Deux nouveaux manuels de pédagogie

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Revue pédagogique, premier semestre 18793 (p. 247-260).

DEUX NOUVEAUX MANUELS DE PÉDAGOGIE


La Belgique et la Suisse française viennent chacune de nous donner un nouvel ouvrage de pédagogie. L’un de ces ouvrages a pour auteur le directeur de l’école normale de Peseux (Neuchâtel), M. Paroz, déjà connu en France par son Histoire de la pédagogie, ainsi que par son Plan d’études, dont M. Buisson à fait récemment un éloge mérité dans sa remarquable conférence sur l’enseignement intuitif.

Le dernier travail de M. Paroz, celui dont nous allons nous occuper, est intitulé : L’École primaire ; Cahiers de pédagogie d’après les principes de Pestalozzi[1]. Il comprend toutes les parties de la pédagogie.

Le manuel belge est plus étendu que celui de M. Paroz, bien qu’il ne traite, ainsi que son titre nous l’indique, que de la méthodologie[2]. Son auteur, M. A. V., enseigne la pédagogie depuis un grand nombre d’années à l’école normale de Carlsbourg.

Nous croyons être agréable aux lecteurs de la Revue pédagogique en commençant aujourd’hui une sorte de parallèle entre l’enseignement d’hommes aussi compétents et aussi expérimentés. Ce parallèle nous fera mieux connaître et nous permettra d’apprécier les méthodes préconisées dans deux écoles normales de pays fort distants, de mœurs et de religion différentes, n’ayant de commun que la langue. Mais, avant de commencer, nous tenons à en faire la remarque, c’est moins une œuvre d’analyse et de critique qu’une étude essentiellement pratique que nous voulons entreprendre ici ; car, ce que nous cherchons avant tout, c’est d’être utile. Ceux qui se préoccupent des questions scolaires y trouveront peut-être quelque intérêt et même quelque profit. C’est ce seul but qui nous a inspiré l’idée de comparer ces deux manuels. Sans nous arrêter, pour le moment du moins, aux divisions, au style et à la forme des ouvrages en question, nous commençons aujourd’hui notre étude par la méthodologie générale.

I
le but de l’école primaire

« L’école primaire, nous dit M. Paroz, peut être considérée, ainsi que les autres écoles, comme une institution auxiliaire de la famille, de l’Église et de l’État. Son but est de donner à la généralité des enfants le complément d’éducation et d’instruction que réclament, dans l’état actuel de la civilisation, leurs intérêts religieux, moraux et matériels. »

Tout en s’exprimant en d’autres termes, M. le professeur de Carlsbourg dit la même chose : « L’enseignement se propose un double but : l’un pratique ou utilitaire qui est l’instruction ; l’autre pédagogique ou éducatif, l’éducation. Communiquer aux élèves les connaissances élémentaires indispensables et utiles dans toutes les positions sociales, voilà le but utilitaire. Le but éducatif est : 1° de développer par l’exercice toutes les facultés naturelles des élèves, élevant chacune à sa plus haute puissance ; 2° de révéler l’enfant à lui-même, en lui faisant connaître et observer ces différentes facultés, afin qu’au sortir de l’école il soit en état de se guider, de continuer seul l’œuvre de son éducation et de son instruction, et d’avancer ainsi en raison de ses capacités et de son aptitude dans la carrière qu’il aura choisie. »

Meubler la mémoire des notions les plus utiles et les mieux appropriées aux besoins futurs des élèves, développer harmonieusement leurs facultés physiques, intellectuelles et morales, tel est incontestablement le but de l’école primaire.

Nos deux auteurs insistent également sur la nécessité de donner à l’enseignement primaire un caractère religieux, « La valeur réelle d’un homme, observe M. A. V., consiste moins dans le savoir que dans la vertu, qui doit être considérée comme la fin principale de l’éducation, parce qu’elle est le but de la vie. » Il rappelle ailleurs cette parole de Bacon : « La religion est l’arome qui empêche la science de se corrompre ; » et cette autre de M. Guizot : « L’atmosphère de l’école doit être morale et religieuse. »

M. le directeur de l’école normale de Peseux, qui appartient à la religion réformée, accentue encore davantage la note religieuse. « Jésus-Christ, dit-il, est véritablement le chemin, la vérité et la vie ; et l’on peut dire, ajoute-t-il, de ceux qui voudraient le bannir de l’éducation et de l’école, ce que saint Paul disait des Juifs, adversaires de Jésus-Christ, qu’ils sont les ennemis du genre humain. » Modeler l’éducation de l’enfance sur celle de l’Enfant-Dieu, tel est l’idéal que propose M. Paroz, tout en établissant que la pédagogie doit être « fondée sur une étude sérieuse de la nature de l’enfant et des lois de son développement ».

Ce dernier principe, le pédagogiste belge le développe de la manière suivante. On nous permettra, en raison de l’importance de cette règle, de rapporter cette page intégralement :

« L’enfant est une activité intelligente et libre unie à des organes. L’aliment naturel de l’intelligence, comme l’objet de tout enseignement, c’est la vérité ou la science ; mais les idées ou notions particulières ne parviennent à l’esprit que par l’intermédiaire des sens ; donc l’enseignement doit être sensible, intuitif. Nous disons les idées particulières : car les premières idées générales, les idées-principes, il les possède, elles sont le fonds commun de la nature humaine. Toute idée n’est point accessible à de jeunes intelligences, mais seulement les vérités élémentaires. L’enseignement sera simple, élémentaire et proportionné à la force des élèves.

« La connaissance d’un objet complexe ou la perception simultanée d’un ensemble de vérités n’est point possible, elle doit être successive. Il faut donc que cet ensemble soit décomposé par l’analyse pour être recomposé ensuite par la synthèse : l’enseignement doit être analytico-synthétique. Il n’est pas indifférent d’envisager dans un ordre quelconque les vérités constitutives d’un même tout : l’enchaînement logique qui existe entre elles demande une exposition méthodique, coordonnée et graduée. Les facultés de l’élève étant multiples et chacune ayant un rôle qui lui est propre, la culture complète et bien entendue de l’âme humaine, comme la stabilité du savoir, exige que l’on fasse concourir à l’acquisition des connaissances le plus grand nombre de facultés possible, sans oublier le sentiment religieux et moral. De plus, les facultés intellectuelles ne sont pas indépendantes les unes des autres ; il existe entre elles un certain enchaînement, dont l’enseignement doit tenir compte pour être rationnel. »

Cette synthèse des diverses opérations intellectuelles qui se rattachent à l’enseignement, nous trace les principales règles à suivre dans les leçons. Ces règles, l’auteur les développe dans une suite de chapitres qu’il serait trop long de résumer ici.

Ce que nos deux pédagogistes n’ont peut-être pas assez bien fait ressortir en exposant le but de l’école primaire, c’est l’importance de la culture des facultés intellectuelles et morales. Qui ne sait que l’on doit, avant tout, chercher à former des hommes capables et intelligents, plutôt que des élèves instruits ? Donner de la pénétration à l’entendement, de la justesse au jugement, de la solidité au raisonnement, développer la mémoire, régler l’imagination et faire converger toutes les leçons vers la fin suprême de notre existence, voilà certes un but bien plus important que l’acquisition des connaissances propres à assurer le succès de quelque examen, et voilà ce qu’il ne faut se lasser de rappeler aux instituteurs, en leur indiquant les moyens pratiques, les exercices les plus efficaces pour assurer un résultat aussi fécond et aussi précieux. Ainsi que le rappelle M. Paroz à la page 87 de son livre : « Pestalozzi donnait moins d’importance à ce qu’il enseignait qu’au développement des facultés. »

II
méthodes et procédés

Quand la pédagogie parviendra-t-elle à dégager ses bases de l’obscurité où l’ont plongée les définitions nébuleuses et contradictoires de ses maîtres ? Faudrait-il donc désespérer de voir jamais déterminer le sens précis et l’étendue exacte que l’on doit donner aux mots de méthode, modes, procédés, analyse et synthèse ? N’arrivera-t-on pas bientôt à établir une terminologie nette, claire et acceptée de tout le monde ? Pour avoir une idée de la confusion inextricable qui règne dans ce dédale, il n’y a qu’à comparer entre eux les auteurs les plus compétents et les plus connus. Ainsi, nous l’avons dit déjà, nos deux pédagogistes ont l’un et l’autre une longue expérience de l’enseignement de ces matières ; cependant ils n’ont pas échappé à toute erreur et à toute confusion.

Bien que cette question soit essentiellement théorique, on voudra bien nous permettre de nous y arrêter un instant. Nous avons l’espoir que de la discussion jaillira quelque clarté.

Commençons par indiquer, le plus succinctement possible, le sens exact que nous attachons aux principaux mots employés en méthodologie.

D’accord avec M. Charbonneau, avec M. A. V., l’auteur belge, nous pensons qu’il faut restreindre la signification du mot de méthode à l’ordre à suivre et à la forme à employer soit pour apprendre soit pour enseigner quelque science. De là, dans chaque méthode, deux éléments, en théorie parfaitement distincts : l’ordre à suivre et la forme à donner à notre enseignement. — Ordre à suivre. Si dans l’enseignement d’une branche, je déroule ou fais dérouler aux yeux des élèves les vérités à apprendre, de manière à ce qu’ils n’aient qu’à comprendre et à retenir, opération qui s’effectue le plus souvent en partant d’une vérité générale, d’un principe pour passer ensuite aux déductions, aux faits particuliers, je suis la voie démonstrative, mais si je fais découvrir de quelque manière par les enfants eux-mêmes, les vérités à connaître, ce qui s’obtient ordinairement en suivant une marche inverse, en remontant d’un corollaire à son principe, en partant d’un fait particulier, la voie que je prends alors s’appellera inventive.

Arrivons maintenant au second élément de toute méthode c’est-à-dire aux moyens, ou, en d’autres termes, à la forme à employer.

Dans la marche démonstrative comme dans l’inventive, je puis procéder de deux manières : en expliquant, en exposant moi-même l’objet de la leçon, ou en interrogeant les élèves sur ces mêmes matières. De là deux formes distinctes : l’expositive et l’interrogative.

En adaptant ces deux formes à chacune des voies qui s’ouvrent à l’enseignement, nous aurons, théoriquement parlant, quatre méthodes fondamentales et proprement dites :

A) La démonstrative-expositive, appelée plus simplement expositive ou dogmatique, ou acroamatique.

B) La démonstrative-interrogative, dite aussi catéchétique ou répétitoire.

C) L’inventive-expositive, peu employée.

D) L’inventive-interrogative, plus connue sous le nom de socratique.

La démonstration a pour synonymes : la déduction et l’analyse.

La voie inventive se confond fréquemment avec l’induction, la synthèse et l’euristique.

Sur le sens à donner aux mots analyse et synthèse, nous sommes en contradiction formelle, nous ne l’ignorons pas, avec plusieurs auteurs, entre autres avec M. Charbonneau, avec M. le professeur de Carlsbourg, avec M. Marcel, etc., etc. ; mais au lieu d’opposer à ces noms honorables d’autres autorités, nous aimons mieux en appeler aux usages reçus et irrévocablement fixés. Qu’entend-on par analyse chimique ? N’est-ce point la décomposition des corps en leurs principes immédiats ou en leurs éléments premiers, comme d’autre part la synthèse chimique, la synthèse de l’eau, par exemple, consiste dans la composition, dans la combinaison des éléments premiers. Or, serait-il permis d’employer ces deux mots dans un sens tout opposé, lorsqu’on les applique aux autres sciences ? Évidemment non. Le mot qui signifie décomposer, dans les sciences, ne saurait exprimer précisément le contraire en pédagogie et vice versâ.

Pour compléter notre exposé, ajoutons que, selon nous, les autres dénominations que nous rencontrons particulièrement dans les manuels belges et allemands, telles que celles de méthodes acroamatique, dogmatique, euristique, etc., peuvent toutes se rattacher à l’une ou à l’autre des quatre méthodes fondamentales que nous avons établies.

À notre humble avis, c’est par une regrettable confusion qu’on fait quelquefois rentrer dans les méthodes les modes (individuel, simultané, mutuel, etc.), et les procédés (procédés intuitif, tabulaire, répétitoire, etc.) : car les modes concernent l’organisation de l’école et non la marche de l’enseignement ; les procédés sont des moyens accessoires applicables souvent aux méthodes les plus opposées.

Après avoir fixé le sens que nous prêtons aux principaux termes employés en méthodologie, revenons à notre étude comparative entre les Cahiers de pédagogie de M. Paroz et le Traité de méthodologie de M. A. V.

Si l’habile directeur de l’école normale de Peseux veut bien relire les diverses définitions et la classification des méthodes que nous donne son récent ouvrage, il n’hésitera pas à reconnaître, nous n’en doutons pas, que cette partie importante de son manuel manque par ci par là d’exactitude ou du moins de clarté. Ainsi, la méthode qui « s’adresse presque exclusivement à la mémoire, comme le catéchisme », y reçoit le non de méthode interrogative pure, et l’auteur appelle catéchétique celle qui « s’adresse essentiellement à l’intelligence », contrairement à la marche suivie dans le catéchisme. Ce renversement des termes reçus est tout au moins fâcheux. Le sens à donner à la marche analytique est tout aussi ambigu. Selon M. Paroz, cette méthode consisterait « à partir du sujet ou de l’idée principale, pour en examiner les diverses parties et pour réunir, en terminant, en un faisceau (idée générale) ce qui a été considéré isolément. » Mais c’est là précisément la définition de la synthèse, définition qu’il donne lui-même quelques lignes plus loin, où nous lisons que la marche synthétique consiste à partir des éléments du sujet pour arriver à la vérité, à la règle. L’intuition est appelée tantôt une méthode comme l’analyse, la synthèse, tantôt un moyen d’enseignement comme la parole, les exercices écrits, etc. De plus, par un nouveau brouillamini, M. Paroz fait rentrer dans la méthode catéchétique la synthèse, l’analyse, avec la méthode inventive ou socratique, pendant qu’une page plus haut, il déclare que ces mêmes méthodes avec l’intuition peuvent s’unir aussi à la méthode expositive.

Si ces explications ne sont pas absolument contradictoires, du moins nous paraissent-elles obscures. Mais, hâtons-nous de le dire, cette ambiguïté des termes est heureusement rachetée, soit par une distinction claire et juste entre les modes (que l’auteur appelle des méthodes d’occupation), les formes et les moyens d’enseignement, soit par les sages directions qu’il trace dans l’emploi de la méthode catéchétique. C’est ainsi que M. Paroz veut, avec raison, que l’instituteur se trace le plan de sa leçon, qu’il la prépare avec soin, qu’il évite les questions auxquelles l’élève peut répondre par un oui ou un non ; il défend aussi aux maîtres de commencer les réponses. Parlant des moyens d’enseignement, il déclare « que l’instituteur ne saurait trop se pénétrer de l’importance de l’intuition dans tous les domaines, ni trop s’appliquer à fonder l’éducation tout entière de l’enfant sur cette base primitive et naturelle. »

Tout en applaudissant aux intentions si chrétiennes et si louables de M. Paroz, nous avouons cependant ne pas bien comprendre comment les instituteurs mettront en pratique tous ses conseils ; comment, par exemple, ils pourraient bien appliquer l’intuition « aux choses intérieures et surnaturelles, » comment surtout ils parviendront à reproduire dans leur personne les traits vivants de l’histoire du Sauveur, de manière que l’enfant sache se la représenter. Nous sommes loin de contester l’influence souvent décisive des exemples du maître sur les élèves ; mais, à nos yeux, ce n’est point là ce qu’on peut appeler de l’intuition proprement dite.

Il est encore un point où nous ne partageons pas l’avis de l’auteur de l’École primaire ; c’est celui où il déclare que « le maître n’a pas le droit de disposer du temps de l’enfant en dehors des heures d’école. » Il a raison sans doute de défendre de surcharger les élèves ; mais les tâches pour la maison ne sont à vrai dire que le complément souvent nécessaire des leçons données à l’école, et pour ce motif elles me paraissent parfaitement légitimes.

Arrivons maintenant à notre second auteur. Nous trouvons, dans son ouvrage, le tableau détaillé des diverses méthodes. Si nous exceptons le sens erroné, selon nous, que M. A. V. donne aux termes d’analyse et de synthèse, il aurait été difficile d’être plus complet, surtout pour ce qui concerne les procédés. Mais pour que le lecteur puisse saisir d’un coup d’œil tout l’enchaînement des parties, Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1879.djvu/258 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1879.djvu/259 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1879.djvu/260 d’en recommander la lecture à ceux qu’intéresse la bonne marche des écoles primaires. Les règles et les conseils que nous y trouvons témoignent de la part de l’auteur d’un sens pratique aussi sûr qu’étendu.

(À suivre.)
R. Horner,
Professeur de pédagogie.




  1. Librairie Imer et Payot à Lausanne (Suisse).
  2. Traité théorique et pratique de méthodologie, par Achille V. A. ; professeur à l’école normale de Carlsbourg. Namur, Wesmael-Charlier, libraire-éditeur.