impôts qui augmentent la cherté des produits et par conséquent la difficulté de vivre ; mais ces moyens qui n’effraient point les bons princes, sont très-difficiles pour les mauvais. — J.-B. Say.