Deux cœurs dévoués/25

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Librairie Hachette (p. 231-235).


XXV

La laiterie de Morancé.


Louise Rigault devint laitière dans un charmant chalet construit à la manière suisse, souveraine de l’étable et de la basse-cour, plus heureuse que sur un trône, entre ses poules huppées et ses belles vaches à la robe lustrée.

Jacques l’aidait et prenait soin de l’étable ; Louis cultivait autour du chalet le petit jardin qui formait leur domaine ; Catherine travaillait chez une lingère du voisinage, avec l’espoir, lorsqu’elle serait grande et habile, d’entrer, comme sa sœur, en qualité de lingère chez Mme la marquise ; quant à Germain, il ramenait chez lui la clientèle de son père, et avait même eu l’honneur de sculpter, pour le pied mignon de Mlle Cora, une petite galoche de fée que Louise avait doublée de satin bleu. Les jours passaient doucement sur la tête de Louise RiRigault, sans la faire courber sous le poids du temps.

Après bien des douleurs et des souffrances, Dieu et un de ses anges lui avaient fait une existence douce, simple, sereine, conforme à sa nature et accomplissant tous ses souhaits.

Quand, dans les soirées d’été, elle s’asseyait sur le seuil de la porte, après que les vaches étaient rentrées, quand les pigeons roucoulaient sur le toit, que les colombes et les petites poules mettaient leur tête soyeuse sous leur aile, que ses enfants, contents d’avoir bien rempli leur journée, riaient et causaient en l’entourant d’un beau cercle joyeux, ses yeux se fixaient avec attendrissement sur leurs têtes inégales ; elle remerciait alors le ciel dans son cœur, et si l’ombre d’une robe blanche passait à travers une allée du parc, elle bénissait aussi celle qui, après Dieu, avait été l’instrument de son bonheur.

Pendant le temps des vacances, un bel enfant entrait souvent dans le petit jardin, venait gaiement embrasser Louise, et faisait accourir au bruit de son pas toutes les bêtes familières : c’était René, qu’on appelait déjà M. le comte, quoiqu’il restât toujours René pour ses amis de la laiterie ; René, plus beau, meilleur encore qu’autrefois, qui ôtait souvent son habit pour aider Louis à cultiver et à arroser les plantes du petit jardin.

Le jour de la Saint-Louis, il ne manquait jamais d’apporter un beau rosier à la fermière, et ces fleurs, offertes par des mains si chères, faisaient bien plus de plaisir à Louise Rigault qu’un bijou précieux. On rentrait les rosiers l’hiver, on les garantissait du froid ; les roses qu’ils donnaient parfois à Noël ; grâce à ces soins, faisaient souvenir des bienfaiteurs de la famille, et on allait les porter aux pieds de la Vierge.

Cora, plus âgée que son frère, occupée de la maison de sa mère, dont elle était devenue la surintendante, donnant des bals, des fêtes, accompagnait sa mère partout et faisait des visites moins fréquentes aux modestes habitants de la ferme ; cependant une semaine se passait rarement sans qu’elle vînt demander du lait à Louise, admirer les fleurs de Louis, les vaches de Jacques et caresser ces paisibles bêtes qui amenaient l’aisance à la ferme. On la recevait comme une petite reine : Louis avait formé un berceau de jasmin pour la garantir du soleil : elle cueillait toujours, avant de partir, une de ces roses blanches si précieuses à Louise et en parfumait ses cheveux.

Il vint un été où elle parut de moins en moins. Quinze jours se passèrent sans qu’elle se montrât ; Jacques allait tous les matins au château porter le lait, le beurre et les œufs de la journée ; on lui répondait toujours, quand il demandait des nouvelles de Cora, que mademoiselle allait très-bien.

Louise soupirait en apprenant cette réponse.

« C’est qu’elle nous a oubliés, murmurait-elle ; ce n’est plus un enfant maintenant, elle ne se plaît plus parmi nous. »