Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre IV/Section II/Paragraphe 1

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SECTION DEUXIÈME,

Par M. ROZIÈRE, Ingénieur des mines.
Description de Gebel Selselch et des carrières qui ont fourni les matériaux des principaux édifices de la Thébaïde.

Les anciennes carrières se trouvent répandues dans toute l’étendue des deux chaînes de montagnes qui bordent à l’orient et à l’occident la vallée du Nil ; et le voyageur qui parcourt la haute Égypte en découvre déjà un nombre infini sans s’écarter des rives du fleuve : toutes n’ont pas les mêmes rapports avec les monumens subsistans aujourd’hui, et il faut entrer à cet égard dans quelques distinctions générales.

À ne considérer que la nature du sol des montagnes, la vallée du Nil se partage en trois régions distinctes ; division, comme on sent, qui ne saurait avoir de rapport avec les divisions politiques d’aucun temps, mais qui en a beaucoup avec l’aspect du pays et la nature de ses monumens.

1o. Dans la région plus méridionale, aux environs de l’île de Philæ, de Syène et de la cataracte, règne, avec un aspect varié et pittoresque, mais dans une étendue fort limitée, le terrain granitique qui a fourni aux Égyptiens les monolithes les plus remarquables dont ils aient décoré leurs édifices.

2o. Dans la partie septentrionale, et en remontant vers le sud jusqu’à plusieurs journées au-delà de Thèbes, les deux chaînes n’offrent qu’une longue suite de rochers et d’escarpemens calcaires de l’aspect le plus uniforme. Ce terrain, le plus considérable de tous, a fourni les matériaux d’une espèce de monumens fort célèbres de toute antiquité par leur masse, par leur forme régulière, et par les conjectures qu’on a faites sur leurs usages : je veux parler des pyramides. Quant aux autres monumens en pierre calcaire, tels que les temples, les palais, ils ont dû jadis être fort multipliés ; mais il n’en reste aujourd’hui que de faibles traces.

5o. Les matériaux des temples et des autres édifices encore subsistans sont tirés presque en totalité des montagnes qui s’étendent depuis Syène, en descendant vers le nord, jusqu’à une journée de marche avant d’arriver à l’ancienne Latopolis[1]. Ce terrain, qui comprend près d’un degré de latitude, est d’une nature particulière, et forme la transition entre le terrain calcaire et le terrain granitique ; c’est l’examen des carrières qu’il renferme et des matériaux qu’elles ont fournis, qui va nous occuper ici. Nouis décrirons dans un Mémoireparticulier les carrières de granit ; celles du pays calcaire seront l’objet d’un autre Mémoire[2].

§. I. Observations topographiques.

Quoique j’aie borné à un degré l’étendue des montagnes que nous considérons ici, ce n’est pas que l’on n’en découvre encore quelques-unes de même nature en descendant un peu plus au nord, principalement sur la rive orientale du Nil, de même que l’on en trouve aussi à l’est de Syène ; mais cela n’a plus rien de suivi, et l’on y remarque peu de traces d’exploitation.

Dans tout cet intervalle, l’Égypte a très-peu de largeur ; et il est à remarquer que les carrières sont toujours plus multipliées, plus considérables, à proportion que la montagne se trouve plus rapprochée du fleuve. C’est précisément à l’endroit le plus étroit de la vallée que se trouvent les plus vastes, les plus importantes de toutes ; et les montagnes opposées s’y rapprochent tellement, qu’elles laissent à peine au fleuve l’intervalle nécessaire pour continuer son cours.

On voit par là que les Égyptiens se sont attachés à choisir les matériaux de leurs édifices, non-seulement dans la vallée du Nil, mais encore le plus près du fleuve qu’il leur était possible ; et ici, comme en tout circonstance, ils ont soigneusement évité d’augmenter par la difficulté des transports les longs travaux qu’ils s’étaient imposés : conduite fort naturelle sans doute, et qui ne vaudrait pas la peine d’être remarquée, si certaines circonstances n’en avaient souvent imposé, et n’avaient fait prévaloir une opinion fort différente.

Ce point si resserré dont je viens de parler, non moins remarquable pour la topographie du pays qu’à cause des anciens travaux qu’on y voit de toutes parts, est distant de Syène d’environ huit myriamètres[3], et de quatre de la ville d’Edfoû[4] On le désigne dans le pays par le nom de Gebel Selseleh, qui signifie montagne de la chaîne.

La tradition veut qu’effectivement le Nil autrefois ait été barré ici par une chaîne de fer, dont les extrémités étaient fixées aux points les plus saillans des deux montagnes opposées. Peu de voyageurs ont négligé cette tradition singulière. Quelques-uns ont soigneusement recherché et ont cru avoir retrouvé les points du rocher où la chaîne avait été jadis attachée. D’autres ont tourné cette prétention en ridicule ; et, vu l’immense largeur du fleuve, vu le peu d’utilité d’une pareille précaution, ils ont pensé que ce fait, d’ailleurs dénudé de preuves, devait être rejeté comme tout-à-fait invraisemblable, sinon comme absurde : cette opinion nous paraît la plus sage.

Nous ferons remarquer qu’une telle position a dû dans tous les temps former la démarcation entre les deux nomes ou les deux provinces contiguës. Dans les temps de trouble, elle a servi de limite aux différens partis : elle devenait un rempart naturel, que de part et d’autre il était dangereux de franchir, comme le montrent assez les faits de l’histoire moderne. Si l’on veut donc donner un sens raisonnable à la tradition, il faut croire que, cet endroit ayant servi de limite et de barrière aux habitans des provinces voisines, le nom de chaîne lui aura été appliqué en raison de cela seul, par une métaphore assez naturelle aux Orientaux.

Un peu au nord de Gebel Selseleh, à quatre myriamètres d’Edfoû, au milieu d’une petite plaine cultivée, on distingue l’emplacement d’une ancienne ville, à la couleur rougeâtre du terrain, à des buttes de décombres, à des monceaux de briques d’une grande dimension et à des débris de pierres polies et travaillées : car tels sont en Égypte les caractères communs des lieux anciennement habités. Ce qui rend le fait plus incontestable, ce sont les vestiges d’un édifice égyptien : ces ruines sont peu élevées au-dessus du niveau du sol, assez cependant pour que l’on reconnaisse qu’une partie au moins du monument était recouverte d’hiéroglyphes. Autant qu’on peut juger aujourd’hui, ce sont les restes d’un petit temple entouré d’une galerie ; disposition qui se rencontre aussi dans un des monumens les plus voisins. La galerie était, comme le temple, décorée d’hiéroglyphes : le portique, à la vérité, n’en laisse voir aucune trace ; mais à plusieurs indices, on peut croire que cette partie est rajoutée et fort postérieure au reste de l’édifice.

Quelques voyageurs ont appliqué à cette ville le nom de Selseleh : cela suppose qu’il a existé une ville de ce nom, et cependant il n’en est pas mention chez les anciens.

La Notice de l’empire cite bien, parmi les postes de la Thébaïde, un lieu nommé Silili ; et j’avoue qu’il est fort vraisemblable, comme l’a conjecturé d’Anville[5], que ce nom n’est qu’une altération de celui de Silsili[6] : mais il ne résulte pas de là encore qu’il doive s’appliquer à une ancienne ville égyptienne. D’Anville, qui, à la vérité, paraît n’avoir pas eu connaissance de ces ruines, suppose au contraire que le poste romain dont il rectifie le nom, était placé dans le détroit, au sein de la montagne même. Je ne sais si l’on avait assez de données pour déterminer le point précis que ce poste occupait ; mais il est constant qu’on ne doit pas le reporter jusqu’à une ville séparée du détroit par un intervalle considérable[7].

Quant aux ruines de la ville égyptienne, nous trouvons à leur appliquer un ancien nom dont on a été fort embarrassé jusqu’ici, et qui est véritablement égyptien ; c’est Phtontis, que Ptolémée indique sur cette rive du Nil au sud d’Apollinopolis magna[8]. Le P. Sicard, dans ses Recherches sur la géographie ancienne, avait placé cette ville dans le détroit même de Gebel Selseleh : mais l’inexactitude de cette détermination est manifeste ; car la seule autorité sur laquelle on puisse s’appuyer ici, celle de Ptolémée, indique expressément Phtontis comme étant située au milieu des terres loin du Nil : or, une telle situation ne peut avoir lieu dans le détroit, où la montagne se trouve bordée immédiatement par le fleuve ; elle convient très-bien au contraire aux ruines que nous avons décrites. Cette observation éclaircit à-la-fois deux points de géographie ancienne, puisque, Phtontis étant rapportée à cette position, il ne reste plus que le poste romain que l’on puisse placer dans le détroit.

  1. Aujourd’hui Esné.
  2. Voyez les Mémoires d’antiquités.
  3. Seize lieues.
  4. L’ancienne Apollinopolis magna.
  5. D’Anville, Mém. sur l’Égypte ancienne.
  6. Quoique nous écrivions Selseleh selon l’orthographe adoptée pour l’ouvrage, nous devons remarquer cependant que la prononciation du pays se rapproche d’avantage de Silsili.
  7. Les Romains s’étaient attachés à distribuer dans la Thébaïde leurs cohortes de la manière la plus avantageuse pour contenir le pays avec peu de monde ; toutes leurs positions étaient choisies dans cette vue : telle était celle de Syène, immédiatement au-dessous de la cataracte ; telle encore celle de Babylone, dans la partie inférieure de la vallée, à l’endroit où l’extrémité de la chaîne arabique forme en se rapprochant du fleuve une espèce de détroit. Les détails où entrent à ce sujet les anciens historiens*, montrent trop quelle importance on attachait à ces positions, pour que nous puissions croire que celle de Silsili ait été négligée. Ces raisons, et la ressemblance frappante du nom avec celui qui est cité dans la Notice de l’empire, ne permettent guère de douter que le poste dont elle fait mention ne doive se rapporter ici. Antérieurement à d’Anville, Simlker (Not. ad Itiner.) avait déjà voulu réformer le nom de Silili pour en faire le Selinon mentionné par l’Itinéraire dans la partie inférieure de la Thébaïde : cette correction est beaucoup moins heureuse, et l’on n’a pu l’appuyer que sur la faible analogie qui se trouve entre les deux mots.

    *Strab. Geogr. lib. xvii

  8. Aujourd’hui Edfoû.