Descartes (Fouillée)/Livre I/Chapitre III

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 60-64).
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CHAPITRE III

LA PHYSIQUE MÉCANIQUE


La permanence du mouvement a pour corollaire sa transformation. Descartes, on la déjà vu, a aperçu et formellement énoncé cette conséquence. Il a donc, le premier, soutenu la doctrine contemporaine de l’unité des forces physiques : « C’est, dit-il, le mouvement seul qui, selon les différents effets qu’il produit, s’appelle tantôt chaleur et tantôt lumière ». — « Qu’un autre », ajoute-t-il, avec la fierté du savant qui a conscience de parler comme parleront les siècles à venir, « qu’un autre imagine dans le corps qui brûle la forme du feu, la qualité de la chaleur et enfin l’action qui le brille comme des choses diverses ; pour moi, qui crains de me tromper si j’y suppose quelque chose de plus que ce que je vois nécessairement y devoir être, je me contente d’y concevoir le mouvement de ses parties ; et cela seul pourra produire en lui tous les changements qu’on expérimente quand il brûle. » — Voilà donc, ici encore l’explication mécanique substituée aux explications par les « formes », les « qualités » et les « actions ».

Poursuivant sa marche triomphale à travers toutes les sciences et jetant les vérités comme à pleines mains, Descartes explique le magnétisme par les lois du mouvement et compare la terre à un vaste aimant ; il explique la lumière non par l’émission de particules à travers l’espace, comme le soutiendra faussement Newton, mais par la transmission d’une pression à travers le fluide éthéré. « De même, dit Descartes, le choc se transmet à travers une série de billes qui se touchent ». Par là il pose la base du système des « ondes », que le cartésien Huygens opposera victorieusement à la théorie newtonienne de l’émission. Il prépare aussi la théorie mécanique de la chaleur, et explique la chaleur par un mouvement des « particules corporelles » ; il montre que « tout mouvement violent produit le feu », que la chaleur à son tour peut produire les effets mécaniques les plus divers, enfin que le mouvement lumineux peut se transformer en mouvement calorifique.

Le premier encore, Descartes démontre, par une décomposition de mouvements, la loi de la réfraction de la lumière ; il en donne l’élégante formule trigonométrique qui porte encore son nom ; il en déduit la théorie des principaux instruments d’optique. Comparant la décomposition de la lumière dans la goutte d’eau à sa décomposition par le prisme, il explique la formation des deux arcs-en-ciel. C’est par une ridicule injustice qu’on a voulu, sans le moindre fondement, attribuer à l’Allemand Snellius la découverte de la loi de la réfraction.

Non moins injustes sont ceux qui attribuent à Torricelli la première idée de la pesanteur de l’air et à Pascal tout l’honneur des expériences du Puy de Dôme. C’est à Descartes, non à Torricelli, qu’est due l’idée de la pesanteur de l’air et de son influence sur l’ascension des liquides. Et c’est aussi à Descartes qu’est due l’idée de l’expérience du Puy de Dôme, ainsi que la célèbre comparaison de l’air avec « la laine » : Pascal la lui emprunte sans le nommer. Dès le 2 juin 1632, Descartes écrivait à un anonyme : « Imaginez l’air comme de la laine et l’éther qui est dans ses pores comme des tourbillons de vent qui se meuvent çà et là dans cette laine ; le vif-argent qui est dans le tuyau ne peut commencer à descendre qu’il n’enlève toute cette laine, laquelle, prise toute ensemble, est fort pesante. « Descartes avait donc devancé d’au moins douze ans Torricelli, qui ne parvint qu’en 1643 à sa conception. En 1638, Descartes écrivait encore à Mersenne : « L’observation que les pompes ne tirent point l’eau à plus de 18 brasses de hauteur ne se doit point rapporter au vide, mais à la pesanteur de l’eau, qui contre-balance celle de l’air ». Pendant deux séjours à Paris, Descartes entretint plusieurs fois et longuement Pascal. Il était le plus souvent question entre eux du vide, que Pascal avait toujours défendu, et de la cause de l’ascension des liquides. Après l’expérience du Puy de Dôme (17 août 1649, Descartes écrivit à Carcavi : « C’est moi qui avais prié M. Pascal, il y a deux ans, de la vouloir faire ; et je l’avais assuré du succès, comme étant entièrement conforme à mes principes, sans quoi il n’aurait eu garde d’y penser, à cause qu’il était d’opinion contraire ».

Que Descartes, lui, n’ait rien emprunté à personne, nous sommes loin de le soutenir ; mais c’est toujours sur les détails que ses emprunts portent. Il est tellement épris de l’universel que, pour lui, les vérités isolées doivent leur principale valeur à leur rapport avec le tout, à leur place dans le système intégral. C’est ce qui fait qu’il croit retrouver son bien quand il fait entrer les idées d’autrui dans sa doctrine. Il est architecte en philosophie : pour construire une œuvre personnelle, il faut des pierres, du marbre même et de beau marbre ; mais tous ces matériaux n’ont leur valeur architecturale que par la manière dont ils sont disposés. « J’avoue, dit Descartes, que je suis né avec un esprit tel que le plus grand bonheur de l’étude consiste pour moi, non pas à entendre les raisons des autres, mais à les trouver moi-même. » Un livre tombait-il entre ses mains, il aimait à en regarder le titre, l’introduction, à voir aussi l’énoncé du problème, puis, le livre aussitôt refermé, à découvrir lui-même la démonstration. Un livre était donc pour lui un problème sur lequel il se plaisait à exercer sa propre méthode. Quand il avait tout retrouvé à sa manière et tout rangé à sa place dans son système, il lui arrivait parfois d’oublier la bonne occasion que les autres lui avaient offerte de repenser leur pensée. En ce qui concernait ses inventions propres, tantôt il était fort jaloux de leur nouveauté et de leur originalité, tantôt il se laissait prendre son bien sans trop de souci, et se montrait généreux des miettes de son génie ; un de ses amis lui reproche à ce sujet sa magnanimité. Au reste, c’était entre les savants d’alors un tel conflit de prétentions pour toute découverte, que l’historien finit par s’y perdre.

En somme, Descartes a établi sur ses vraies bases la physique moderne, qui est l’étude des transformations diverses du mouvement. Mais, supérieur en cela à bien des savants et philosophes de notre temps, il n’a jamais admis la transformation possible du mouvement, comme tel, en pensée. Tandis que, par exemple, nous voyons Spencer osciller pitoyablement sur ce point, passer de la négation à l’affirmation, présenter parfois la pensée comme une transformation de la chaleur et des vibrations cérébrales, Descartes, lui, n’hésite jamais : le mouvement est d’un côté, la pensée est de l’autre, et de tous les mouvements réunis ne peut, comme dira Pascal en commentant Descartes, « réussir » la moindre pensée. Descartes n’eût donc pas admis, comme Spencer, que l’évolution du monde soit de nature uniquement mécanique et que ses facteurs primitifs ne renferment aucun élément mental. Pour Descartes, l’évolution est indivisiblement mécanique et intellectuelle.