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Description historique et géographique de l’Indostan/Mélanges/3

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DE LA RELIGION
DES LOIS ET DES MŒURS.
DES CUCIS.
OU
HABITANS DES MONTAGNES DE TIPRA[1]



La nation qui habite les montagnes à l’orient du Bengale, donne le nom de Patyan à l’Être qui a créé l’univers. Elle croit qu’une déité réside dans chaque arbre ; que le soleil et la lune sont des dieux et que le culte qu’on rend à toutes ces divinités secondaires est agréable à Patyan.

Si un homme de cette nation en tue un autre, ni le chef de la nation, ni aucun de ceux qui ne sont point pareils du mort, n’a droit de le venger : mais ses frères ou ses autres pareils peuvent verser le sang du meurtrier sans que personne ait droit de s’y opposer.

Quand un Cuci est surpris à voler, ou se rend coupable de quelqu’autre crime, le chef j’oblige à donner un dédommagement à celui envers qui le crime a été commis ; et après avoir raccommodé les deux parties, il reçoit un salaire. L’offenseur et l’offensé sont, en outre, obligés de donner un repas, chacun à sa tribu.

Les Cucis n’étaient pas anciennement dans l’usage de couper la tête aux femmes qu’ils trouvaient dans les habitations de leurs ennemis. L’origine de cette barbare coutume est assez singulière. Une femme qui travaillait aux champs ayant demandé à une autre pourquoi elle venait si tard semer son grain, celle-ci lui répondit que son mari était parti pour la guerre, et qu’étant obligée de lui préparer à manger, et de s’occuper des autres choses dont il avait besoin, elle avait été retenue à la maison. L’un des ennemis de la tribu de cette femme entendit ces paroles, et fut violemment irrité contre elle, en apprenant qu’elle avait préparé à manger pour son mari, afin de l’envoyer combattre ; il considéra, en même temps, que si les femmes ne gardaient pas la maison, pendant que les maris sont à la guerre, ceux-ci manqueraient de provisions, et seraient conséquemment privés d’un grand avantage. Dès lors les Cucis ont décapité les femmes des ennemis qu’ils ont vaincus. Ils exercent sur-tout cette vengeance envers les femmes enceintes, parce qu’elles sont encore plus sédentaires que les autres ; et le Cuci qui, surprenant une maison de la tribu contre laquelle il est en guerre, tue une femme enceinte et rapporte chez lui la tête de la mère et celle de l’enfant, acquiert parmi les siens beaucoup d’honneur et de célébrité, parce que d’un seul coup il a détruit deux ennemis.

Voici ce qui se pratique pour les mariages de ce peuple sauvage. Lorsqu’un homme riche a résolu de prendre une femme, il fait présent de quatre à cinq têtes de bétail[2] aux parens de celle qu’il a choisie, et qu’il conduit chez lui. Alors les parens tuent ce bétail ; et ayant préparé du riz et d’autres mets, avec beaucoup de liqueur fermentée, ils donnent un grand repas à la famille de leur gendre. Les gens d’un état médiocre se conforment au même usage, à proportion de leurs moyens. Les mariages des Cucis sont permis à tous les degrés de parenté, excepté entre la mère et le fils. Si une femme vit bien avec son mari et en a un fils, elle reste avec lui pour toujours ; mais s’ils n’ont point de fils, et sur-tout s’ils vivent mal ensemble, le mari peut répudier sa femme, et en prendre une autre.

Les Cucis n’ont aucune idée du paradis et de l’enfer, ni de la récompense des bonnes actions et de la punition des mauvaises. Ils croient seulement que lorsqu’une personne meurt, un certain esprit saisit son âme et l’emporte ; et que quelque chose que promette l’esprit en cet instant, le mort doit le trouver et en jouir ; mais que si quelqu’un emporte le corps, il ne peut pas trouver la chose promise.

Ce peuple se nourrit de chair d’éléphant, de daim, de cochon et de divers autres animaux ; et quand ils trouvent ces animaux morts dans les forêts, ils ne manquent pas de les faire sécher pour les manger.

Dès que les Cucis sont résolus à faire la guerre, ils envoient des espions pour découvrir la situation et les forces de l’ennemi, ainsi que l’état des chemins ; ensuite ils se mettent en marche pendant la nuit, et fondent sur les habitations de l’ennemi deux ou trois heures avant l’aube. Leurs armes sont l’épée, la lance, l’arc et la flèche. Si l’ennemi abandonne ses foyers, les assaillans égorgent les femmes et les enfans qui tombent entre leurs mains, et pillent tout ce qu’ils peuvent emporter. Mais si l’ennemi, ayant été prévenu de leur dessein, a le courage de les attendre de pied fermé, et de leur disputer la victoire, ils se retirent avec célérité, et rentrent tranquillement dans leurs maisons.

Les Cucis qui apperçoivent une étoile très-proche de la lune, s’imaginent que c’est le présage certain de quelque agression prochaine ; et ils passent la nuit sous les armes. Souvent ils se mettent en embuscade dans les bois, près des chemins qui peuvent servir à leurs ennemis ; et alors malheur aux hommes et aux femmes qui passent de ce côté-là, ils sont sûrs de recevoir la mort.

Tandis que les Cucis sont ainsi en embuscade, la piqûre d’une sangsue, d’un ver, d’un serpent même ne peut leur arracher un cri, ni leur faire quitter leur place ; et celui d’entr’eux qui remporte dans son village la tête d’un ennemi, est sûr de s’honorer aux yeux de sa nation.

Deux tribus qui en viennent aux mains, et qui voient la victoire incertaine entr’elles, font un signal pour suspendre le combat, s’envoient réciproquement des agens, et concluent, la paix, qu’on célèbre par un festin solemnel, en prenant le soleil et la lune à témoin de la sincérité du raccommodement. Mais si, dans le combat, l’une des tribus est plus faible que l’autre, elle lui reste soumise, et est obligée de lui payer tous les ans un tribut de bétail, d’armes, de gamelles et d’autres objets.

En entrant en campagne, les Cucis emportent beaucoup de provisions, qui consistent en alus, espèce de végétaux semblables aux pommes de terre, et qu’on fait rôtir, en pâte de farine de riz renfermée dans des tuyaux de bambou, en riz sec, et en plusieurs outres remplies de liqueur. Par ce moyen, ils n’ont pas besoin de s’arrêter pour préparer leur manger ; et leur marche est si rapide, qu’ils font en un jour autant de chemin que les couriers ont coutume d’en faire en trois ou quatre jours. Arrivés auprès de la place qu’ils veulent attaquer, ils l’entourent pendant la nuit ; et s’ils s’en emparent, ils massacrent sans pitié les hommes et les femmes, les vieillards et les enfans, à l’exception de ceux qu’ils veulent réduire en captivité. Ils emportent les têtes qu’ils ont coupées dans des sacs de cuir ; et si leurs mains conservent les traces du sang qu’ils ont versé, c’est pour eux un honneur de plus. Le massacre est toujours suivi d’un repas, pendant lequel ils mettent une partie de ce qu’ils mangent dans la bouche des têtes qu’ils ont coupées, en disant : — « Mange ; éteins ta soif ; appaise ta faim. De même que tu es tombée sous ma main, puissent tes parens être égorgés par mes parens ! »

Ce festin se répète une seconde fois dans le cours de l’expédition ; et tous les jours, ou au moins de deux jours l’un, ceux qui en font partie envoient à leurs familles des informations sur ce qui leur arrive. Toutes les fois que quelqu’un d’entr’eux annonce qu’il a coupé la tête d’un ennemi, les gens de sa famille, de quelqu’âge et de quelque sexe qu’ils soient, témoignent la plus grande satisfaction ; ils se font une coëffure avec des cordons rouges et noirs, se parent de tout ce qu’ils ont de plus précieux, et prennent quelques grands vases de liqueur fermentée, avec lesquels ils vont au-devant du vainqueur. Pendant cette marche, ils soufflent dans de grands coquillages, frappent des plaques de métal, et font retentir quelques autres grossiers instrumens de musique.

Au moment où ils rencontrent le vainqueur, ils célèbrent cette réunion par des chants et par des danses, et ils se livrent à tous les transports d’une joie extravagante. Lorsque c’est un homme marié qui rapporte la tête d’un ennemi, sa femme se coëffe d’une manière analogue à cette victoire. Son mari et elle se versent alternativement de la liqueur fermentée dans la bouche l’un de l’autre, et elle lave les mains sanglantes du mari dans la liqueur même qu’ils boivent.

Aussi-tôt que les vainqueurs sont arrivés dans leur village, ils se rendent dans la cour de leur chef ; ils y font une pyramide des têtes de leurs ennemis vaincus, et ils dansent, en chantant, autour de ce monument de leur victoire. Ensuite ils tuent à coups de lance quelques gayals et quelques cochons, et ils font un nouveau festin, où la liqueur n’est point épargnée. Les principaux personnages de la tribu mettent les têtes des ennemis au bout d’un bambou, qu’ils plantent sur les tombeaux de leurs ancêtres ; ce qui leur donne beaucoup de célébrité. Le guerrier qui a rapporté la tête d’un ennemi, reçoit ordinairement de tous les gens riches un présent de bétail et de liqueur ; et quand quelques ennemis vaincus ont été épargnés et ramenés vivans, les chefs qui n’ont point été de l’expédition ont le droit d’abattre la tête de ces malheureux captifs.

Quelques tribus particulières font toutes les armes de la nation ; car il y en a d’autres qui sont incapables d’en fabriquer d’aucune espèce.

Les femmes des Cucis sont chargées de tout le travail et des affaires du ménage. Les hommes s’occupent à essarter les forêts, à construire des huttes, à cultiver la terre, à faire la guerre, et à aller à la chasse. Ils ne divisent le temps ni par mois, ni par années, et ne savent compter que par jour. Cinq jours après la naissance d’un enfant mâle, et trois jours après celle d’une fille, ils donnent une fête à tous leurs parens. Cette cérémonie commence par l’érection d’un poteau devant leur maison ; ils tuent à coups de lance un gayal ou un cochon qu’ils consacrent à leur déité, et qu’ensuite ils mangent en buvant beaucoup de liqueur ; et la journée se termine par des chants et des danses.

Celui d’entre les Cucis que la nature ou quelque accident prive de l’espoir de multiplier son espèce, renonce dès-lors à avoir une maison ; et, semblable à un religieux mendiant, va demander de quoi vivre de porte en porte, en chantant et en dansant. Lorsqu’il se présente chez un homme riche et libéral, celui-ci noue ordinairement un certain nombre de cailloux rouges et blancs avec une corde, dont un bout est attaché au haut d’un long bambou, et dont l’autre bout traîne à terre. Alors rendant un hommage superstitieux à ces cailloux, il donne l’aumône au mendiant ; et ensuite il traite splendidement les personnes de sa tribu ; ce qui ne manque jamais de lui attirer les applaudissemens et le respect de toute la nation.

À la mort d’un Cuci, ses parens se réunissent, et tuent un gayal ou un cochon dont ils font bouillir la viande. Ils couvrent le corps d’une pièce, d’étoffe, et versent dans sa bouche un peu de liqueur, dont ils goûtent tous, comme une offrande qu’ils font à l’âme du trépassé. Cette cérémonie se répète à différens intervalles et pendant plusieurs jours de suite ; après cela on met le corps sur un châssis, on le perce en plusieurs endroits, et on allume du feu au-dessous, jusqu’à ce qu’il soit bien desséché. Alors ils l’enveloppent bien dans une pièce d’étoffe, le mettent dans un cercueil et l’ensevelissent ; et pendant environ un an, tous les fruits et les fleurs qu’ils recueillent sont semés sur sa tombe. Il est quelques tribus qui rendent aux morts des honneurs différens. Ils les couvrent d’abord d’un drap mortuaire ; puis d’une espèce de natte faite avec des roseaux, et les suspendent à un arbre très-élevé.

Quand la chair est entièrement pourrie, ils prennent les os, les nettoient bien, et les conservent dans un vase, qu’ils ouvrent dans toutes les occasions importantes. Feignant alors de consulter ces os, et suivant les idées qui les flattent le plus, ils prétendent n’agir que par le commandement de leurs parens morts.

Une veuve de cette nation est obligée de demeurer environ un an à côté du tombeau de son époux ; et sa famille a soin de lui porter à manger. Si elle meurt dans le cours de cette année, on lui rend des honneurs funèbres ; si elle survit, on la ramène dans sa maison, et on célèbre son retour par le festin ordinaire des Cucis.

Lorsqu’en mourant un Cuci laisse trois fils, l’ainé et le plus jeune partagent son héritage, et le second n’a rien. S’il ne laisse point de fils, ses biens appartiennent à ses frères ; et s’il n’a point de frère, ils reviennent au chef de la tribu.

Dans le printemps de 1776, plusieurs Cucis rendirent visite à Mr. Charles Croftes, qui commandait pour la Compagnie des Indes anglaise à Jâfarabad. Ils parurent très-satisfaits de l’accueil qu’on leur fit, exécutèrent leurs danses, et promirent de revenir après la moisson.


  1. L’auteur Anglais de cette Notice est Jean Rawlins.
  2. Le bétail s’appelle Gayál dans le langage du pays.