Deux Ans de vacances/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 278-294).

XVIII

Le marais salant. – Les échasses. – Visite au South-moors. – En prévision de l’hiver. – Différents jeux. – Entre Doniphan et Briant. – Intervention de Gordon. – Inquiétudes pour l’avenir. – Élection du 10 juin.


À propos de cette scène, surprise par Moko entre son frère et lui, Briant avait jugé bon de garder le silence – même vis-à-vis de Gordon. Quant au récit de son expédition, il le fit à ses camarades, alors réunis dans le hall. Il décrivit la côte orientale de l’île Chairman sur toute cette partie qui circonscrivait Deception-bay, le cours de l’East-river à travers les forêts voisines du lac, si riches en essences d’arbres verts. Il affirma que l’installation eût été plus aisée sur ce littoral que sur celui de l’ouest, tout en ajoutant qu’il n’y avait pas lieu d’abandonner French-den. En ce qui concernait cette portion du Pacifique, il ne s’y trouvait aucune terre en vue. Briant mentionna, cependant, cette tache blanchâtre qu’il avait aperçue au large et dont il ne s’expliquait pas la présence au-dessus de l’horizon. Très probablement, ce n’était qu’une volute de vapeurs, et il serait opportun de s’en assurer, lorsqu’on irait visiter Deception-bay. En somme, – ce qui ne paraissait que trop certain, – c’est que l’île Chairman n’était voisine d’aucune terre dans ces parages, et, sans doute, plusieurs centaines de milles la séparaient du continent ou des archipels les plus rapprochés.

Il convenait donc de reprendre avec courage la lutte pour la vie, en attendant que le salut vînt du dehors, puisqu’il semblait improbable que les jeunes colons pussent l’avoir jamais dans leurs propres mains. Chacun se remit au travail. Toutes les mesures tendirent à se préserver contre les rigueurs du prochain hiver. Briant s’y appliqua même avec plus de zèle qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Cependant on sentait qu’il était devenu moins communicatif et que lui aussi, à l’exemple de son frère, montrait une propension à se tenir à l’écart. Gordon, en constatant ce changement de caractère, observa aussi que Briant cherchait à mettre Jacques en avant, dans toutes les occasions où il y avait quelque courage à déployer, quelque danger à courir – ce que Jacques acceptait d’ailleurs avec empressement. Toutefois, comme Briant ne dit jamais rien qui pût engager Gordon à l’interroger à ce sujet, celui-ci se tint sur la réserve, bien qu’il fût porté à croire qu’une explication avait dû avoir lieu entre les deux frères.

Le mois de février s’écoula en travaux de diverses sortes. Wilcox ayant signalé une remontée de saumons vers les eaux douces du Family-lake, on en prit un certain nombre au moyen de filets tendus d’une rive à l’autre du rio Zealand. La nécessité de les conserver exigeait que l’on se procurât une assez grande quantité de sel. Cela occasionna plusieurs voyages à Sloughi-bay, où Baxter et Briant établirent un petit marais salant – simple carré, ménagé entre les plis du sable, et dans lequel se déposait le sel, après que les eaux de la mer s’étaient évaporées sous l’action des rayons solaires.

Pendant la première quinzaine de mars, trois ou quatre des jeunes colons purent explorer une partie de cette contrée marécageuse des South-moors, qui s’étendait sur la rive gauche du rio Zealand. C’est à Doniphan que vint l’idée de cette exploration, et Baxter, d’après son conseil, fabriqua quelques paires d’échasses, en utilisant de légers espars pour cet usage. Comme le marécage était en certains endroits recouvert d’une mince couche d’eau, ces échasses permettraient de s’aventurer à pied sec jusqu’aux surfaces solides.

Le 17 avril, dès le matin, Doniphan, Webb et Wilcox, ayant traversé le rio dans la yole, débarquèrent sur la rive gauche. Ils portaient leurs fusils en bandoulière. Et même Doniphan s’était armé de la canardière que possédait l’arsenal de French-den, pensant qu’il aurait là une excellente occasion de s’en servir.

« Pardon… frère… pardon ! » (Page 276.)


Dès que les trois chasseurs eurent pris pied sur la berge, ils chaussèrent leurs échasses, afin de gagner les surélévations du marais, qui émergeaient à mer haute.

Phann les accompagnait. Lui n’avait point besoin d’échasses, et ne craignait pas de se mouiller les pattes en gambadant à travers les flaques d’eau.

Après avoir franchi un mille dans la direction du sud-ouest,

Phann ne craignait pas de se mouiller les pattes. (Page 289.)


Doniphan, Wilcox et Webb atteignirent le sol asséché du marécage. Ils retirèrent alors leurs échasses, afin d’être plus à leur aise pour suivre le gibier.

De cette vaste étendue des South-moors le regard ne voyait pas la fin, si ce n’est vers l’est, où la ligne bleue de la mer s’arrondissait à l’horizon.

Que de gibier à leur surface, bécassines, pilets, canards, râles, pluviers, sarcelles, et, par milliers, de ces macreuses, plus recherchées pour leur duvet que pour leur chair, mais qui, convenablement préparées, fournissent un mets très acceptable. Doniphan et ses deux camarades auraient pu tirer des centaines de ces innombrables oiseaux aquatiques, sans perdre un seul grain de plomb. Mais, ils furent raisonnables et se contentèrent de quelques douzaines de volatiles que Phann allait ramasser jusqu’au milieu des larges mares.

Cependant Doniphan fut vivement tenté d’abattre d’autres animaux, qui, d’ailleurs, n’auraient pu figurer sur la table de Store-room, malgré tout le talent culinaire du mousse. C’étaient des thinocores, appartenant à la famille des échassiers, et des hérons, ornés d’une brillante aigrette de plumes blanches. Si le jeune chasseur se retint pourtant – car c’eût été là brûler de la poudre en pure perte – il n’en fut pas de même lorsqu’il aperçut une troupe de ces flamants aux ailes couleur de feu, qui affectionnent particulièrement les eaux saumâtres, et dont la chair vaut celle de la perdrix. Ces volatiles, rangés en bon ordre, étaient gardés par des sentinelles qui jetèrent comme un appel de trompette, au moment où elles sentirent le danger. À la vue de ces magnifiques échantillons de l’ornithologie de l’île, Doniphan s’abandonna à ses instincts. Au surplus, Wilcox et Webb ne se montrèrent pas plus sages que lui. Les voilà qui se lancent de ce côté – bien inutilement. Ils ignoraient que s’ils s’étaient approchés sans être vus, ils auraient pu tirer ces flamants tout à leur aise, car les détonations ont pour effet de les stupéfier, non de les mettre en fuite.

Ce fut donc en vain que Doniphan, Webb et Wilcox essayèrent de rejoindre ces superbes palmipèdes, qui mesuraient plus de quatre pieds depuis l’extrémité de leur bec jusqu’au bout de leur queue. L’éveil avait été donné, et la bande disparut vers le sud, avant qu’il eût été possible de l’atteindre, même en se servant de la canardière à grande portée.

Néanmoins, les trois chasseurs revinrent avec assez de gibier pour n’avoir rien à regretter de leur promenade à travers les South-moors. Une fois à la limite des flaques d’eau, ils reprirent leurs échasses, et gagnèrent la rive du rio, se promettant de renouveler une excursion que les premiers froids rendraient plus fructueuse encore.

Au surplus, Gordon ne devait pas attendre que l’hiver fût arrivé pour mettre French-den en état d’en supporter les rigueurs. Il y avait ample provision de combustible à faire, afin d’assurer également le chauffage des étables et celui de la basse-cour. De nombreuses visites furent organisées, dans ce but, à la lisière des Bog-woods. Le chariot, attelé des deux guanaques, descendit et remonta la berge plusieurs fois par jour pendant une quinzaine. Et maintenant, que l’hiver durât six mois et plus, avec un stock considérable de bois et la réserve d’huile de phoques, French-den n’aurait rien à craindre du froid ni de l’obscurité.

Ces travaux n’empêchaient point de suivre le programme qui organisait l’instruction de ce petit monde. À tour de rôle, les grands faisaient la classe aux plus jeunes. Pendant les conférences, qui se tenaient deux fois la semaine, Doniphan continuait à faire un peu trop étalage de sa supériorité – ce qui n’était pas de nature à lui attirer beaucoup d’amis. Aussi, sauf de ses partisans habituels, n’était-il pas bien vu des autres. Et, cependant, avant deux mois, quand finiraient les fonctions de Gordon, il comptait bien lui succéder comme chef de la colonie. Son amour-propre aidant, il se disait que cette situation lui revenait de droit. N’était-ce pas une véritable injustice qu’il n’eût point été élu au premier vote ? Wilcox, Cross, Webb, l’encourageaient maladroitement dans ces idées, tâtaient même le terrain à propos de l’élection future et ne semblaient pas douter du succès.

Pourtant, Doniphan n’avait pas la majorité parmi ses camarades. Les plus jeunes, surtout, ne paraissaient pas devoir se déclarer pour lui – ni pour Gordon, d’ailleurs.

Gordon voyait clairement tout ce manège, et, bien qu’il fût rééligible, ne tenait pas, on le sait, à conserver cette situation. Il le sentait, la sévérité qu’il avait montrée pendant « son année de présidence », n’était pas pour lui rallier des voix. Ses manières un peu dures, son esprit trop pratique peut-être, avaient souvent déplu, et, cette déplaisance, Doniphan espérait qu’elle tournerait à son profit. À l’époque de l’élection, il y aurait sans doute une lutte qui serait intéressante à suivre.

Ce que les petits, principalement, reprochaient à Gordon, c’était son économie, vraiment trop minutieuse au sujet des plats sucrés. En outre, il les grondait lorsqu’ils ne prenaient pas soin de leurs vêtements, quand ils rentraient à French-den avec une tache ou une déchirure et surtout avec des souliers troués – ce qui nécessitait des réparations difficiles, rendant très grave cette question de chaussures. Et, à propos de boutons perdus, que de réprimandes, et parfois que de punitions ! En vérité, cette affaire de boutons de veste ou de culotte revenait sans cesse, et Gordon exigeait que chacun en représentât tous les soirs le chiffre réglementaire, sinon, privé de dessert ou mis aux arrêts. Alors Briant intercédait tantôt pour Jenkins, tantôt pour Dole, et voilà qui lui faisait une popularité ! Puis, les petits savaient bien que les deux fonctionnaires de l’office, Service et Moko, étaient dévoués à Briant, et si celui-ci devenait jamais le chef de l’île Chairman, ils entrevoyaient un avenir savoureux où les friandises ne seraient point épargnées !…

À quoi tiennent les choses en ce monde ! En vérité, cette colonie de jeunes garçons n’était-elle pas l’image de la société, et les enfants n’ont-ils pas une tendance à « faire les hommes », dès le début de la vie ?

Quant à Briant, il ne s’intéressait point à ces questions. Il travaillait sans relâche, n’épargnant pas la besogne à son frère, tous deux les premiers et les derniers à l’ouvrage, comme si tous deux avaient eu plus particulièrement un devoir à remplir.

Cependant les journées n’étaient pas consacrées entièrement à l’instruction commune. Le programme avait réservé quelques

l’appareil, incliné sur la brise… (Page 387.)
heures pour les récréations. C’est une des conditions de bonne santé que de se retremper dans les exercices de gymnastique. Petits et grands y prenaient part. On grimpait aux arbres, en se hissant jusqu’aux premières branches au moyen d’une corde enroulée autour du tronc. On sautait de larges espaces en s’aidant de longues perches. On se baignait dans les eaux du lac, et ceux qui ne savaient pas nager l’eurent bientôt appris. On faisait des courses avec récompenses pour les vainqueurs. On s’exerçait au maniement des bolas et du lazo.

Il y avait aussi quelques-uns de ces jeux si en usage chez les jeunes Anglais ; et, outre ceux qui ont été déjà mentionnés, le crocket, les « rounders », dans lesquels la balle est chassée au moyen d’un long bâton sur des chevilles de bois disposées à chacun des angles d’un vaste pentagone régulier, les « quoits », qui exigent plus particulièrement la force des bras et la justesse du coup d’œil. Mais il convient de décrire ce dernier jeu avec quelque détail, parce que, certain jour, il amena une scène des plus regrettables entre Briant et Doniphan.

C’était le 25 avril, dans l’après-midi. Répartis en deux camps, au nombre de huit, Doniphan, Webb, Wilcox et Cross d’un côté, Briant, Baxter, Garnett et Service de l’autre, faisaient une partie de quoits sur la pelouse de Sport-terrace.

À la surface plane de ce terrain, deux chevilles de fer, deux « hobs », avaient été plantées à cinquante pieds environ l’une de l’autre. Chacun des joueurs était muni de deux quoits, sortes de rondelles de métal, percées d’un trou à leur centre, et plus amincies à leur circonférence qu’en leur milieu.

Dans ce jeu, chaque joueur doit lancer ses quoits successivement et avec assez d’adresse pour qu’ils puissent s’emboîter, d’abord sur la première cheville, puis sur la seconde. S’il réussit à atteindre un des hobs, le joueur compte deux points, et quatre, s’il parvient à en atteindre deux. Lorsque les quoits ne font que s’approcher du hob, cela ne vaut que deux points pour les deux qui sont le plus près du but et un seul point, s’il n’y a qu’un seul quoit placé en bonne position.

Ce jour-là, l’animation des joueurs était grande, et par cela même que Doniphan était dans un camp opposé à celui de Briant, chacun y mettait un amour-propre extraordinaire.

Deux parties avaient déjà été jouées. Briant, Baxter, Service et Garnett avaient gagné la première, ayant marqué sept points, tandis que leurs adversaires n’avaient gagné la seconde qu’avec six.

Ils étaient alors en train de jouer « la belle ». Or, les deux camps étant arrivés chacun à cinq points, il ne restait plus que deux quoits à lancer.

« À ton tour, Doniphan, dit Webb, et vise bien ! Nous en sommes à notre dernier quoit, et il s’agit de gagner !

— Sois tranquille ! » répondit Doniphan.

Et il se mit en attitude, les pieds bien placés l’un en avant de l’autre, la main droite tenant la rondelle, le corps légèrement incliné, le buste portant sur le flanc gauche, afin de mieux assurer son jet.

On voyait que ce vaniteux garçon y allait de toute son âme, comme on dit, les dents serrées, les joues un peu pâles, le regard vif sous son sourcil froncé.

Après avoir soigneusement visé en balançant sa rondelle, il la projeta horizontalement et vigoureusement, car le but était placé à une cinquantaine de pieds.

La rondelle n’atteignit le hob que par son bord externe, et, au lieu d’emboîter la tête de la cheville, elle tomba à terre – ce qui ne donna que six points au total.

Doniphan ne put retenir un geste de dépit et frappa du pied avec colère.

« C’est fâcheux, dit Cross, mais nous n’avons pas perdu pour cela, Doniphan !

— Non certes ! ajouta Wilcox. Ton quoit est au pied même du hob, et, à moins que Briant n’emboîte le sien, je le défie bien de faire mieux ! »

En effet, si la rondelle que Briant allait lancer – c’était à son tour de jouer – ne se fichait pas dans le hob, la partie serait perdue pour son camp, car il était presque impossible de la mettre plus près que ne l’avait fait Doniphan.

« Vise bien !… Vise bien ! » s’écria Service.

Briant ne répondit pas, ne songeant point à être désagréable à Doniphan. Il ne voulait qu’une chose : assurer le gain de la partie, encore plus pour ses camarades que pour lui-même.

Il se mit donc en position, et envoya si adroitement son quoit que celui-ci vint s’ajuster dans le hob.

« Sept points ! s’écria triomphalement Service. Gagnée la partie, gagnée ! »

Doniphan venait de s’avancer vivement.

« Non !… La partie n’est pas gagnée ! dit-il.

— Et pourquoi ? demanda Baxter.

— Parce que Briant a triché !

— Triché ? répondit Briant, dont le visage pâlit sous cette accusation.

— Oui !… triché ! reprit Doniphan. Briant n’avait pas ses pieds sur la ligne où ils devaient être !… Il s’était rapproché de deux pas !

— C’est faux ! s’écria Service.

— Oui, faux ! répondit Briant. En admettant même que ce fût vrai, ce n’aurait jamais été qu’une erreur de ma part, et je ne souffrirai pas que Doniphan m’accuse d’avoir triché !

— Vraiment !… Tu ne souffrirais pas ?… dit Doniphan en haussant les épaules.

— Non, répondit Briant, qui commençait à ne plus être maître de lui. Et d’abord je prouverai que mes pieds étaient exactement placés sur la ligne…

— Oui !… Oui !… s’écrièrent Baxter et Service.

— Non !… Non !… ripostèrent Webb et Cross.

— Voyez l’empreinte de mes souliers sur le sable ! reprit Briant. Et, comme Doniphan n’a pu s’y tromper, je lui dirai moi qu’il en a menti !

— Menti ! » s’écria Doniphan, qui s’approcha lentement de son camarade.

Webb et Cross s’étaient rangés derrière lui, afin de le soutenir, tandis que Service et Baxter se tenaient prêts à assister Briant, s’il y avait lutte.

Doniphan avait pris l’attitude du boxeur, sa jaquette enlevée, ses manches retroussées jusqu’au coude, son mouchoir roulé autour de son poignet.

Briant, qui avait recouvré son sang-froid, restait immobile, comme s’il eût répugné à se battre avec un de ses camarades, à donner un pareil exemple à la petite colonie.

« Tu as eu tort de m’injurier, Doniphan, dit-il, et maintenant tu as tort de me provoquer !…

— En effet, répondit Doniphan du ton du plus profond mépris, on a toujours tort de provoquer ceux qui ne savent pas répondre aux provocations !

— Si je n’y réponds pas, dit Briant, c’est qu’il ne me convient pas d’y répondre !…

— Si tu n’y réponds pas, riposta Doniphan, c’est parce que tu as peur !

— Peur !… moi !…

— C’est que tu es un lâche ! »

Briant, ayant relevé ses manches, se porta résolument sur Doniphan. Les deux adversaires étaient maintenant en posture, l’un en face de l’autre.

Chez les Anglais, et même dans les pensions anglaises, la boxe fait, pour ainsi dire, partie de l’éducation. On a d’ailleurs remarqué que les jeunes garçons, habiles à cet exercice, montrent plus de douceur et de patience que les autres, et ne cherchent pas querelle à tout propos.

Briant, lui, en sa qualité de Français, n’avait jamais eu de goût pour cet échange de coups de poings qui prennent uniquement la figure pour cible. Il se trouvait donc dans un état d’infériorité vis-à-vis de

On grimpait aux arbres. (Page 285.)


son adversaire, qui était un très adroit pugiliste, bien que tous deux fussent du même âge, de la même taille et sensiblement égaux en vigueur.

La lutte était sur le point de s’engager, et le premier assaut allait être donné, lorsque Gordon, qui venait d’être prévenu par Dole, se hâta d’intervenir.

« Briant !… Doniphan !… s’écria-t-il.

— Il m’a traité de menteur !… dit Doniphan.

— Après qu’il m’a accusé de tricher et appelé lâche ! » répondit Briant.

En ce moment, tous s’étaient rassemblés autour de Gordon, tandis que les deux adversaires avaient fait quelques pas en arrière, Briant les bras croisés, Doniphan dans l’attitude du boxeur.

« Doniphan, dit alors Gordon d’une voix sévère, je connais Briant !… Ce n’est pas lui qui a dû te chercher querelle !… C’est toi qui as eu les premiers torts !…

— Vraiment, Gordon ! répliqua Doniphan. Je te reconnais bien là !… Toujours prêt à prendre parti contre moi !

— Oui… quand tu le mérites ! répondit Gordon.

— Soit ! reprit Doniphan. Mais que les torts viennent de Briant ou de moi, si Briant refuse de se battre, il sera un lâche.

— Et toi, Doniphan, répondit Gordon, tu es un méchant garçon, qui donne un exemple détestable à tes camarades ! Quoi ! dans la grave situation où nous sommes, l’un de nous ne cherche qu’à pousser à la désunion ! Il faut qu’il s’en prenne sans cesse au meilleur de tous !…

— Briant, remercie Gordon ! s’écria Doniphan. Et, maintenant, en garde !

— Eh bien, non ! s’écria Gordon. Moi, votre chef, je m’oppose à toute scène de violence entre vous ! Briant, rentre à French-den ! Quant à toi, Doniphan, va passer ta colère où tu voudras, et ne reparais que lorsque tu seras en état de comprendre qu’en te donnant tort, je n’ai fait que mon devoir !

— Oui !… Oui !… s’écrièrent les autres – moins Webb, Wilcox et Cross. Hurrah pour Gordon !… Hurrah pour Briant ! »

Devant cette presque unanimité, il n’y avait plus qu’à obéir. Briant rentra dans le hall, et le soir, lorsque Doniphan revint à l’heure du coucher, il ne manifesta plus aucune velléité de donner suite à cette affaire. Toutefois, on sentait bien qu’une sourde rancune couvait en lui, que son inimitié contre Briant avait grandi encore, et qu’il n’oublierait pas, à l’occasion, la leçon que venait de lui donner Gordon. D’ailleurs, il se refusa aux tentatives de réconciliation que celui-ci voulut faire.

Bien regrettables, en effet, étaient ces fâcheuses dissensions, menaçant le repos de la petite colonie. Doniphan avait pour lui Wilcox, Cross et Webb, qui subissaient son influence, qui lui donnaient raison à tout propos, et n’y avait-il pas lieu de craindre une scission dans l’avenir ?

Cependant, depuis ce jour, il ne fut plus question de rien. Personne ne fit aucune allusion à ce qui s’était passé entre les deux rivaux, et les travaux habituels continuèrent à s’exécuter en prévision de l’hiver.

Il n’allait pas se faire longtemps attendre. Durant la première semaine de mai, le froid fut assez sensible pour que Gordon donnât l’ordre d’allumer les poêles du hall et de les tenir chargés nuit et jour. Bientôt même, il parut nécessaire de chauffer le hangar de l’enclos et la basse-cour – ce qui rentrait dans les attributions de Service et de Garnett.

À cette époque, certains oiseaux se préparaient à émigrer par bandes. Vers quelles régions s’envolaient-ils ? Évidemment, ce devait être vers les contrées septentrionales du Pacifique ou du continent américain, qui leur offraient un climat moins rigoureux que celui de l’île Chairman.

Parmi ces oiseaux figuraient au premier rang les hirondelles, ces merveilleux migrateurs, capables de se transporter rapidement à des distances considérables. Sous cette préoccupation incessante d’employer tous les moyens pour se rapatrier, Briant eut alors l’idée d’utiliser le départ de ces oiseaux, afin de signaler la situation actuelle des naufragés du Sloughi. Rien ne fut plus aisé que d’attraper quelques douzaines de ces hirondelles, de l’espèce des « rustiques », car elles venaient nicher jusque dans l’intérieur de Store-room. On leur mit au cou un petit sac de toile, qui contenait un billet indiquant à peu près dans quelle partie du Pacifique il conviendrait de chercher l’île Chairman, avec prière instante d’en donner avis à Auckland, la capitale de la Nouvelle-Zélande.

Puis, les hirondelles furent lâchées, et ce ne fut pas sans une véritable émotion que les jeunes colons leur envoyèrent un touchant : « Au revoir », à l’instant où elles disparaissaient dans la direction du nord-est !

Chance de salut bien modeste ; mais, si peu probable fût-il qu’un de ces billets pût être recueilli, Briant avait eu raison de ne pas la négliger.

Dès le 25 mai, apparurent les premières neiges, et, par conséquent, quelques jours plus tôt que l’année précédente. De cette précocité de l’hiver devait-on conclure à sa grande rigueur ? C’était à craindre, tout au moins. Heureusement, chaleur, lumière, alimentation, étaient assurées pour de longs mois à French-den, sans compter le produit des South-moors, dont le gibier se rabattait volontiers vers les rives du rio Zealand.

Depuis quelques semaines déjà, des vêtements chauds avaient été distribués, et Gordon veillait à ce que les mesures d’hygiène fussent observées rigoureusement.

Ce fut pendant cette dernière période, que French-den se ressentit d’une secrète agitation qui mit les jeunes têtes en émoi. En effet, l’année pour laquelle Gordon avait été nommé chef de l’île Chairman, allait s’achever à la date du 10 juin.

De là, des pourparlers, des conciliabules, on peut dire même des intrigues, qui ne laissaient pas d’agiter sérieusement ce petit monde. Gordon, on le sait, voulait y rester indifférent. Quant à Briant, étant Français d’origine, il ne songeait point à gouverner une colonie de jeunes garçons où les Anglais se trouvaient en majorité.

Au fond et sans trop le montrer, celui qui s’inquiétait surtout de cette élection, c’était Doniphan. Évidemment, avec son intelligence au-dessus de l’ordinaire, son courage dont personne ne doutait, il aurait eu de grandes chances, n’eussent été son caractère hautain, son esprit dominateur et les défauts de sa nature envieuse.

Cependant, soit qu’il se crût assuré de succéder à Gordon, soit que sa vanité l’empêchât de quémander des voix, il affecta de se tenir à l’écart. D’ailleurs, ce qu’il ne fit pas ouvertement, ses amis le firent pour lui. Wilcox, Webb et Cross travaillaient sous main leurs camarades pour qu’ils donnassent leur suffrage à Doniphan, – surtout les petits dont l’appoint était précieux. Or, comme aucun autre nom n’était mis en avant, Doniphan put regarder avec quelque raison son élection comme assurée.

Le 10 juin arriva.

C’était dans l’après-midi qu’on allait procéder au scrutin. Chacun devait écrire sur un bulletin le nom de celui pour lequel il entendait voter. La majorité des suffrages en déciderait. Comme la colonie comptait quatorze membres – Moko, en sa qualité de noir, ne pouvant prétendre et ne prétendant point à exercer le mandat d’électeur – sept voix, plus une, portées sur le même nom, fixeraient le choix du nouveau chef.

Le scrutin s’ouvrit à deux heures sous la présidence de Gordon, et il s’accomplit avec cette gravité que la race anglo-saxonne apporte dans toutes les opérations de ce genre.

Et, lorsque le dépouillement fut fait, il donna les résultats suivants :

Briant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . huit voix.
Doniphan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . trois voix.
Gordon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . une voix.

Ni Gordon ni Doniphan n’avaient voulu prendre part au scrutin. Quant à Briant, il avait voté pour Gordon.

En entendant proclamer ce résultat, Doniphan ne put cacher son désappointement ni l’irritation profonde qu’il ressentait.

Briant, très surpris d’avoir obtenu la majorité des suffrages, fut d’abord sur le point de refuser l’honneur qu’on lui faisait. Mais, sans doute, une idée lui vint à l’esprit, car, après avoir regardé son frère Jacques :

— Merci, mes camarades, dit-il, j’accepte ! »

À partir de ce jour, Briant était pour une année le chef des jeunes colons de l’île Chairman.