Deux cœurs dévoués/29

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 263-277).


XXIX

Nouvelle.


Le lendemain de la bataille de Solferino il arrivait deux lettres d’Italie au château de Morancé, une de Jacques et une de René. Voici celle de Jacques :


« Ma bonne mère,

« Si tu as encore ton fils, c’est à son capitaine que tu le dois ; ce que je vais te raconter de lui est bien beau et bien triste, tu vas voir.

« Je ne te donnerai pas de détails sur la bataille, je sais que Mme la marquise te prête les journaux tous les jours ; ces messieurs qui écrivent ont plus de talent que moi pour décrire ces choses-là. Puis, quand on est dans le feu de l’action, on ne s’y reconnaît pas assez autour de soi pour observer les mouvements de tout le monde ; on va où l’on vous dit, voilà tout, et on fait rage sur les Autrichiens. À l’attaque d’une redoute, je faisais si bien rage sur l’un d’eux, qui m’avait pris corps à corps, que mon fusil se brisa ; me voilà désarmé, à la merci de l’ennemi. Je croyais ma dernière heure arrivée, quand, avant que j’aie eu le temps de dire ah ! une épée s’enfonce dans la gorge de l’Autrichien et me sauve en le frappant ; je me retourne pour voir quel brave m’avait délivré ; c’était mon capitaine ! Mon capitaine, qui, me voyant près de succomber, était accouru rapidement à mon secours ; mais, au moment où l’Autrichien se débat encore et tâche de se relever, une maudite balle, partie je ne sais d’où, vint frapper en pleine poitrine l’ami, le maître, le bienfaiteur à qui je dois la vie. Il serait tombé si je ne l’avais soutenu ; la balle était entrée dans le poumon gauche, et il rendait le sang.

« Mon capitaine, lui dis-je, faut sortir de là : je m’en vas vous porter jusqu’à l’ambulance, nous ne pouvons rien faire ici. »

« Il ne voulait pas, il se croyait de force à se battre encore ; je le prends sur mes épaules, et me voilà avec mon fardeau traversant les rangs.

« Enfin j’arrive à l’ambulance. Ah ! j’ai bien pensé à toi, ma mère, et à madame, quand j’ai vu, pâle comme un mort et couvert de sang, mon brave, mon cher capitaine ! On a extrait cette maudite balle, mais il est bien en danger. Dire que le bon Dieu, qui m’a préservé par miracle, n’a pu en faire autant pour lui ! Si quelqu’un méritait d’embrasser son fils sain et sauf, c’était certainement madame… Elle le trouvera bien changé, car il veut retourner à Morancé, près de sa mère ; je ne l’ai pas quitté depuis deux jours.

« Si tu vois que j’ai pleuré, tu ne le diras pas ; mais je ne peux pas faire autrement, après que j’ai eu parlé au docteur, qui ne m’a pas rassuré… On lui a apporté sa rosette d’officier ; il a souri… Pauvre capitaine ! il ne la portera peut-être pas longtemps… Et c’est en venant à mon secours que cette balle l’a atteint !… Ne dis rien à Mme la marquise, ne lui montre pas de souci ; on peut le sauver, on l’espère même, mais on peut aussi le perdre ; je crois que j’en mourrais. Tu ne sais pas toi-même ce que c’est que le capitaine ! Nous l’adorons tous, et nous avons des larmes dans les yeux comme des filles, à la pensée qu’il pourra nous quitter.

« Adieu, ma mère ; je ne te disais pas que je suis maréchal des logis ; je t’embrasse ; ne te fais pas trop de chagrin, on le sauvera ; prie pour lui ! J’embrasse Louis et mes sœurs et Germain ; à bientôt.

« Ton fils respectueux,

« Jacques Rigault. »

La lettre de René était plus courte, et Béatrice put l’achever ; elle contenait ces mots :

« Ma mère bien-aimée,

« Dans peu de temps, j’espère, je serai entre vous et mon cher père ; vous me trouverez un peu changé ; j’ai été blessé à Solferino ; heureusement il n’y a rien de grave. Cependant, comme je suis inutile là-bas, j’ai demandé à venir auprès de vous ; c’est le seul moyen de me rétablir vite. Vos belles mains ont le secret de tout guérir.

« Embrassez mon père pour moi et ne vous inquiétez pas ; cette blessure est encore un bonheur puisqu’elle me ramène plus tôt près de vous.

« René de Méligny. »

« Il est blessé ! il est blessé ! répéta la marquise en tendant la lettre à son mari. Ah ! René, mon pauvre enfant !

— Voyons, Béatrice, chère femme, votre tendresse ne doit pas s’alarmer outre mesure ; cette blessure, je l’espère, est sans danger : vous voyez bien d’ailleurs que lui-même le dit.

— S’il était blessé à mort, est-ce à moi qu’il l’avouerait ? s’écria amèrement Béatrice ; du reste, ajouta-t-elle en reprenant la lettre, on voit bien qu’il souffre ; regardez comme cette écriture est mal assurée ; sa main tremblait en m’envoyant ces lignes ; il essaye en vain de me rassurer, les mots qu’il a tracés le trahissent malgré lui !

— Ma chère Béatrice, dit le marquis en attirant doucement sa femme près de lui et en la forçant à s’asseoir dans un fauteuil, c’est douter du ciel et l’offenser que de vous désespérer avant d’avoir vu notre fils… C’est affliger René aussi… puisque le repos de sa mère est le plus cher de ses vœux. Je vous en prie, montrez-vous telle que je vous ai toujours connue, l’ange de douceur et de courage qui nous soutenait tous ; je ne vous prie pas pour moi d’être forte, je suis homme, je n’ai pas le droit de faiblir, mais enfin, je suis père aussi, et à présent, si nous ne nous aidons pas un peu tous les deux, nous que frappe le même coup, que deviendrons-nous ? et quel exemple montrerons-nous à cet enfant qui saurait mourir, quand nous ne savons pas souffrir ? »

Béatrice tendit sa main à son mari.

« Eh bien ! mon ami, dit-elle avec un faible sourire, j’essayerai pour vous, pour notre René.

— Merci, Béatrice, vous ne savez pas le bien que vous me faites ; tenez, allons voir Louise, elle doit avoir aussi des nouvelles de son fils. »

Le marquis passa le bras de sa femme sous le sien, et tous deux se dirigèrent vers la petite ferme.

En entrant dans la vaste cuisine où se trouvait ordinairement la paysanne, ils virent Louise en larmes ; elle tenait à la main un papier qu’elle se hâta de cacher dans sa poche en reconnaissant la marquise.

À l’aspect de sa douleur, Béatrice pâlit.

« Qu’y a-t-il, Louise ? demanda-t-elle vivement ; vous avez des nouvelles d’Italie ?

— Oh ! oui, madame la marquise, j’en ai, répondit Louise, qui vit l’anxiété de la pauvre mère et voulut la calmer, elles sont bien bonnes encore ; mon Jacques est maréchal des logis et n’a rien attrapé, et il paraît que M. René va revenir…

— Oui… blessé, reprit Mme de Méligny.

— Hélas ! c’est en sauvant mon fils, s’écria Louise.

— En sauvant votre fils, Louise !

— Oui, madame ; oh ! c’est une belle action ! »

Louise raconta alors ce que Jacques lui écrivait, sans parler, bien entendu, du danger du jeune capitaine.

La marquise l’avait écoutée presque sans respirer.

« Mon enfant ! s’écria-t-elle enfin, une telle blessure doit te porter bonheur ! Mais pourquoi pleuriez-vous, Louise ? demanda la marquise ; est-ce que Jacques vous écrit que mon fils est en danger ?

— Non, madame… non, au contraire, si je pleurais… madame… répondit Louise hésitant et cherchant ce qu’elle pourrait dire, c’est que je crains de perdre un parent… le vieux Thomas… un oncle à mon mari ; il est bien malade depuis quelques jours ; vous savez… ça fait toujours de la peine… »

Louise ne mentait jamais, et même ce pieux mensonge la fit rougir ; heureusement la marquise ne s’en aperçut pas.

« Ma pauvre Louise, il est vieux ce parent ?

— Oh ! oui, madame, soixante-dix-sept ans, et bien fatigué.

— On peut quitter ce monde à cet âge-là ; mais voir s’en aller ceux qui sont jeunes, c’est affreux.

— Monsieur René ne vous dit pas quel jour il arrivera, madame ? demanda Louise.

— J’espère que ce sera le plus tôt possible, mais il ne me fixe pas l’époque ; ah ! quelle joie de le voir ! »

Elle sourit à cette pensée, et, se levant plus calme :

« Adieu, Louise, dit-elle, je reviendrai avec lui vous apporter des nouvelles de Jacques. »

Elle reprit le chemin du château.

Par un hasard étrange, et comme si le ciel n’eût pas voulu laisser peser même l’ombre d’un mensonge sur la conscience de Louise, au moment où Béatrice la quittait, le facteur lui remit une lettre.

Ce parent qu’elle avait dit très-malade était mort subitement.

Le notaire lui apprenait le décès de Thomas Rigault, et la priait de se rendre à Lussan pour recueillir l’héritage ; Thomas, surpris par la mort, n’avait pu déshériter Louise et ses enfants comme il l’en avait menacée souvent.

Oh ! mon Dieu, qui aurait cru cela ? s’écria Louise ; je vais pouvoir te donner une bonne dot, ma Catherine ; tu es déjà un peu âgée pour te marier, mais tu pourras trouver de plus beaux partis avec de l’argent.

— Vous savez bien, mère, que je ne veux pas vous quitter, répondit Catherine en embrassant Louise ; si j’avais voulu me marier, il y aurait longtemps que j’aurais trouvé des épouseurs ; mais je ne vois pas de plus grand plaisir que celui de rester avec vous, et comme j’ai déjà vingt-cinq ans, je crois que je suis en âge de connaître mon goût.

— Tu es une bonne fille… j’espère bien pourtant que tu changeras un jour d’idée… car je ne serai pas là toujours, et j’aurais du chagrin de te laisser seule. Il faut que j’aille à Lussan, tu garderas la ferme pendant mon absence, je voudrais bien emmener ton frère Louis, qui est un savant et saurait mieux que moi se retourner dans toutes ces affaires. Va le chercher, ma Catherine. »

Quelques instants après, Louis entrait à la ferme.

Sa mère lui montra la lettre du notaire et le pria de l’accompagner.

« Je suis là pour faire tout ce qu’il vous plaira, ma bonne mère, répondit Louis ; quand partirons-nous ?

— Demain, si tu veux.

— Très-volontiers. »

Le lendemain, Louise montait dans la carriole qui la menait ordinairement à la ville vendre ses provisions.

Avant de quitter sa fille :

« Catherine, lui dit-elle, tu feras dire une messe pour ton pauvre oncle Rigault ; il nous a bien causé un peu de tourment quand il était de ce monde, mais tout doit se pardonner aux morts. D’ailleurs, le mal se trouve réparé puisque ce qu’il possédait sera pour vous. »

On vendit la maison de Lussan avec les terrains qui en dépendaient ; Louise se trouva à la tête de vingt mille francs, qu’elle confia au notaire de ce village.

Vingt mille francs ; c’était une fortune pour l’humble veuve de Rigault ; elle rêva tout le jour au meilleur emploi à faire de cet argent ; elle vit son gendre, le mari de Jeanne, augmentant son commerce de grains ; sa chère Catherine bien mariée ; Louis, qui refusait toujours tout, ne pouvait cependant refuser à sa mère de faire bâtir des serres afin d’y cultiver pour son compte, en dehors de son service, des fleurs et des fruits qu’il enverrait à Tours ; la boutique de Germain allait être agrandie et embellie ; elle songeait au bien-être de tous, excepté au sien, et on l’eût fort embarrassée si on lui eût demandé ce qu’elle garderait pour elle.

Elle rentra à la ferme toute joyeuse d’y rapporter tant de richesses, et bénissant Dieu qui, depuis quelques années, avait sans cesse amélioré sa destinée.

Trois jours plus tard, la marquise recevait dans ses bras son cher René, et couvrait de baisers son front pâli.

Quelle douleur ce fut pour ses yeux de mère de voir, dans la blancheur de ce visage, dans ces traits creusés, les traces d’une violente souffrance ! Avec quelle tristesse elle contempla ce jeune homme si beau autrefois, si plein d’ardeur, de sève, d’espoir, affaibli, maigri, vieilli transformé enfin par quelques semaines de douleur.

Elle pressa longtemps la main brûlante de son fils entre ses mains et le regarda avec anxiété.

« Mon pauvre enfant, lui dit-elle, tu es bien fatigué. Veux-tu te coucher tout de suite ?

— Oh ! non, merci, chère mère, répondit René ; laissez-moi jouir de notre première soirée. »

Le jeune homme montra alors tant de gaieté, cacha si bien son mal, que la marquise sentit l’espoir naître en son cœur, et se tournait vers lui rassurée, lorsqu’elle le vit porter son mouchoir à ses lèvres et le retirer teint de sang.

« Tu souffres ! s’écria-t-elle en saisissant sa main, je veux que tu te reposes, mon enfant, viens avec moi.

— Mais non, ma mère, reprit René avec un sourire, je vous assure que je ne souffre pas : c’est ce sang qui vous fait peur, et ce n’est rien du tout, cela me soulage et ne doit pas vous inquiéter. Allons donc voir cette bonne Louise, j’ai une lettre de Jacques à lui donner, cela me fera plaisir de l’embrasser.

— Non, pas aujourd’hui, demain il sera bien temps ; j’aime mieux que tu te reposes.

— Je vous en prie, chère mère, allons-y, l’air me fera du bien.

— Soit ; allons-y, puisque tu le désires. »

René se sentait à peine la force de se traîner, mais il espérait, par cette promenade, calmer les craintes de sa mère, si vivement éveillées ; le courage moral soutenait sa faiblesse physique ; il se leva, et, offrant son bras à Mme de Méligny :

« Appuyez-vous, ma chère mère, dit-il ; quelle joie de sentir cette main-là sur mon bras ! »

Il traversa les allées d’un pas assez ferme et arriva à la laiterie. Le jour tombant cachait en partie sa pâleur et la contraction de ses traits ; cependant Louise, en le voyant, eut bien de la peine à retenir ses larmes.

Il embrassa avec effusion sa bonne Louise, lui parla de Jacques, et ne consentit à ne retourner au château que quand la nuit fut tout à fait venue.

La marquise voulut soigner elle-même René ; des pleurs involontaires s’échappèrent de ses yeux en voyant sa blessure à peine fermée.

« Voilà un baume qui la guérira tout à fait, ma mère, dit René.

— Je voudrais bien ne pas le répandre, mon enfant, » répondit Béatrice en essuyant ses yeux humides.

Elle approcha un fauteuil du chevet de son fils, et, après être sortie quelques instants pour passer une robe de chambre, elle revint s’asseoir en face du jeune homme.

« Est-ce que vous allez rester là, ma mère ? demanda le jeune comte.

— Laisse-moi te regarder dormir, mon René ; et puis, si tu as besoin de quelque chose, je serai là.

— Oh ! ma mère, je vous en prie, allez vous reposer ; je ne dormirai pas si je vous sens là vous fatiguant pour moi ; je n’ai absolument besoin que de repos ; je vous en prie, laissez-moi.

— Non, cher enfant, je ne te quitterai pas ; vas-tu m’empêcher de faire ce que je veux ? »

René vit que toute instance était inutile, et se tut.

Le silence régna pendant assez longtemps dans la chambre ; René souffrait trop pour dormir ; sa mère ne le quittait pas du regard ; il essayait de dormir, mais le sommeil le fuyait.

Au bout d’une heure, il se tourna vers la marquise :

« Ma bonne mère, reprit-il, je m’endors, vous voyez, je me sens très-bien ; allez vous reposer aussi ; votre chambre est tout près de la mienne, je vous promets de vous appeler si j’ai besoin de vous ; allez, je vous en prie, aucun accident n’est à craindre ; soyez sans inquiétude, un blessé n’est pas un mourant. »

Béatrice voulut résister, René la supplia : elle céda enfin et regagna son appartement.