Description de la Chine (La Haye)/Traduction du chapitre où est proposé le projet

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Scheuerleer (2p. 335-340).


Traduction du chapitre où est proposé le projet, les règlements d’une Académie, ou Société de savants.


Ce qu’on se propose par le dessein d’une académie, c’est de rendre les gens habiles dans la science de leur propre nature, et faire en sorte qu’ils deviennent les imitateurs de nos anciens sages. Pour en venir là, il faut s’appliquer entièrement, constamment et méthodiquement, et vouloir approfondir les choses dans le recueillement, sans songer à se faire au-dehors un vain nom, pour jouir au plus tôt de la réputation et des honneurs de savant.

J’ai recherché dans leur source les règlements de ces sortes d’académies des siècles passés : j’en remarque trois qui ont eu de la réputation, auxquelles on peut joindre une autre plus récente, qui a aussi des pratiques utiles. Je vais ramasser les règlements qui m’ont paru les plus beaux, Ce soin épargnera la peine de les débrouiller dans des livres entiers, où ils sont répandus. Les mandarins, mes collègues, profitant de mon recueil, pourront dans leurs districts avoir la gloire de former ces admirables établissements : ils engageront les personnes vertueuses et savantes, à contribuer à un si beau projet. Un jour ces académies donneront des gens du premier mérite. Malgré mon insuffisance, je me flatte déjà d’y avoir contribué et je pense avec plaisir, que les sages élèves de ces sociétés pourront insensiblement réformer tous les États, et faire revivre les plus belles coutumes. Que cette pensée me donne de joie ! C’est avec la plus profonde vénération, que je vais rapporter les différents règlements, tels que je les ai tirés des écrits de nos sages maîtres ; chacun pourra choisir dans ce recueil, ce qu’il jugera le plus convenable au dessein que je propose. Je réduis ces règlements au nombre de douze.


I

Les qualités nécessaires pour être admis dans l’académie, sont l’estime et l’attachement qu’on doit avoir pour la vraie doctrine[1]. Pour parvenir à être savant et vertueux, il faut avoir une haute idée de la doctrine de nos sages, et rapporter son étude à marcher sur leurs traces ; leurs ouvrages ont pour but la pratique : la vertu des académiciens doit faire honneur au lieu où ils s’assemblent. Ainsi les chefs de l’académie n’y admettront que des gens qui auront du zèle et de l’ardeur, pour devenir des lettrés consommés, de fidèles et de nobles copies de nos anciens maîtres, et de dignes modèles pour les étudiants, qui viendront après eux. Quiconque sera convaincu de parler avantageusement des deux sectes de Fo et de Lao, et d’avancer témérairement, que leur doctrine convient pour le fond avec le Iu kiao, ou la secte littéraire ; quoique de telles gens louent d’ailleurs en public la doctrine de l’empire, on doit les regarder comme de secrets partisans de ces hérésies, et juger qu’ils en sont infectés : ainsi ils ne doivent point être admis au nombre des académiciens.


REMARQUE.


Les deux sectes de Fo et de Lao donnent pour principe et pour fin de toutes sortes de choses, le vide et le néant. Ainsi leur idolâtrie envers Fo et Lao conduit à l’athéisme ceux qui approfondissent les mystères. Ceux qui disent à la Chine, que la secte littéraire, et la secte de Fo et de Lao ne font qu’un, San kiao y kiao, font de Confucius une idole, qu’ils placent avec les idoles de Fo et de Lao : cela est rare et en horreur parmi les lettrés : les mandarins y mettent ordre, si on les en avertit, et punissent les auteurs.


II

Seconde qualité pour être admis : une réputation saine, et une sincère application à tous ses devoirs. Les gens de lettres, qui dans leur domestique sont parfaitement obéissants à leurs parents, respectueux pour leurs aînés, qu’on voit au dehors réservés dans leurs paroles, sincères dans leurs manières, intègres et réglés dans leur conduite, attachés scrupuleusement à l’ancienne doctrine ; enfin loués généralement des parents, amis, et voisins : voilà les personnes qu’on doit agréger.


III

Troisième qualité pour le choix des sujets. Que ce soit des lettrés retirés et désintéressés : tous ces esprits brouillons, intrigants, et tumultueux, peu jaloux de la réputation d’un homme d’honneur, qui pour un intérêt sordide courent sans cesse les tribunaux, se mêlent de cent affaires souvent injustes, emploient ou suggèrent mille fourberies, et qui à peine savent dire une parole de vérité ; ces grands parleurs, gens sans retenue, et dont la conduite déréglée fait un si grand tort à la réputation de la secte littéraire, qui cherchent à entrer dans l’académie, pour se faire un nom, et qui enflés d’une vaine éloquence, se proposent d’y dominer sur tous les autres : tous ces gens-là en seront exclus, et l’on ne souffrira point qu’ils prennent place parmi les académiciens.


IV

On doit examiner rigoureusement ceux que l’on y agrège. Quand quelqu’un souhaitera d’entrer dans cette société, il faut qu’un des anciens le présente. D’abord il le fera connaître au syndic : celui-ci en parlera au président de l’académie, qui fera les perquisitions nécessaires sur la vérité des informations, données par l’introducteur : s’il les trouve favorables et sûres, il consentira qu’il soit agrégé. Alors il offre un billet de visite où est son nom et son surnom, au président qui lui marque le jour qu’il doit venir, et auquel il aura rang dans l’assemblée.


V

Comment on doit retrancher du corps les membres gâtés, pour prévenir ce qui pourrait nuire au bon ordre de l’académie. Il peut arriver qu’il y en ait dont la vertu ne soit pas de durée, qui viennent à se déshonorer, en manquant aux devoirs les plus essentiels, et qui par contre-coup flétrissent le corps dont ils sont membres ; qui dans les assemblées ne fassent que peu de cas des statuts et qui hors des assemblées soient vains, orgueilleux, dissolus, railleurs, fourbes ; en un mot, qui ne se règlent que par les fausses maximes du siècle. Les académiciens tiendront conseil sur de tels agrégés : ils effaceront leurs noms, et ne leur permettront plus d’entrer dans les assemblées. De plus, on examinera tous ceux de la compagnie, qui auront été leurs introducteurs, et qui se seront faits leurs cautions et on verra par là de quel poids doit être leur témoignage.


VI

Sur la construction de l’édifice où se tiendra l’Assemblée. Le mandarin de la ville choisira un vaste terrain, dont la situation soit saine et agréable, Ensuite on amassera de quoi construire le bâtiment : selon les fonds qu’on aura, on en tracera le plan plus ou moins magnifique : dans la salle du milieu tchong tang, qui est après celle des assemblées, on mettra la tablette de Confucius : après quoi suivra une cour, et une troisième salle heou tang, où les académiciens iront se délasser, et prendre ensemble leurs repas. Quant à la dépense pour la nourriture, ou ce seront les académiciens riches et distingués, qui y fourniront généreusement ; ou chacun à son tour fera les frais ou plutôt ils s’uniront ensemble, pour faire un fond d’argent un peu considérable, dont on achètera des terres affectées à l’académie : c’est le moyen que rien ne manque à cet établissement, et qu’il se maintienne longtemps.


VII

Sur le gouvernement de l’académie. Voici ce qui me paraît de plus propre à lui donner du lustre. Lorsque tout le corps des académiciens s’assemblera pour la première fois, le mandarin de la ville se rendra en personne et en cérémonie au lieu destiné aux académiciens, avec un billet de visite, et des présents de soieries. Étant sur le seuil de la porte, il invitera d’une manière civile les académiciens à entrer ; on choisira le plus distingué par son mérite, et on l’établira président et chef de cette société de lettres hoei tsun : sous lui tiendra le second rang un hoei tchang ou syndic. Ce doit être un homme d’âge, et qui ait de la politesse. Le président aura pour l’aider dans son emploi deux assesseurs un peu moins âgés que le syndic, gens également actifs et habiles : ils s’appelleront hoei tching. Le syndic aura de même deux assistants d’un âge mûr et d’une forte santé ; surtout d’une capacité proportionnée à leur emploi : leur titre sera hoei tsan. Ce sera à eux à recevoir avec honnêteté les étrangers, qui viendront à l’académie. Les assesseurs du président et du syndic doivent traiter de concert les affaires du corps : enfin on choisira deux jeunes gens intelligents, actifs, sages, et appliqués : leur titre sera hoei tang (C’est à peu près comme bedeau). Ce sont eux qui porteront les paroles, et les ordres, et qui exécuteront au-dehors les différentes commissions de l’Assemblée.


VIII

Arrêter les jours d’assemblée : chaque mois il se tiendra deux assemblées ; il faudra fixer ce jour d’avance. Alors tous se rendront au lieu ordinaire, pour y entendre les discours qu’on y prononcera. Cet exercice commencera vers les dix heures du matin, et sera continué jusqu’à quatre du soir qu’on se retirera.


IX

Règlement sur le rang des assistants. Les académiciens qui assisteront aux assemblées, prendront place dans la salle, selon leur âge. Quant aux étrangers, qui les honoreront de leur présence, on leur cédera en cette qualité les premiers sièges. Pour ce qui est des membres de l’académie, c’est la supériorité des années, qui règlera leur rang, et l’on n’aura égard ni à la noblesse, ni aux richesses, ni aux autres prérogatives des académiciens. De là il arrivera un bien considérable : c’est qu’on ne songera pas à présenter, pour être agrégés à cette société, des gens fiers, orgueilleux, entêtés de leur mérite, pleins d’eux-mêmes, et par conséquent bien éloignés de vouloir avec un cœur docile s’appliquer fortement à la recherche de la vérité.


X

On déterminera les matières, qui se traiteront dans la prochaine assemblée. C’est le président qui proposera trois différents sujets, sur lesquels on travaillera : le premier concernera les livres classiques ; le second sera sur la nature et le cœur de l’homme et sur l’histoire : enfin le dernier sujet sera des rits, de l’éloquence, et du bon gouvernement. Ces sujets étant arrêtés par le président, il en conférera avec le syndic et les autres qui sont en charge, afin d’établir en général le fond de doctrine de chaque sujet. Ensuite cinq jours immédiatement avant celui des assemblées, il communiquera à tous les académiciens les matières déterminées. Cette précaution mettra chacun des académiciens en état d’approfondir le sujet, et de le traiter savamment et clairement ; lorsqu’ils seront arrivés dans la salle, ils conféreront ensemble, et se proposeront leurs difficultés les uns aux autres ; c’est là le moyen de croître et de profiter dans les sciences.


XI

Remarquer avec soin, et communiquer avec fidélité ses différentes vues. Grande ouverture de cœur. C’est dans les cœurs des hommes qu’il faut chercher la sagesse ; c’est là qu’elle réside et c’est par les actions qu’elle se prouve et se manifeste. Il serait bon que les académiciens se communiquassent avec candeur les uns aux autres, ce qu’à chaque jour ils ont fait d’une assemblée à l’autre, et même leurs vues et leurs sentiments intérieurs. À cette fin il faudrait être exact à mettre tout cela sur le papier : ce cahier s’appellerait Journal de ce qu’on a appris ou fait tel et tel jour. Quant aux actions, on écrirait fidèlement sur son livre les bonnes, hoe chen, et les mauvaises, hoe kuo. Ensuite le jour de l’assemblée, l’entretien étant fini, chacun tirerait ses mémoires, et en ferait part aux autres ; ce serait la matière d’une dissertation utile. Cet examen étant continué durant quelque temps, on verrait augmenter considérablement et ses lumières et ses forces pour le bien : les défauts de l’esprit et du cœur peu à peu se réduiraient presque à rien. Ce point-ci est pour vous autres lettrés d’une conséquence infinie, soit par rapport à la perfection des sciences, soit pour l’acquisition de la vertu, qui demande tous nos soins et toute notre application. Que si dans cette pratique on ne songe qu’à exagérer le peu de bien qu’on aura fait, et à déguiser, ou même cacher le mal : si l’on use de paroles artificieuses, qu’avance-t-on ? On apprend à devenir un trompeur d’habitude. De tels gens ne parviendront jamais et l’on peut conclure de leur procédé, qu’ils demeureront toujours dans leur ignorance et dans leurs imperfections.


XII

Diverses règles de mœurs pour les académiciens. 1° Qu’ils respectent ceux qui leur sont inférieurs, et par la condition et par le mérite, c’est pourquoi ils s’appliqueront à déraciner l’orgueil du cœur. 2° Qu’ils estiment la vraie apathie[2] et ainsi qu’ils travaillent à détacher et à vider leur cœur de toute mauvaise affection. 3° C’est la constance qui fait le vrai mérite de la vertu : bannissons donc du cœur la paresse. 4° Le propre de l’homme est d’être libre dans ses choix ; par conséquent réprimons les saillies, les impétuosités, les trop grands empressements. 5° La paix et la tranquillité de l’âme est d’un grand prix. Ne permettons point à notre esprit d’être errant et vagabond. 6° L’âme de la conversation et du commerce, c’est la droiture : pour y arriver, soyons en garde contre la ruse et l’artifice. 7° On doit avoir l’âme grande ; ainsi point de partialité. 8° Il faut modérer les désirs du cœur ; combattons la concupiscence du nôtre. 9° Qu’on soit réglé dans sa dépense ; c’est pourquoi nul faste. 10° La beauté du naturel, c’est une humeur paisible ; le vice opposé qui est à retrancher, c’est la colère. 11° L’homme est principalement fait pour la société. Qu’il ait soin de fermer toute entrée à l’envie. 12° Enfin le propre de la science est de vouloir toujours s’élever ; ainsi regardons comme un mal un cœur qui se borne, et se limite aisément.

Voilà douze règles de mœurs, qui renferment la perfection. J’ajoute que quand on proposera cinq jours avant l’assemblée, les sujets qu’on y doit traiter, cela se doit faire sur une tablette vernissée, qu’on suspendra dans un endroit de la salle des conférences. Au même temps il faut en donner avis aux lettrés, aux gradués du dehors, et même à ceux qui sont un peu plus éloignés : afin qu’étant instruits des matières, ils puissent s’y préparer, s’ils souhaitent assister à l’assemblée, et par là être plus en état de juger de ce qu’on dira, et de proposer eux-mêmes leurs vues sur les sujets en question.






  1. Par opposition aux hérésies Y-touan, nommément des sectes idolâtres des bonzes, et des tao sse, qui depuis longtemps ont inondé la Chine.
  2. L’apathie des bonzes qui est généralement pour tout, est condamnée.