Deux chanceliers/02

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Deux chanceliers
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 169-197).
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DEUX CHANCELIERS

II.
UN MINISTRE NATIONAL ET UN DIPLOMATE FRONDEUR A SAINT-PETERSBOURG.[1]


I

Dans le développement prodigieux que prit l’empire des tsars depuis l’impulsion que lui avait donnée le génie de Pierre le Grand, on peut certes signaler plus d’un ministre des affaires étrangères russe dont le nom a le droit d’être recueilli par l’histoire. Ce n’était point par exemple un esprit ordinaire que ce comte Panine qui sut concevoir et faire accepter par différens états l’idée de la neutralité armée sur mer, et cela à une époque où la Russie commençait à peine à compter parmi les puissances maritimes de second ou de troisième ordre. Si dans cette conception hardie, aussi bien que dans les tentatives encore plus intéressantes de Panine pour limiter le pouvoir absolu des tsars par des institutions aristocratiques, il était permis de voir l’influence lointaine d’une origine italienne (les Panine descendent des Pagnini de Lucques), on ne saurait méconnaître par contre le caractère tout à fait indigène, grandement autochthone, d’un autre ministre fameux du même siècle, de ce chancelier Bestoujef dont Rulhière nous a retracé la figure profondément originale. Bestoujef, qui parlait parfaitement, feignait d’être bègue, et il eut le courage de simuler ce défaut pendant dix-sept ans. Dans ses conversations avec les ambassadeurs étrangers, il balbutiait de façon à ne pas être compris ; il se plaignait également d’être sourd, de ne pas saisir toutes les finesses de la langue française, et se faisait répéter mille fois la même chose. Il avait l’habitude d’écrire les notes diplomatiques de sa propre main d’une manière tout à fait illisible ; on les lui renvoyait, et il lui arrivait d’en dénaturer quelquefois la teneur. Tombé en disgrâce, Bestoujef recouvra immédiatement la parole, l’ouïe et tous les sens.

Bien différent est le type qu’a présenté pendant toute la première moitié de ce siècle le prédécesseur immédiat du prince Gortchakof, le chancelier des empereurs Alexandre Ier et Nicolas. Lié à l’Allemagne par son origine et ses intérêts de famille, n’ayant même jamais appris à parler la langue du pays dont il soignait les relations avec les autres puissances, le comte Charles-Robert de Nesselrode n’en a pas moins fourni une longue et laborieuse carrière à la satisfaction de ses deux augustes maîtres, et figuré avec honneur dans des congrès et conférences à côté des Talleyrand et des Metternich. Sans recourir aux subterfuges par trop asiatiques d’un Bestoujef, le comte Nesselrode connut et pratiqua toutes les roueries permises du métier, et peu d’hommes l’égalèrent dans l’art de conserver un air de dignité et d’aisance au milieu des situations les plus embarrassantes. Il sut changer de conduite sans trop changer de langage, et ménagea entre autres très délicatement la transition entre la politique peu favorable aux Grecs du tsar Alexandre Ier et les sympathies franchement philhellènes de son successeur. Pendant la dernière crise orientale, il mit toutes les ressources d’un esprit délié et subtil au service d’une cause dont il n’entrevoyait que les graves dangers, et dont le côté national et religieux lui échappait complètement. A l’encontre aussi de Bestoujef, et bien plus européen en ce sens comme en tant d’autres, M. de Nesselrode perdit dans sa disgrâce ou plutôt dans sa retraite, la plus grande partie de ses facultés et de ses vertus, et causa surtout une déception immense par ses mémoires posthumes, composés au déclin de l’âge et d’une insignifiance désespérante ; mais peut-être bien ne fut-ce là qu’un dernier trait d’habileté et une malice diplomatique de plus que de tromper à ce point la curiosité des profanes, et de laisser un récit aussi vide et peu instructif que possible d’une vie si bien remplie.

Aucun pourtant des hommes d’état russes qui viennent d’être nommés n’a été un grand ministre dans l’acception occidentale de ce mot ; aucun d’eux (pour ne prendre les comparaisons que dans des monarchies absolues) n’eut la situation d’un duc de Choiseul en France au siècle passé, l’autorité d’un prince Clément de Metternich en Autriche dans le siècle présent, ou bien seulement la notoriété et la popularité dont jouit actuellement le prince Gorchakof dans la Russie elle-même. Les Bestoujef, les Panine, les Nesselrode, étaient, on peut le dire, bien plus connus à l’étranger que dans leur propre pays, et les contemporains furent loin de leur attribuer la valeur que leur reconnut plus tard la postérité, grâce aux révélations posthumes des archives. Aucun d’eux ne fut porté au pouvoir par un courant d’opinion, ni soutenu dans son poste par la faveur publique ; aucun d’eux ne prétendit marquer son individualité, imprimer une direction personnelle aux affaires dont il avait la gestion. C’est que depuis Pierre le Grand jusqu’au règne actuel l’éclat du nom impérial en Russie reléguait dans l’ombre tout autre nom, et qu’à moins d’être un favori en titre ou un grand capitaine, tout serviteur d’état n’y passait que pour l’exécuteur subalterne d’une volonté unique et absolue. La politique extérieure surtout y était considérée comme du domaine exclusif du souverain, et la fixité même du système rendait en quelque sorte secondaire et indifférente la question des personnes chargées de le mettre en œuvre. Depuis Pierre le Grand en effet, le gouvernement russe a toujours eu dans ses relations avec l’Europe certaines traditions éprouvées par l’expérience, certains principes consacrés et dont il ne s’écartait guère. Le ministre des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg, quel que fût son nom, devait toujours travailler à augmenter le prestige russe parmi les populations chrétiennes de l’Orient, veiller au maintien de l’équilibre des forces entre l’Autriche et la Prusse, et étendre l’influence de son gouvernement parmi les états secondaires de l’Allemagne. À ces quelques règles, pour ainsi dire élémentaires et invariables, de la politique extérieure russe était venu s’ajouter, à partir de 1815, un principe international de conservation, une idée supérieure de solidarité entre les gouvernemens pour la défense de l’ordre établi, le sentiment des devoirs et des intérêts communs créés aux représentans de l’autorité monarchique en face des passions subversives nées de la révolution, et c’est cet ensemble des vues et des convictions des deux empereurs Alexandre Ier et Nicolas que le comte Nesselrode a eu pendant près d’un demi-siècle la mission de faire prévaloir dans tous les actes et documens émanés de la chancellerie de Saint-Pétersbourg.

Il a été dans la destinée du successeur du comte Nesselrode de rompre peu à peu avec tout cet ensemble de traditions et de principes et d’inaugurer pour l’empire des tsars, dans ses relations extérieures, une politique toute nouvelle. On peut discuter le mérite de cette politique, et en discuter d’autant plus longuement qu’elle est loin encore d’avoir porté tout son fruit ; ce qui est indiscutable, ce qui frappe à première vue, c’est que le prince Gortchakof a su attacher son nom à un changement de système qui marquera dans les annales diplomatiques de son pays, et se créer à lui-même, comme ministre des affaires étrangères de Russie, une situation toute personnelle, une place importante et telle que ne l’a jamais eue aucun de ses prédécesseurs. Alexandre Mikhaïlovitch n’est pas seulement le serviteur fidèle de son auguste maître ; il est le chef véritable de son département, le ministre dirigeant ; il accepte hautement sa part de responsabilité et surtout sa part d’éclat dans les différentes transactions de l’Europe. Phénomène également nouveau en Russie, ce ministre tient non pas seulement à la faveur de son souverain, mais bien aussi à celle de la nation ; il ménage l’opinion publique de son pays, il la soigne, il la flatte même parfois, et elle le paie de retour. Elle a eu ses momens d’engouement pour Alexandre Mikhaïlovitch, voire ses momens d’enthousiasme, — après les affaires de Pologne ; bien plus, elle l’a en quelque sorte pressenti et créé ; elle n’a point été pour peu dans l’élévation du plénipotentiaire de Vienne à la haute position laissée vacante par le comte Nesselrode au mois d’avril 1856.

En 1815, lors de son retour triomphal du congrès de Vienne, Alexandre Ier put distinguer à son gré, entre tant d’hommes célèbres qui formaient alors l’état-major de la diplomatie russe, le membre le moins connu et le plus humble de ce corps illustre ; écartant les Capo d’Istria, Pozzo di Borgo, Ribeaupierre, Razoumovsky, Stakelberg, d’Anstett, il lui fut loisible de confier la direction de la politique extérieure à un gentilhomme allemand originaire de Westphalie, né à Lisbonne et Russe seulement par naturalisation. En 1856, après le congrès de Paris, le choix du prince Gortchakof au même poste fut, nous ne dirons pas imposé, mais certainement indiqué à l’empereur Alexandre II par la voix du peuple ou, si l’on aime mieux, par cette voix des salons qui ne laissait pas à ce moment de prendre de plus en plus un accent populaire. Aussi dès son début à l’hôtel de la place du Palais l’ancien élève de Tsarskoë-Sélò se distingua-t-il par des allures libérales et des avances faites à l’esprit public qui durent parfois bien étonner son prédécesseur encore en vie, et en possession du titre honorifique de chancelier. Pour la première fois, un ministre russe eut des « mots » non-seulement pour les salons, mais pour les salles de lecture et les bureaux des journalistes, de ces mots qui allèrent droit au cœur de la grande dame et du gentilhomme campagnard, de l’humble étudiant et du superbe officier de la garde. Son aphorisme sur l’Autriche[2] fit le tour de toutes les Russies ; un autre aphorisme, emprunté à une circulaire, vint bientôt transporter la nation : la phrase célèbre sur « la Russie qui ne boude pas, mais qui se recueille, » semblait être dictée par l’âme même du peuple et lui arracha un cri d’enthousiasme. C’était alors, on s’en souvient, le réveil de l’esprit russe après une longue période de compression ; les journaux, les recueils périodiques inauguraient leurs joyeux ébats ; les écrivains, les hommes de lettres, commençaient à prendre une importance auparavant inconnue : Alexandre Mikhaïlovitch, le diplomate qui a de tout temps montré du goût et de la sympathie pour la littérature russe, l’ancien condisciple de Pouchkine, passa pour l’homme d’état patriote aux yeux des Pogodine, des Axakof, des Katkof, etc. On lui connaissait une grande haine pour l’Autriche, un penchant prononcé pour l’alliance française, et la nation, qui partageait également et jusqu’à l’exaltation ces deux sentimens, salua en lui le ministre national par excellence. Rapprochement étrange, bien fait pour démontrer l’inanité des mots et l’instabilité des choses d’ici-bas, c’est comme le partisan le plus décidé de l’empire des Habsbourg que M. de Bismarck, que le futur vainqueur de Sadowa fit son entrée dans le cénacle des diplomates, et de même ce fut l’ennemi implacable des Allemands et l’ami chaleureux des Français qu’exaltaient surtout en 1856 les Russes dans la personne de leur vice-chancelier, de l’homme d’état qui plus tard, par une politique d’omission et de commission, devait favoriser comme nul autre le démembrement de la France et la constitution d’une Allemagne plus grande, plus puissante et plus redoutable que ne l’a jamais connue l’histoire des siècles passés !… Il est vrai que par les « Allemands » la Russie de 1856 entendait principalement les Autrichiens[3], et que dans la France d’alors elle admirait surtout un certain absolutisme aux instincts démocratiques qui se montrait tout pénétré des malheurs de l’Italie, qui faisait profession de sympathiser avec la Roumanie, la Serbie, le Monténégro, et qui n’avait pas encore prononcé le nom funeste de la Pologne.

« Tranquillisez-vous, avait dit l’empereur des Français à M. de Cavour au mois d’avril 1856, après la clôture du congrès de Paris, tranquillisez-vous, j’ai le pressentiment que la paix actuelle ne durera pas longtemps[4]. » Le prince Gortchakof avait sans nul doute le même pressentiment et peut-être bien quelques données encore plus positives à cet égard. La pensée de « faire la guerre pour une idée, » la pensée d’affranchir l’Italie s’était dès lors fixée dans l’esprit de Napoléon III ; au moment de signer le traité de Paris « avec une plume d’aigle, » il laissait planer déjà son regard voilé et rêveur sur les plaines classiques de la Lombardie. Or, pour l’entreprise que méditait la France contre l’Autriche, et où il était à peine permis de compter sur une neutralité ombrageuse de l’Angleterre, il fut jugé utile de se ménager de bonne heure l’amitié de la Russie et de la Prusse. La Prusse était sortie bien amoindrie de la crise orientale avec sa politique de « la main libre ; » l’Angleterre, l’Autriche et la Turquie avaient même eu peu de goût à l’admettre aux honneurs du congrès. Le président du conseil de Berlin, M. de Manteuffel, avait dû longtemps faire antichambre pendant que les plénipotentiaires de l’Europe étaient déjà en pleine délibération, et ce n’est que sur les instances de l’empereur des Français que l’envoyé prussien fat enfin admis. Napoléon III tint absolument en 1856 à laisser reprendre son rang en Europe à cette Prusse qui quatorze ans plus tard devait le détrôner ! Quant à la Russie, il a été déjà parlé des politesses et des cordialités dont le comte Orlof a été l’objet de la part de la France pendant tout le temps du congrès. Depuis lors, dans les arrangemens successifs des diverses difficultés que fit surgir l’exécution de quelques-unes des clauses du traité de Paris (Bolgrad, île des Serpens, navigation du Danube, etc.), on vit les argumens ou les interprétations du plénipotentiaire russe appuyés presque constamment par le plénipotentiaire de la France. Dans les différentes et nombreuses conférences et commissions qui se suivirent en ces années 1856-1859 pour le règlement des questions pendantes, la distribution des voix fut presque invariablement celle-ci : l’Angleterre et l’Autriche d’un côté, et de l’autre la France, la Russie et la Prusse[5]. Le prince Gortchakof se prêta de bonne grâce à toutes ces prévenances du cabinet des Tuileries. Par exemple, il ne fut pas assez complaisant pour le suivre dans une campagne de remontrances contre le gouvernement de Naples, campagne entreprise de concert avec le cabinet de Saint-James, à la suite des fameuses lettres adressées à lord Aberdeen par M. Gladstone sur le régime du roi Ferdinand II. Une pareille ingérence dans les affaires intérieures d’un état indépendant ne parut pas bien correcte aux yeux du successeur du comte Nesselrode ; mais il fut d’autant plus empressé à seconder l’empereur Napoléon III dans ses généreux desseins toutes les fois qu’il s’agissait d’améliorer le sort des populations chrétiennes dans l’empire ottoman, d’augmenter leur autonomie, et, comme on le disait alors, de réformer le Turc. « Pour réformer le Turc, opinait méchamment M. Thouvenel, l’ambassadeur de France à Constantinople, il faudrait d’abord commencer par l’empaler ; » on commença du moins par lui appliquer la question du hatt-houmayoum, par l’interroger sur ses intentions en faveur des raïas de la Bosnie, de la Bulgarie et de l’Herzégovine, et par agacer passablement avec tout cela les cabinets de Vienne et de Londres. Bien plus grande fut naturellement la sollicitude pour les états vassaux du bon padishah, pour la Moldavie, la Valachie, la Serbie et le Monténégro ; ces états avaient déjà une demi-indépendance, on fit le possible pour la rendre entière.

Le petit prince du Monténégro, ancien protégé et salarié de l’empereur Nicolas, était venu visiter le souverain de la France après la paix de Paris, et eut dès son retour des démêlés avec le sultan, à la suite desquels l’Algésiras et l’Impétueuse parurent devant Raguse. Des vaisseaux français dans les eaux d’Orient pour menacer la Turquie, à la grande mortification de l’Angleterre et de l’Autriche, aux grands applaudissemens de la Russie, et tout cela deux ans à peine après la guerre de Crimée ! .. Le spectacle ne manquait pas assurément d’originalité et préparait le monde à une série de surprises. Vers le même temps, la Serbie venait de chasser le prince Alexandre Kara Géorgevitch, et de rappeler au trône le vieux Miloch Obrenovitch. La Porte protesta, l’Angleterre et l’Autriche se joignirent à la protestation ; mais, grâce aux efforts communs de la Russie et de la France, on finit par donner raison à l’assemblée nationale serbe, dont le principal grief contre le prince dépossédé fut d’avoir montré trop de sympathie pour les alliés dans la guerre de 1853 ! — La question des principautés danubiennes présenta un côté tout autrement grave et tout autrement piquant aussi. La France et la Russie avaient plaidé au congrès de Paris pour l’union complète de la Moldavie et de la Valachie ; les autres puissances s’y étaient opposées, et, de guerre, lasse, on était tombé d’accord pour accepter une combinaison qui assimilait complètement l’administration dans les deux pays, tout en maintenant leur séparation. C’était, comme plus tard en Italie, le projet de confédération opposé à celui d’unité ; mais alors aussi fut donné sur les bords du Danube le premier exemple de cette stratégie nationale qui devait bientôt se produire sur une plus vaste échelle dans la Toscane et l’Emilie. La double élection du prince Couza fut en effet le premier essai de cette diplomatie populaire qui plus tard, dans les affaires italiennes, se plaisait si souvent à confondre les combinaisons de hauts plénipotentiaires et hauts contractans, et venait proclamer à la face du monde un fait accompli de par le suffrage de la nation. — Les votes populaires annulant les arrangemens de la diplomatie, et l’accord de la France et de la Russie pour respecter ces votes, ce sont là les deux traits saillans de la politique dans ces années 1856-1859, politique que l’opinion libérale de l’Europe accueillait avec faveur sans trop s’étonner d’une pareille concordance de vues entre les cabinets des Tuileries et de Saint-Pétersbourg sur ce terrain même d’Orient encore chaud des boulets de la guerre, sur ce terrain d’où la Russie avait dû d’abord, dans la pensée des alliés de 1853, être complètement exclue, et où elle reprenait maintenant influence et racine, modestement il est vrai, et sous l’ombre protectrice de la France.

Vinrent enfin les complications italiennes, et le gouvernement du tsar multiplia les témoignages de ses bons rapports avec le cabinet des Tuileries. « Nos relations avec la France sont cordiales, » répondit le prince Gortchakof à lord Napier, charge par son gouvernement de sonder les dispositions de la Russie dans des occurrences aussi graves. L’Angleterre faisait alors des efforts considérables pour empêcher la guerre d’Italie d’éclater ; lord Cowley, envoyé avec un certain fracas en mission à Vienne, s’évertuait à découvrir les bases possibles d’un accommodement, et déjà le cabinet de Saint-James se flattait de l’espoir d’avoir enchaîné la tempête, quand le prince Gortchakof vint subitement proposer un congrès, et prononcer ce mot fatal qui alors, comme si souvent depuis, ne fut que le signal de la rupture. Un congrès ! un traité de paix avant toute hostilité, la gloire du triomphe sans le péril de la victoire, — ce fut là l’éternel hysteron-proteron de l’idéologie napoléonienne, ce fut là la chimère poursuivie par le rêveur de Ham dans la question de la papauté, dans la question de Pologne et de Danemark, et jusque dans la catastrophe de 1870 après la déclaration de guerre, et il est curieux de voir le prince Gortchakof colporter ici le premier un remède que la France impériale devait si souvent recommander encore pour tous les maux chroniques de l’Europe[6]. Le chef du gouvernement anglais, le vieux comte Derby, se plaignit amèrement de l’affreux tour que lui avait joué la proposition venue de Saint-Pétersbourg, et l’on n’a jamais douté en Angleterre qu’elle n’eût été amenée par un coup de télégraphe parti de Paris. Non moins serviable pour la France se montra le vice-chancelier russe dans sa circulaire du 27 mai 1859, où il s’efforçait de calmer l’ardeur belliqueuse des états secondaires de l’Allemagne, et c’est dans cette dépêche célèbre qu’il fit la judicieuse démonstration ainsi que l’éloge mérité de la « combinaison purement et exclusivement défensive » du Bund, combinaison salutaire qui permettait de localiser une guerre devenue inévitable, « au lieu de la généraliser et de donner à la lutte un caractère et des proportions qui échappent à toute prévision humaine. »

Napoléon III descendit dans les plaines de la Lombardie ; l’Autriche fut vaincue à Magenta et à Solferino, et la Russie put savourer sa première vengeance du Habsbourg ingrat qui l’avait « trahie » devant Sébastopol. L’année d’après, à la suite de l’annexion de la Savoie, lord Russell vint faire la déclaration solennelle au parlement que son pays « ne devait pas se séparer du reste des nations de l’Europe, qu’il devait être toujours prêt à agir avec les divers états, s’il voulait ne pas redouter aujourd’hui telle annexion et demain entendre parler de telle autre. » Ce fut là l’oraison funèbre de l’alliance anglo-française : quatre ans après la guerre de Crimée, la France avait perdu l’un et l’autre de ses deux grands alliés dans la crise d’Orient, et ce n’est pas la Russie qui songeait à s’en plaindre. Elle ne protesta point contre l’annexion de la Savoie, elle déclara même n’y voir qu’une « transaction régulière ; » mais elle profita du moment pour faire sa rentrée dans la politique européenne et pour remettre sur le tapis la question… de l’empire ottoman ! Le 4 mai 1860, le prince Gortchakof convoquait chez lui les ambassadeurs des grandes puissances afin d’examiner avec eux la situation « douloureuse et précaire » des chrétiens de la Bosnie, de l’Herzégovine et de la Bulgarie, et bientôt une circulaire du vice-chancelier (20 mai) insista pour la réunion d’une conférence afin de remanier les stipulations établies par le traité de Paris. « Le temps des illusions est passé, s’écriait dans cette circulaire Alexandre Mikhaïlovitch ; toute hésitation, tout ajournement, amèneraient de graves inconvéniens, » et il s’emparait même de l’affranchissement récent de l’Italie comme d’un argument pour l’indépendance future des populations qui éveillaient toute sa sollicitude : « les événemens accomplis à l’occident de l’Europe ont retenti dans tout l’Orient comme un encouragement et comme une espérance ! .. » Ainsi, quatre ans à peine après le traité de Paris, la Russie revenait de nouveau parler au monde du « malade, » et, pour le faire, elle ne s’abritait plus, comme dans les conférences et commissions de 1856-59, sous la protection et le langage de la France, elle allait toute seule et prenait l’initiative du débat !

Ce n’est pas assez : dans cette seule année 1860, le cabinet de Saint-Pétersbourg devait regagner presque tout le terrain perdu depuis la guerre de Crimée ; ce fut une année de grâce particulière pour la Russie, car ce fut une année de méfiance universelle contre la France. L’acquisition de la Savoie, le spectacle étrange et profondément immoral qu’offraient les négociations de ce traité de Zurich, déchiré avant même d’être signé, les annexions piémontaises en Italie, l’expédition de Garibaldi en Sicile, le « droit nouveau » dont parlaient en France les journaux officieux, et la fameuse brochure sur le Pape et le Congrès, avaient jeté l’alarme et éveillé au plus haut degré les inquiétudes de l’Europe. Lord Palmerston déclarait « ne plus vouloir donner une main à l’ancien allié qu’en tenant l’autre sur le bouclier de la défense, » et il armait ses volontaires. La Suisse se démenait tumultueusement ; le National-Verein jurait de mourir pour la défense du Rhin, et il n’est pas jusqu’à ces honnêtes et paisibles Belges qui ne crussent devoir affirmer dans une adresse au roi que, « si leur indépendance était menacée, ils sauraient se soumettre aux plus dures épreuves. » Au-dessus de ces frayeurs populaires s’agitaient les conciliabules des souverains : les princes allemands se réunissaient à Bade, et l’empereur des Français crut opportun de les surprendre en quelque sorte au milieu de leurs délibérations en faisant ce « rapide voyage » dont le Moniteur promettait de « très heureux résultats. » — « Il ne fallait rien moins que la spontanéité d’une démarche aussi significative, ajoutait la feuille officielle, pour faire cesser ce concert unanime de bruits malveillans et de fausses appréciations. En effet, l’empereur, en allant expliquer franchement aux souverains réunis à Bade combinent sa politique ne s’écartait jamais du droit et de la justice, a dû porter dans des esprits aussi distingués et aussi exempts de préjugés la conviction que ne manque pas d’inspirer un sentiment vrai expliqué avec loyauté. » Il paraîtrait cependant que la conviction ne l’avait pas emporté complètement sur les préjugés, car, à la suite de la réunion de Bade, il y en eut une autre à Tœplitz, entre l’empereur d’Autriche et le prince-régent de Prusse, où l’on convint encore d’une troisième qui devait avoir lieu à Varsovie avec l’empereur de Russie, — et le tsar accepta le rendez-vous.

« Ce n’est pas de la coalition, c’est de la conciliation que je vais faire à Varsovie, » déclarait l’empereur Alexandre II à l’ambassadeur français, M. le duc de Montebello, dont le gouvernement fut naturellement bien ému de la tournure que prenaient les choses. Les formes conciliantes, ne manquèrent pas en effet à la dépêche par laquelle le prince Gortchakof « invitait le gouvernement français à lui faire connaître dans quelle mesure il croirait pouvoir seconder les efforts qu’allait tenter la Russie pour prévenir la crise dont l’Europe était menacée ; » mais, si polies que fussent ces formes, elles ne cachaient pas moins une légère sommation de s’expliquer. Le cabinet des Tuileries répondit par un mémorandum où il prenait avant tout « l’engagement catégorique de ne donner aucun appui au Piémont dans le cas où l’Autriche serait attaquée en Vénétie. » Les cabinets de Vienne et de Berlin firent leurs remarques sur plusieurs points du mémorandum français, et les adressèrent… au vice-chancelier russe, qui les transmit à Paris avec la demande de nouveaux éclaircissement plus explicites et plus rassurans. Somme toute, aucun résultat positif ne sortit de cette rencontre des trois souverains du nord qui un moment avait causé de très vives appréhensions à la France. C’est que l’empereur Alexandre n’était au fond allé à Varsovie que dans un intérêt tout particulier ; il n’y avait voulu faire ni de la coalition, ni de la conciliation, il avait voulu faire tout simplement un acte d’influence, la démonstration de sa force. Il était flatté de voir ces souverains, ces princes allemands, venir dans l’ancienne capitale de la Pologne pour y délibérer sur la situation générale et y recevoir le mot d’ordre : cela rappelait les beaux jours de l’empereur Nicolas. D’un autre côté, la Russie était bien aise aussi de faire sentir à la France tout le prix de son amitié, de lui faire comprendre que ses services avaient maintenant leur valeur beaucoup plus grande, peut-être même leur tarif… Les pièces habiles qui émanèrent successivement dans ces années 1856-60 de la chancellerie de Saint-Pétersbourg indiquent d’une façon très plastique la marche toujours ascendante de la Russie depuis la paix de Paris. Dans la première de ces circulaires célèbres, elle déclarait « ne point bouder, mais se recueillir ; » dans la seconde, à l’occasion des complications italiennes, elle sortait déjà « de la réserve qu’elle s’était imposée depuis la guerre de Crimée. » Après l’annexion de la Savoie, « sa conscience lui reprochait de garder plus longtemps le silence sur l’état malheureux des chrétiens en Orient,… etc. » Enfin dans ce mois d’octobre 1860 elle est le porte-voix des intérêts généraux de l’Europe, l’intermédiaire qui demande des explications au cabinet des Tuileries. Protégée modeste de la France et pleine de « réserves » jusqu’à la guerre d’Italie, elle monte en 1859 au rang d’une « amie précieuse, » pour devenir après l’entrevue de Varsovie l’alliée importante et presque indispensable, — une alliée bien résolue à ne plus accepter de rôle secondaire, à garder sa place d’influence marquée, à se faire une large part dans les grandes combinaisons de l’avenir.

Assurément la politique décousue, indécise et éternellement contradictoire de l’empereur Napoléon III faisait beau jeu à la Russie ; mais il est juste de reconnaître que le prince Gortchakof ne laissa échapper aucune chance de la fortune, et que sans créer les événemens il sut admirablement les mettre à profit. La supériorité de l’homme d’état se révèle surtout par la mesure qu’il a su garder dans sa « cordialité » et jusque dans sa vengeance, par l’esprit prévoyant qu’il ne cessa de conserver au milieu même des entraînemens du succès. Il n’est pas douteux par exemple que les avertissemens de la Russie après la bataille de Solferino, les craintes qu’alors elle exprima soudain de ne pouvoir plus longtemps contenir l’Allemagne dans son ardeur à venir au secours de l’Autriche, n’aient contribué pour beaucoup à la paix hâtive de Villafranca, et, si funeste que fût cet événement au point de vue des intérêts de la France et même de l’Autriche, on ne saurait nier que la Russie y a trouvé parfaitement son compte. En effet, l’exécution complète du programme « des Alpes jusqu’à l’Adriatique » eût probablement donné une tout autre tournure aux affaires italiennes, eût certainement rendu possible dans l’avenir une réconciliation sincère entre la France et l’Autriche, tandis que la demi-solution ébauchée par la paix de Villafranca, en laissant toutes les questions en suspens, ne pouvait qu’envenimer les rapports des deux belligérans et rendre l’amitié russe d’autant plus précieuse à la France. D’un autre côté, cette campagne de Lombardie, tout en donnant satisfaction aux rancunes moscovites nées de la guerre d’Orient, fut encore loin de détruire un des éléments fondamentaux de la politique traditionnelle des tsars par rapport à l’Allemagne : malgré la perte du Milanais, l’Autriche conservait sa situation intacte au centre de l’Europe, y faisait contre-poids à la Prusse, et l’entrevue de Varsovie venait de prouver que l’influence russe parmi les états germaniques n’avait point certes diminué.

Non moins circonspect et habile se montra le vice-chancelier russe à ne pas trop compromettre, dans ses connivences avec l’empereur Napoléon III pendant ces années 1856-60, certains principes généraux de conservation qui avaient fait la grandeur et la force du règne de Nicolas. Sans doute en Serbie, dans les principautés danubiennes, Alexandre Mikhaïlovitch ne fut pas d’une orthodoxie rigoureuse, et souffrit que des votes populaires y vinssent annuler les arrangemens stipulés par les traités ; mais par rapport à ces pays d’Orient la Russie s’est de tout temps permis mainte licence politique. Dans les affaires d’Occident par contre, le prince Gortchakof eut soin de rester autant que possible dans les traditions et de ne pas trop verser dans le « droit nouveau. » Il laissait les journaux et les écrits périodiques de Moscou et de Saint-Pétersbourg s’enorgueillir à leur aise de ce que la Russie contribuait puissamment à la délivrance des peuples et au triomphe des nationalités : pour lui, dans les documens datés de sa chancellerie, il se garda bien de tous ces néologismes et persévéra dans la terminologie consacrée par le vieux langage diplomatique. Dans ces documens, il n’était point parlé des aspirations nationales ni des votes populaires, lorsque le Milanais et la Savoie changèrent de maîtres : aux yeux du vice-chancelier russe, c’étaient tout simplement des faits de guerre, « des transactions régulières. » Encore moins songea-t-il à faire de la propagande révolutionnaire à l’étranger et à s’associer au commerce d’exportation que, selon une remarque malicieuse d’alors, Napoléon III avait entrepris avec les idées libérales. Il déclina catégoriquement toute participation aux remontrances adressées au roi de Naples, et déclara dans sa circulaire du 22 septembre 1856 « que vouloir obtenir d’un souverain des concessions quant au régime intérieur de ses états par voie comminatoire ou par des démonstrations menaçantes, c’était se substituer violemment à son autorité, gouverner à sa place et proclamer sans fard le droit du fort sur le faible. » — Enfin dans sa fameuse note au prince Gagarine du 10 octobre 1860, il tança vertement le gouvernement sarde pour sa conduite dans l’Emilie, la Toscane, les duchés de Parme et de Modène, et s’éleva avec force contre ces dépossessions de princes et ces annexions de provinces que six ans plus tard il devait tolérer, favoriser même en Allemagne. « Ce n’est plus, disait-il dans la dépêche au prince Gagarine, une question d’intérêts italiens, mais d’intérêts généraux, communs à tous les gouvernemens ; c’est une question qui se rattache directement à ces lois éternelles sans lesquelles ni l’ordre, ni la paix, ni la sécurité ne peuvent exister en Europe. » Il railla finement ces Jenner de la politique qui recommandaient la vaccine de l’anarchie pour lui ôter son caractère pernicieux et prétendaient retirer les armes à la démagogie en s’appropriant son bagage : « la nécessité où le gouvernement sarde prétend se trouver de combattre l’anarchie ne le justifie point, puisqu’il ne fait que marcher avec la révolution pour en recueillir l’héritage. » — En un mot, le vice-chancelier russe profita avec une dextérité prodigieuse des bonnes dispositions de la France et bien plus encore de ses fautes, sans jamais lui sacrifier la volonté, les convenances et les principes de son propre gouvernement ; il se servit de l’empereur Napoléon III sans trop le servir, et surtout sans jamais s’asservir à un ordre d’idées où la Russie pouvait trouver quelque déception. Pour le bien de la Russie, pour le bonheur de l’Europe, il eût été à désirer que le prince Gortchakof eût gardé plus tard, dans son intimité avec la Prusse, un peu de cette mesure et de cet égoïsme intelligent dont il a fait preuve d’un manière si supérieure lors de son intimité avec la France. « Pour s’aimer, il faut rester deux, » a dit le grand théologien du moyen âge au sujet de ce que ces siècles de foi appelaient l’amour divin, les rapports de l’âme humaine avec son céleste créateur ; le précepte est assurément bien plus à recommander encore dans les rapports beaucoup moins mystiques entre les puissances de la terre, et le vice-chancelier russe ne l’a point oublié pendant cette première période de son ministère, durant ces années de « cordialité » avec le cabinet des Tuileries. Ce n’est que dans la seconde période que le cœur chez Alexandre Mikhaïlovitch commença de l’emporter sur la raison d’état, et que l’amour pour M. de Bismarck prouva être plus fort que le monde, plus -fort même que la Russie et ses intérêts bien entendus…


II

Pendant que le prince Gortchakof recueillait ainsi les fruits de sa politique « française, » parmi lesquels celui de la vengeance tirée de l’Autriche ne fut pas à coup sûr le moins doux ni le moins savoureux, son ancien collègue de Francfort, devenu représentant de la Prusse près la cour de Russie se consumait à ses côtés dans la fièvre langoureuse d’un homme d’action entravé par l’honnête ineptie. Il était arrivé à Saint-Pétersbourg au printemps de l’année 1859, trois mois après la fameuse réception du jour de l’an faite à M. de Hübner par l’empereur Napoléon III ; les complications italiennes étaient en train d’aboutir, et le vice-chancelier russe se prêtait à toutes les habiletés diplomatiques qui, selon le désir du cabinet des Tuileries, devaient pousser l’empereur François-Joseph à la déclaration de la guerre. Le nouveau plénipotentiaire de la Prusse près la cour de Saint-Pétersbourg n’eut pas un moment de doute sur la conduite que son gouvernement devait tenir dans des occurrences si propices. C’est de ce temps (12 mai 1859) que date sa dépêche confidentielle à M. de Schleinitz, où il recommandait la rupture avec le Bund, le procédé radical par le fer et le feu, ferro et igne. Il avait fait l’année précédente un voyage à Paris, il avait eu l’occasion de s’aboucher avec l’empereur des Français et de reconnaître ses bonnes dispositions pour la Prusse, les vœux étonnans qu’on faisait aux Tuileries pour la grandeur et la prospérité de la patrie de Frédéric II et de Blücher. Au mois de novembre de cette même année 1858, Napoléon III avait chargé le marquis Pepoli, alors en route pour Berlin, de bien représenter au Hohenzollern tous les avantages qu’il trouverait dans une rupture avec l’Autriche : « En Allemagne, avait dit l’empereur des Français, l’Autriche représente le passé, la Prusse représente l’avenir ; en s’enchaînant à l’Autriche, la Prusse se condamne à l’immobilité ; elle ne peut s’en contenter : elle est appelée à une plus haute fortune ; elle doit accomplir en Allemagne les grandes destinées qui l’attendent et que l’Allemagne attend d’elle[7]. » Ainsi pensait le futur prisonnier de Wilhemshöhe à la veille de Magenta et de Solferino, et « son excellence le lieutenant » ne trouvait certes rien à objecter contre un si magnifique programme ; mais ces bons ministres de l’ère nouvelle à Berlin n’avaient malheureusement pas la moindre notion du « droit nouveau, » et il ne fut pas jusqu’au prince-régent lui-même, qui ne parlât encore que de conquêtes purement morales. On était même à se demander à Potsdam si l’on ne devait pas assister l’Autriche, si l’on n’avait pas d’obligations fédérales envers l’empereur François-Joseph ! .. Le Samson de la Marche se débattit en vain dans les liens que lui imposaient les « Philistins de la Sprée, » et la guerre d’Italie devint sa Dalila : c’est de cette époque en effet que date la calvitie tant renommée du chancelier actuel d’Allemagne.

Il est intéressant d’étudier dans les lettres intimes à Malvina l’état d’esprit de M. de Bismarck pendant ces années 1859-1860. Au commencement des hostilités, et désespérant évidemment de voir son gouvernement adopter la ligne de conduite qu’il n’avait cessé de lui recommander, il quitte son poste, s’en va à Moscou visiter le Kremlin, passe une journée agréable dans une villa, d’autant plus agréable « qu’on a le sentiment d’y être à l’abri du télégraphe. » La nouvelle d’une grande bataille livrée en Lombardie (Magenta) le fait néanmoins revenir à Saint-Pétersbourg. « Il y aura peut-être quelque chose à faire pour les diplomates. » A Saint-Pétersbourg, il apprend les velléités étranges qu’on a maintenant à Berlin d’intercéder pour l’Autriche, de mobiliser les armées fédérales, et il en conçoit les plus grandes appréhensions pour son pays. Il en tombe malade ; un cas d’hépatite des plus graves met ses jours très sérieusement en danger. « On m’a couvert tout le corps d’innombrables ventouses grandes comme des soucoupes, de sinapismes et de vésicatoires tout à fait démesurés, et j’étais déjà à moitié du chemin vers un monde meilleur quand je parvins à convaincre mes médecins que mes nerfs sont détraqués par huit ans de chagrins et d’excitations sans répit (les huit années de Francfort !) et qu’en continuant à m’affaiblir ils me conduiront au typhus ou à l’imbécillité. Mon bon naturel a fini par l’emporter, grâce surtout à quelques douzaines de bouteilles de bon vin. »

Le bon naturel n’en resta pas moins chagrin et morose, et deux mois plus tard il avoue qu’il n’eût pas été fâché d’en finir alors avec la vie. L’Autriche était vaincue, il est vrai, elle avait perdu deux grandes batailles et une province des plus riches ; mais la Prusse n’a retiré aucun avantage matériel, palpable, de ce désastre du Habsbourg, et le chevalier de la Marche n’était pas homme à nourrir, comme son ami Alexandre Mikhaïlovitch, une haine purement platonique. Il se consolait pourtant par la pensée que la paix de Villafranca n’était qu’une trêve, : « vouloir dans l’état actuel réconcilier sérieusement l’Autriche avec la France, c’est travailler à la quadrature du cercle. » — « Je tâcherai, écrit-il à l’approche de l’automne 1859, de me blottir dans ma peau d’ours et de me laisser couvrir par la neige ; au dégel du mois de mai prochain, je verrai ce qui restera de moi et de nos, affaires ; si c’est trop peu, je ferai un règlement de compte définitif avec la politique. » Le mois de mai prochain apporte des événemens graves ; l’annexion de la Savoie devient le signal des grandes méfiances de l’Europe dont il a été parlé plus haut ; mais le cabinet de Berlin persiste dans ses anciens erremens, et le prince-régent a, en juillet, une entrevue avec l’empereur François-Joseph à Tœplitz. « J’apprends, écrit le représentant de la Prusse près la cour de Saint-Pétersbourg avec un dépit non déguisé, que nous avons été rasés à Tœplitz, splendidement rasés ; nous nous sommes laissé prendre à la bonhomie viennoise. Et tout cela pour rien, pas même le moindre plat de lentilles… » Enfin au mois d’octobre, après Castelfidardo et la conquête du royaume de Naples, le cabinet de Berlin adresse une note énergique à M. de Cavour sur la conduite de la maison de Savoie dans la péninsule italienne. La note établit que « c’est uniquement dans la voie légale des réformes et en respectant les droits existans qu’il est permis à un gouvernement régulier de réaliser les vœux légitimes des nations, » et se termine par le passage qui suit : « appelés à nous prononcer sur les actes et les principes du gouvernement sarde, nous ne pouvons que les déplorer profondément, et nous croyons remplir un devoir rigoureux en exprimant de la manière la plus explicite et la plus formelle notre désapprobation et de ces principes et de l’application qu’on a cru pouvoir en faire. » On se doute de la mauvaise humeur que de pareilles naïvetés durent causer au futur destructeur du Bund, au futur spoliateur du Danemark, du Hanovre et de tant d’autres états. Il songe de nouveau à quitter la carrière ; il est résolu dans tous les cas à « s’en tenir à la situation d’un naturaliste observateur » vis-à-vis de la politique monstrueuse qu’on fait à Berlin. Il est tout étonné du scandale que cause sur les bords de la Sprée la publication du Journal posthume de M. de Varnhagen, journal plein de révélations piquantes sur la cour de Prusse. « Pourquoi tant s’indigner ? n’est-ce pas pris sur le vif ? Varnhagen est vain et méchant, mais qui ne l’est point ? Le tout ne dépend-il pas de la manière dont la nature a mûri notre vie ? Selon que nous avons eu des piqûres de vers, de l’humidité ou du soleil, nous voilà doux, aigres ou pourris. »

Cela ne l’empêcha point toutefois de cultiver soigneusement pendant ces années 1859-1860 ses relations avec le monde politique de Saint-Pétersbourg, de s’y enraciner et d’attacher par mille liens la fortune de son pays à cette amitié de la Russie dont il comprenait tout le prix. La position des représentans de la Prusse a été de tout temps exceptionnelle à Saint-Pétersbourg ; grâce à l’étroite parenté des deux cours, ils jouissaient au Palais d’Hiver d’une confiance et d’une intimité que n’y obtenaient presque jamais les envoyés des autres états. M. de Bismarck sut ajouter à toutes ces conditions favorables l’influence de son mérité personnel et de la bonne renommée qu’il s’était acquise, au point de vue russe, pendant son long séjour à Francfort. Ses voyages antérieurs en Courlande l’avaient fait connaître et aimer par la noblesse allemande des provinces baltiques, par les Keyserlingk, les Uxküll, les Nolde, les Brewern, etc., toujours si influens à la cour, à la chancellerie et dans la diplomatie russe. « Les premiers prophètes de la grandeur future de M. de Bismarck, dit un écrivain très au fait de la société de Saint-Pétersbourg, les premiers qui prédirent la mission providentielle qui lui était réservée en Germanie, furent peut-être ces barons de la Courlande et de la Livonie, chez lesquels le chancelier actuel d’Allemagne était venu si souvent passer la saison de chasse, partager leurs amusemens, leurs banquets et leurs conversations politiques[8]. » Le représentant de la Prusse près la cour de Saint-Pétersbourg se garda toutefois de trop s’abandonner à ce penchant pour les Courlandais et les Livoniens ; il eut soin de faire dans ses affections, ou du moins dans ses démonstrations, la part la plus grande à la Russie russe, à la Moscovie autochthone (nastaïastchaïa). Cet enthousiasme pour les mœurs et le génie des « Scythes, » cet amour pour la « peau d’ours et le caviar » fut-il bien sincère ? Il est peut-être permis d’en douter ; il est permis de supposer que l’homme qui, au nom de sa supériorité germanique, a tant de fois et hautement exprimé son dédain pour les Welches et les Latins, éprouve au fond un mépris plus grand encore pour cette race slave que tout bon Allemand fait rimer avec esclave[9]. Quoi qu’il en soit, jamais ambassadeur étranger sur les bords de la Neva n’a eu autant de dévotion que le chevalier de la Marche pour les étoiles polaires, n’y a poussé aussi loin que lui la passion de la couleur locale. Il la poussa jusqu’à entretenir dans sa maison plusieurs petits oursons qui (comme autrefois les renards à Kniephof) venaient, à l’heure du dîner, bondir dans la salle à manger, déranger agréablement les convives, lécher la main du maître et « pincer le mollet aux domestiques[10]. » Nemrod émérite, il ne manqua aucune expédition contre le roi noir des forêts boréales ; il ne négligeait pas d’endosser à ces occasions le costume de chasse moscovite, et l’attelage à la russe lui est demeuré cher jusqu’à présent et jusque dans les rues de Berlin. Il affectait également de s’intéresser beaucoup au mouvement littéraire du pays ; il eut un professeur de russe dans sa maison, et il en apprit assez pour pouvoir donner des ordres à ses gens dans leur idiome natal, pour surprendre même un jour délicieusement l’empereur Alexandre par quelques phrases prononcées dans la langue de Pouchkine.

Les Russes ne purent faire que l’accueil le plus cordial à un diplomate qui se montrait si épris de leurs us et coutumes, de leurs plaisirs et de leurs « particularités, » et qui de plus avait l’avantage de succéder à ce bon M. de Werther, dont la réputation, là ni ailleurs, n’a pas été précisément celle d’un caractère trop hilare. Par contre on n’a jamais connu sur les bords de la Neva un Prussien aussi gai que cet excellent M. de Bismarck, aussi bon enfant, aussi bon vivant, ayant à ce point le gros rire, le gros sel et le fin mot. Il n’y eut pas jusqu’aux plaisanteries qu’il se permettait sur le compte des « Philistins de la Sprée, » des « perruques de Potsdam, » qui ne lui valussent un succès folâtre : un ministre plénipotentiaire médisant de son propre gouvernement, un diplomate grondeur et frondeur à l’endroit de la politique même qu’il avait la mission de représenter et de seconder, c’était là une originalité que savait apprécier un monde toujours à l’affût du piquant et du ragoûtant. Il sut plaire à l’impératrice-mère, gagner surtout les bonnes grâces de la grande-duchesse Hélène, dont l’influence à la cour était considérable, et dont l’appui chaleureux ne lui manqua jamais dans la suite, aux momens les plus graves de sa carrière de ministre. L’empereur l’avait pris en grande affection, l’invitait régulièrement à ses chasses à l’ours et lui faisait l’honneur de l’admettre dans son cortège pendant ses voyages à Varsovie et à Breslau pour la rencontre du prince-régent de Prusse. Quant au prince Gortchakof, il goûtait plus que jamais la société de son ancien collègue de Francfort, et les salons répétaient souvent tel mot malicieux, tel méchant propos dont l’Autriche faisait ordinairement les frais, et dont on attribuait la paternité indifféremment tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ces deux amis, devenus inséparables, et que de vilains intrigans voulaient pourtant séparer ! Dès la fin de 1859, M. de Bismarck écrit dans une lettre intime : « L’Autriche et ses chers confédérés intriguent à Berlin pour me faire rappeler d’ici : je suis cependant bien gentil. Que la volonté de Dieu se fasse ! .. »

A Berlin, en attendant, on commençait peu à peu à glisser sur une pente qui devait rapidement faire descendre la politique prussienne des régions nuageuses de l’ère nouvelle sur ce terrain de réalités et d’action où la conviait depuis si longtemps l’ami éprouvé d’Alexandre Mikhaïlovitch, et, chose curieuse, ce fut précisément la mobilisation de l’armée prussienne en 1859, mobilisation tant réprouvée par M. de Bismarck, qui devint la cause immédiate de ce revirement aux conséquences incalculables. Il est de mise maintenant en France de se représenter le gouvernement prussien comme méditant depuis un demi-siècle une guerre de revanche et de conquête, fourbissant lentement les armes et dressant une suite de générations pour l’heure décisive du combat. Rien de plus faux cependant. Ni le gouvernement de Frédéric-Guillaume III, ni celui de Frédéric-Guillaume IV n’ont jamais nourri des projets belliqueux, et l’humiliation même d’Olmutz ne devint point un aiguillon pour le ministère de la guerre à Berlin. Les deux prédécesseurs de Guillaume Ier ne sacrifiaient à l’esprit militaire que juste ce qu’il fallait pour faire figure parmi les grandes puissances, pour passer des revues et pouvoir parler de leurs troupes fidèles et de leur épée toujours vaillante : au fond, ils n’étaient pas bien loin de penser comme le grand-duc Constantin, le frère de l’empereur Nicolas, qui dit un jour naïvement : « Je déteste la guerre, elle gâte les armées ! » L’épée des Blücher et des Scharnhorst était rouillée depuis 1815 ; l’adoption même du fusil à aiguille dès 1847 n’a été qu’un incident, une expérience plutôt scientifique ; en 1848 et en 1849, les troupes prussiennes n’ont pas brillé d’un éclat bien merveilleux dans la guerre des duchés, et ont été même misérablement tenues en échec par les bandes indisciplinées de l’insurrection de Posen et de Bade. Le frère du roi, qui avait commandé les troupes dans le pays de Bade, fut douloureusement ému du spectacle que présentèrent alors ses soldats, et, devenu régent du royaume (octobre 1858), il pensa dès les premiers jours à la réforme militaire. Toutefois ce ne fut que la mobilisation essayée lors des complications italiennes (dans l’été de 1859) qui fit éclater aux yeux de tous les graves inconvéniens et incohérences de l’organisation jusque-là en vigueur. Deux hommes supérieurs, MM. de Moltke et de Roon, s’unirent au prince-régent pour remanier le système de fond en comble. Ils y déployèrent une intelligence, une énergie, et une rapidité sans exemple dans l’histoire ; ils surent profiter de toutes les découvertes de la science et ne laissèrent point surtout échapper la grande leçon que devait donner bientôt dans l’Amérique du Nord une guerre civile formidable, mais si riche aussi en expériences et en inventions de tout genre. Malgré les obstacles que l’on ne cessait de leur susciter de toutes parts, ces deux hommes en vinrent, au bout de six ans, à créer une force armée toute nouvelle, puissante, invincible, et « l’instrument, » encore tout rude et rudimentaire en 1860, prouva sa « perfection » néfaste au jour calamiteux de Sadowa ! — Non moins erronée est l’opinion, très généralement répandue cependant, que le peuple prussien eût demandé à son gouvernement des victoires et des agrandissemens : pour réfuter ces suppositions toutes gratuites, il suffit de rappeler que les divers parlemens de Berlin n’ont cessé de s’opposer à la réforme militaire, et qu’ils avaient pour eux la voix presque unanime du pays. Les idées de la grandeur allemande, de la puissance allemande, de la mission allemande, hantaient bien plus l’imagination des professeurs et des écrivains que celle du peuple ; c’étaient des thèmes académiques, de beaux morceaux de rhétorique et d’opposition, encore avaient-ils bien plus cours au sud du Mein qu’au nord de ce fleuve, — et c’est là précisément l’art étonnant de M. de Bismarck d’avoir su, pour parler avec Münchhausen, « condenser des brouillards en pierres de taille d’un édifice gigantesque, » et faire d’un rêve de savans une passion populaire. La force de la volonté, la force du caractère, et pour tout dire le génie, peuvent encore, même dans un siècle de nivellement démocratique et de médiocrité égalitaire, jouer un rôle dont ne se doute guère notre pauvre philosophie de l’histoire, qui noie si lestement toute responsabilité et toute initiative dans la fatalité aveugle des « masses, » et, comme le dit un proverbe tudesque, ne sait plus distinguer les arbres à force de regarder la forêt. Ôtez de l’histoire toute récente de la Prusse trois ou quatre hommes qui répondent aux noms de Guillaume Ier, Moltke, Boon et Bismarck, et le vieux Barberousse eût très probablement jusqu’à l’heure présente continué son sommeil séculaire dans la grotte du Kyffhäuser.

La nature se complaît aussi bien dans des analogies que dans des contrastes, et c’est ainsi que les antécédens de ce prince-régent, qui aujourd’hui porte le nom de Guillaume Ier, empereur d’Allemagne, ne laissent pas de présenter quelque similitude avec le passé de l’homme extraordinaire qui, à l’heure du destin, devait lui forger, ferro et igne, la couronne impériale de Barberousse. Pour s’éclairer sur ces antécédens, il faut bien recourir au jourmal posthume de M. Varnhagen von Ense, — le Dangeau libéral, hargneux, compromettant au plus haut degré, aimanté en somme, de la cour de Berlin ; — le même Journal dont nous avons vu M. de Bismarck prendre la défense dans une lettre intime contre les clameurs que cette publication avait soulevées dans la capitale de la Prusse. Il n’est point douteux que le prince Guillaume n’eût fait une opposition énergique aux velléités libérales qui avaient signalé les débuts du règne de son frère, le roi Frédéric-Guillaume IV. Il s’était fait élaborer à cette époque des mémoires à consulter qui établissaient son droit de veto dans tout changement des lois fondamentales de l’état. Le bruit d’une protestation formelle déposée en son nom et en celui de ses descendans contre tout projet de constitution trouva un moment du crédit jusqu’au sein du ministère ; en tout cas, il ne donna son consentement à la charte « féodale » octroyée par son frère le 3 février 1847 que sous la réserve expresse que les états ne statueraient pas sur le budget et ne s’occuperaient jamais des affaires étrangères. Aussi l’impopularité de l’héritier présomptif fut-elle grande avant la révolution de 1848 ; pendant le fatal mois de mars de cette année, c’est contre lui surtout que se déchaîna la fureur des habitans de Berlin, qui lui attribuaient (et à tort) l’ordre donné aux troupes de faire feu sur le peuple. Il dut alors quitter le pays pour une « mission » à Londres, et la multitude ne se refusa point la satisfaction d’inscrire sur le palais du fugitif les mots de propriété nationale. Revenu d’Angleterre après l’apaisement de l’effervescence révolutionnaire, il se mit en 1849 à la tête des troupes pour aller étouffer en Bade une insurrection ridicule et prétexta « d’importantes opérations militaires, » qui le retenaient dans le sud de l’Allemagne, pour ne pas assister à la séance solennelle du 6 février 1850, où le roi Frédéric-Guillaume IV prêta serment au statut définitif.

Dans la suite pourtant, vers les dernières années surtout du règne désenchanté et morose de son frère, le prince de Prusse commença à se relâcher de sa rigueur « réactionnaire, » et fit notamment une opposition assez marquée aux influences « piétistes » à la cour de Potsdam. Des affections et des considérations de famille contribuaient, elles aussi, à créer au prince une situation à part. L’estime et la tendresse dont Frédéric-Guillaume IV entourait sa femme ne la consolaient pas toujours de la stérilité dont elle était frappée, et la vue d’une belle-sœur mère heureuse des enfans désignés pour la couronne, appelée elle-même probablement à occuper un jour le trône, amena dès froissemens et des irritations que ressentait vivement l’épouse de l’héritier présomptif. La princesse Augusta n’était pas d’humeur à supporter certaines piqûres. Issue de cette maison de Weimar qui s’était toujours distinguée par son goût pour les arts et les plaisirs de la vie, elle eut de bonne heure des connaissances, des amitiés à elle, et une attitude assez différente du train ordinaire de la cour pour ressembler parfois à une divergence recherchée avec intention. Ces dispositions de la princesse Augusta ne laissèrent pas d’exercer à la longue leur influence sur l’époux, et il n’est pas jusqu’au projet, longtemps caressé par le couple auguste, réalisé enfin en 1857, d’unir leur fils aîné à la fille de la reine Victoria qui ne fût regardé comme une avance faite à l’opinion populaire. Il me manqua pas en effet de courtisans à Potsdam, nous apprend le terrible M. de Varnbagen, qui se demandaient en leur âme et conscience s’il était bien digne de la maison de Hohenzollern de se lier par le sang avec une dynastie qui n’était souveraine qu’à demi et tenue en dépendance par une chambre des communes ! .. Que les temps et les mœurs ont bien changé à cette cour de Potsdam qui l’an passé a vu l’héritière présomptive du trône de Prusse et d’Allemagne, cette même fille de la reine Victoria, envoyer des télégrammes affectueux au docteur Strauss mourant, et rendre à l’auteur de la Vie de Jésus un hommage in extremis qui transporta d’enthousiasme tous les vaillans chevaliers du combat de la civilisation !

Habituée de la sorte, et depuis plusieurs années déjà, à considérer le frère du roi comme réconcilié avec les idées modernes et favorable à la cause du progrès, la nation fut beaucoup moins étonnée que charmée de l’entendre, à son avènement à la régence, tenir un langage libéral et constitutionnel. Une « ère nouvelle » allait commencer pour la Prusse ; ce mot fut presque officiellement adopté pour désigner le changement de système, et dans une allocution mémorable, adressée le 8 novembre 1858 au cabinet qu’il venait de former, le prince-régent traçait le programme d’une politique réparatrice. Il y engageait ses conseillers à opérer des améliorations dans ce qui est arbitraire ou contraire aux besoins de l’époque. Tout en se défendant contre un laisser-aller dangereux envers les idées libérales et en exprimant la volonté « d’empêcher courageusement ce qui n’a pas été promis, » il n’en proclamait pas moins le devoir de tenir avec loyauté les engagemens contractés et de ne pas repousser les réformes utiles. L’allocution finissait par la phrase devenue célèbre et depuis si fréquemment citée, « que la Prusse devait faire des conquêtes morales en Allemagne… »

L’accord entre le régent et la nation ne fut point cependant d’une très longue durée ; les rapports ne tardèrent pas à s’aigrir et à s’acheminer vers une rupture complète, grâce précisément à la réforme projetée de l’armée. Le prince avait à cœur cette réforme : les événemens de 1859 n’avaient fait que le convaincre de l’urgence absolue d’une mesure que son esprit caressait depuis bien des années ; mais les députés de la nation refusèrent de le suivre dans cette voie et lui firent une opposition tenace, inébranlable. Ils ne comprenaient rien à l’obstination que le prince mettait à un projet qui ne répondait nullement aux besoins, ni aux aspirations du pays, et ils riaient de ceux qui prétendaient qu’une fois en possession de son nouvel « instrument » le Hohenzollern, lui aussi, allait faire grand ! .. « On avait résisté, dit judicieusement un écrivain allemand, à la tentation du parlement de Francfort en 1849 et à la provocation d’Olmutz en 1850 ; on avait laissé passer les occasions que présentèrent les guerres de 1854 et de 1859. L’amour de la paix était absolu, il y avait absence complète d’ambition, on était tout à fait résigné à la situation politique qu’on occupait, et d’un autre côté personne ne voulait admettre qu’un royaume aussi paisible pût être menacé par les voisins. Dans un tel état de choses, tout agrandissement de l’armée, entraînant après lui une augmentation de charges militaires et financières, déjà assez lourdes sans cela pour les citoyens, ne paraissait au pays qu’un caprice inconcevable de ses gouvernans[11]. » Les chambres refusèrent les crédits demandés ; le gouvernement passa outre et continua les dépenses. La question militaire devint ainsi une question budgétaire et se transforma bientôt en un conflit constitutionnel irrémédiable. Vers la fin de 1861, on ne voyait plus d’autre remède à la situation qu’un coup d’état.

Non moins profond et irrésistible fut bientôt le changement dans les idées de la cour de Potsdam par rapport à la politique extérieure. A mesure que se perfectionnait « l’instrument » (et il se perfectionnait rapidement), on commençait à s’interroger sur son emploi le plus pratique et le plus fructueux. On ne savait pas encore bien distinctement ce qu’on voulait, mais on le voulait avec force, avec la force qu’on puisait dans des bataillons sans cesse grossissans. Assurément on ne visait toujours qu’à des conquêtes morales en Allemagne, mais on pensait qu’une morale en action, appuyée quelque peu par des fusils à aiguille, donnerait des résultats excellens. L’atmosphère était chargée d’électricité et de principes de nationalité, et ce n’étaient point seulement les professeurs et rhéteurs du National-Verein qui recommandaient a une Allemagne unie avec une pointe prussienne (mit preussischer spitze). » Lorsque au mois d’octobre 1860 l’envoyé de Prusse, le comte Brassier de Saint-Simon, vint lire au comte Cavour la fameuse note de M. de Schleinitz contre les annexions italiennes, le président du conseil sarde écouta en silence la mercuriale, exprima ensuite son vif regret d’avoir déplu à ce point au gouvernement de Berlin, mais déclara aussi se consoler par la pensée que « la Prusse saura encore un jour gré au Piémont de l’exemple qu’il venait de lui donner. » En France, les journaux de la démocratie autoritaire, les organes dévoués du « droit nouveau, » ne cessaient de célébrer la « mission piémontaise » de la maison Hohenzollern, et on a rappelé plus haut les encouragemens que Napoléon III laissait parvenir à Berlin dès 1858. La visite faite par le roi Guillaume Ier[12] à l’empereur des Français à Compiègne dans le mois d’octobre 1861 était à cet égard un symptôme d’autant plus significatif qu’aucun des souverains du nord n’avait encore jusque-là donné cette marque de courtoisie à l’élu du suffrage universel. Des fruits étranges commencèrent dès lors à courir sur l’alliance des trois cours des Tuileries, de Saint-Pétersbourg et de Berlin, et ils persistèrent jusqu’au mois de mars 1863. Des publications d’origine mystérieuse, mais qui dénotaient une connaissance très spécieuse des choses politiques, parlaient des « grandes agglomérations d’états se résumant en trois races, — les races romane, germanique et slave, — auxquelles correspondaient trois centres de gravitation, la France, la Prusse et la Russie, et de l’établissement définitif de la paix du monde au moyen d’une triple alliance des monarchies universelles, où trouveraient leur expression plénière (abschluss) non-seulement les trois races principales du système européen, mais bien aussi les trois grandes églises chrétiennes[13] !! » Lord Palmerston déclarait vers cette même époque dans le parlement, avec sa désinvolture britannique, « que la situation semblait grosse au moins d’une demi-douzaine de guerres respectables, » et, malgré l’obscurité qui couvre encore les transactions des années 1861 et 1862, il n’est pas douteux que Napoléon III n’ait bercé alors parfois son esprit nuageux d’une combinaison embrassant à la fois l’Orient et l’Occident, combinaison aussi vague que gigantesque, et dont le prince Gortchakof se préparait à profiter avec sa dextérité éprouvée. Quoi qu’il en soit de ces projets ténébreux, le Hohenzollern n’eut qu’à se louer de son séjour à Compiègne, qu’il devait encore rappeler avec un certain attendrissement deux ans plus tard dans sa réponse si polie à l’invitation du congrès. En octobre 1861, Napoléon III n’eut probablement à Compiègne d’autre langage que celui qu’il avait tenu en 1858 à Berlin par l’entremise du marquis Pepoli, le langage fatidique « sur les grandes destinées qui attendaient la Prusse en Allemagne et que l’Allemagne attendait d’elle. »

C’est ainsi que les difficultés du dedans et les facilités du dehors, les conflits parlementaires à l’intérieur et les constellations politiques à l’extérieur vinrent, vers la fin de 1861, également solliciter le roi de Prusse à des résolutions énergiques. Il fallait un homme de vigueur pour les actes de vigueur qu’on projetait, et les regards se portèrent tout naturellement sur ce diplomate frondeur à Saint-Pétersbourg qui, depuis tant d’années déjà, n’avait cessé de critiquer les ministres de l’ère nouvelle et de réprouver leur conduite au dedans comme au dehors. Malgré la promesse qu’il s’était donnée de « s’en tenir à la situation d’un naturaliste observateur, » M. de Bismarck ne se fit pas faute de pousser de temps en temps une pointe pendant ces années 1860 et 1861, et de répéter sans se lasser le précepte de Strafford, le précepte de thorough (à outrance !). Nous le voyons dans ces années faire des voyages très fréquens en Allemagne, rechercher les occasions de rencontrer le chef de l’état, de l’entretenir de ses idées et de lui présenter divers mémoires. En octobre 1861, à la veille même du voyage de Compiègne, il lui soumet un petit travail dont il attend quelque succès et dont il n’est point si difficile du reste de s’imaginer la teneur, alors surtout qu’on a soin d’étudier une lettre intime écrite par lui peu de jours auparavant (18 septembre 1861 ) et dirigée tout entière contre un programme politique que le parti conservateur en Prusse venait de publier. Dans cette curieuse lettre, il s’élève avec violence contre le Bund, « la serre chaude du particularisme, » demande « une concentration plus raide (straffer) des forces armées de l’Allemagne et une configuration plus naturelle des frontières des états ; » mais avant tout il met son parti en garde contre la dangereuse fiction d’une solidarité qui existerait entre tous les intérêts conservateurs… Triompher de cette « dangereuse fiction » très fortement enracinée dans certains esprits, c’était là en effet la grande difficulté pour le futur ministre de Guillaume Ier, son omne tidit punctum, car il n’est pas si aisé dans cet ordre de choses de bien distinguer entre la réalité et la fiction, il est même peut-être périlleux de les discuter, et un Retz eût certainement dit des intérêts conservateurs ce qu’il a si finement remarqué du droit des peuples et de celui des rois, « qu’ils ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. » M. de Bismarck eut encore plus d’une fois à lutter contre cette « fiction » à Berlin comme à Saint-Pétersbourg, et si l’esprit aussi ouvert que délié de son ami Alexandre Mikhaïlovitch s’est le plus souvent laissé convaincre sans trop de résistance, il n’en fut pas de même du Hohenzollern, qui, dans la suite, en mainte occasion et aux momens décisifs, devait éprouver des scrupules, des frissons et ce que Falstaff appelle des « fièvres tierces de la conscience. »

Au retour de Guillaume Ier de Compiègne, la nomination du chevalier de la Marche à la direction des affaires était déjà une chose bien arrêtée et fixée. M. de Bismarck vint aussitôt après assister au couronnement du roi à Kœnisberg, et il ne retourna à Saint-Pétersbourg que pour y prendre définitivement son congé. Au commencement du mois de mai 1862, il était de nouveau à Berlin ; à la grande parade militaire qui eut lieu dans la capitale à l’occasion de la consécration de la statue du comte de Brandebourg (17 mai), les hommes politiques, les députés et les hauts fonctionnaires de l’état se le montraient déjà comme le « Polignac » imminent de la Prusse. Les craintes et les espérances qu’éveillait une telle prévision ne devaient point cependant se réaliser de sitôt, et le monde fut quelque peu dérouté en apprenant soudain que M. de Bismarck venait d’être désigné pour le poste de Paris. Hésitait-il encore à se charger du fardeau du pouvoir et préférait-il en tout cas attendre le résultat des nouvelles élections auxquelles on allait recourir en Prusse ? Il est plus probable qu’avant d’inaugurer son gouvernement de combat il ait voulu ajouter quelques entretiens nouveaux à ceux qui venaient d’avoir lieu à Compiègne, prendre encore une fois la mesure de l’homme dont une croyance alors, universelle faisait dépendre les destinées de l’Europe, et préparer en général les esprits en France à la politique nouvelle qu’il allait tenter.

Il ne resta à Paris que deux mois, pendant les deux délicieux mois de mai et de juin ; mais ce court séjour lui suffit et au-delà pour compléter ses études et éclairer sa religion. Il eut plus d’une conversation avec le souverain de la France, dont tout le monde à cette époque exaltait les idées profondes, commentait à l’infini les moindres paroles, admirait jusqu’au silence, et que lui cependant, le futur vainqueur de Sedan, n’hésitait pas dans ses épanchemens intimes à définir dès lors comme « une grande incapacité méconnue. » Il vit aussi les hommes influens dans le gouvernement et dans la société, et tâcha de les rallier à ses idées et à ses projets. Il ne cachait pas que son souverain ne tarderait point à faire appel à lui, et il exposait sans détour la ligne de conduite qu’il adopterait en pareille occurrence. Ce que l’histoire aura peut-être le plus à admirer dans le chancelier actuel d’Allemagne, ce sera l’art suprême avec lequel il a parfois manié la vérité : cet homme de génie a su donner à la franchise elle-même toutes les vertus politiques de la fourberie. Très rusé et très astucieux quant aux moyens, il a cependant toujours été, sur le but qu’il poursuivait, d’une désinvolture, d’une indiscrétion sans pareille, et c’est ainsi qu’il eut à Paris dès 1862 de ces confidences étonnantes qui ne faisaient qu’amuser et qui auraient dû faire réfléchir[14].

La France, — disait M. de Bismarck alors et depuis, en 1862 comme en 1864 et 1865, toutes les fois qu’il lui fut donné d’entretenir tel des hommes politiques des bords de la Seine, — la France aurait tort de prendre ombrage de l’accroissement de l’influence de la Prusse et, le cas échéant, de son agrandissement territorial aux dépens des petits états. De quelle utilité, de quel secours sont donc ces petits états sans volonté, sans force, sans armée ? Si loin d’ailleurs que puissent aller les desseins et les besoins de la Prusse, ils s’arrêteront nécessairement au Mein, la ligne du Mein est sa frontière naturelle ; au-delà de ce fleuve, l’Autriche gardera, accroîtra même sa prépondérance, et il y aura ainsi toujours en Allemagne deux puissances se faisant un contre-poids utile. Le bon ordre y gagnera et la France n’y perdra certes rien, elle en retirera même des avantages immenses pour sa politique, pour son action dans le monde. La Prusse en effet a une configuration malheureuse, impossible ; elle manque de ventre du côté de Cassel et de Nassau, elle a l’épaule démise du côté du Hanovre, elle est en l’air, et cette situation pénible la condamnait nécessairement à suivre en tout la politique de Vienne, et de Saint-Pétersbourg, à tourner sans relâche dans l’orbite de la sainte-alliance. Mieux configurée, plus solidement assise, ayant ses membres au complet, elle serait rendue à elle-même, aurait la liberté de ses mouvemens, la liberté des alliances, — et quelle alliance plus désirable pour elle que celle de l’empire français ? Plus d’une question aujourd’hui pendante et presque insoluble pourrait alors être abordée avec une sécurité complète : celle de Venise, celle d’Orient, — qui sait ? peut-être même celle de Pologne ! Enfin, si les agrandissemens possibles de la Prusse semblaient être excessifs et rompre la balance des forces, qu’est-ce qui empêcherait la France de s’agrandir, de s’arrondir à son tour ? Pourquoi n’irait-elle pas prendre la Belgique et y écraser un nid de démagogie ? Ce n’est pas le cabinet de Berlin qui s’y opposerait ; suum cuique, c’est bien là l’antique et vénérable devise de la monarchie prussienne…

Tout cela était dit avec enjouement, avec entrain, avec esprit, accompagné de mainte remarque ingénieuse, malicieuse, de mots heureux sur les hommes et les choses, sur cette chambre des seigneurs à Berlin par exemple, composée de respectables perruques, et la chambre des députés, également composée de perruques, mais non point respectables, et sur un personnage auguste, le plus respectable, mais le plus perruque de tous… M. de Bismarck eut à Paris pendant ces deux mois presque le même succès qui avait accompagné ses trois ans de séjour sur les bords de la Neva. Les hommes importans toutefois se gardèrent bien de le surfaire : ils lui reconnaissaient volontiers toutes les qualités d’un homme d’esprit, mais ils ne pouvaient pas se décider à le prendre pour un homme sérieux.

Dans les derniers jours du mois de juin, le nouveau représentant de la Prusse près la cour des Tuileries entreprit un voyage d’agrément dans le midi de la France. Il visita tour à tour Chambord, Bordeaux, Avignon, Luchon, Toulouse, et fit une excursion dans les Pyrénées. « Le château de Chambord, écrit-il dans une lettre datée du 27 juillet 1862, répond par son isolement aux destinées de son possesseur. Dans les grands portiques et les salles splendides où tenaient autrefois leur cour et leurs chasses les rois avec leurs maîtresses, les jouets d’enfant du duc de Bordeaux constituent maintenant le seul mobilier. La concierge, qui me servait de guide, me prit pour un légitimiste et écrasa une larme en me montrant un petit canon de son prince. Je lui ai payé cette larme d’un franc au-dessus du tarif, bien que je me sente peu de vocation à subventionner le carlisme. » A Bordeaux, il se réjouit d’avoir pu « étudier dans l’original et au sortir de la cave ces grands maîtres nommés Laffitte, Mouton, Pichon, Larose, Margaux, Branne, Armillac, etc., » qu’en Allemagne on ne connaît généralement que par de mauvaises translations. Il est ravi de son tour dans les Pyrénées, mais ce sont surtout les bains de Biarritz et de Saint-Sébastien qui font son bonheur. Il « s’y voue tout entier au soleil et au sel de mer, » il y oublie la politique et n’y connaît ni journaux ni dépêches. C’est à ce moment (fin septembre 1862) qu’il reçoit de son souverain l’appel pressant de venir à Berlin. Les élections avaient donné un résultat déplorable, l’immense majorité de la nouvelle chambre appartenait aux progressistes. On n’avait pu se décider à Berlin sur le choix du président du futur ministère, — « du couvercle pour le pot gouvernemental, » comme s’exprime M. de Bismarck ; — il devait remplir ces fonctions par intérim en prenant le portefeuille des affaires étrangères. Brûlé par les rayons du midi et fortifié par les ondes du golfe, « hâlé et salé, » l’ancien aspirant à la charge d’intendant des digues dans un district de la Marche se mit en route pour son pays afin d’y occuper la première place dans l’état. Il ne fit pour ainsi dire que traverser cette fois Paris, mais il s’y arrêta assez pour y laisser un mot caractéristique et qui résumait tout son programme. « Le libéralisme, dit le chef désigné du gouvernement de Prusse en prenant congé dans les bureaux du quai d’Orsay, le libéralisme n’est qu’une niaiserie qu’il est facile de mettre à la raison ; mais la révolution est une force, et il faut savoir s’en servir. »


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. « L’Autriche n’est pas un état, ce n’est qu’un gouvernement. »
  3. Aussi bien que les Allemands nés ou naturalisés en Russie, qui encombrent les diverses branches du service de l’état et occupent en général une place très large et importante dans l’administration de l’empire. A son avènement au ministère, Alexandre Mikhaïlovitch fit sonner bien haut son intention de « purger » son département de tous ces « intrus. » La routine toutefois et surtout la paresse slave (qui laisse volontiers aux étrangers et aux « intrus » toute besogne demandant de la persévérance et de l’application) ne tardèrent point à triompher du principe de nationalité ; la palingénèse du ministère annoncée avec tant de fracas aboutit à un mouvement très insignifiant dans le personnel de l’ordre inférieur, et le chancelier dut trouver précisément parmi les Allemands ses deux aides les plus dévoués et les plus capables : M. de Westmann, décédé au mois de mai dernier à Wiesbaden, et M. de Hamburger, nommé tout récemment secrétaire d’état.
  4. Lettre de M. de Cavour à M. Castelli. — Bianchi, Storia documentaia, t. VII, p. 622.
  5. Voyez, pour ceci et tout ce qui suit sur les rapports de la France et de la Russie dans les années 1856-63, Deux Négociations de la diplomatie contemporaine ; les Alliances depuis le congrès de Paris, dans la Revue du 15 septembre 1864.
  6. Il est vrai que, dans une circulaire du 27 mai 1859, le vice-chancelier russe prit soin de donner un commentaire à sa proposition, et de prouver que le congrès qu’il avait projeté ne visait à rien de chimérique. « Ce congrès, disait-il, ne plaçait aucune puissance en présence de l’inconnu : le programme en avait été tracé d’avance. L’idée fondamentale qui avait présidé à cette combinaison n’apportait de préjudice à aucun intérêt essentiel. D’une part, l’état de possession territorial était maintenu, et de l’autre il pouvait sortir du congrès un résultat qui n’avait rien d’exorbitant ni d’inusité dans les relations internationales. » On fera bien de relire cette remarquable circulaire et d’en peser chaque mot : on y trouvera la plus curieuse et la plus substantielle critique, faite pour ainsi dire par anticipation, des divers projets de congrès, tels que devait plus tard les présenter à l’Europe l’empereur Napoléon III, notamment l’excentrique projet qui vint surprendre le monde dans le discours impérial du 5 novembre 1863.
  7. Massari, Il conte Cavour, p. 208.
  8. Aus der Petersburger Gesellschaft, t. II, p. 90.
  9. En 1862, au moment de quitter définitivement son poste de Saint-Pétersbourg, M. de Bismarck reçut la visite d’un collègue, un diplomate étranger. On parla de la Russie, et le futur chancelier d’Allemagne dit entre autres choses : « J’ai l’habitude, en quittant un pays où j’ai longtemps séjourné, de lui consacrer une des breloques de ma montre sur laquelle je fais graver l’impression finale qu’il m’a laissée ; voulez-vous savoir l’impression que j’emporte de Saint-Pétersbourg ? » Et il montra au diplomate passablement intrigué une petite breloque sur laquelle étaient gravés ces mots : la Russie, c’est le néant !…
  10. M. de Bismarck depuis a fait cadeau de ces quadrupèdes au jardin zoologique de l’ancienne ville libre de Francfort.
  11. Constantin Roessler, Graf Bismarck und die deutsche Nation, Berlin 1871.
  12. Frédéric-Guillaume IV étant mort le 2 janvier 1861, le prince-régent prit dès ce jour le nom de Guillaume Ier.
  13. Voyez la remarquable brochure intitulée Europa’s Cabinete und Allianzen, Leipzig 1862. C’est l’œuvre d’un diplomate russe célèbre dans la littérature politique, le même dont le livre sur la Pentarchie eut un retentissement si grand sous la monarchie de juillet.
  14. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1868, les Préliminaires de Sadowa,