Description du royaume Thai ou Siam/Tome 1/Chapitre 8

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La mission de Siam (1p. 259-301).


CHAPITRE HUITIÈME.

DU GOUVERNEMENT DES THAI.



DU ROI

Le gouvernement de Siam est despotique dans toute la force du terme ; le roi y est craint et respecté presque comme un dieu ; personne n’ose le regarder en face ; les courtisans, quand ils assistent à l’audience, restent prosternés sur leurs genoux et leurs coudes ; quand Sa Majesté passe quelque part, tout le monde se jette à terre, et ceux qui ne le feraient pas risqueraient bien d’avoir les yeux crevés par les archers qui précèdent et qui lancent fott adroitement des boules de terre avec l’arc qu’ils tiennent toujours bandé.

Les titres du roi sont très-emphatiques ; on l’appelle chaos-phën-din, le maître de la terre ; chào-xivit le maître de la vie ; para-maha-krasat, l’auguste grand empereur, etc. Il est en effet le maître de tout le pays, car il perçoit lui-même tous les impôts, et il congédie sans façon tous les habitants d’un endroit s’il lui vient fantaisie de prendre leur terrain pour y faire une pagode ou autre chose ; néanmoins, il les dédommage en partie des frais de déménagement. Il n’est pas permis de le nommer par son propre nom ; il faut le désigner par les titres rapportés ci-dessus ou d’autres semblables, autrement on serait mis en prison. Voici quelques-uns des noms du roi actuel avec la traduction en regard :


Phra : bat, somdet.       Les pieds divins, l’excellence.
Phra : borom, inthara. L’auguste, le parfait, le suprême.
Maha makut. La grande couronne.
Thèphajaphong. Descendant des anges.
Vongsaditsara krasat. Descendant des anciens rois.
Nikarodom borom. De la dynastie eminentissime.
Maha chakraphatiraxa. Des grands et puissants rois.
Borom thammamika. Qui a la justice parfaite.
Maha raxathirat. Le grand empereur.
Phra : chom klào ju hua, etc. L’auguste sommet qui domine, etc.


À Siam, la couronne est héréditaire ; mais l’aîné de la famille royale ne succède pas de droit ; le roi


Sceau du premier roi du Siam, représentant la couronne pyramidale et les parasols royaux à étages.
Sceau du premier roi du Siam, représentant la couronne pyramidale et les parasols royaux à étages.
Sceau du premier roi du Siam, représentant la couronne pyramidale
et les parasols royaux à étages.

a la faculté de choisir son successeur. À la mort de son père, le prince qui est déclaré roi est amené en grande pompe au palais ; il va laver le corps du roi défunt, après quoi les autres princes et tous les mandarins lui font serment de fidélité. La formule du serment contient les imprécations les plus terribles contre les traîtres ; elle est lue, au nom de tous, par le premier ministre, et ensuite chacun va boire un peu d’une eau qui est dans un grand bassin d’or, sur laquelle les bonzes ont récité des formules imprécatoires et dans laquelle on a plongé le cimeterre du roi. Au jour fixé pour le couronnement, toutes les maisons sont illuminées par des lanternes et ont, en dehors de la porte, un petit autel garni de riches soieries, de fleurs, de cierges, miroirs et cassolettes où l’on brûle des parfums ; on se livre à la joie, aux jeux et aux comédies. Cependant le chef des astrologues trace les noms du nouveau roi sur une feuille d’or, l’arrose de parfums, la roule, la met dans un tube d’or qu’on renferme dans une boîte d’argent incrustée d’or ; alors neuf mandarins, tenant chacun un chandelier à trois bougies, font neuf fois le tour de cette boîte en balançant leurs chandeliers après quoi, les brames ou astrologues font retentir leur conque, battent le gonggong et le tambour. En ce moment

le roi entre dans la salle, donne des habits jaunes à une centaine de talapoins, remet au chef des talapoinsun cierge allumé ; on apporte l’idole appelée l’idole de la Victoire, devant laquelle le roi se prosterne ; puis il revêt un langouti de soie blanche brodé d’or, monte à un trône où deux princes viennent l’asperger d’eau lustrale ; en outre, les brames lui présentent des conques remplies d’eau lustrale dont il s’arrose lui-même ; il change de langouti et en revêt un de soie jaune brodé d’or. Pendant ce temps-là, les brames font sonner la conque et jouent des instruments. Ensuite le roi passe dans une autre pièce, monte à un trône octogone surmonté d’un parasol à sept étages ; huit brames sont assis à distance autour du roi, qui a la face tournée vers l’orient ; le brame assis vis-à-vis prononce une formule de bénédiction en bali et lui verse dans la main un peu d’eau lustrale dont le roi boit un peu et il se frotte la face du reste. Puis le prince se tourne vers le sud, et la même cérémonie se répète jusqu’à huit fois à chacun des huit points de l’horizon. De là, le prince va à un autre trône à quatre faces, s’assied sur un lion en or, le visage tourné au septentrion ; un vieux brame chante un cantique de bénédiction et se prosterne en offrant le royaume au nouveau roi : alors un page vient offrir le savetraxat (parasol à sept étages, premier insigne de sa royauté) ; un autre vient offrir les noms roulés dans le tube d’or ; d’autres viennent tour à tour offrir la couronne, le collier royal garni de diamants, le bâton royal, que le prince met sur sa cuisse droite, et le cimeterre royal, qu’il place sur sa cuisse gauche. Puis on lui offre huit sortes d’armes : le javelot, la lance, l’arc, l’épée, le poignard, le sabre, la canne à épée et le fusil. Alors Sa Majesté dit à haute voix qu’elle autorise tous ses sujets à se servir des arbres et des plantes, de l’eau, des pierres et de toutes les autres substances qui sont dans les limites de son royaume. Un grand mandarin dit : Vos serviteurs reçoivent les excellents ordres de notre seigneur, dont la voix est majestueuse comme celle du lion qui rugit. Le roi répand des fleurs d’or et d’argent sur toute l’assemblée, puis il verse à terre des eaux de bénédiction pour tous les êtres animés du royaume, pendant que les brames font entendre leur bruyant concert de conques, tambours et gonggong. Le roi passe dans une autre salle où sont rassemblés les principaux talapoins du royaume ; il nomme leur chef ou évêque, leur fait des aumônes, et tous le bénissent à l’envi. De là il se rend à la grande salle d’audience, où il s’assied sur un tapis précieux garni de diamants et de pierreries. Les brames récitent des prières interrompues de temps à autre par des fanfares ; après quoi, un des grands mandarins s’avance en rampant et parle au roi en ces termes : Le serviteur de Votre Majesté est chargé, de la part de tous les nobles dignitaires du royaume ici présents, de vous offrir nos hommages, en courbant nos têtes aux pieds sacrés de votre glorieuse Majesté, somdet phra-chromklào, qui êtes notre refuge, qui êtes monté sur le trône garni de diamants, qui êtes revêtu du souverain pouvoir, qui êtes établi sous le savetraxat (parasol à neuf étages), qui domptez tous vos ennemis, dont l’auguste nom est écrit sur une tablette d’or ; nous demandons de déposer sous la plante des pieds sacrés de Votre Majesté toutes les choses qui sont en notre possession et tous les trésors du royaume. Le roi répond : Tous les nobles dignitaires auront désormais la faculté de venir en ma présence, selon leur désir, pour m’offrir leurs services selon les fonctions de chacun ; que chacun vienne sans crainte me présenter ses services. Alors Son Excellence phaja-phra-klang, ministre des affaires étrangères, se prosterne, offrant au roi les barques royales, navires de guerre, arsenaux, soldats, etc. Phaja-suphavadi offre les éléphants, les chevaux, les capitales de province du premier, second, troisième et quatrième ordre avec le peuple qui les habite. Le maître du palais offre le palais et tous les meubles qui le garnissent. Le maître de la justice offre la ville de Bangkok. Le ministre de l’agriculture offre tous les produits des champs et des jardins. Le seigneur du trésor offre les douze départements des trésors royaux. Après cela, Sa Majesté rentre dans l’intérieur du palais, où deux dames lui lavent les pieds. Les princesses lui font hommage de différents articles à l’usage du souverain dans l’intérieur de son palais et, entr’autres choses, elles lui offrent des fleurs d’or du poids d’une livre ; il goûte un peu d’une collation de sucreries, après quoi il monte en palanquin et, jetant des poignées de monnaie à droite et à gauche, il va au temple de l’idole d’émeraude, fait son adoration, allume des cierges et des parfums ; on apporte les urnes d’or contenant les restes de ses ancêtres, il leur offre de l’encens, des cierges et des fleurs et fait faire un sermon sur le mort, puis rentre dans son palais. La cérémonie du couronnement est terminée.

Le lendemain tous les princes, les grands et les petits mandarins viennent offrir leurs présents au nouveau souverain ; celui-ci y répond en donnant à chacun une petite bourse de soie rouge, contenant plus ou moins de nouvelle monnaie en argent et en or ; le maximum est de quatre-vingts ticaux, et le minimum de quatre ticaux seulement. Quelques jours après le couronnement, le roi doit faire le tour de la cité avec grande pompe, une fois par terre et une fois par eau ; ils appellent cette cérémonie miel-mûang ; toutes les rues de la ville par lesquelles le roi doit passer sont bordées des deux côtés d’une multitude de petits autels richement ornés ; ils sont chargés de vases de fleurs, de tableaux, de cassolettes dans lesquelles ou brûle des parfums ; les archers et leurs officiers ouvrent la marche ; ensuite vient l’armée ; les mandarins sont montés sur des éléphants, chacun à la tête de son régiment qui a un uniforme particulier et des armes particulières ; l’artillerie est à l’arrière-garde, et les soldats qui la composent portent tous l’uniforme militaire à l’européenne. La quantité et la variété des drapeaux est d’un joli effet. Vient ensuite le corps des musiciens qui exécutent tout le long de la route un bruyant concert, le roi suit immédiatement, porté sur un trône resplendissant d’or et de pierreries, ayant sur la tête une couronne pyramidale garnie de pierres précieuses et de diamants ; son costume est composé d’une ample veste, d’une ceinture et d’un langouti, le tout en soie riche à fleurs d’or, avec des souliers garnis de joyaux de diverses couleurs. D’une main il tient son cimeterre, et de l’autre il puise avec un gobelet dans un grand vase d’or rempli de petite monnaie dont il asperge la multitude prosternée sur son passage. Il jette aussi quantité de billets qui représentent la valeur d’un éléphant, d’une maison, d’une barque, d’un jardin, etc. ; ceux qui peuvent attraper ces billets n’ont qu’à se présenter devant le trésorier général, et ils reçoivent à l’instant la valeur des objets mentionnés dans les billets. À la suite du roi viennent les princes de la famille royale, en costume riche, mais burlesque, portant des chapeaux de différentes formes ornés deniumets et de panaches ; ils suivent en cavalcade avec leur nombreux cortége et ferment la marche.

La procession par eau est bien autrement belle ; ce jour-là le cortège du roi se compose de plus de soixante mille hommes distribués dans des ballons magnifiques de quarante à quatre-vingts coudées de long, lesquels sont montés par soixante à cent rameurs ; laproue de chaque ballon représente des animaux gigantesques et fabuleux dorés splendidement. Tantôt c’est un dragon, tantôt un crocodile ou un serpent monstrueux, un poisson énorme, une licorne, un éléphant, un tigre, un lion, un aigle Garuda, un jak ou géant, le fameux singe guerrier hanuman, etc., etc. La richesse des décorations, la variété des costumes, la marche majestueuse de ces ballons splendides, l’affluence des spectateurs tous en habits de fête, le bruit des rames dorées, les cris simultanés des innombrables rameurs, les sons bruyants de mille instruments de musique, tout cela forme un spectacle des plus curieux et des plus divertissants qu’on puisse imaginer.

Le roi sort très-rarement, et presque toujours en ballon ; comme il est défendu sous peine de mort de toucher sa personne sacrée, dans le ballon qu’il monte il y a toujours un certain nombre de cocos vides, liés ensemble, qu’on lui jette pour se soutenir en cas qu’il tombe à l’eau. Quand il va par terre, il monte un éléphant superbement enharnaché, ou bien il est porté par une dizaine d’hommes robustes dans un palanquin doré et garni de rideaux de drap d’or ; il est toujours précédé et suivi par plusieurs centaines de satellites partagés en plusieurs bandes, dont les uns tiennent, des arcs ; les autres des lances, des hallebardes, des sabres et des fusils.

Le respect pour le roi est tel que non-seulement on se prosterne en sa présence, mais encore toutes les fois qu’on passe devant le palais, il faut se découvrir, et tous les rameurs des barques qui passent devant le pavillon royal en avant du palais sont obligés de se découvrir, et de se mettre à genoux jusqu’à ce qu’on l’ait dépassé ceux qui manquent à la consigne, sont ou fustigés ou condamnés à one forte amende. Les chefs qui tiennent un parasol sont tenus à le fermer ou au moins à le baisser du côté opposé au palais ; des archers armés d’arcs pour lancer des boules de terre se tiennent toujours en faction dans le pavillon par où le roi descend au fleuve, afin de faire observer la règle.

Quoique le roi de Siam ait un pouvoir despotique et absolu, cela n’empêche pas qu’il a un règlement de vie auquel il doit se conformer ; ce règlement est contenu dans un livre intitulé Phra : raxa : monthieraban. Ce livre prescrit l’heure du lever et du bain, l’offrande aux talapoins (un roi pieux doit distribuer lui-même tous les jours le riz aux talapoins ; seulement il ne les salue qu’en levant la main gauche à la hauteur des yeux), il prescrit les heures d’audience pour les mandarins, les heures d’audience pour les princes, le temps d’étude des lois et des annales du royaume, le temps des repas, le moment d’audience à donner à la reine et aux dames du palais ; il expose tous les délits qui peuvent se commettre dans le palais, et les peines qu’il convient d’infliger aux délinquants. J’y ai remarqué surtout ceci : si pendant une audience le roi entre en fureur contre un de ses mandarins, et qu’il demande son épée au page qui la porte, il y a peine de mort pour le page s’il livre l’épée au roi, parce qu’il ne doit pas favoriser la colère aveugle de son souverain, mais il doit lui refuser le glaive, même au péril de sa vie. Les fils du roi sont élevés dans le palais jusqu’à l’âge de douze ou treize ans ; à cette époque le roi les établit hors du palais sous la conduite de quatre gouverneurs, leur fournit quelques centaines d’esclaves, et leur paie environ trois cents francs par mois. Les filles restent au palais royal, et sont condamnées à garder la virginité, parce que la politique du pays ne permet pas que le roi ait un gendre, lequel pourrait abuser de sa haute position pour trahir son maître.

Les intrigues amoureuses avec la reine, les concubines du roi ou les princesses sont des crimes de lèse-majesté ; la peine pour les coupables est d’être empalés et percés de coups de lance ; mais la reine ou les concubines infidèles aussi bien que les princesses coupables sont cousues dans un sac de peau, où l’on met une grosse pierre, et sont précipitées vivantes dans le milieu du fleuve. Quant aux princes coupables on les mène dans une pagode ; on les fait étendre à terre, et avec deux gros bâtons de bois de sandal, on leur casse le cou, et, après s’être assuré qu’ils sont morts, on les coud dans un sac de peau avec une grosse pierre au fond, après quoi les exécuteurs vont les jeter au milieu du fleuve : telle est la triste prérogative des personnes du sang royal !

Le roi ne donne que rarement des audiences solennelles ; elles n’ont lieu que pour les ambassadeurs des cours étrangères, et pour les princes envoyés par les rois tributaires pour offrir les arbres d’or et d’argent à leur suzerain. Pour donner une idée de la manière de recevoir un ambassadeur à Siam, j’extrais ce qui suit d’une relation de M. Edmond Roberts, chef d’ambassade des États-Unis d’Amérique, arrivé à Siam à la fin de mars 1836, sur le vaisseau le Peacock, accompagné de la corvette l’Entreprise.

Le 16 avril avait été fixé d’avance pour la réception de l’ambassade américaine à l’audience du roi. À neuf heures, accompagné de vingt-deux officiers de l’escadre en grande tenue, M. Roberts s’embarqua dans trois gondoles mises en mouvement chacune par trente rames. Les bateaux avancèrent rapidement au son de la musique. Les Américains furent étonnés de la foule de spectateurs qui attendaient leur débarquement. Des officiers de police armés de rotins et de bambous, dont ils faisaient un fréquent usage sur les épaules nues des Siamois, étaient constamment occupés à déblayer le chemin devant le cortége.

À l’entrée de la première porte, on trouva une quantité de petits chevaux de selle, caparaçonnés dans le style oriental et accompagnés chacun de deux palefreniers. La scène était aussi nouvelle pour ces animaux que pour les officiers américains. Ils témoignaient leur impatience en détachant de vives ruades dans la foule. Le cortége fut joint en cet endroit par plusieurs Arabes, Persans et Juifs, tous dans les riches costumes de leurs pays respectifs. Après un court délai, provenant du choix que chacun faisait d’un cheval, tout le monde se trouva monté. Mais à cause du peu de longueur des étriers, on avait les genoux presque à la hauteur du menton. On avança, à travers la multitude, jusqu’à la seconde porte, où les officiers durent laisser leurs epées, l’étiquette ne permettant pas de paraître armé devant le roi.

Le cortége fut reçu dans la salle de justice par le phaja-phi-phatkôsa qui se montra plein d’expansion. On offrit du thé, du bétel et des cigares, pendant qu’on attendait que le roi daignât faire annoncer qu’il était prêt à recevoir l’ambassade.

À la seconde porte, des files de soldats, embarrassés d’uniformes rouges et verts et portant des armes de différentes sortes, garnissaient, au nombre de plusieurs milliers, les diverses avenues. Tous les fusils étaient munis de leurs baïonnettes, et chaque baïonnette de son fourreau. Les artilleurs étaient armés de larges épées qu’ils se tenaient prêts à dégainer. Des porteurs de piques et de massues figuraient également dans cette pompe militaire.

À cette porte, la musique du bord fut obligée de s’arrêter et d’attendre le retour de l’ambassade. Le cortége avança et eut encore à passer deux portes. Le nombre des troupes augmentait toujours. Auprès du palais, se tenait un corps armé de boucliers et d’épées. Sur les deux côtés du chemin suivi par le cortége, on avait placé trois cents musiciens, rangés sur deux lignes, lesquels faisaient crier incessamment leurs hautbois ou retentir leurs tam-tams, et produisaient une cacophonie des plus assourdissantes. De temps en temps l’œil surprenait, à travers le feuillage des arbres ou des arbustes plantés dans les enclos, la perspective d’un riche édifice ou d’une pyramide dorée resplendissant au soleil.

La salle d’audience a sur chaque côté trois entrées ornées de sculptures diverses et de divinités bouddhistes. Des paravents placés en dedans cachent l’intérieur de l’édifice. Le trône, placé au fond de la salle, a environ six pieds de haut, et est assez large pour qu’un homme puisse s’y asseoir les jambes croisées. Il est d’or ou richement doré, et orné de diamants et autres pierres précieuses. Il y a derrière, sans doute pour l’ornement, un morceau d’architecture qui ressemble à un autel. Un magnifique parasol, formé de sept parasols superposés et de grandeur décroissant de bas en haut, ombrage le siége du monarque. De chaque côté sont six autres parasols à étages qu’on a disposés de manière à former un arc qui sépare le roi de sa cour.

M. Roberts et ses compagnons étant entrés par la porte du milieu du devant de la salle, et ayant passé le long du paravent, se trouvèrent en présence de Sa Majesté et de la cour du royaume Thai. Sa Majesté, gros et gras homme d’environ cinquante ans, était assise sur son trône, les jambes croisées comme le dieu Bouddha. Un riche vêtement de drap d’or l’enveloppait. Elle mâchait du bétel, et lançai de temps en temps sa salive dans une urne d’or ; tandis que de nombreux serviteurs lui préparaient d’autre bétel et faisaient avec de grands éventails circuler l’air autour de son imposante obésité, trônant dans toute la pompe et la magnificence du rang suprême.

À l’exception d’un long espace vide de huit pieds de large, devant le trône, tout le plancher était couvert de nobles, de courtisans, de grands du pays, vêtus de costumes de soie et d’or, sortes de longues jaquettes serrées, à basques courtes et ressemblant assez, pour la forme, aux anciennes cottes de maille. Près de trois cents personnes composaient cette noble compagnie qui se tenait tout entière agenouillée et accoudée, la tête inclinée vers le plancher. La salle, n’admettant qu’un demi-jour, permettait aux joyaux de paraître à leur avantage. Les diamants et les escarboucles répandus sur la personne du roi brillaient et étincelaient, lançant dans toutes les directions comme de petits éclairs.

Tel fut le spectacle que la salle et la cour présentèrent à l’ambassade américaine. Elle mit aussitôt chapeau bas, puis, quand ils se furent avancés jusqu’à l’espace libre mentionné plus haut, les Américains firent trois salutations ainsi qu’il en avait été convenu. S’étant assis sur un tapis, à une assez grande distance du trône, ils durent prendre garde de tenir les pieds en arrière, afin que Sa Majesté ne fut point choquée par la vue de ces membres inférieurs emprisonnés dans des bottes ; car les Américains n’avaient pas voulu consentir à laisser leur chaussure à la porte. Après qu’on se fut assis dans cette position très-incommode, on fit trois saluts siamois. Toute la cour frappa trois fois le plancher de sa tête, et Sa Majesté exprima sa satisfaction en lançant par trois fois sa salive dans un crachoir d’or, et renouvelant sa bouchée de bétel et de noix d’arec !

En avant de l’ambassade, on avait étalé une partie des présents apportés par M. Roberts, l’ensemble en étant trop volumineux pour figurer dans cette occasion solennelle. Immédiatement après que les saluts eurent été faits, on entendit un bas murmure s’élever derrière le trône. L’interprète expliqua que c’était le secrétaire du roi qui lisait la liste des présents envoyés par le gouvernement des États-Unis à Sa Majesté.

Cette formalité accomplie, le roi adressa à M. Roberts plusieurs questions qui eurent à passer par la bouche de trois interprètes ou secrétaires. L’un d’eux était accroupi tout près du trône et répétait à voix basse les paroles de Sa Majesté à l’un de ses collègues, placé à moitié chemin de la partie inférieure de la salle. Celui-ci les répétait d’un ton encore plus bas à l’interprète qui, accroupi près de M. Roberts, les lui soufflait dans l’oreille. Les réponses étaient transmises de la même manière.

Au bout de trois quarts d’heure, un son métallique aigü se fit entendre. Un rideau de soie d’or, qu’on tira en travers de la salle devant le trône, et qui déroba Sa Majesté aux regards, annonça que l’audience était terminée. L’ambassade fit trois saluts, et toute la cour inclina par trois fois la tête jusqu’au plancher.

L’ambassade fut menée ensuite voir le haras de Sa Majesté plusieurs éléphants, et enfin la pagode du palais. Le 18 avril avait été fixé pour la remise de la copie du traité que venait de ratifier le roi de Siam. Vers une heure de l’après-midi, M. Roberts fut informé que les barques dorées du roi étaient en vue. Accompagné des officiers en grande tenue et de la musique, il se rendit au bateau de cérémonie, où il trouva le phaja-phiphat-kôsa déjà arrivé. Il y avait là trois longs bateaux richement dorés, décorés de pavillons, et chacun de ces bateaux était mis en mouvement par cent rames. Les rideaux étaient de drap d’or sur fond écarlate. L’embarcation royale, qui portait le traité, formait l’avant-garde. Le traité était dans une boîte couverte de soie jaune grossière, brochée d’or. Cette boîte était placée sur un plat d’argent, posé sur un plateau ayant un grand pied de même métal. Au dessus, s’étendait un dais écarlate, ombragé à son tour par le parasol royal à sept étages. Les uniformes écarlates des muatelots, les coups mesurés de leurs cent rames, les bannières flottantes, la musique des fifres et des tambours, l’or et l’argent resplendissant au soleil, formaient un spectacle charmant et montraient avec quel cérémonial scrupuleux on conduit tout à la magnifique cour de Siam.

Quand la boîte fut enlevée, la musique siamoise fit entendre une sorte de mélodie douce et plaintive. Le phaja-Phiphat-kôsa porta la boîte à M. Roberts, et fit en même temps un salut au sceau royal attaché au traité. M. Roberts l’ayant reçue, l’éleva par respect pour le roi jusqu’à la hauteur de la tête, pendant que la musique américaine jouait des airs nationaux, et, la plaçant ensuite sutr un plateau préparé à cet effet, il la déposa dans la chambre de la jonque de cérémonie ; à minuit, on leva l’ancre et, remorquée par trois longues galères, la jonque de cérémonie descendit rapidement le fleuve dans un jour, on fut rendu à bord de la frégate américaine qui stationnait en dehors de la barre de Siam.

Dans les audiences solennelles le roi ne fait que cinq ou six questions à l’ambassadeur ; par exemple : Comment se porte votre roi ? Votre pays est-il en paix et florissant ? Avez-vous fait un heureux voyage ? Quel est le motif de votre ambassade ? J’ai donné ordre à mon premier ministre de s’entendre avec vous et de faire réponse à votre lettre de créance. Puis il fait donner de l’arec, du bétel et des présents précieux à l’ambassadeur et à sa suite, après quoi le rideau se tire, la musique joue des fanfares et l’audience est finie. Tout le temps qu’un ambassadeur passe à Siam, il est logé et nourri avec toute sa suite aux frais du roi, qui prépose un de ses mandarins pour cet objet.

Il n’y a point de chancelier à Siam ; chaque mandarin qui a droit de donner des ordres par écrit a un tra ou sceau que le roi lui donne. Le roi lui-même a son sceau royal qu’il ne confie à personne et dont il se sert pour tout ce qui émane directement de lui. La figure des sceaux est en relief ; on les frotte d’encre rouge et on les imprime sur le papier ; ils ont environ deux pouces et demi de diamètre et présentent des devises grotesques et curieuses. Voici la description des sept principaux sceaux du roi : le premier sceau représente un éléphant à trois têtes, portant sur le dos un édifice ou palais, ayant aux deux côtés deux parasols à sept étages. Le second sceau représente un animal fabuleux, qu’ils appellent le roi des lions. La devise du troisième sceau est le Garuda, aigle fabuleux et monstrueux. Le quatrième sceau a pour devise l’image de Buddha assis, tenant d’une main une fleur de lotus épanouie et de l’autre une feuille de la même plante. La devise du cinquième sceau est un ange à cheval sur un géant ou démon. Le sixième sceau représente un ange à cheval sur un serpent ou dragon et tenant un glaive de feu. La devise du septième sceau est un ange monté sur un lion et portant une lance.

Disons comment se passent les audiences ordinaires. Sur les dix heures du matin, les mandarins se réunissent d’abord dans une grande salle ouverte située en avant du palais. C’est là qu’ils se communiquent les nouvelles et qu’ils se concertent sur ce qu’il y aura à dire au roi. Chaque mandarin a son secrétaire, qui tient son portefeuille ou livre de notes et rapports. Un peu avant onze heures, cette troupe de cent à cent cinquante mandarins se rend dans la salle d’audience où chacun va s’asseoir dans sa place respective ; ils chuchottent doucement les uns avec les autres jusqu’au moment où les pages, qui précèdent le roi et portent les insignes royaux, entrent dans la salle ; alors tous se prosternent, et, dès que le roi paraît, cette foule de courtisans élève les mains, baisse la tête contre terre et reste prosternée sur les genoux et les coudes jusqu’à la fin de l’audience. Le roi s’assied sous un dais et sur son estrade munie de splendides carreaux pour s’appuyer ; pendant l’audience il prend la position qu’il lui plaît ; il mâche l’arec et le bétel, boit du thé, fume le cigare ou la pipe ; il adresse la parole tantôt à l’un, tantôt à l’autre ; il arrive quelquefois qu’il adresse la parole à presque tous successivement ; mais ordinairement, il s’entretient surtout avec les ministres, les interrogeant sur ce qui regarde leur département. C’est une règle qu’aucun mandarin ne parle, à moins que le roi ne l’interroge ; cependant il y a toujours deux mandarins dont l’office est de faire des rapports au roi sur tout ce qui intéresse le gouvernement. À une heure après midi environ, le roi se lève, la foule des courtisans élève de nouveau les mains pour adorer le monarque qui se retire. Alors la troupe des mandarins sort et va se réunir encore à la salle extérieure pour se concerter sur les ordres émanés de Sa Majesté. Le soir, à sept ou huit heures, a lieu une nouvelle audience qui n’est pas générale ; c’est plutôt le conseil des ministres ; les grands princes assistent et prennent part à cette audience de nuit, laquelle se prolonge quelquefois jusqu’à minuit. De plus, le roi donne encore une ou deux audiences aux princesses et aux dames du palais pour arranger les différends et les affaires qui surviennent dans son immense sérail.

Le roi qui vient de mourir il y a quatre ans avait fait établir, dans une salle proche du palais, un gros tambour que pouvaient venir frapper tous ceux qui avaient des placets, requêtes et réclamation à offrir au roi. Chaque fois qu’on frappait ce tambour, un page venait prendre le placet, qu’il portait immédiatement au roi ; mais cette louable institution est tombée en désuétude par l’abus qu’on en faisait et surtout par la méchanceté et l’avarice des pages qui, ennuyés de ce service incommode, se mirent à rançonner les pauvres diables batteurs du tambour ; maintenant on n’en parle plus.

Il y a un mandarin gouverneur du palais ; il a sous ses ordres plusieurs milliers de soldats, qui sont tenus à venir faire la garde à tour de rôle ; ils sont distribués par groupes à toutes les portes, dans les cours, aux allées et dans les salles extérieures ; il y en a qui ne font que rôder de tous côtés, tenant un sabre, un arc, ou simplement un rotin par économie, on ne leur fait pas porter le costume militaire. Outre ces gardiens du palais, il y a encore six régiments de tamruet ou satellites, qui font tour à tour le service du palais et se tiennent prêts à exécuter les ordres du roi ; ce sont eux qui font la police dans la capitale et aux environs ils vont en troupe saisir les voleurs, Les malfaiteurs, les fumeurs d’opium et tous ceux contre qui est lancé un mandat d’arrestation. Dans l’intérieur du palais il n’y a qu’une centaine de pages qui sont, à proprement parler, les serviteurs du roi ; ils tiennent ses insignes royaux, lui servent le thé, le tabac, l’arec et le bétel, lui font la lecture, tiennent ses comptes et ses registres ; il se sert d’eux pour aller surveiller tous les travaux publics, pour porter des ordres aux mandarins et faire différents achats d’objets européens. Ces pages sont tous des jeunes gens de bonne mine, âgés de seize à vingt-quatre ans, fils de mandarins que les parents offrent au roi pour son service. Il y a deux catégories de pages les uns ne quittent pas le palais ; les autres ne sont tenus qu’à deux ou trois heures de service par jour. Quand ces jeunes gens sont devenus hommes faits, le roi leur confère une dignité plus ou moins élevée, selon le rang qu’occupe leur père.

Les appartements qu’habite le roi sont peu éclairés et peu ornés ; ce sont comme des magasins où est entassée une foule de choses curieuses, glaces, lustres, cristaux, horloges de tout genre, vases de porcelaine, statues, boîtes à musique, buffets, en laque de Chine et du Japon, armoires dorées, meubles précieux d’Europe, curiosités diverses, etc., etc. On dit qu’il n’a pas de chambre à coucher fixe ; il dort tantôt dans une, tantôt dans une autre, et cela par esprit de défiance, parce qu’il craint que, si on savait le lieu de son repos, quelque traître ne vînt attenter à ses jours.

Le roi de Siam est très-riche, ce qui est facile à concevoir, quand on sait que toutes les taxes et impôts viennent s’engloutir dans son trésor ; ajoutez à cela les présents et les tributs des rois et des princes qui dépendent de son empire et le produit mines d’or, de cuivre et d’étain qu’il fait exploiter à son profit. Il est vrai qu’il a aussi de grands dépenses à faire, car c’est lui qui paie les princes, les mandarins et les soldats, sans compter l’entretien dispendieux de son grand sérail. On dit que, selon un antique usage, le roi possède un trésor particulier auquel il ne doit pas toucher, si ce n’est dans les cas extrêmes, et le successeur ajoute toujours à ce que son prédécesseur a amassé.

DE LA REINE DE SIAM.

Quoique le roi de Siam entretienne un grand nombre de femmes, il n’en a cependant qu’une qui soit regardée comme sa femme légitime et qui ait le titre de reine. Ce n’est pas la coutume que le roi demande pour reine une princesse d’une nation étrangère ; mais il choisit une princesse du royaume qui, le plus souvent, est sa proche parente, ou bien une princesse des États qui lui sont tributaires. Le palais de la reine est attenant à celui du roi ; il consiste en plusieurs grands bâtiments élégants et bien ornés. Ce palais a une gouvernante, dame âgée et qui a la confiance du roi. C’est elle qui est chargée de tout ce qui concerne la maison de la reine ; au moyen d’une centaine de dames qui sont sous ses ordres ; elle exerce une surveillance exacte sur la reine elle-même et sur les concubines du roi, qui sont des princesses de diverses nations ou des filles de grands mandarins que leurs pères ont offertes au prince ; elle commande en outre environ deux mille femmes ou jeunes filles employées au service du palais. La gouvernante de la maison de la reine est encore chargée de veiller sur les filles du roi et sur toutes les princesses, qui sont comme cloîtrées et ne peuvent jamais se marier. Toute cette troupe de femmes passent leur vie dans la triple enceinte de murs où elles sont enfermées et ne peuvent sortir que rarement pour aller faire quelques achats ou pour aller porter des offrandes aux pagodes. Toutes, depuis la reine jusqu’aux portières, reçoivent leur solde du roi, qui les entretient, du reste, avec beaucoup de luxe et de générosité. On dit que, dans la troisième enceinte, se trouve un jardin délicieux et fort curieux ; c’est un vaste enclos qui contient en miniature tout ce que l’on trouve en grand dans le monde. Là, il y a des montagnes factices, des bois, des rivières, un lac avec des îlots et des rochers, des petits vaisseaux, des barques, un bazar ou marché tenu par les femmes du palais, des pagodes, des pavillons, des belvédères, des statues et surtout des arbres à fleurs et à fruits apportés des pays étrangers. Pendant la nuit, ce jardin est illuminé par des lanternes et des lustres ; c’est là que les dames du sérail prennent leur bain et se livrent à toutes sortes de divertissements pour se consoler d’être séquestrées du monde.

DU SECOND ROI.

C’est la coutume à Siam qu’il y ait un second roi qu’on appelait autrefois uparat et qu’il s’appelle aujourd’hui vangnà. C’est ordinairement un frère ou un proche parent du roi qui est élevé à cette dignité. Il a un immense palais presque aussi beau et aussi somptueux que celui du premier roi il a aussi les insignes royaux ; tous les passants sont obligés de se prosterner devant son pavillon situé au bord du fleuve ; il a sa cour, ses officiers, ses mandarins absolument sur le même pied que le premier roi. C’est ordinairement lui qui se met à la tête des armées en temps de guerre ; le premier roi ne fait rien d’important sans avoir son approbation. Il est cependant tenu d’aller visiter le roi de temps en temps ; alors il salue en élevant les deux mains, mais il ne se prosterne pas, et reste assis accoudé sur des carreaux comme d’égal à égal. Il est remarquable que de temps immémorial les vangnà ont toujours été en assez bonne


Sceau du second roi, représentant une aiguille de tête posée sur deux vases d’or et les parasols royaux à étages.
Sceau du second roi, représentant une aiguille de tête posée sur deux vases d’or et les parasols royaux à étages.
Sceau du second roi, représentant une aiguille de tête posée sur deux vases d’or
et les parasols royaux à étages.

harmonie avec les rois, malgré les causes de discorde

qu’un tel régime devrait naturellement engendrer. Le trésor royal est ouvert au vangnà toutes les fois qu’il en a besoin ; mais la demande des fonds doit être préalablement présentée au roi qui l’approuve en y apposant son sceau, après quoi elle est envoyée au grand trésorier qui délivre la somme.

DES PRINCES.

Parmi les princes, on en choisit toujours un pour l’établir vangláng ou vice-roi. Son office est de traiter toutes les affaires majeures, de juger les princes, ou les mandarins coupables, aussi bien que la mauvaise conduite des concubines ou des dames du palais, de veiller au bon ordre dans la capitale et aux environs. Il est le premier de la catégorie des princes appelés krommaluáng qui sont au.nombre de quatre. Après eux viennent les princes appelés krommakhun, qui sont aussi au nombre de quatre enfin quatre autres princes appelés krommamûn. Ce sont là les seules dignités auxquelles on élève les princes ; tous les autres membres de la famille royale sont sans emploi et reçoivent cependant une solde annuelle qui suffit à peine pour leur entretien. Aussi arrive-t-il très-souvent que, parmi ces princes dont le nombre s’élève à deux ou trois cents, les uns opprimentle peuple, commettent toute sorte d’injustices, poussent quelquefois l’audace jusqu’à voler les filles ou les esclaves des gens du peuple, et les autres sont obligés de se livrer au commerce, à la médecine et même à quelque humble métier pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Parmi les princes qui sont en dignité, quelques-uns sont la terreur du pays ; ils envoient leurs satellites demander et prendre çà et là tout ce qui leur fait plaisir, ils ravissent les jeunes filles pour en faire des concubines, et les jeunes garçons pour en faire des comédiens ; car chacun d’eux a son théâtre, son orchestre et sa troupe d’acteurs et d’actrices. Voici le catalogue des dignités princières : la première, le grand maître des chevaux et des éléphants la deuxième, le chef des corvées royales ; la troisième, le grand chef des nations étrangères ; la quatrième, l’inspecteur de l’agriculture la cinquième, le ministre de la justice ; la sixième, le chef du tribunal royal ; la septième, le second maître des chevaux et des éléphants la huitième, le chef des médecins ; la neuvième, l’intendant des arsenaux ; la dixième~ l’intendant des ouvriers, et particulièrement des fondeurs ; la onzième, le chef des peintres ; la douzième, l’inspecteur des talapoins.

DES MANDARINS.

Il y a cinq ordres de mandarins le plus élevé s’appelle sommet-chào-phaja ; le deuxième, chaos-phaja ; le troisiéme phaja ; le quatrième, phra, et le cinquième, luáng. Voici la liste des trois premiers ordres des mandarins, en commençant par le rang le plus élevé : 1, somdet-chào-phaja-chakri, généralisme et surintendant des provinces du nord ; 2, somdet-chào-phaja-kalahôm, généralissime, et surintendant de la marine et des provinces du midi ; 3, chào-phaja-tharama, gouverneur du palais ; 4, chào-phaja-phra-khlang, grand trésorier ; 5, chào-phaja-pholla-thèp, ministre de l’agriculture ; 6, chào-phaja-jômaràt, grand chef des satellites ; 7, chào-phaja-mahá-jôtha, chef de la nation pégouane ; 8, phaja-aphai-nôrit, premier lieutenant du chef des satellites ; 9, phaja-nuxit-raxa, 2o lieutenant du chef des satellites ; 10, phaja-raxa-montri, premier chef des pages ; 11, phaja-thibet, second chef des pages ; 12, phaja-rak, premier lieutenant du gouverneur du palais ; 13, phaja-bamrô-phak, second lieutenant ; du gouverneur du palais ; 14, phaja-praxa-xip lieutenant du ministre de l’agriculture ; 15, phaja-phiphat, lieutenant du grand trésorier ; 16, phaja-phet-pani, officier du phaja-jômaràt ; 17, phaja-phet-xada, autre officier du phaja-jômaràt ; 18, phaja-phet-phixai, commandant des forteresses ; 19, phaja-si-phiphat, officier du grand trésorier ; 20, phaja-chula, chef de la nation malaise ; 21, phaja-ammàt, premier lieutenant du phaja-chakri ; 22, phaja-ràt-jôtha, second lieutenant du phaja-chakri ; 23, phaja-thèp, premier lieutenant du phaja-ka-lahôm ; 24, phaja-sura-sena, second lieutenant du phaja-kalahôm ; 25, phaja-rat-dexô, général de la première légion ; 26, phaja-thainam, général de la seconde légion ; 27, phaja-ram, général de la troisième légion ; 28, phaja-narong, général de la quatrième légion 29, phaja-phixai-songkhram, général de la cinquième légion ; 30, phaja-raxa-nikun, général de la sixième légion ; 31, phaja-suphavadi, chef de tous les clients ; 32, phaja-aphai-sura-plông, surintendant de l’artillerie ; 33, phaja-viset-songkhram, général d’artillerie.

Les mandarins du quatrième et cinquième ordre, c’est-à-dire les phra et les lúang, sont très-nombreux, et sont tous sous les ordres de quelque phaja. Dans chaque administration, le chef principal s’appelle préfet ou chaos-krom ; il a deux lieutenants ou adjoints, l’un de droite et l’autre de gauche, qu’on appelle balat-krom. Ces balai ont deux aides qu’on appelle phu-xuai, et chacun des phu-xuai a sous ses ordres un certain nombre de sergents appelés nai-muet. Ces nai-muet commandent de vingt à trente individus.

Les villes du royaume de Siam sont divisées en quatre ordres qu’ils appellent Mûang-ek, Mûang-thô, Mûang-Tri, Mûang-Chatava. Les villes du premier ordre sont la capitale, et toutes les villes où il y a un roi tributaire. Les Mûang-Thô sont Les capitales de provinces gouvernées par un phaja. Les yilles du troisième ordre ont un phra pour gouverneur, et celles du quatrième ordre sont administrées par un mandarin d’un ordre inférieur appelé luáng. Dans chaque village il y a un maire appelé kamman. Chaque gouverneur de province est assisté d’un lieutenant ou balat, et d’un sous-lieutenant appelé jokabat ; il a en outre un tribunal ou conseil composé d’une douzaine de juges appelés kromakan. Le gouverneur réunit tous les jours son conseil dans une grande salle, où l’on traite toutes les affaires importantes.

Les gouverneurs jouissent d’une grande autorité dont ils abusent souvent pour opprimer le pauvre peuple, ce qui fait qu’ils sont en butte à de fréquentes accusations auxquelles ils ne peuvent se soustraire qu’en offrant des sommes considérables au roi ou bien au grand mandarin dont ils relèvent.

À Siam, la plupart des charges sont héréditaires, de sorte que c’est toujours le fils qui succède au père, à moins que la différence d’âge ou la volonté du souverain n’y mette obstacle. Toutes les personnes constituées en dignité sont obligées, deux fois par an, à boire l’eau du serment dont j’ai déjà parlé. Quiconque manquerait à cette formalité, sans excuse légitime, serait regardé comme un traître, et emprisonné sur-le-champ. Il n’y a que les chefs chrétiens qui en sont exempts, parce que le roi a reconnu que cet acte est contraire à leur religion.

Chaque année, à la fin du mois de novembre, le roi dislribue la paie à tous les fontionnaires du royaume, ce qui dure environ douze jours. Les grand princes reçoivent chacun vingt livres d’argent (la livre est de 80 ticaux ou 240 francs). Les ministres en reçoivent autant ; la solde des phaja est de douze à deux livres d’argent ; celle des phra et des luáng est de cent vingt à soixante ticaux ; les employés subalternes ne reçoivent que de quarante à seize ticaux ; enfin, les simples soldats, satellites, médecins, ouvriers et autres, sont payés à raison de dix ou douze ticaux seulement. Toute la masse du peuple est sujette au service royal, qu’ils appellent raxa-kan ; il faut cependant en excepter tous les Chinois venus de Chine, car leurs enfants qui sont nés à Siam sont tenus au même service que les indigènes. Le roi a imaginé une singulière manière de taxer les Chinois ; tous les trois ans on leur attache au poignet une grosse ficelle, au nœud de laquelle on appose un sceau avec la résine de laque, et on leur délivre en même temps un billet scellé, moyennant la somme de cinq ticaux ou quinze francs. Ils doivent garder ce sceau pendant près d’un an ; il n’y a que les riches marchands chinois qui, en payant triple taxe, peuvent se soustraire a cette honteuse servitude.

Le menu peuple est divisé en cinq catégories les soldats, les gens de corvée, ceux qui paient un tribut, les clients et les esclaves. Je parlerai des soldats dans le chapitre de la guerre. Les gens de corvée, qu’on appelle khào-dûen, sont tenus à trois mois de service par an ; on les emploie à bâtir les forteresses, les pagodes ou des palais, à creuser des canaux, faire des digues, des chemins, des hangars et en général à tous les ouvrages royaux ou publics. S’ils veulent s’exempter de ces corvées, ils n’ont qu’à payer la somme de seize ticaux à leurs chefs qui la retiennent pour eux ou bien louent quelque autre à leur place. C’est une chose avérée que les chefs, grands et petits, exemptent généralementdu service royal et à leur profit, un certain nombre des gens qu’ils doivent y employer ; le roi le sait bien ; mais il ferme les yeux là-dessus et avec raison, parce que la modique solde que reçoivent les mandarins ne suffirait pas pour leur entretien. C’est ce qu’ils appellent proverbialement than na bon láng-phrâi, faire les champs sur le dos du peuple.

Dans toute l’étendue du royaume, il y a une bonne partie du peuple qui n’est pas sujette aux corvées, mais doit payer, chaque année, un tribut dont la valeur varie de huit à seize ticaux. Il y en a qui le paient en colonnes de bois, d’autres en briques, en tuiles, en chaux, en sable, en bambous, en cire, miel, bois d’aigle, gomme-laque, huile, résine, etc., etc. Cette partie du peuple est peut-être la plus heureuse, en ce que, pourvu qu’elle paie son tribut, en nature ou en argent, elle est libre, toute l’année, de faire ce qu’elle veut, excepté dans le cas de guerre où elle doit fournir des soldats comme les autres.

On appelle clients ou lèk, les familles qui sont réservées pour le service des princes et des mandarins. Ils les divisent en deux classes : clients satellites et clients esclaves. Tous les clients, en général, paient chaque année, au trésor, une taxe qui n’est pas toujours fixe ; les clients esclaves paient de deux à quatre ticaux, et les clients satellites paient de trois à six ticaux. Les princes et les mandarins ont ainsi sous leurs ordres de dix à quatre ou cinq cents familles ils ne peuvent réclamer de leurs clients que certains services passagers, comme, par exemple, de venir ramer la barque dans les cérémonies publiques ; ils doivent aussi les faire venir toutes les fois que le raxa-kan ou service royal l’exige ; ils doivent leur faire payer la taxe annuelle pour le trésor. Quand les clients n’ont pas de quoi payer, le chef avance pour eux, compte l’usure, et les pauvres clients ne tardent pas à devenir ses esclaves. En général, les clients sont d’une grande ressource pour leur maître, surtout quand celui-ci ne les moleste pas et les laisse paisiblement chercher leur vie ; car alors ils lui apportent souvent des présents considérables en riz, fruits, légumes et poissons.

Les esclaves font au moins le tiers de la population on les divise en trois classes : les captifs, les esclaves irrédimibles, et les esclaves ordinaires qui peuvent se racheter. Pendant les guerres, c’est la coutume d’amener captifs tous les habitants des places qu’on a prises, et le roi en distribue une partie à chaque mandarin, selon son rang et son mérite. Lorsque ces captifs ne se plaisent pas chez leurs maîtres, ils ont droit de passer chez un autre, pourvu que celui-ci paie leur rançon, fixée à quarante-huit ticaux par personne. On appelle esclaves irrédimibles, les enfants qui ont été vendus irrévocablement par leurs père et mère dans leur bas âge et avec un écrit de vente en due forme ; ceux-ci ne peuvent plus sortir de chez leur maître et, s’ils y sont maltraités, ils n’ont pas d’autre ressource que de souffrir ou de prendre la fuite. Quant aux esclaves ordinaires, ce sont de pauvres gens qui sont obligés de se vendre pour payer leurs dettes. Le service des esclaves est réputé comme tenant lieu des intérêts du capital avancé par le maître, de sorte que l’esclave qui aura servi son maître pendant une vingtaine d’années doit, pour se libérer, rembourser toute la somme pour laquelle il s’est engagé. Si l’esclave veut changer de maître, il n’a qu’a s’offrir à un autre qui paie sa rançon. Le prix des esclaves varie selon l’âge et le sexe ; depuis douze ans jusqu’à seize, on les achète de quarante à soixante ticaux ; un homme fait s’engage ordinairement pour quatre-vingts jusqu’à cent soixante ticaux. Il ne faut pas croire que les esclaves, à Siam, soient traités comme les esclaves nègres ; il est vrai que certains maîtres les nourrissent assez mal, ne leur épargent pas les coups de rotin, les injures, les malédictions ; quelquefois même ils les mettent aux fers et au cachot ; mais on peut dire, en général, que les Thai ont beaucoup d’humanité pour leurs esclaves, ne les font travailler que très-modérément et les traitent souvent beaucoup mieux qu’on ne traite les domestiques en France.

Chaque mandarin a un catalogue très-exact de tous les sujets qui relèvent de lui ; mais dans les dénombrements jamais on ne fait mention, ni des femmes, ni des enfants, ni des vieillards ; on ne compte que les hommes depuis l’âge de vingt ans jusqu’à soixante-dix. Si vous demandez à quelqu’un : Combien y a-t-il de monde dans cette ville ? Il vous répondra : qu’il y a six cents hommes, et dans le fait, il y a plus de trois mille habitants ; c’est ce qui fait qu’il est si difficile de connaître, au juste, la population du royaume de Siam, d’autant plus que tous les recensements particuliers sont envoyés à un grand madarin, qui est chargé de les garder sans pouvoir les communiquer à personne, si ce n’est au roi et aux ministres.

Le gouvernement Thai a bien peu de rapports politiques avec les nations voisines, si ce n’est avec la Chine ; car il y envoie tous les trois ans des ambassadeurs avec des présents pour l’empereur de la Chine, que le roi de Siam appelle son frère ainé ; de son côté, l’emperèur répond par une lettre et des présents, mais n’envoie jamais d’ambassadeurs à Siam. Les relations des Thai avec les Anglais de Syngapore sont purement commerciales, et toutes les fois que les Anglais ont fait des propositions d’un genre politique, le roi a toujours répondu qu’il fallait s’en tenir aux anciens traités.

C’est ainsi que dernièrement il leur a refusé formellement d’établir un consul à Bangkok. Il n’y a que les Portugais qui aient un consulat dans cette capitale depuis une trentaine d’années, et la crainte que le gouvernement Thai a des Anglais, fait qu’il a pris la résolution de n’accorder à aucune puissance européenne le droit d’établir des consulats chez lui, persuadé que s’il l’accordait aux Français, par exemple, il se verrait obligé de l’accorder aussi aux Anglais, avec qui il n’a pas envie de se frotter.



Symboles divers avec étoile flamboyante
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