Deux cœurs dévoués/27

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Librairie Hachette (p. 243-251).


XXVII

Les deux soldats.


S’il y avait un hôte de plus au château et un hôte de plus à la chaumière, il y manquait en même temps deux êtres chéris.

René, courageux comme sa mère, sentait en lui la fierté de son nom et le désir d’en perpétuer l’illustration. C’est dans cette héroïque armée française, où ses aïeux s’étaient si souvent distingués, qu’il voulut aller chercher aussi sa part de gloire.

Sorti de Saint-Cyr dans les premiers rangs, il devint vite lieutenant, fit toute la campagne de Crimée et accourut rapporter à sa mère, comme autrefois sa première couronne, la croix d’honneur qu’il avait noblement gagnée et ses épaulettes de capitaine. Jacques, de son côté, ne se plaisait pas aux tranquilles travaux de la campagne : sa robuste nature demandait plus de moumouvement et d’émotion ; il n’avait qu’un rêve, la guerre ; lorsque René sortit de Saint-Cyr, Louise ne put empêcher son fils de suivre le fils de sa bienfaitrice ; il s’engagea dans le régiment du jeune comte. On peut penser si ce fut une grande joie pour tout le monde, lorsqu’après la prise de Sébastopol, le même jour, à la même heure, René vint sonner à la grille du château et Jacques frappa à la porte de la ferme.

La marquise trouva René maigri, bruni, mais fortifié et joyeux.

Son bonheur de revoir son père, sa mère, sa sœur après tant de fatigues et de dangers, s’exprimait avec une expansion où se mêlaient, d’une façon charmante, l’élan du soldat et la tendresse du fils.

Lorsqu’il racontait à sa famille attentive les épisodes de cette belle campagne de Crimée, l’une des gloires de notre histoire contemporaine, le marquis frémissait d’orgueil ; la marquise contemplait son fils et le voyait s’embellir par un noble enthousiasme, à mesure qu’il se rappelait les douleurs, les périls, les triomphes de l’armée.

Il s’interrompait souvent pour embrasser sa mère, et lui disait que ses bras lui semblaient encore plus doux et plus précieux depuis qu’il avait craint tant de fois de ne plus les retrouver.

« Oh ! mon cher enfant ! murmurait la marquise en passant sa main sur les cheveux blonds de son fils, mes bras seraient bien plus heureux s’ils pouvaient te serrer toujours sur mon cœur.

— Mais la gloire, ma mère ?

— Oh ! la gloire ! je ne l’aime pas lorsqu’il faut tant de sang pour la payer ! Tu me fais peur parfois en me parlant de ton métier, et j’ai été folle de te le laisser choisir.

— Vous ne direz pas cela quand vous me verrez colonel, reprenait René ; vous m’embrasserez en riant, comme vous faites à présent rien qu’en y songeant.

— Oui, si tu t’arrêtais là, mais tu voudras être général.

— Et maréchal de France, avec l’aide de Dieu, comme mon bisaïeul René-Hugues de Méligny, dont les lauriers m’empêchent de dormir… Je suis sûr que mon père ne s’y opposera pas.

— Non, certes, répondait le marquis, un homme doit être homme, aimer sa carrière, la poursuivre avec persévérance, et la noble ambition est une de ses vertus ; ta mère ne pense pas le contraire, mon fils, mais son amour s’effraye de te savoir si souvent en danger. »

Malgré les craintes de Béatrice, craintes lointaines et que la jeune confiance de son fils réussissait à dissiper, ce temps du premier congé de René fut une époque de bonheur complet pour la marquise. Toujours aimée d’un époux vertueux et excellent, entourée de ses enfants, témoin des succès de son fils, de l’heureuse union de sa fille, jouissant déjà des caresses de son petit-fils, de ces premières caresses si douces aux grand’mères, elle ne trouvait que des motifs pour bénir la Providence.

La destinée souriait en même temps à Louise Rigault ; tous ses enfants lui donnaient de la satisfaction. À l’exception de Jacques, ils étaient tous près d’elle ; le retour du jeune soldat, portant les galons de sergent, compléta sa joie ; elle ne se lassait pas de contempler l’uniforme si brillant de ce fils tant aimé ; elle se lassait encore moins de l’embrasser. Louis, devenu premier jardinier du château, admirait sincèrement son frère de lait, devenu un beau militaire à l’air martial et franc.

Le jeune jardinier promena avec orgueil son frère dans tout le village ; on invita pour le lendemain tous les amis de la famille ; la cuisine de la laiterie, toute parfumée de fleurs, se remplit d’une foule d’amis ; les cinq enfants de Louise formaient autour d’elle un cercle charmant ; il s’y joignait son gendre, le mari de Jeanne et son petit-fils.

Jamais plus belle famille n’avait entouré une plus heureuse mère ; Jacques fut le héros de cette modeste fête ; son neveu battit du tambour pour le célébrer, en trépignant sur sa chaise ; le jeune sergent chanta une marche patriotique ; un chœur animé lui répondit ; on but à ses succès, à la France, on s’embrassa, on rit, on dansa : ce fut magnifique !

Dès, le matin, Jacques avait été présenter ses devoirs à la marquise ; sa mère et lui furent reçus par la noble famille avec une cordialité simple et amicale.

« Voyez-vous, ma mère, dit René à la marquise en tendant la main à Jacques, celui-là est brave aussi, et plus brave que moi, car il y a certaines fatigues qu’il a supportées sans se plaindre, et que son dévouement m’a empêché de connaître.

— Ah ! mon capitaine, répondit Jacques, vous avez fait des merveilles là-bas ; pour le courage et la bonté, vous n’avez pas de pareil ; aussi, Dieu sait si l’on vous aime au régiment ! »

Béatrice souriait d’entendre ainsi parler le jeune soldat ; cette admiration pour son fils, si simplement exprimée, charmait son cœur de mère.

Pendant le congé de semestre des deux jeunes gens, on se réunit souvent sous le berceau de jasmin de la ferme ; la marquise faisait appeler Jacques pour lui faire répéter ses récits de la campagne, où se mêlait toujours l’éloge de la bravoure de René.

Cette année-là, elle ne se décida qu’à regret à quitter son cher Morancé ; à Noël, elle y était encore ; elle faisait, par le froid et la neige, appuyée sur le bras de son fils, ses promenades quotidiennes ; les pauvres et les affligés du village s’en réjouissaient, tout le monde était heureux ! Cependant il fallut partir ; Cora se devait au monde dans lequel elle entrait, et Béatrice voulait suivre Cora.

Dans les premiers jours de janvier, Mme de Méligny et Mme d’Astaing reprirent la route de Paris.

Louise demeura seule maîtresse de ce grand parc au bout duquel s’élevait sa petite ferme ; elle aimait à venir promener son petit-fils dans les allées favorites de sa bienfaitrice ; elle y retrouvait son souvenir ; elle apprenait à l’enfant à distribuer son pain aux oiseaux du voisinage que l’hiver privait de nourriture, et lui enseignait ainsi, en l’amusant, la compassion et la bienveillance. L’hiver passa doucement pour Louise ; tout prospérait autour d’elle.

Le dimanche, la table de la ferme se trouvait au grand complet. Par son travail et son économie, l’excellente femme s’était acquis assez d’aisance pour se donner le plaisir d’offrir souvent à ceux qu’elle aimait des petits cadeaux et des attentions de toute sorte. L’enfant de Jeanne, son premier petit-fils, portait de belles blouses de mérinos que sa tante Catherine taillait et ornait avec goût ; il ne manquait jamais de gâteaux ni de joujoux. Le seul de la famille qui ne voulût rien accepter de sa mère, c’était Louis ; au contraire, il dépensait en grande partie pour les autres tout ce qu’il gagnait.

Quand la fermière voulait refuser quelque présent trop beau à ses yeux :

« Quoi ! ma mère, lui disait-il, n’avez-vous pas assez fait pour nous ; n’est-il pas juste que nous travaillions à notre tour pour votre bien-être ? Laissez-moi faire ; il me reste bien assez pour moi, et ne me privez pas de ma plus douce récompense. »

Louise souriait, embrassait son fils et acceptait.

S’il était resté des pauvres à Morancé, ils auraient pu s’apercevoir aussi du changement de fortune de Louise ; mais la marquise, sur ce point, n’avait rien laissé à faire.

Néanmoins, la veuve de Pierre Rigault ne renonçait pas à la charité : les bons cœurs savent toujours se rendre utiles ; si quelqu’un de ses voisins éprouvait une perte, elle trouvait le moyen de lui venir en aide ; si quelque vieille paysanne était malade, Louise prenait dans son armoire à linge des draps fins pour son lit, dans son cellier du vieux vin, dans sa basse-cour un poulet bien gras pour la réconforter, et elle accompagnait toujours ses petits cadeaux de paroles affables qui les rendaient encore plus agréables.

« On m’a bien aidée, disait-elle à ses filles, qui la voyaient constamment occupée pour le service d’autrui, ne dois-je pas aider à mon tour ceux qui en ont besoin ? C’est justice, et le bon Dieu ne serait-il pas bien mécontent de moi si je n’essayais de faire pour les autres ce que Mme Béatrice a fait pour moi ? »

Le bonheur est si doux quand on l’a peu connu, que Louise vit passer comme un rêve les six mois de congé de son fils.

Jacques rejoignit le régiment à la même époque que son capitaine, au commencement d’avril.

Il quitta sans douleur, sinon sans regret, cette maison où il venait de recevoir un accueil si tendre ; il repartit joyeux, plein d’espoir, rêvant à de nouveaux combats.

« Sois tranquille, mère, dit-il à Louise en la quittant, tu as trouvé mon uniforme beau, tu le trouveras, j’espère, bien plus beau à mon prochain congé : car, si nous avons la guerre encore, je te rapporterai la croix d’honneur.

— Oh ! si nous avons la guerre, rapporte-moi d’abord mon fils, » répondit Louise en le serrant dans ses bras.