Deux nouvelles Francesca da Rimini

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Deux nouvelles Francesca da Rimini
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 935-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

DEUX NOUVELLES FRANCESCA DA RIMINI


Paolo and Francesca, a tragedy in four acts, par Stephen Phillips, Londres, 1901. Francesca da Rimini, tragedia, par Gabriel d’Annunzio. Milan, 1902.


« Ne touchons pas aux morts de Dante : ils feraient peur aux vivans ! » disait autrefois Ugo Foscolo à Silvio Pellico, qui lui parlait de son projet d’écrire une tragédie sur Francesca de Rimini. On sait d’ailleurs que, malgré le conseil de son ami, l’auteur de Mes Prisons écrivit sa tragédie, qu’il la fit jouer, qu’elle obtint, dans l’Italie entière, un énorme succès, et qu’elle eut même l’honneur d’être traduite en anglais par Byron, qui l’admirait fort. Mais, avec tout cela, Silvio Pellico semble bien avoir pensé, lui aussi, que la vue des « morts de Dante » risquait de « faire peur aux vivans » de son temps : car il n’a rien négligé pour adoucir à ses contemporains l’horreur tragique des amours, criminelles et sanglantes, de Paolo et de Francesca. Dans sa pièce, toute pleine de beaux vers et de beaux sentimens, le jeune couple meurt sans avoir pêche ; ce qui a certes pour effet de nous rendre sa mort plus attendrissante, mais ce qui, d’autre part, nous empêche absolument de reconnaître en lui le couple adultère rencontré par le vieux poète au séjour des damnés. Et je ne puis me défendre d’imaginer que, si la Francesca de Pellico avait porté un autre titre, qui n’eût pas aussi forcément évoqué le souvenir de l’incomparable vision de Dante, son succès aurait été plus vif encore, ou, en tout cas, aurait duré davantage. « Ne touchons pas aux morts de Dante ! » Ugo Foscolo avait, je crois, raison.

Bien d’autres poètes y ont touché, cependant, depuis le doux et charmant Silvio Pellico. L’aventure de Francesca de Rimini, en particulier, a fourni matière, après lui, à une vingtaine de drames, tragédies et romans, dont on serait aujourd’hui fort embarrassé de nommer les auteurs. Et voici que, dans ce moment même, l’Angleterre et l’Italie assistent à deux nouveaux essais de résurrection du couple infortuné que jadis « l’amour conduisit à une mort commune. » En Angleterre, la troupe dramatique de M. George Alexander représente chaque soir, aux applaudissemens de la foule et des lettrés tout ensemble, une tragédie envers de M. Stephen Phillips, Paolo and Francesca, que les critiques s’accordent à proclamer « la plus belle œuvre du théâtre. anglais depuis deux cents ans. » En Italie, Mme Éléonore Duse promène de ville en ville la Francesca da Rimini de M. d’Annunzio ; et, là encore, la foule applaudit avec enthousiasme, tandis que les lettrés, lors même qu’ils n’admirent point sans réserve, reconnaissent pourtant l’éminente valeur littéraire de la pièce, sa beauté poétique, et la noblesse de l’effort dont elle est le fruit.

Je n’ai eu l’occasion de voir jouer ni l’une ni l’autre de ces deux Francesca, mais je les ai lues toutes deux, en de luxueuses éditions où se trouvent abondamment indiqués jusqu’aux moindres détails de la mise en scène. J’ai pu ainsi me rendre compte de la façon dont les deux auteurs ont traité le sujet. Et si, peut-être, une partie de l’intérêt dramatique des deux pièces m’a échappé, j’ai pu du moins apprécier leur intérêt littéraire, qui est assurément des plus considérables. Toutes deux sont, avec des mérites différens, de vraies couvres d’art, et dignes du grand succès qui les a accueillies. Mais toutes deux m’ont rappelé, une fois de plus, le mot d’Ugo Foscolo : « Ne touchons pas aux morts de Dante ! » Et en vérité aucun exemple ne saurait mieux prouver le danger qu’il y a, pour un auteur de notre temps, à vouloir toucher à ces morts immortels.

Non que la vue de ces morts ait désormais de quoi nous « faire peur ! » À ce genre de crainte-là nous sommes depuis longtemps devenus insensibles ; et je croirais même volontiers que M. d’Annunzio, notamment, s’est ingénié à stimuler autant qu’il pouvait notre capacité d’épouvante littéraire en ajoutant à l’horreur du sujet tout ce que sa riche imagination lui a offert de passions violentes et perverses. Les amours de Paolo et de Francesca, chez lui, sont à coup sûr plus terribles qu’au cinquième chant de l’Enfer. Mais, plus terribles, elles sont moins belles, d’une beauté moins profonde, moins pure, moins parfaite. Et, pareillement celles que nous présente M. Stephen Phillips. Le poète toscan nous a laissé de ces amours une image qui reste à jamais si vivante dans nos cœurs, que toute autre image qu’on essaie de nous en montrer risque de nous paraître incomplète et médiocre, en regard de celle-là.

C’est, au reste, ce que pourra prouver suffisamment une simple analyse des deux pièces nouvelles. Mais d’abord, quoique chacun se souvienne des vers de Dante, je vais demander la permission de les rappeler, puisque, aussi bien, ils constituent à peu près l’unique document dont les deux poètes aient eu à tenir compte.


Après que j’eus entendu mon guide me nommer ces dames de jadis, et leurs cavaliers, la pitié m’étreignit, et je restai comme hors de mes sens. Puis je dis : « O poète, volontiers je parlerais à ces deux-ci, qui vont ensemble, et paraissent au vent être si légers ! » Et lui : « Attends qu’ils soient plus près de nous ; et, alors, prie-les, au nom de l’amour qui les mène ; et ils viendront. »

Aussitôt donc que le vent les eut conduits près de nous, j’élevai la voix : « O âmes désolées, venez et parlez-nous, si cela vous est permis ! »

Telles que deux colombes, appelées par le désir, les ailes ouvertes et immobiles, volent vers leur doux nid, où l’air et leur vouloir les portent ; telles ces deux âmes sortirent de la foule où était Didon, et vinrent à nous par cet air effroyable : tant avait été fort mon cri passionné !

« O créature charitable et généreuse, qui, dans ce lieu maudit, daignes venir nous voir, nous qui avons teint la terre de notre sang ; si le Roi de l’Univers nous était ami, nous le prierions pour ton repos, puisque tu as pitié de notre misère ! Du moins, de quoi que tu désires que nous t’écoutions, ou que nous te parlions, nous t’écouterons et nous te parlerons, pendant que le vent, comme il fait, se taira. La terre où je suis née est au bord de la mer, à l’endroit où le Pô descend pour avoir la paix, avec son cortège. Or l’amour, qui se prend vite aux cœurs nobles, a allumé, chez celui que tu vois près de moi, le désir de mon beau corps, qui me fut enlevé. Et l’amour, qui à nul être aimé n’épargne d’aimer aussi, m’a inspiré pour cet homme un plaisir si fort que, comme tu le vois, j’en suis encore toute possédée. C’est cet amour qui nous a conduits à une même mort. Quant à celui qui nous a ôté la vie, le cercle de Caïn attend son âme ! »

Telles furent leurs paroles qui vinrent à moi. Et quand j’eus entendu ces âmes blessées, j’inclinai mon visage, et le tins si longtemps penché que le poète me dit : « Que penses-tu ? » Alors j’essayai de répondre, et dis : « Hélas ! que de doux rêves, que de désirs ont dû conduire ce couple à cette douloureuse aventure ! » Puis, me tournant vers eux, je leur parlai, et dis : « Francesca, ton supplice me fait pleurer de tristesse et de compassion. Mais, dis-moi : au temps des doux soupirs, comment et pourquoi l’amour vous a-t-il poussés jusqu’à connaître les désirs criminels ? »

Et elle me dit : « Il n’y a pire douleur que, dans la souffrance, le souvenir des temps heureux. Il sait bien cela, celui qui te conduit ! Mais si tu désires tant connaître la première racine de notre amour, j’essaierai, tout en pleurant, de te la dire. Nous lisions un jour, par délassement, l’histoire de Lancelot, comment l’amour le vainquit. Nous étions seuls, et sans aucun soupçon. Plusieurs fois, à cette lecture, nos yeux se rencontrèrent et nos visages changèrent de couleur : mais il n’y eut qu’un seul passage qui acheva de nous vaincre. Quand nous lûmes les vers où le sourire désiré de Genièvre est baisé par son immortel amant, celui-ci, qui jamais ne sera plus séparé de moi, me baisa la bouche, tremblant de tout son être. Notre Galchaut, ce fut le livre, et celui qui l’a écrit. Et, ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant. »

Pendant que l’une des deux âmes me disait cela, l’autre pleurait. Elle pleurait si tristement que je défaillis de pitié, et m’abattis sur le sol, comme tombe un cadavre.


À ces vers, — mais comment en rendre la musique, la simple et harmonieuse beauté de leur rythme ? — se borne tout ce que nous savons de l’aventure de Francesca et de son amant. Les nombreux détails qu’y ont ajoutés les commentateurs de Dante, depuis Boccace jusqu’à Landino, ne sont évidemment que des légendes, et souvent en contradiction avec les données de l’histoire. D’où l’on n’a cependant pas le droit de conclure, comme tendent aujourd’hui à le faire bon nombre d’érudits italiens et allemands, que l’aventure même des amours et de la mort de Francesca n’est rien qu’une légende ; car l’auteur de la Divine Comédie a vécu de longues années à Ravenne, chez Guido de Polenta, neveu de l’infortunée jeune femme dont nous parlent ses vers ; et l’on ne peut guère admettre que, dans ces conditions, il se soit plu à prêter gratuitement à la tante de son hôte et ami l’aventure criminelle qu’il lui a prêtée. Francesca de Polenta a certainement été mariée à Jean le Déhanché, fils du vieux Malatesta de Verucchio, tyran de Rimini ; elle a trompé son mari avec le frère de celui-ci, Paul le Beau, a été surprise, et son mari l’a tuée avec son amant. Mais les circonstances du drame nous resteront sans doute à jamais inconnues. On ignore jusqu’à sa date, jusqu’à l’endroit où il s’est produit. On n’a, pour tout document, que les vers de Dante, sauf à y adapter l’hypothèse la plus vraisemblable, ou la plus commode.


C’est à ce dernier parti que s’est arrêté M. Stephen Phillips. Sans se mettre en frais d’érudition, il a simplement supposé que Jean Malatesta était tyran de Rimini, — ce qu’il ne semble pas pourtant avoir jamais été ; — que Paul était son unique frère, — ce qui est également contredit par les faits : — et que Francesca était la fille de Guido de Polenta, — dont, en réalité, elle était la tante. Mais, au reste, toute l’affabulation de sa tragédie est d’une Liberté absolue. Le souci même de la couleur historique n’y tient, pour ainsi dire, aucune place, ou du moins n’y trahit sa présence que, çà et là, |par de menues erreurs : car c’est une erreur, par exemple, de croire que Paul le Beau, qui fut quelque temps « capitaine du peuple » à Florence, ait olé, de ce fait, « capitaine d’un corps de mercenaires au service de Florence. » Fort heureusement, tout cela n’importe guère dans une tragédie, et la tragédie de M. Phillips a le grand avantage d’être claire, rapide, élégante, conçue avec un sens très vif de l’effet théâtral. Son intrigue repose tout entière, — pour imprévu que cela puisse paraître en un tel sujet. — sur un sentiment en somme très naturel, mais surtout très dramatique : la haine d’une femme qui vieillit, et que personne n’aime, pour une belle jeune femme tendrement aimée.

Au premier acte, Giovanni Malatesta reçoit, en grande solennité, sa jeune femme, que son frère Paolo lui a amenée de Ravenne. Il lui fait mille complimens, où elle répond de son mieux ; mais à peine l’a-t-il quittée un moment qu’elle avoue à Paolo qu’elle s’ennuie, et prie le jeune homme de rester près d’elle. Elle n’est d’ailleurs encore qu’une enfant innocente. Paolo, au contraire, qui l’aime déjà, veut la fuir : il annonce à Giovanni son départ pour Florence, sans vouloir lui en donner aucune raison, ce qui inquiète déjà l’âme jalouse du prince. Alors intervient une parente de celui-ci, Lucrezia, veuve, et qui ne peut se consoler de n’avoir pas d’enfans. Elle recommande à Giovanni de bien surveiller sa femme, qui est jeune et belle, tandis qu’il est vieux. Et voici qu’arrive ensuite, pour achever d’effrayer le malheureux mari, une servante aveuglé, Angela, qui a le don de prophétie, et qui déclare qu’elle a vu, en rêve, Francesca dans le bras d’un jeune homme, beau comme elle, et son proche parent.

Deuxième acte. — Paolo s’apprête à partir pour Florence, et déclare à Francesca qu’il part à cause d’elle, ce dont la jeune femme est tout épouvantée. Puis Lucrèce, de nouveau, attise la méfiance dans le cœur du mari, lui donnant à entendre que l’amant dont a parlé la voyante ne saurait être que le beau Paolo. Et le fait est que celui-ci, à peine sorti de la ville avec son escorte, revient sur ses pas : il n’a pas le courage de s’éloigner de Francesca, et préfère se tuer.

On le retrouve, à l’acte suivant, chez un vieux sorcier, à qui il achète une drogue pour mourir : et le voilà qui explique, sans qu’on sache trop pourquoi, qu’il est amoureux de la femme de son frère. Or son frère est là, dans un coin de la chambre. Il est venu demander au sorcier une drogue pour forcer sa femme à dire, en rêve, le nom de son amant. Ce nom, désormais il le sait, et il se réjouit à la pensée que Paolo, en se tuant, va le délivrer de tout son souci. Mais Paolo ne se tue pas encore : il veut, avant de mourir, revoir une dernière fois sa bien-aimée ; et il la trouve lisant les amours de Lancelot, et il lit avec elle ; et, au moment où Lancelot donne un baiser à Genièvre, Francesca ferme le livre et tombe, toute pâmée, dans les bras du jeune homme.

Giovanni, croyant son frère mort, s’en est allé à Pesaro, où les Gibelins se sont révoltés. Quand il revient, Lucrèce lui apprend que Paolo ne s’est pas tué, et qu’il est devenu l’amant de Francesca. Elle lui conseille de feindre un nouveau départ, de revenir à l’improviste, de surprendre le couple infidèle, et de le tuer. Mais voici que, restée seule avec Francesca, et comme elle presse traîtreusement celle-ci d’accueillir Paolo, la pauvre enfant lui demande de ne point la quitter, d’avoir soin d’elle, de la protéger contre son propre cœur. Et Lucrèce est tout à coup émue de pitié. L’enfant qu’elle a toujours vainement rêvé d’avoir à aimer, elle l’a maintenant, et elle tremble au souvenir du danger où elle l’a exposée. Elle veut, du moins, tout tenter pour la sauver. Elle court à la porte du château, pour épier le retour de Giovanni, et, pendant ce temps, Paolo entre chez Francesca. Leurs deux cœurs achèvent de s’amollir, leurs deux chairs s’appellent. C’est en vérité la seule scène d’amour qu’il y ait dans la pièce : car la scène du livre est très courte, et passerait inaperçue sans le baiser final. Celle-ci, en revanche, est abondamment développée, avec un grand luxe d’éclatantes images et d’élans lyriques. Les deux amans se disent qu’ils se sont connus et aimés déjà dans des existences antérieures, à Babylone, à Carthage : sans doute par allusion à Sémiramis et à Didon que Dante leur donne pour compagnes dans le cinquième chant de l’Enfer. Ils se disent le bonheur qu’ils auraient à mourir ensemble. « Il y a une région où les prêtres nous disent que des âmes telles que les nôtres sont châtiées à jamais — Pourvu que nous soyons ensemble, que nous importent les châtimens ?… Qu’avons à craindre ? Dieu, tu nous vois, tes créatures, liées l’une à l’autre par la loi qui meut les étoiles, dans leur palpitante passion cosmique, par la loi qui régit les phases du soleil et de la lune ! Comment nous châtierais-tu ? Quelle extase, quel ravissement ce serait pour nous de brûler au feu éternel, ensemble ! Partout où nous sommes, n’est-ce pas un feu sans fin ?… » Là-dessus, ils s’éloignent, et bientôt arrive Giovanni, qui vient de les tuer.

Telle est exactement l’action de cette « tragédie, » ou plutôt de ce « mélodrame : » car aucun mot ne saurait mieux définir, pour nous, à la fois l’intérêt et le principal défaut de la pièce anglaise de M. Phillips. Rendant compte d’une autre pièce du jeune dramaturge, un critique a dit qu’on y retrouvait « Dumas père s’exprimant par la voix de Milton. » Je n’oserais point soutenir que, dans son Paolo and Francesca, M. Phillips se soit exprimé « par la voix de Milton ; » mais certes la conception générale de son œuvre rappelle fort les drames en vers de Dumas, à moins que ce ne soit ceux de Casimir Delavigne. La servante aveugle qui prophétise, les deux frères se rencontrant chez le vieil alchimiste, tout cela sort essentiellement des procédés de mélodrame ; et il n’y a pas jusqu’au revirement soudain des dispositions de Lucrèce à l’égard de Francesca qui, avec la façon dont il se produit trop tard, avant la catastrophe, ne fasse songer aux tardifs remords de Lucrèce Borgia. Mais ce revirement donne lieu, dans l’œuvre de M. Phillips, à une belle scène, où la savante harmonie des vers nous traduit des sentimens humains et profonds, tandis que la plupart des autres scènes n’ont à nous offrir que l’harmonie de leurs vers, sans que jamais l’émotion des personnages rayonne jusqu’à nous. Les deux héros, en particulier, n’ont pas un mot qui nous aille au cœur. Ni leurs joies ni leurs souffrances ne nous touchent vraiment, n’étant pour eux-mêmes qu’un prétexte à des lieux communs poétiques, dont quelques-uns d’ailleurs ont une forme parfaite. Et nous ne pouvons nous empêcher de nous rappeler surtout, en présence de ce couple banal d’amans adultères, le couple douloureux que nous a montré la Divine Comédie, le couple qui vole en pleurant à travers la nuit éternelle. « Hélas ! que de doux rêves, que de désirs, ont dû conduire ce couple à une telle aventure ! » Nous nous rappelons la vision de Dante, et son souvenir nous rend plus sévères encore pour l’œuvre du jeune dramaturge anglais, qui n’a su nous rien apprendre de ces « doux rêves, » et de ces « désirs. »


M. d’Annunzio, lui non plus, ne nous en apprend rien. Ses deux héros ne répondent guère, eux non plus, à l’image que nous nous faisons du couple dantesque. Il y a dans ce couple quelque chose de pur et de passionné, un mélange indéfinissable, de grâce et de désespoir, qui le met pour toujours en dehors, au-dessus, de notre réalité humaine. La Francesca du vieux poète nous apparaît, en une certaine façon, l’incarnation éternelle des crimes de l’amour. La Francesca de M. d’Annunzio est simplement, — quelque effort qu’il ait tenté pour nous l’embellir, — une jeune femme mal mariée qui trompe son mari. Et puis, de même que les héros de M. Phillips, ceux de M. d’Annunzio échouent à nous révéler la longue suite de désirs et de rêves qui les a conduits jusqu’à leur adultère. Ils parlent et agissent devant nous ; mais ce qui se passe au fond de leurs âmes nous demeure caché.

De cela, cependant, la faute n’est pas à M. d’Annunzio. Elle est toute au genre qu’il a choisi pour sa nouvelle œuvre, à ce genre du drame, qui, par sa nature propre, refuse de se prêter à de telles révélations. La tragédie de Racine pouvait nous faire connaître les sentimens de ses héros, la lutte des désirs et des rêves dans leurs âmes : le drame moderne ne le peut pas, avec ses exigences d’action et de vraisemblance. Ou plutôt, ainsi que l’a merveilleusement compris le génie de Wagner, le drame moderne le peut bien, mais à l’aide de la musique, et moyennant que celle-ci se charge d’exprimer les émotions pendant que les paroles, les gestes, le décor, nous présentent l’action. Seule la musique, au théâtre, serait capable de nous faire pénétrer dans les deux cœurs de Paolo et de Francesca. Je dirai plus : chez Dante même, l’immortelle vie qui anime pour nous ce « couple désolé » ne tient pas à la vigueur tragique du récit, ni à la justesse de l’accent, ni à la beauté des images ; elle tient toute à la puissante et sensuelle musique dont le poète a su imprégner ses vers.

C’est ce que doit avoir senti M. d’Annunzio, dont on connaît le fervent wagnérisme. Et le fait est que sa Francesca est moins un drame qu’un opéra, ou, si l’on préfère, un « drame lyrique, » à la façon de Tristan et des Maîtres Chanteurs. Un opéra où, hélas ! il n’y a point de musique, mais où du moins les paroles seules constituent l’action, tandis que les gestes, les décors, tout l’agencement de la mise en scène servent à remplacer autant que possible l’élément musical, pour nous rendre plus touchante la destinée des héros.

Voici, par exemple, le premier acte. Nous sommes à Ravenne, dans la maison du père de Francesca ; et d’abord, nous voyons les suivantes de celle-ci, Aide, Hauteclaire, Adonelle, Blanchefleur, s’occupant à préparer pour leur maîtresse, de l’huile de lavande. Elles travaillent, et elles rient, et chantent, et se disent de douces histoires, ou bien taquinent un bouffon, qui est trop heureux de se laisser faire. La scène est très longue, on serait tenté de la croire inutile : en réalité elle est un prélude, quelque chose comme l’exposé du « motif » de grâce et de volupté, qui va bientôt se développer à travers tout le drame. Et vient ensuite l’exposé du second « motif, » terrible, celui-là, barbare et sanglant ; un glossateur wagnérien l’appellerait « le motif du crime, » ou encore « le motif de la haine » après celui « de l’amour. » Aux rieuses jeunes filles succède, devant nous, Ostasio, le frère de Francesca. Il commence par faire emprisonner l’inoffensif boudon, de peur que Francesca n’apprenne, par lui, la ruse imaginée pour la contraindre au mariage : car c’est le beau Paolo qu’on va présenter à la jeune fille comme son fiancé, au lieu du sinistre Jean, qu’on craint qu’elle (ne refuse ; et à Rimini seulement, la nuit des noces, elle connaîtra son véritable mari. Arrive ensuite un autre frère de Francesca, le bâtard Bannino. Les deux frères se haïssent à mort ; et aussitôt Ostasio se met à accabler Bannino d’effroyables injures, il se met à le battre, à vouloir le tuer. Il y a là un dialogue, assez long aussi, dont chaque mol exhale une odeur de sang. Et puis enfin le drame s’ouvre. Francesca, l’âme toute pleine de mauvais pressentimens, s’ingénie pourtant à consoler sa petite sœur, Samaritaine. Elle n’a point voulu, jusqu’ici, lever même les yeux sur le fiancé qui va l’emmener. Et elle se promène tendrement au bras de sa sœur, évoquant mille souvenirs de leur vie heureuse, lorsque, tout à coup, apparaît devant elle Paolo, et elle le voit. « Elle reste immobile, appuyée aux arbustes. Ils se tiennent en face l’un de l’autre, se regardant sans parole ni geste. Les dames, à la loggia, se déploient en couronne, et les musiciens donnent le ton sur leurs instrumens. » Alors Francesca se sépare de sa sœur, va lentement jusqu’à un sarcophage où elle a planté un rosier, y cueille une rose vermeille, et, toujours sans rien dire, l’offre à Paolo. Et le rideau tombe, pendant que le chœur des jeunes filles chante la douceur de l’amour, et que s’entend, au loin, l’appel désespéré de Bannino, le bâtard.

Toute la pièce est conçue dans cet esprit, avec cet art patient, ingénieux et profond. Sans cesse les deux thèmes alternent, autour du couple tragique, sollicitant pour lui notre terreur ou notre pitié. Au troisième acte, la scène de la lecture est précédée d’un délicieux intermède, — danses, chansons, évocation de légendes amoureuses, rideaux s’entr’ouvrant sur la mer et les montagnes bleues, — tout destiné à créer devant nous une atmosphère de tendresse sensuelle où, un instant après, nous admettrons, nous excuserons, nous approuverons que les deux amans se donnent leur premier baiser. Le quatrième acte, au contraire, appartient tout entier au motif de la haine. Nous y entendons d’abord les hurlemens éperdus d’un vieux gibelin que les Malatesta tiennent prisonnier dans leur château ; puis le plus jeune frère de Paolo, le borgne Malatestino, s’en va couper la tête du prisonnier, et rapporte sur la scène, où nous la voyons saigner, dans un drap rouge, jusqu’à la fin de l’acte. Et nous voyons s’étaler sous nos yeux, plus sinistres encore que cette tête coupée, les haines fratricides, les trahisons, la gloutonnerie féroce de Giovanni, les lâches et perfides moqueries du borgne. De minute en minute, nous sentons descendre sur nous comme un vent de mort : ainsi l’auteur nous prépare à la catastrophe de l’acte final.

Mais il y a un acte surtout, le second, — le plus beau de tous, — où les deux thèmes opposés se mêlent pour produire un effet lyrique d’une intensité admirable. Francesca, épouvantée du mariage qui lui est imposé et, plus encore, de la ruse où s’est prêté Paolo pour la contraindre à ce mariage, erre, misérablement, d’une tour à l’autre du burg de son mari. Elle arrive au sommet d’une de ces tours pendant que des artificiers lancent le feu grégeois sur la faction gibeline des Parcitadi, qui assiège le château. Et voici qu’elle rencontre Paolo dans ce lieu de carnage. Elle lui reproche sa ruse, lui laisse entendre qu’elle l’aime, et l’engage à se faire tuer pour effacer la tâche qu’il a faite à son honneur. Paolo, ivre à la fois d’amour et de meurtre, s’expose, tête nue, aux flèches gibelines : l’une d’elles le touche à la tête ; il tombe évanoui dans les bras de Francesca, pendant qu’autour d’eux se multiplient les cris de mort, pendant que le feu vole, pendant que les cloches des églises sonnent le glas de bataille. La flèche, cependant, s’est arrêtée dans les cheveux bouclés du jeune homme.

Et Francesca, dès qu’elle l’en a retirée, s’imagine reconnaître là un signe d’en haut. Elle se dit que la tâche qui ternissait l’honneur de Paolo vient d’être effacée, et que leur amour même s’en trouve excusé. Invention qui, dans une tragédie, risquerait de nous sembler un peu bien fantaisiste ; mais Tristan et le Crépuscule des Dieux abondent en inventions du même genre, sans que personne s’avise d’y trouver à redire. Et jamais certes Wagner, dans ses livrets, n’a su leur donner l’éclat poétique, la richesse d’images, ni l’allure vivante, qu’elles ont dans l’admirable opéra de M. d’Annunzio.

J’ajoute que celui-ci, pour renforcer le charme et l’intérêt de sa Francesca, s’est constamment préoccupé d’y pousser au plus haut degré possible l’exactitude de la couleur historique. Non seulement l’intrigue du drame, telle qu’il nous la présente, s’accorde tout à fait avec ce que nous apprennent les traditions les plus dignes de foi ; non seulement ses Malatesta, et en particulier Jean le Déhanché et Malatestino le Borgne, reproduisent, trait pour trait, l’image que nous ont laissée les chroniqueurs de ces êtres monstrueux ; c’est surtout l’ensemble des mœurs italiennes qui, dans sa pièce, nous séduit par une apparence extraordinaire de vérité et de naturel, à moins toutefois que l’élégance infiniment « préraphaélite » des intermèdes galans ne fasse un contraste trop accentué avec la sauvagerie des scènes de querelles, de luttes et de meurtres. Mais, là encore, l’art savant de l’auteur parvient à tout unir, à justifier tout.

Quant à ce qui constitue proprement l’action de son drame, sous cette agréable et ingénieuse musique dont il l’a enveloppée, je crains qu’on ne puisse lui reprocher de l’avoir également traitée à la façon d’un livret d’opéra, c’est-à-dire en sacrifiant l’expression des sentimens à l’effet extérieur. Ses deux héros ont toujours de beaux gestes, et souvent des paroles d’une douceur exquise ; mais ni leurs gestes ni leurs paroles ne nous permettent de deviner ce qu’il y a en eux qui les élève au-dessus de deux amans quelconques, poussés par un vulgaire désir dans les bras l’un de l’autre. Seule la scène de la tour, avec le raffinement de son symbolisme, nous fait entrevoir deux âmes d’une espèce plus haute, tendres et fières, ardentes, généreuses, telles que Dante nous a appris à les imaginer. Le dernier entretien des amans, au cinquième acte, n’est guère qu’un gentil duo, que d’ailleurs nous avons à peine le loisir d’écouter, tant nous angoisse l’attente de la catastrophe annoncée et préparée dès l’acte précédent. Et, bien que la scène de la lecture, au troisième acte, soit conduite avec une maîtrise dramatique extraordinaire, bien que, depuis l’ordonnance du décor jusqu’au rythme des phrases, tout y concoure à produire une impression de volupté délicieuse et tragique, c’est une scène d’une beauté pour ainsi dire générale, où la personne des deux amans n’a presque point de rôle.

Pas plus que les héros de M. Phillips, ceux de M. d’Annunzio ne sont le Paolo et la Francesca de la Divine Comédie. Le nom qu’ils portent ne fait que nous rendre plus sévères pour eux ; nous exigeons d’eux une perfection que, peut-être, aucun auteur dramatique n’aurait su leur donner, mais que certainement ne leur ont donnée ni M. Phillips ni M. d’Annunzio. « Toucher aux morts de Dante est décidément chose périlleuse. Malgré l’adresse et le talent du jeune dramaturge anglais, malgré l’incontestable génie poétique de M. d’Annunzio, — qui nulle part encore, je crois, ne s’est manifesté avec autant de variété, de charme, et de puissance que dans son nouveau drame, — nous continuons à ne connaître, des « désirs » et des « rêves » du couple de Rimini, que ce qu’il a plu jadis à Dante de nous en révéler.


T. DE WYZEWA.