Deux mois à Lille par un professeur de musique/CHAPITRE V

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Imprimerie de Mme Bayart (p. 23-25).


CHAPITRE V.

La Musique dans les Églises.


Il s’en faut de beaucoup que je connaisse encore toutes les paroisses de Lille ; ceci viendra avec le temps, et je ne puis parler que des quelques églises que j’ai visitées : le point important pour moi est que généralement ici, dans l’exécution de la musique sacrée, le bon goût musical est uni au sentiment religieux ; on sort assez volontiers de la monotonie du rite romain, et les organistes, dans leurs improvisations comme dans le choix de leurs morceaux, n’oublient pas le caractère sacré du Temple.

Saint-Étienne me paraît être l’église où l’on entend la meilleure exécution. Est-ce parce que depuis deux mois, c’est ma paroisse ? Je ne le crois pas ; mais j’avoue que le dimanche, à part la satisfaction que donne l’accomplissement d’un devoir, j’y assiste volontiers aux offices, qui y sont célébrés d’une façon très digne et fort bien entendue.

L’usage à Lille est de faire accompagner les voix par un ou deux ophi-barytons, car tel est le nom le plus convenable à l’instrument muni de clefs qui a remplacé avec avantage l’ophidien traditionnel ; cependant, par la force de l’habitude, la dénomination de serpent a prévalu. Cet instrument vulgairement ridiculisé est joué avec beaucoup de goût, à St-Étienne. J’en causais dernièrement avec un paroissien de la Madeleine qui m’a de suite fait l’éloge de son serpent. Je le crois volontiers ; il n’y a pas de raison pour que Lille ne possède pas plusieurs serpentistes de talent.

On adjoint souvent aussi et avec raison la contrebasse à cordes aux serpents. St-Étienne a de plus, chose assez inusitée, un sax-horn alto pour accompagner les enfants de chœur ; mais l’accompagnement le plus varié en instruments est celui de l’église Ste-Catherine, où j’ai remarqué le jour de Noël un serpent basse, un autre qui donne la quinte, une contrebasse à cordes, un basson, et enfin un trombone à coulisse ; le serpent et la contrebasse, surtout le premier, se mêlent parfaitement à la voix des chantres, mais le basson et le trombone, qui sont véritablement à l’orchestre, l’un la vraie basse des instruments à vent en bois, l’autre la vraie basse des cuivres, ne conviennent pas comme basses d’un ensemble vocal. On s’est déjà bien trouvé de faire accompagner des voix d’hommes par un quatuor de trombones, mais un seul trombone isolé ne se fond nullement avec le chœur, et par la nature de son timbre mordant fait bande à part, ce qui est de mauvais effet.

Je disais tout à l’heure qu’ici on ne s’en tenait pas purement et simplement au plain-chant : à l’appui de ce que j’avance, et sans sortir de Ste-Catherine, je rappellerai la cérémonie qui eut lieu dernièrement dans cette église à propos de l’œuvre des Missions étrangères, et à laquelle M. de Vogelsang, amateur distingué, M. Paul Martin, violoniste, Mlle Mezerai, harpiste du théâtre, avaient apporté leur concours ; là on a pu apprécier quelle justesse, quel ensemble, quel fini de phrasé Mlle Beauclair, le professeur de chant que Lille doit être fier de posséder, sait donner à son petit peloton d’élèves du Conservatoire.

Mais ceci ne me suffit pas ; je voudrais, les jours des grandes fêtes de l’Église catholique, entendre exécuter quelques belles messes avec orchestre de Cherubini ou de Lesueur, et les ressources instrumentales et vocales dont Lille dispose le permettraient facilement ; à part le culte que l’art en recevrait, quand même ces cérémonies imposantes n’auraient d’autre but que de faire venir trois ou quatre fois par an à l’église des personnes qui n’y mettent jamais le pied, où serait le mal ? Tout le monde, malheureusement, ne possède pas en soi la force ascensionnelle nécessaire pour élever son âme vers le ciel ; à beaucoup de nous il faut un excitant qui tombe sous nos sens ; or, quel plus noble stimulant que la musique ? Soit qu’elle éclate en fanfares d’allégresse dans un Te Deum, ou que dans un Requiem de Mozart elle rappelle à ceux qui ont pu l’oublier le grand jour de la justice, la musique peut être pour la religion un puissant auxiliaire, de même qu’elle est l’agent le plus actif de la moralisation.