Deux Conceptions de l’histoire de la Révolution - Taine et M. Aulard

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DEUX CONCEPTIONS
DE
L’HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

TAINE ET M. AULARD

Se quereller sur la Révolution est vain. Mais une question de principe et de méthode se pose et a été soulevée à propos de l’histoire de la Révolution, et elle a une portée qui dépasse le débat un peu trop personnel d’où elle est sortie. C’est M. Aulard qui a pris l’offensive. M. Aulard, professeur d’histoire de la Révolution à la Sorbonne, est un spécialiste par définition. Non seulement la Révolution est son domaine, mais il a une tendance, après l’avoir exploré durant une trentaine d’années, à le regarder comme un domaine réservé. Il fait involontairement grise mine aux indiscrets qui s’aventurent sur ses terres, ou même qui s’y sont aventurés avant lui, surtout si le produit de leur chasse diffère du sien. C’est dans cet esprit qu’il a consacré deux ans de sa vie à dresser un réquisitoire contre Taine historien (Taine historien de la Révolution française). Il attaque sa méthode en général et sa documentation en particulier. Taine bourre son texte de citations et ses notes de références dont l’appareil a imposé jusqu’ici. Même un journal socialiste, l’Humanité, s’est cru obligé de qualifier Taine de « grand historien » quand on lui éleva une statue dans sa ville natale en 1905. M. Aulard, qui avait refusé son obole à la souscription, a tenu à dire pourquoi. C’est que les références de Taine n’ont aucune valeur. Il les a « toutes vérifiées, du moins celles qui étaient vérifiables, » et il a été scandalisé du résultat. L’érudition de Taine est de mauvais aloi. Son énorme travail est superficiel, et « presque inutile à l’histoire. » Un candidat à l’agrégation « se disqualifierait s’il alléguait Taine comme autorité dans une question d’histoire. » Et M. Seignobos, abondant dans le même sens, n’a pas craint d’écrire que Taine était « probablement le plus inexact des historiens du siècle. » (Hist. de la litt. française de Petit de Julleville, t. VIII, p. 273.)

Cette condamnation, qui paraît si sûre de son fait, ne laisse pas d’émouvoir. Pourtant, si Taine peut se tromper, M. Aulard est-il infaillible ? Il y avait lieu de contre-vérifier ses critiques. Ce travail a été fait, au moins partiellement, par un jeune archiviste paléographe, qui est descendu à son tour dans la fosse aux documens avec une lanterne perfectionnée, et qui n’a pas cru irrévérencieux de faire subir à M. Aulard la même épreuve que celui-ci avait infligée à Taine (La crise de l’histoire révolutionnaire : Taine et M. Aulard, par Augustin Cochin). D’autres se sont demandé s’il n’y avait pas parfois dans tout cela quelque malentendu, et si certaines inexactitudes de Taine ne s’expliquaient pas par de petites défectuosités de travail matériel, qui n’enlèvent rien à la probité intellectuelle de l’historien, ni, d’une manière générale, à la sûreté de son information (Christian Schefer, Annales des Sciences politiques, 15 mai 1909). Taine n’était pas originairement un professionnel des Archives. Ajoutons qu’à l’époque où il a commencé à y faire des fouilles, il était sur bien des points un précurseur. Il avait des procédés de travail qui n’étaient qu’à lui. Il n’attachait pas assez d’importance au côté matériel du « métier » d’historien. Il ouvrait plusieurs cartons à la fois, empilait, dit M. de Boislisle, sur de grandes feuilles, les indications les plus disparates. Un autre s’y serait perdu ; lui-même ne s’y retrouvait pas toujours. Il lui est arrivé de laisser échapper certaines inadvertances, de se tromper de renvois. Il lui est arrivé aussi de ne pas remettre telle ou telle pièce à sa place, ce qui fait qu’on ne la retrouve pas du premier coup, bien qu’elle existe. Il ne faut pas oublier non plus que certains numéros de cartons ont été changés depuis le temps où il s’en est servi. Tout cela complique le travail de vérification. Le tort de M. Aulard a été de croire trop vite, dans bien des cas, que Taine était en faute. C’est ainsi que plus d’une pièce a été retrouvée par M. Cochin, qui avait échappé à M. Aulard.

En veut-on quelques exemples ? Taine compte dans une pièce du carton H 1453 un total de 36 comités ou corps municipaux « qui refusent de protéger la perception des taxes. » Il n’y en a que 16, rectifie M. Aulard. Mais M. Aulard se trompe de pièce ; il consulte la pièce 245, Taine se réfère à la pièce 270. C’est M. Aulard qui est en défaut. Voici mieux. Taine cite un passage de l’Histoire de la Révolution de Poujoulat sur l’assassinat de Foullon et renvoie à la page 100. Il n’y a rien, dit M. Aulard : « ni au tome I, ni au tome II de cet ouvrage il n’est question de Foullon à cette page, ni même, si j’ai bien cherché, ailleurs. » M. Aulard a mal cherché. Il a consulté l’édition en deux volumes de 1848, au lieu de l’édition de 1857 en un volume. Dans cette dernière, la citation se trouve à la page indiquée, et comme Taine ne fait pas mention d’un tome, c’est bien à l’édition en un volume qu’il fallait se reporter. La référence est juste, c’est le reproche qui ne l’est pas. Et les cas de ce genre ne sont pas rares. Sur vingt-huit erreurs matérielles que relève expressément M. Aulard dans les cent quarante pages de l’Anarchie spontanée, il y en a treize qui sont des erreurs de M. Aulard, d’après la contre-vérification de M. Cochin, qu’il faut tenir pour exacte, puisque M. Aulard, après plus d’un an, n’y a pas répondu. Mais ces chicanes de virgules, de numéros de cartons, de dates, de pagination, sont un peu mesquines. Elles s’en prennent souvent, chez Taine comme chez M. Aulard, à de pures fautes d’impression.

Voici qui est plus grave : c’est l’accusation de s’être permis des citations altérées, des citations tendancieuses. Voyons-en quelques spécimens. Taine, à propos de troubles à Montlhéry, en mars 1789, dit : « La maréchaussée est découragée, écrit le subdélégué. » M. Aulard, méfiant, se reporte au texte de la lettre du subdélégué et le rétablit ainsi : « La maréchaussée, insultée et battue, ne peut plus espérer de mettre de l’ordre ; elle est découragée. » En quoi la citation incomplète altère-t-elle le sens ou change-t-elle la portée de la citation complète ? Certes, il faut citer avec exactitude, et c’est une imprudence chez Taine de ne pas y mettre toujours le soin méticuleux qu’on exige aujourd’hui. Mais quand le témoignage invoqué concerne un détail, à quoi bon citer ce qui ne s’y rapporte pas ? Que gagne-t-on, sauf de la lourdeur et de la confusion, à pousser la religion de l’exactitude jusqu’au fétichisme ? Pour cette fois, M. Aulard veut bien admettre que c’est « peu grave. » Ce qui suit le serait davantage, c’est une « déformation » de témoignage. Taine cite un passage de Mme de Genlis ainsi conçu : « Il est d’usage, surtout pour les jeunes femmes, de s’émouvoir, de pâlir, de s’attendrir, et même en général de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire… » Taine a oublié de souligner : d’usage. M. Aulard voit dans cette inadvertance typographique une intention machiavélique. « En mettant en italique ce mot d’usage, Mme de Genlis voulait dire, en souriant, que c’était là le bon ton de quelques personnes prétentieuses. Taine ôte l’italique ; il croit ou donne à croire que presque tous les visiteurs de Voltaire faisaient ces gestes ridicules. » Telle est la glose de M. Aulard (page 41). Il faut de bons yeux pour découvrir tant de noirceur dans l’omission de cette italique. Mais il y a pis. Voici une « altération » que M. Aulard qualifie de « moins innocente. » Taine, voulant prouver qu’il y a de la misère dans le Limousin, dit : « Tout l’argent que les maçons rapportent en hiver sert à payer les impositions de leur famille. » Il renvoie à un carton contenant une lettre de l’intendant où se trouve ce passage : « La seule ressource de cette province est le commerce des bestiaux, et le peu d’argent que rapportent tous les ans les maçons qui s’expatrient et se rendent dans tout le royaume pour venir en hiver payer les impositions de leur famille. » M. Aulard remarque doctement : « L’intendant ne dit pas du tout que tout cet argent servît à payer les impositions. » Évidemment, ce tout n’est pas dans sa lettre. Ce tout est resté au bout de la plume de l’intendant, dont le rôle n’est pas d’insister sur l’exagération de l’impôt. Ce tout est de Taine, et ce tout est un des triomphes dont il ne faut pas refuser la satisfaction à M. Aulard.

Mais comment avec une telle sévérité de principes M. Aulard ose-t-il écrire quelque chose ? Qui peut se flatter d’échapper à tant d’écueils ? Qui peut se piquer de ne jamais « altérer » un texte en oubliant une italique, en négligeant une virgule, en n’attachant pas assez d’importance à la présence réelle ou implicite d’un monosyllabe ? M. Aulard lui-même a terriblement falsifié une citation de Taine, il l’a falsifiée au point de la rendre inintelligible. L’accusera-t-on d’y avoir mis une criminelle intention ? Taine écrit en parlant de la Législative : parmi ses membres, « pas un noble ou prélat de l’ancien régime. » M. Aulard cite : « pas un noble, dit-il au prélat de l’ancien régime. » C’est grave. Prêter à Taine une conversation avec un prélat de l’ancien régime, c’est le compromettre outrageusement. Sous la Terreur, il n’en eût pas fallu davantage pour le conduire à l’échafaud. A descendre jusqu’à certaines querelles d’Allemand, on aboutit à des absurdités. Parmi les erreurs matérielles reprochées à Taine par M. Aulard, il apparaît qu’un certain nombre sont des erreurs de M. Aulard, d’autres sont grossies au-delà de toute proportion, beaucoup sont de simples lapsus ou inexactitudes de transcription sans conséquence. Est-il permis, pour si peu, de réduire à rien le fruit d’un pareil labeur ? Dira-t-on que M. Aulard ne mérite aucune confiance parce qu’il lit Tournon pour Tournus, parce qu’il lui arrive de se tromper de carton, de confondre une pièce avec une autre, ou de ne pas trouver sur la carte tel village comme Bascon en Beauce, facile pourtant à identifier avec Baccon en Loiret ? Ces petits accidens sont inséparables de tout travail un peu minutieux : ils sont véniels à nos yeux quand il s’agit de M. Aulard ; pourquoi sont-ils impardonnables aux yeux de M. Aulard quand il s’agit de Taine ?

Passons à des reproches de plus de portée. Taine, dit M. Aulard, a la généralisation trop facile. C’est en effet la tendance de Taine, comme de tous ceux qui ont l’ambition de tirer des faits autre chose qu’un simple récit. Mais voyons comment procède M. Aulard pour justifier cette assertion. Il prend pour exemple un passage où Taine rapproche et groupe un certain nombre de troubles ou d’émeutes qui se sont produits en diverses provinces au sujet des subsistances. Taine conclut : « La première des propriétés, celle des subsistances, est violée en mille endroits. » Mille endroits ! s’exclame M. Aulard. Il compte sur ses doigts les exemples allégués, il en trouve 17. (En réalité il y en a 18, mais peu importe.) M. Aulard gourmande Taine qui a écrit : mille. Si vous disiez a M. Aulard qu’il a eu mille peines à écrire son Histoire politique de la Révolution, il vous répondrait qu’il ne les a pas comptées. Si vous lui parliez du Plateau de Millevaches, il aurait des scrupules. La précision avant tout ! Et il développe jusqu’au bout son idée. M. Aulard ne vous fait grâce de rien. Il y avait alors en France, dit-il, 40 000 agglomérations. Même si Taine avait relevé 1 000 cas de troubles, « il n’en resterait pas moins, à prendre au pied de la lettre ses dires, que dans les trente-neuf quarantièmes de la France, il n’y avait pas eu de troubles. » Tel est dans toute sa candeur le dernier mot de la méthode historique de M. Aulard. Elle se confond avec l’arithmétique. Si vous apprenez que 1 000 localités sont troublées, une élémentaire soustraction vous rassurera sur le sort des 39 000 autres, qui sont forcément calmes et tranquilles. Cette extraordinaire argumentation se trouve à la page 79 du Taine historien.

Ce n’est pas d’ailleurs un accident. M. Aulard raisonne de même quand il s’agit de déterminer l’étendue de la documentation des Origines de la France contemporaine. Cette documentation est insuffisante. Taine n’a pas tout lu. Il a même peu lu, affirme M. Aulard. Comment le sait-il ? D’une manière bien simple. Il a relevé patiemment toutes les indications de sources données par Taine, et il tient pour acquis que Taine n’a rien consulté en dehors de ce qu’il a cité. Taine a beau déclarer qu’il a dépouillé « une multitude de documens manuscrits, la correspondance d’un grand nombre d’intendans, directeurs des aides, fermiers généraux, magistrats, employés et particuliers de toute espèce et de tout degré, pendant les trente dernières années de l’ancien régime… etc., » M. Aulard n’en a cure. Il prétend établir « à l’aide des cotes que Taine donne lui-même en références quels sont les cartons ou registres qu’il a réellement consultés aux Archives. » Et il en trouve peu. Telle série compte 92 cartons, Taine n’en cite que 36, donc il n’a pas ouvert les 56 autres. C’est une conception de la critique historique qui peut mener loin ! Pour paraître bien informé aux yeux de M. Aulard, il faudra désormais faire étalage de tout ce qu’on a consulté. L’essentiel ne sera plus de se documenter, mais démontrer qu’on s’est documenté. Au lieu de se documenter pour écrire, on écrira pour prouver qu’on est documenté. Il faudra entasser, même si elles sont inutiles, toutes les références imaginables. C’est une conception de professeur auquel ses élèves doivent prouver matériellement qu’ils ont effectué les recherches prescrites. A part cela, c’est une puérilité. Quand un fait est établi sans conteste par un témoignage probant, à quoi bon corroborer ce témoignage par d’autres qui n’ajoutent rien au premier et n’en sont parfois qu’une reproduction ? Si vous avez un rapport d’intendant ou de préfet aux Archives nationales » serez-vous obligé de citer le brouillon qui se trouve dans tel carton départemental, uniquement pour montrer que vous avez fait des recherches en province ? Et si vous dédaignez ce procédé de trompe-l’œil, en conclura-t-on que vous n’avez rien vu en dehors de ce qui se trouve à Paris ?

La prétention de M. Aulard sur ce point est du reste contraire à sa propre méthode. Quand il écrit pour son compte, il se garde bien de vider ses cahiers de notes au bas des pages, et il a raison. Si l’on jaugeait sa documentation au nombre des cartons qu’il cite, on la trouverait encore plus pauvre que celle qu’il trouve insuffisante chez Taine. Cela prouve simplement qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre de ceux qui cèdent à l’ostentation des cotes d’archives. Rien de mieux ; mais pourquoi M. Aulard fait-il un grief à Taine de ce qu’il considère sans doute comme un mérite dans ses propres livres ? Pour quiconque n’admet ni deux poids ni deux mesures, l’impression finale que laisse l’énorme travail de contrôle effectué par M. Aulard sur les matériaux de l’œuvre de Taine n’est pas celle que M. Aulard a éprouvée lui-même. Il y a disproportion entre sa conclusion négative et ses prémisses. Taine n’a pas bâti en l’air. Ses livres n’ont pas plus vieilli que ne vieillissent en un quart de siècle les meilleurs ouvrages d’érudition.

Reste la question de méthode générale. Qu’a voulu faire Taine ? Avant tout, il a voulu ne pas faire l’histoire officielle de la Révolution, d’après les sources officielles, en expliquant les événemens intérieurs qui choquent trop visiblement la raison, la justice et les principes de 89, par la thèse commode et toujours prête du péril extérieur. Il a voulu démonter les ressorts secrets du drame révolutionnaire, il a cherché les dessous psychologiques des faits. Il a été frappé de ce phénomène que « le peuple » au nom duquel on parle, légifère et agit, est en réalité dominé et tyrannisé par une minorité, le « petit peuple » jacobin qui, sous prétexte qu’il est seul patriote, vertueux, conscient, s’arroge le droit de tout décider. D’où vient la toute-puissance momentanée de cette classe dirigeante improvisée qui se croit des grâces d’état et en qui s’incarne le gouvernement révolutionnaire ? La « thèse des circonstances » explique en partie que les Jacobins aient été amenés à faire ce qu’ils ont fait, mais il reste à expliquer comment ils ont pu imposer leur volonté à la majorité. Comment cette Révolution, dont tous les chefs ont « le cœur sensible » et la bouche pleine de tirades humanitaires, a-t-elle pu aboutir à la Terreur ? Voilà le problème.

Taine le résout par des raisons psychologiques. Il explique la marche de la Révolution française par l’abus délétère du rationalisme abstrait et de l’esprit classique. Ce qui caractérise le jacobin, dit-il, c’est « l’amour-propre exagéré et le raisonnement dogmatique. » Et toute cette analyse du jacobin est d’une force de pénétration à laquelle les esprits les plus libres ont rendu hommage. Mais Taine, emporté par la logique, néglige ou paraît négliger l’influence exercée par les événemens extérieurs, en quoi il s’expose au reproche qu’il adresse aux hommes de la Révolution : il travaille dans l’abstrait. M. Aulard triomphe ici à peu de frais. Taine, expliquant la Révolution sans parler de la guerre civile et étrangère, est, dit-il, comme un historien qui raconterait le siège de Paris et la Commune sans parler des Prussiens. Nous voyons se démener un combattant sans qu’on nous dise qu’il se bat : nous le prenons pour un épileptique. C’est la « démence d’Ajax, » disait Edgar Quinet. Le reproche est mérité dans une certaine mesure, mais il ne faut pas exagérer. Dans la Conquête Jacobine (p. 409), Taine avertit le lecteur : « Si l’on veut, dit-il, comprendre les événemens, il faut apercevoir l’émotion spontanée que soulève en eux (les jacobins) le procès du roi, la défaite de Neerwinden, l’insurrection de la Vendée, l’accusation de Marat, l’arrestation d’Hébert, et chacun des dangers qui tour à tour viennent fondre sur leur tête. » Il y a là plus qu’une « insignifiante et équivoque allusion, » quoi qu’en dise M. Aulard.

Au surplus, les autres, ceux qu’on a appelés plaisamment les historiens de « défense républicaine, » ceux qui prétendent tout expliquer par la « thèse des circonstances, » ne sont pas moins coupables d’exclusivisme. Ils ne sont que les historiographes en titre du parti régnant. Ils ne nous donnent pas l’histoire de la Révolution, ils nous servent la version officielle des Jacobins. Ceux-ci sont « peints par eux-mêmes. » Ce sont des agneaux qui, terrifiés par l’approche du loup, deviennent enragés. On ne nous fait pas comprendre en quoi et pourquoi ils étaient prédisposés à le devenir, et c’est cela qui serait le plus intéressant à savoir. Taine écarte le plus qu’il peut les documens officiels, tout ce qui est écrit pour le public, tout ce qui a un caractère gouvernemental. Il recourt de préférence aux témoignages privés, à ceux qui n’étaient pas destinés à être utilisés pour les besoins d’une propagande quelconque. C’est une gêne souvent, une infériorité parfois, mais aussi une chance de voir juste ; en tout cas, c’est le moyen de voir par ses propres yeux. Les actes authentiques ont un grand avantage. On sait où les trouver, ils ont un air d’autorité. Mais il ne faut pas trop s’y fier. Combien de bulletins de victoire, de communications diplomatiques, de déclarations gouvernementales, ont pour but de donner le change ! Combien d’inscriptions sont menteuses comme des épitaphes ! Ce sont des pièces vraies destinées, le cas échéant, à suggérer une impression fausse. « Pitt et Cobourg » ont du bon. On peut leur faire endosser les responsabilités que nul n’est pressé d’assumer. Et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on l’a fait. La thèse des circonstances, entre les mains d’un historien qui l’admet trop complaisamment, est d’une admirable commodité. Il n’y a pas à la forger, il n’y a qu’à la reproduire. Les documens et les argumens se groupent d’eux-mêmes pour la fortifier. Ils en ont l’habitude. Mais il ne faut pas s’y tromper. C’est une explication aussi incomplète et aussi forcée que l’explication philosophique de Taine. Un historien qu’on n’accusera pas de manquer de méthode et d’indépendance d’esprit, M. Gabriel Monod, l’a parfaitement indiqué. « Expliquer, dit-il, l’évolution de la Révolution française uniquement par la guerre civile et étrangère est tout aussi faux que l’expliquer par les défauts de l’esprit français, car d’autres ont connu des dangers intérieurs et extérieurs analogues, sans que ces dangers aient produit les mêmes effets. » M. Aulard reproche à Taine de recourir trop aveuglément aux Mémoires qui, écrits pour la plupart loin des événemens, souvent sous la Restauration, sont gâtés par la déformation des souvenirs. Croit-il trouver plus de garanties dans les documens contemporains comme des journaux de parti ? C’est cependant ceux qu’il invoque : « J’ai choisi de préférence, dit-il, ceux qui eurent visiblement de l’influence, qui furent les organes d’un parti ou d’un individu important, comme le Mercure national, organe du parti républicain naissant, ou le Défenseur de la Constitution, organe de Robespierre. » (Histoire politique de la Révolution, Avertissement, p. XI.) Est-ce là qu’on peut espérer trouver un commentaire objectif des événemens ? Est-ce d’après de pareils témoignages qu’on peut se flatter d’opérer un triage judicieux et impartial de ce que Taine appelait les « faits significatifs ? »

On se rappelle le passage de la préface de son livre sur l’Intelligence où Taine expose ses idées sur ce point : « De tout petits faits bien choisis, dit-il, importans, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà aujourd’hui la matière de toute science. Chacun d’eux est un spécimen instructif, une tête de ligne, un exemplaire saillant, un type net auquel se ramène toute une file de cas analogues. » Même si l’on conteste que Taine ait toujours bien choisi les faits qu’il invoque, on ne peut contester la nécessité de choisir. M. Aulard aussi fait son choix : « Les faits qui ont exercé une influence évidente et directe sur l’évolution politique, voilà, dit-il, ceux qu’il faudra choisir pour y concentrer le plus de lumière. » (Avertissement, p. VII.) La règle est la même. La différence entre les deux écoles, c’est que les choix de M. Aulard lui sont dictés par les hommes au pouvoir, tandis que Taine consulte ceux qui ne sont rien ou qui sont dans l’opposition.

On l’accuse, il est vrai, de leur accorder trop facilement confiance. Il suffit qu’un témoignage émane d’un adversaire du parti régnant pour qu’il y croie. « Tout témoignage lui paraît croyable, écrit M. Aulard, s’il est hostile, mais doublement croyable, s’il est à la fois hostile et anglais. » Est-ce exact ? En ce qui concerne le témoignage des étrangers ayant séjourné en France à l’époque de la Révolution, Taine est en effet très porté à le prendre en sérieuse considération, parce qu’un étranger lui paraît offrir des garanties spéciales d’impartialité, et c’est là une manière de voir qui se défend. Quant à la confiance préalable qu’il éprouve d’une manière générale pour toute espèce de témoignage, quand ce témoignage n’est pas celui des hommes au pouvoir, elle n’est pas si absolue qu’on veut bien le dire Certes, Taine, qui était la véracité même, croyait trop spontanément à la véracité d’autrui. En outre, comme il était habitué à calculer ses expressions et qu’il n’écrivait rien au hasard, il avait une tendance excessive à peser et à prendre dans leur sens littéral les moindres termes tombés d’une plume parfois distraite ou inexpérimentée. Enfin il lui est arrivé de verser dans cette erreur assez commune de croire qu’un fait, affirmé par un témoignage et qui n’est infirmé par aucun autre, revêt par cette seule absence d’opposition un caractère de certitude. C’est une illusion qui peut mener loin, car tout fait connu par une source unique est par-là même incontesté, et il n’en résulte pas nécessairement qu’il soit incontestable. Mais il ne faut cependant pas conclure de quelques gaucheries que « Taine gobe tout, » pour parler comme à la Sorbonne. « Taine gobe et veut nous faire gober… » écrit textuellement M. Aulard (Taine historien, p. 229). Gouverneur Morris, chargé par les États-Unis d’une mission financière et politique en France, en relations avec les personnages les plus considérables et les plus divers de l’époque révolutionnaire et parfaitement placé pour connaître bien des détails qui ne figurent pas dans les documens officiels, est également traité de « gobeur malveillant. » Il est trop facile d’éliminer d’un mot dédaigneux tout témoignage qui gêne ou qui déplaît, et c’est ce que fait sans cesse M. Aulard. Voici, par exemple, les Mémoires de Garat. « Si spirituel que fût Garât, dit l’éminent professeur, son témoignage n’est peut-être pas suffisant quand ce témoignage est seul. » Certes, mais ce n’est pas non plus une raison pour le rejeter sans plus ample informé. Le témoignage d’un homme spirituel et plutôt sceptique vaut bien celui d’un fanatique ou d’un sot.

En voici un autre pour lequel M. Aulard n’est pas moins sévère. Il s’agit de l’abbé Grégoire. Celui-là n’est pas un contre-révolutionnaire, ni un repenti. D’autre part, c’est un homme de caractère et de conscience. Néanmoins, comme il s’est exprimé sans indulgence sur le compte des meneurs jacobins, M. Aulard déclare que « la passion politique ou plutôt religieuse pousse Grégoire aux plus fantaisistes exagérations de la calomnie. » Et M. Aulard en voit une preuve manifeste dans cette phrase que Taine n’a d’ailleurs pas utilisée : « A la fin du XVIIIe siècle, on a fait en grand l’expérience que les prétendus philosophes, les athées, sont les êtres les plus intolérans et les persécuteurs les plus barbares. » Où est la « calomnie » dans cette constatation faite en 1796 dans une lettre privée, par un homme qui a traversé la Terreur sur les bancs de la Convention ? Si le témoignage d’un Montagnard, d’un régicide, d’un évêque assermenté, est suspect, à qui pourra-t-on s’adresser ? Aux gouvernans eux-mêmes, à ceux dont il s’agit de juger l’œuvre, et c’est en effet à quoi M. Aulard en revient toujours. Ainsi, à propos des comités révolutionnaires des départemens, dont l’action et le personnel sont durement appréciés par Taine, que répond M. Aulard, qui pourtant n’ose pas les défendre ? On ne pourra se prononcer, dit-il, « tant qu’on n’aura pas lu tous leurs registres. » Voilà en effet un témoignage qui sera probant, décisif, exempt de parti pris et de passion ! Auprès d’une telle crédulité, celle de Taine paraît de la méfiance. Car Taine n’accepte pas tout en bloc et formule maintes fois des réserves. On lui reproche de citer les Mémoires du royaliste Montjoie. Or il nous dit lui-même : « Montjoie, suspect en beaucoup d’endroits, mérite d’être consulté pour les petits faits dont il a été témoin oculaire. » Le plus beau de la chose, c’est que M. Aulard, après avoir cité cette note, ajoute : « Et pourquoi Montjoie mérite-t-il d’être ainsi consulté ? Taine ne le dit pas. »

Ce n’est pas la seule fois que Taine se justifie d’invoquer sur un détail particulier tel ou tel document suspect dans l’ensemble. Utilisant les Mémoires de Barère, il dit de même : « Si menteur que soit Barère, on peut admettre ici son témoignage : je ne lui vois aucune raison pour mentir, et il a pu être bien informé, puisqu’il était du Comité de Salut public. » Ce n’est pas le langage d’une crédulité irréfléchie. Taine donne ses raisons de croire. On peut les trouver insuffisantes, mais il les donne. Il faut qu’il s’agisse d’un « témoignage oculaire, » et ensuite que ce témoignage porte sur un « petit fait. » Est-ce d’une si mauvaise méthode ? Que dirait-on d’un juge d’instruction qui écarterait un témoin oculaire sous prétexte que ce témoin ne mérite pas toujours une absolue confiance ? Le devoir de l’historien, comme du juge, est de peser et de contrôler les témoignages, non d’opérer entre eux une sélection a priori. Nous remarquons en outre que Taine recourt à de pareils témoignages pour de « petits faits » précis, que le témoin sera moins tenté d’altérer, ne leur attribuant pas d’importance et ne soupçonnant pas qu’ils en puissent avoir pour d’autres. Certes, l’application de cette méthode peut être délicate et hasardeuse ; mais, en soi, elle n’a rien d’antiscientifique. Taine n’est pas impeccable. Il croit trop à la sincérité et à la bonne foi de quiconque n’est pas jacobin. Il trouve significatifs des petits faits qui parfois ne le sont pas, et en oublie ou rejette au second plan qu’un autre estimerait plus utiles à mettre en lumière. Soit, mais qui peut se flatter de posséder un critérium infaillible de la valeur relative des témoignages et des événemens ?

M. Aulard, par exemple, néglige dans son Histoire politique de la Révolution la Constitution civile du clergé. Est-ce là un fait sans conséquence, un de ceux dont on peut croire qu’ils n’ont pas exercé une « influence évidente et directe » sur la marche des événemens ? Nul ne le prétendra. Le vote de la Constitution civile est une des fautes initiales de la Révolution. L’obligation du serment a détaché ou écarté de la Révolution la grande majorité du clergé et des fidèles qui l’avaient d’abord acclamée. Et si déplaisante que fût cette constatation, il a bien fallu se résigner à la faire. Seulement, le parti au pouvoir a essayé de déplacer les responsabilités. Il a rejeté sur les prêtres réfractaires la responsabilité des troubles causés par la question religieuse, comme si le vote de la Constitution civile et l’obligation du serment n’avaient pas précédé le refus de prêter ce serment. Un décret de l’Assemblée législative contre les prêtres insermentés (20 août 1792) s’appuie sur ce considérant « que les troubles excités dans le royaume par les ecclésiastiques non sermentés sont une des premières causes du danger de la patrie. » Assurément, mais à qui la faute s’il y a une question des prêtres « non sermentés ? » M. Aulard supprime le point de départ, comme le supprimaient eux-mêmes les révolutionnaires. Les prêtres réfractaires ont l’air de s’insurger sans raison, comme les Jacobins de Taine ont l’air de s’emporter sans motif. Dirons-nous que M. Aulard est de mauvaise foi et cherche à égarer son lecteur ? Rien de tel. Il est simplement victime de sa conception historique. Il ne voit pas ce qui se passe de l’autre côté de la barricade, parce qu’il s’est placé à un poste d’observation d’où il ne peut pas le voir.

Taine, de son côté, néglige les événemens extérieurs. Ce n’est pas à dire qu’il les omette par système. S’il en fait trop bon marché, c’est qu’il ne les voit pas, n’en ayant pas besoin pour expliquer le phénomène qu’il étudie. Son esprit logique et déductif cherche au-delà. Il collectionne les « petits faits significatifs, » en négligeant les dates et les lieux. Sa logique constructive l’entraîne à tenir insuffisamment compte du temps et de l’espace, circonstances accessoires à ses yeux, et qui le sont parfois en effet pour l’objet qu’il se propose. Il observe et classe les faits comme des abstractions. Ce qui ne répond pas à sa préoccupation immédiate, à l’idée dans laquelle il s’absorbe, lui paraît naturellement « accessoire. » Ce n’est pas du parti pris, c’est l’effet de sa tension d’esprit. De là viennent certaines contradictions qu’on a pu lui objecter, et qui ne sont que des changemens de point de vue. Le même personnage change d’aspect, selon qu’il est vu de face ou de profil. Taine par tempérament voit surtout les ombres, mais pas toujours les mêmes. Il trouve, par exemple, que la Constituante est mal composée, et plus loin, arrivant à la Législative, il écrase cette dernière sous la comparaison avec « les grands talens, les grandes fortunes, les grands noms » que Mme de Staël trouve parmi les Constituans. Est-ce vraiment une contradiction ? En tout cas, ce n’est pas un artifice comme celui dont usa constamment le parti jacobin, et dont usent aujourd’hui ceux qui plaident sa thèse en croyant raconter l’histoire de la Révolution. Les Jacobins ont toujours entretenu une savante confusion entre « la défense de la patrie » et la défense de leur cause. C’est encore ce que fait M. Aulard à propos du coup de force qui chassa les Girondins de la Convention : « On peut dire que la journée du 2 juin 1793 fut une véritable journée de défense nationale. » (Taine historien, p. 177.) Taine a raison de ne pas croire sur parole ceux qui pensent et parlent de la sorte. Il n’a pas voulu entrer dans leur jeu, c’est-à-dire les juger sur les intentions qu’ils se prêtent et les excuser à la faveur des circonstances derrière lesquelles ils s’abritent. Il a voulu en savoir plus long. Ce qu’il a cherché à trouver n’était pas peu de chose, non plus que n’est peu de chose ce qu’il a su trouver. « Taine n’a pas eu tort, et c’était nouveau, conclut un critique dont M. Aulard ne récusera pas le témoignage, de chercher à déterminer quelle part revient, dans les convulsions révolutionnaires, à la psychologie même du peuple français et aux conditions créées par la brusque transformation de toutes les institutions traditionnelles. Ce qu’il a écrit sur l’anarchie spontanée, produite par l’application radicale des idées de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs, contient des observations très fortes et très neuves, et je crois qu’il y a aussi une foule d’observations justes et profondes dans tout ce qu’il dit sur la nature de la conquête jacobine et de l’esprit jacobin. » (Gabriel Monod, Revue Historique, janvier-février 1908, p. 142.) Et ces lignes ont été écrites après la publication du livre de M. Aulard, comme toutes les appréciations sur Taine dont nous avons fait état dans cette étude.

L’essentiel, en histoire comme en toute chose, c’est de faire œuvre utile. Même une compréhension étroite ou incomplète de la tâche à poursuivre peut aboutir à d’appréciables résultats. Mais il faut évidemment viser plus haut. C’est pourquoi les questions de méthode tiennent une si grande place aujourd’hui dans la formation intellectuelle des futurs historiens. L’histoire passe périodiquement par une crise. Chaque génération a plein la bouche de sa « méthode » et professe un superbe dédain pour celle de la génération précédente. Aujourd’hui on se défie des idées générales, des théories, des coups d’œil d’ensemble, de tout ce qu’on rangeait et confondait naguère sous le nom démodé de « philosophie de l’histoire. » On se moque des tableaux brillans, des « résurrections, » des morceaux à effet, de tout ce qui suppose de l’art et du style. Le travail historique se ramène assez volontiers à une besogne mécanique faite en conscience ; le sens historique est subordonné au métier, et le métier lui-même est considéré à peu de chose près comme un ensemble de pratiques, sinon de recettes, où l’habitude joue un plus grand rôle que l’intelligence. Cette conception modeste a d’ailleurs beaucoup d’avantages, y compris celui de permettre aux esprits les plus ordinaires de « faire de l’histoire » sans perdre absolument leur temps. Mais on finit par en abuser. On dirait que les historiens dont la vocation n’est pas de la première heure, comme M. Aulard, agrégé des lettres et ci-devant professeur de rhétorique, ont peur de n’être jamais assez stricts. M. Aulard tient positivement rigueur à Taine de son talent littéraire. On a pu dire à moitié sérieusement qu’il s’applique lui-même par protestation à n’en montrer aucun. Un lettré n’écrit pas sans le faire exprès des phrases invertébrées comme celle-ci sur Taine : « Littérateur, et littérateur classique, lui qui a tant vilipendé l’esprit classique, chez lui l’ordre, le mouvement, l’enchaînement des idées, la structure et les parures sont selon les recettes de la rhétorique scolaire, avec, en plus, la couleur locale des romantiques. » (Taine historien, p. 10.)

La méthode historique n’a d’ailleurs rien de mystérieux. C’est simplement le meilleur moyen d’arriver à la vérité, et les règles de Descartes valent pour l’histoire comme pour tout ordre de recherche scientifique. Ne rien admettre comme vrai que ce qui est reconnu évident, c’est toujours le grand et le même principe. Mais on arrive à l’évidence historique autrement que par le raisonnement. On y arrive par l’étude et la critique des sources. Ce sont là à proprement parler les élémens du métier d’historien, qu’on enseigne et qu’on peut enseigner avec fruit sous le nom de méthode historique. Et ces élémens varient selon la période à étudier. L’historien de la Révolution n’a besoin d’aucune « science auxiliaire. » Il peut n’être ni un épigraphiste, ni un paléographe, ni un philologue, ni même un humaniste. Il peut passer pour un érudit sans rien savoir de particulier. Les sources dont il se sert n’offrent d’autre difficulté que d’être nombreuses et en partie encore enfouies dans des cartons d’archives. Et ce dernier inconvénient va en s’atténuant de jour en jour. Depuis une vingtaine d’années on a imprimé une masse de documens. M. Aulard a donné en bien des cas l’exemple ou l’impulsion, il a rendu en cela de grands services, et Taine aurait été le premier à lui en témoigner sa reconnaissance. La collection des documens relatifs à l’histoire de la ville de Paris pendant la Révolution, publiée sous le patronage du Conseil municipal, forme à elle seule une petite bibliothèque. Des monographies consciencieuses nous offrent un tableau circonstancié de l’état d’esprit d’un certain nombre de départemens, en attendant l’époque prochaine où nous pourrons avoir une vue de l’ensemble. Nous commençons à posséder des renseignemens précis et locaux sur la vente des biens nationaux, une des opérations capitales de la Révolution. Les affaires religieuses ont provoqué des recherches et des travaux qu’on ne saurait trop louer. Cet énorme travail de déblaiement préliminaire était à peine entamé lorsque Taine s’est mis à l’œuvre, et c’est pourquoi il s’est trouvé en face de la double tâche d’extraire les matériaux de la carrière et de construire le monument. Dans cette tâche écrasante, s’il a montré parfois quelque hésitation ou quelque fatigue, qui pourrait s’en étonner ?

Nous sommes plus favorisés aujourd’hui. C’est pourquoi la meilleure critique de Taine, et la plus utile, ce serait de faire mieux que lui. Mais de celle-là il n’est pas question, et pour cause. L’histoire, ce n’est pas seulement la science de réunir les matériaux, c’est l’art de les mettre en œuvre. On peut même dire que l’histoire commence au moment précis où le sens historique entre en scène. Certes, les matériaux, il faut d’abord les classer, les peser, vérifier leur « force de résistance, » et cela peut s’apprendre sur les bancs. Mais il restera toujours une part de jugement personnel qu’on ne peut remplacer par aucun instrument de précision. On peut être un préparateur impeccable, connaître tous les petits secrets de laboratoire, avoir le tour de main d’un excellent praticien, sans être capable de la moindre recherche originale. En revanche, c’est le privilège d’un esprit supérieur de réaliser parfois un chef-d’œuvre avec des matériaux imparfaits. Materiam superabat opus, disaient les anciens. C’est ce qu’exprime Renan dans une phrase qui n’est paradoxale qu’en apparence : « Le talent de l’historien est de faire un ensemble vrai avec des traits qui ne le sont qu’à demi. » Mais, dira-t-on, il ne s’agit pas d’une œuvre d’art. Sans doute. Ecoutons pourtant ce que n’a pas craint d’écrire M. Gabriel Monod : « Quelque paradoxale que puisse paraître cette affirmation au premier abord, les généralités en histoire offrent souvent plus de vérité et de certitude que les détails mêmes qui leur servent de base… Les inexactitudes, loin de s’accumuler, se compensent pour un historien d’esprit critique. » (Revue Bleue, 18 avril 1908, p. 488, La méthode en histoire : la synthèse.) Et M. Monod, en écrivant ces lignes, pensait particulièrement à Taine, car on retrouve la même idée, presque en termes identiques, dans l’article déjà cité de la Revue historique consacré par lui au livre de M. Aulard.

On pourrait apporter bien des preuves en faveur de l’assertion de M. Monod. Taine a souvent vu juste, sans disposer des élémens d’information qui nous permettent aujourd’hui d’y voir mieux que lui, et avec infiniment moins de mérite. Quand il assure que dans les élections les Jacobins empêchaient la majorité de voter par l’intimidation, il énonce une vérité dont les publications nouvelles nous apportent la confirmation chaque jour. M. Aulard le reprend d’avoir écrit que pour Paris « aux élections de 1791, sur les 81 200 inscrits plus de 74 000 manquent à l’appel. » Or M. Etienne Charavay, dont M. Aulard invoque le témoignage autorisé, dit que le nombre des votans était médiocre : « On n’en comptait pas plus d’un dixième en moyenne. » N’est-ce pas, à peu de chose près, la proportion indiquée par Taine ? A propos du plébiscite du mois de juillet 1793, pour la ratification de la Constitution ultra-démocratique de l’an I, Taine avait insisté sur le peu de sincérité du vote, attesté par le faible nombre des votans et par l’infime minorité des opposans. Il se trouva en effet 1 801 918 voix pour, et seulement 11 610 contre, sans compter 424 cantons dont on n’a jamais connu ou fait connaître le résultat. Ces chiffres sont ceux que donne M. Aulard lui-même. Ils justifient l’opinion exprimée par Taine, car, sans savoir au juste le nombre d’électeurs que pouvaient compter normalement les assemblées primaires, on l’évalue au moins au quadruple du nombre de ceux qui ont voté. Les opposans n’ont pas osé se montrer. Sur les 12 000 environ que la France tout entière a pu à peine fournir, il s’en trouve 9 965 pour le seul Finistère. On votait à haute voix, le plus souvent par acclamation, ce qui était merveilleusement propre à faire l’unanimité. Les opposans comprenaient que le silence est d’or. Si le scrutin avait été libre et secret, le résultat eût été différent. Dans l’assemblée primaire du Donjon (Allier), le vote ayant eu lieu au bulletin fermé, on trouva dans l’urne 122 oui, 22 non, 9 ni oui ni non. Ce n’est pas la proportion habituelle. Voyons le département de la Vienne qui vient d’être l’objet d’un travail tout récent et particulièrement complet. On y constate en tout 17 opposans. Est-ce conforme à ce qu’aurait répondu l’opinion régulièrement consultée ? Les plus fervens « patriotes » n’osent s’en flatter. La lettre du président et du secrétaire rendant compte à la Convention de l’assemblée électorale de Mirebeau, après avoir complaisamment dépeint l’enthousiasme des assistans, ajoute mélancoliquement : Cet enthousiasme « était-il bien sincère en tous ? C’est ce que nous ne pouvons assurer. » Voilà un aveu dépouillé d’artifice, que Taine n’aurait pas manqué de recueillir, et qui, sorti de pareille source, vient assurément à l’appui de sa thèse. Du reste, M. Aulard lui-même, à travers toute sa sévérité, laisse échapper un mot qui atteste que Taine n’étale pas toujours des idées préconçues sur des documens fantaisistes. Il veut bien admettre que « Taine analyse très finement l’état d’esprit révolutionnaire du paysan. » (Taine historien, p. 117.)

Mais passons. Au fond, le grand grief de M. Aulard contre Taine, c’est un grief d’ordre politique. La Révolution est encore trop près de nous, nous vivons encore trop dans l’atmosphère de lutte où elle s’est développée, pour que tout le monde soit capable de l’étudier avec la même sérénité que « les révolutions d’Athènes ou de Florence, » comme Taine s’était flatté de le faire. M. Aulard ne croit pas à l’impartialité de Taine : « C’est en homme de droite que, flatté de la bienveillance du beau monde, il écrira l’histoire de la Révolution. » (Taine historien, p. 68.) Et il va jusqu’à le soupçonner d’« arrivisme, » alors que Taine a eu le secret peu envié de se faire des ennemis dans tous les camps, à mesure que paraissait chacun de ses volumes. Faire de Taine un arriviste et un snob, c’est véritablement dépasser les bornes du paradoxe. Faut-il rappeler le billet qu’il adressa (février 1887) à la princesse Mathilde qui s’était choquée de son portrait de Napoléon, comme M. Aulard se choque du portrait de Robespierre ? « Il est dur parfois d’écrire l’histoire en historien critique et sincère. J’ai blessé à fond les royalistes en trouvant le chiffre de l’impôt sous l’ancien régime, les 81 pour 100 du revenu net, extorqués au paysan par les taxes royales, seigneuriales, ecclésiastiques. J’ai blessé plus à fond les républicains et toutes les puissances actuellement régnantes en montrant ce qu’a été véritablement la Révolution, c’est-à-dire d’abord une jacquerie rurale, puis une dictature de la canaille urbaine. Je vais blesser les partisans de l’Empire et les admirateurs de la France administrative, centralisée, manœuvrée tout entière de haut en bas, telle qu’elle existe encore aujourd’hui. Tant pis pour moi, j’y étais résigné à l’avance. » (Hippolyte Taine, sa vie et sa correspondance, tome IV, p. 229.) On avouera que, pour un homme désireux de plaire et de parvenir, il eût été plus commode et plus avantageux de choisir un autre sujet, ou de traiter celui-ci différemment.

D’ailleurs, le tort de Taine n’est pas uniquement de troubler les mânes des grands conventionnels, c’est, d’une manière générale, de contrarier les idées reçues, de déboulonner des statues. « On ne fait pas d’histoire, dit quelque part M. Frédéric Masson, sans casser des réputations. » Il faut s’attendre à des représailles. Un autre historien, qui n’était pas suspect d’arrière-pensées politiques, et qui s’occupait de questions qu’on qualifiera difficilement de brûlantes, n’a pas davantage été épargné pour s’être écarté trop volontiers, lui aussi, du chemin battu. Dans sa préface de la Monarchie franque, Fustel de Coulanges écrivait en juin 1888, guère plus d’un an avant sa mort : « Pas plus dans ce nouveau volume que dans la Cité antique, je n’éprouverai de scrupule à me trouver en désaccord avec quelques opinions régnantes, pourvu que je sois d’accord avec les documens. Je n’ignore pas à quelles hostilités cette méthode m’expose. J’irrite, sans le vouloir, tous ceux dont mes recherches dérangent les systèmes. J’offense, sans y penser, tous ceux dont mon travail déconcerte la demi-érudition traditionnelle. Ce sont hommes qui ne pardonnent guère. » Si Taine était là pour se défendre, il s’exprimerait sans doute avec la même philosophie que son jeune camarade d’Ecole normale. C’est le ton de sa lettre à la princesse Mathilde. Et il souhaiterait sans doute que les efforts de tous ceux qui sont attelés à la même tâche s’associassent au lieu de se contrecarrer.

Une histoire générale de la Révolution, fondée sur un ensemble de documens irrécusables, et d’où se dégageraient un certain nombre de points désormais indiscutés, ne sera plus très longtemps impossible à écrire. Tout le travail collectif d’analyse et de dépouillement méthodiques auquel nous assistons prépare l’œuvre de puissante synthèse qu’un Fustel de Coulanges, un Taine ou un Albert Sorel de l’avenir pourra seul nous donner. Mais cet ouvrage lui-même ne sera pas définitif, pas plus que n’a eu la prétention de l’être celui de Taine. Il n’y a rien de définitif en histoire. Ce qu’on appelle de ce nom, c’est l’ouvrage qui, à un moment donné, fixe les résultats acquis et marque, pour ainsi dire, une borne d’arrivée. A peine paru, il devient un point de départ. Il est à son tour analysé, disséqué, passé au crible. On en dénonce les lacunes, on en détermine les points faibles, on en met en lumière les contradictions, et une nouvelle équipe de travailleurs amasse des matériaux pour gravir un degré de plus. Et il faut qu’il en soit ainsi : c’est la condition du progrès. Il y a beaucoup d’échelons à l’échelle par laquelle la vérité cherche à sortir du puits.

Du moins, l’effort accompli n’est jamais perdu. A travers tout ce chassé-croisé de critiques et de répliques, le travail de l’homme serre de plus en plus près la vérité. Les différens aspects de chaque question se précisent. La marche est lente, mais on avance. Ce qui la retarde, c’est que pour avancer, en histoire, on marche toujours sur les pieds de quelqu’un. Ceux qui font avancer sont ceux qui osent conclure. Quand on jette un coup d’œil en arrière sur les étapes parcourues, on s’aperçoit que chacune est marquée par un nom et par une œuvre. Par là on est amené à croire que le talent n’est pas une infériorité ou une vaine parure, que le sentiment des nuances est indispensable pour interpréter les textes, pour faire la part des circonstances sans réduire celle des hommes, et que l’art d’écrire comme l’art de penser ne sont pas moins utiles qu’autrefois à l’historien, dès qu’il veut produire autre chose que des manuels scolaires ou d’érudites monographies. Les conséquences du dédain de la forme commencent d’ailleurs à frapper tous les yeux qui ne sont pas incurablement fermés à l’évidence. Voici en quels termes s’exprime le dernier rapport sur le concours d’agrégation d’histoire : « Composition d’histoire moderne ; deux défauts : 1° extrême imprécision ; 2° manque général de personnalité. On ne s’y est point préoccupé de faire le départ entre ce qui est essentiel et ce qui est négligeable, de montrer quelque personnalité dans la compréhension, quelque finesse ou quelque vigueur dans l’exposition. La plupart des compositions sont ainsi longues, molles, superficielles, plates, ternes. Résultats un peu inquiétans, s’il faut y voir, non un fait occasionnel, mais la preuve que, pour des raisons que nous n’avons pas à rechercher ici, il y aurait moins de maturité d’esprit et une éducation scientifique moins développée aujourd’hui qu’il y a quelques années. » On voit que le sacrifice des qualités littéraires n’a même pas été compensé par un progrès de l’esprit scientifique, Tout au contraire. « Pareils aux lettres écrites avec les encres chimiques, disait Albert Sorel, les documens veulent, pour livrer leur secret, qu’on les réchauffe et les éclaire à la flamme de la vie. » La « flamme de la vie, » c’est le don de faire jaillir l’idée du rapprochement des faits. À ce signe on distingue les historiens de race des historiens d’occasion. Quant à la méthode, qui n’est qu’un moyen et dont nous tendons à faire une fin à force de la quintessencier, ce n’est pas la rabaisser que de la ramener à quelques principes d’une lumineuse simplicité : donner ses preuves, en donner qui soient bonnes et n’en pas ajouter d’inutiles ; ne jamais qualifier de certain ce qui reste douteux. — Joignons-y une règle morale toujours excellente à rappeler : ne pas ériger en article de foi ce qu’on pense et ne pas prêter d’arrière-pensées basses ou égoïstes à ceux qui pensent autrement.


A. ALBERT-PETIT.