Deux visions anglaises

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DEUX VISIONS ANGLAISES

I
OXFORD EN FÊTE

C’est un plaisir qui n’est pas exempt de quelque mélancolie de remonter parfois le cours de son propre passé, de chercher dans un lieu où l’on a vécu, étant jeune, les traces de ce qui subsiste encore ou de ce que le temps a détruit et de remettre « les pas dans les pas » pour emprunter à l’auteur de ces fortes œuvres qui s’appellent le Disciple et le Démon de midi, le titre d’une de ses jolies nouvelles.

L’occasion s’est offerte à moi, tout récemment, de goûter ce plaisir. Il y a cinquante et un ans, — un peu plus d’un demi-siècle, — j’ai séjourné quelque temps à Oxford, non pas en qualité d’Undergraduate, comme on dit dans la langue de l’Université, mais en qualité d’étudiant étranger. Je suis d’un temps où les regards de la France n’étaient pas tournés vers l’Allemagne, mais vers l’Angleterre, et où l’on croyait que quelques mois passés dans une université anglaise étaient un excellent complément d’éducation pour un jeune homme. J’avais donc été envoyé à Oxford et j’y ai passé un term, dont partie chez le dean d’un grand collège et partie chez un private tutor. Or un prétexte s’est offert à moi, il y a quelques semaines, d’y retourner. Il s’est formé, en Angleterre, sous la présidence d’honneur de lord Curzon of Kedleston, chancelier de l’Université d’Oxford, un grand Comité, composé de lord Rosebery, de M. Arthur Balfour et d’un grand nombre d’hommes de, lettres et de savans anglais ou étrangers, qui s’est proposé de célébrer le sept-centième anniversaire de la naissance de Bacon, non pas de François Bacon le chancelier de la reine Elisabeth, mais de Roger Bacon, le moine franciscain. À cette fin une statue a été commandée à un sculpteur anglais, et cette statue devait être dévoilée le 10 juin à Oxford. Roger Bacon, qui était Anglais de naissance, ayant cependant achevé ses études à l’Université de Paris où il prit le bonnet de docteur, une invitation spéciale avait été adressée tant à l’Université de Paris elle-même qu’à chacune des classes de l’Institut. L’Académie Française et l’Académie des Sciences morales étaient assez en peine de trouver quelqu’un qui fût disposé à les représenter. Je me suis souvenu alors de ces jolis vers de mon contemporain et ami Guillaume de Chabrol :


L’horloge de mes jours a sonné la vieillesse,
Et suivant le chemin qui conduit au tombeau,
Comme un soldat blessé qui retourne au hameau,
Je viens revoir les lieux qu’enchanta ma jeunesse…


et, puisque l’horloge de mes jours semble vouloir me laisser encore quelques heures, je me suis laissé aller à la tentation de revoir les lieux où se sont écoulés quelques mois de ma jeunesse et dont j’ai été enchanté. Je me suis donc proposé, après avoir cependant pris la précaution de m’assurer que, si j’avais quelques paroles à prononcer, je n’aurais pas à parler de Bacon lui-même, car je dois avouer franchement que ni l’Opus majus, ni l’Opus tertium, ni même l’Opus minus ne sont mes livres de chevet. J’ai été accepté et voilà pourquoi, le 8 juin dernier, je suis parti pour Londres et, deux jours après, pour Oxford.


A OXFORD

Départ de la gare de Paddington à 9 h. 50 A. M. Sur le quai de la gare, j’avise trois messieurs en chapeau haut de forme, l’air très sérieux. Je suppose qu’ils doivent se rendre comme moi à Oxford, mais je ne crois pas devoir me présenter moi-même, et je demeure seul dans mon compartiment. Nous roulons d’une allure égale et rapide, sans secousse d’aucune sorte, grâce à une voie admirable, dont les larges traverses rapprochées forment comme un parquet, à travers cette campagne anglaise toujours jolie et plaisante particulièrement en cette époque de l’année à cause de la verdure toute fraîche, mais un peu monotone et un peu trop semblable à elle-même, qu’on la traverse en se rendant de Douvres à Londres, ou de Londres à Oxford : toujours des prairies où paissent tantôt des chevaux, tantôt des bestiaux ; toujours des haies, des grands arbres qui étendent leurs branches en liberté ; parfois des champs de houblon ; très rarement des champs de blé ; presque point de villages ou d’habitations isolées. On dirait que cette campagne est vide d’habitans. A quoi s’occuperaient-ils en effet ? L’herbe de ces prairies n’a pas besoin d’eux pour pousser et les animaux se gardent tout seuls. On comprend que, pour l’Angleterre, la question du pain quotidien se pose d’une façon aiguë. Tous les jours il faut que, par mer, elle soit approvisionnée de blé et que de longs trains de marchandises déversent sur les quais des grandes gares les quintaux de blé ou de farine nécessaire à la nourriture des villes dont la population va s’accroissant, comme en France, au détriment des campagnes. Si une puissante flotte ne protégeait en temps de guerre ses bâtimens de commerce, elle pourrait rapidement être affamée, et, en temps de paix, rien ne la garantit contre les conséquences d’une grève combinée des grandes entreprises de transport. On comprend que cette situation préoccupe ses hommes d’Etat et ses économistes.

Après une heure et demie de trajet, nous arrivons à Oxford., Je ne m’étais pas trompé dans ma supposition. Sur le quai même de la gare, je suis abordé fort courtoisement par un des trois messieurs en chapeau haut de forme. Il m’explique qu’il est précisément chargé de recevoir les délégués étrangers. Il parle fort bien le français, mais, fidèle à la règle que je me suis imposée en Angleterre, je lui demande, ne fût-ce que comme une excellente leçon pour moi, de me laisser parler anglais, car j’ai souvent remarqué qu’on ne se déboutonne vraiment que dans sa propre langue et je tiens à ce que les Anglais avec lesquels j’entre en relations se déboutonnent avec moi, tandis que je ne tiens pas du tout à me déboutonner avec eux. La connaissance et la familiarité entre nous s’établissent d’autant plus facilement que mon aimable interlocuteur connaît beaucoup de Français, entre autres mes confrères MM. Boutroux et Bergson, et mon collaborateur, dans cette revue, M. André Chevrillon dont il apprécie comme moi les belles études anglaises. Aussi me trouvé-je bientôt assez à l’aise pour lui poser une question qui me cause depuis la veille une grande perplexité. Dois-je, ou non, mettre, pour la cérémonie, l’uniforme de l’Institut ? Consulté par moi, notre ambassadeur, avec sa vieille connaissance des usages anglais, avait dit oui, mais le chancelier de l’Université d’Edinbourg, consulté également, m’avait dit non. D’où grande hésitation de ma part. C’est notre ambassadeur qui avait raison. Mon guide me dit qu’il n’y a pas le moindre doute, que tout le monde sera en uniforme, et qu’une redingote où un habit noir ferait tache sur l’estrade où je serai placé. Je me laisse convaincre et, après quelques minutes passées à l’hôtel pour me mettre en tenue, je suis conduit par lui à la cérémonie.

Cette cérémonie doit avoir lieu dans le Muséum de l’Université. Le Muséum est un bâtiment nouveau qui date de 1860. C’est une vaste construction en brique et fer. De hautes colonnes supportent un toit en verre. Autour du chapiteau de chaque colonne s’enroulent des feuillages, en fer travaillé, de différens dessins. Leur base s’appuie sur des formations géologiques de différens âges. C’est de l’architecture scientifique combinée avec des réminiscences historiques, et je partage l’opinion que je trouve exprimée dans un petit guide dont j’ai fait l’emplette : Que « l’effort tenté pour combiner un palais vénitien avec un Crystal palace n’a pas été très heureux. » Ce musée étant principalement destiné à l’instruction des étudians, il est encombré de vitrines ou d’ossemens ; la première chose qui s’offre aux yeux quand on entre est le squelette, monté sur une armature en fer, d’un immense animal antédiluvien.

Les préparatifs de la cérémonie sont fort simples : une estrade disposée autour du piédestal de la statue, trois fauteuils sur l’estrade, par-devant, quelques rangées de chaises. Toute l’assistance est déjà réunie. Il n’y a guère plus d’une centaine de personnes ; quelques professeurs en robe, quelques dames, quelques curieux, et c’est tout. Je suis un peu déçu. Je m’attendais à une cérémonie beaucoup plus solennelle qui se passerait dans quelque vieux bâtiment et dans un grand amphithéâtre devant tous les professeurs et tous les étudians en robe. Rien de tout cela. Le corps universitaire, pris dans son ensemble, parait s’être désintéressé de cette fête. Ce qui me frappe le plus dans l’assistance, c’est la présence de trois Franciscains, en robe brune, une ceinture de corde autour des reins, les pieds nus. On les a courtoisement invités comme représentant l’ordre auquel appartenait Roger Bacon. Après quelques minutes d’attente, la cérémonie commence : elle sera fort simple également. Montent sur l’estrade et s’assoient dans les fauteuils qui leur tendent les bras le Président du comité-exécutif, sir Archibald Grey, l’orateur public de l’Académie, M. Alfred Godley et le chancelier de l’Université, lord Curzon of Kedleslon. Sir Archibald Grey, qui est vêtu d’une magnifique robe rouge, se lève le premier et, en quelques mots, déclare, au nom du comité, faire remise à l’Université d’Oxford de la statue de Roger Bacon. L’orateur public de l’Académie, — c’est son titre, — se lève et donne lecture d’un assez long discours en latin ad laudem Rogeri Bacon dans une langue très élégante, autant que j’en peux juger, et qui me rappelle les discours que prononçaient jadis nos professeurs à la distribution des prix du Concours Général, avant qu’on n’eût supprimé d’abord le discours latin, puis le Concours lui-même. Enfin, c’est le tour du chancelier.

On m’avait dit qu’il serait revêtu d’un magnifique costume de velours noir avec des broderies d’or. Je m’attendais à être ébloui. Mais il a trouvé sans doute de meilleur goût de revêtir une robe de soie noire avec d’assez belles broderies, noires également. Son discours, d’une élégante bonne grâce, où l’on devine le lettré, contraste par une pointe d’humour avec la solennité du discours latin. Il rapproche, comme il est naturel, le moine Roger Bacon de son illustre homonyme le chancelier François dont la statue, toute voisine, orne également le Muséum, et il fait ressortir combien il est singulier qu’à quatre siècles de distance, ces deux hommes portant le même nom aient posé les principes de la philosophie expérimentale, et tenté de substituer l’observation des faits aux affirmations de la scolastique. Quel dommage que, malgré les recherches généalogiques les plus consciencieuses, il n’ait pas été possible de découvrir entre Roger et François Bacon le plus petit lien de parenté et quel argument les physiologistes qui se piquent de philosophie n’en auraient-ils pas tiré à l’appui des mystérieuses théories de l’atavisme. Mais il a fallu y renoncer et reconnaître que l’auteur du Novum Organum n’était rien à celui de l’Opus majus, dont il est même possible qu’il n’ait jamais lu les œuvres. Lord Curzon le reconnaît, non sans une pointe de malice et le ton général de son discours enlève à la cérémonie ce qu’elle aurait pu avoir d’un peu archaïque. Quelques adresses d’Universités étrangères sont remises sans être lues et la cérémonie officielle est terminée.

Une heure après, on se retrouve pour le lunch à Merton College. Ce collège a été choisi comme étant le plus ancien d’Oxford. La chapelle date de 1294, mais les statuts qui ont servi de modèle à la plupart des autres collèges datent de 1204. Je voudrais pouvoir dire que le Hall où nous nous rassemblons et dont les murailles sinon les boiseries sont très anciennes, a vu l’illustre moine dont on célèbre la mémoire venir s’asseoir à une table frugale autour de laquelle les moines se seraient rassemblés. Il n’en est rien : Roger Bacon demeurait au couvent aujourd’hui démoli des Franciscains et l’on n’a même pas conservé la tour où, suivant une tradition incertaine, il se livrait à ses observations astronomiques. Je ne cherche donc pas à évoquer son ombre durant le repas et je me livre au plaisir de la conversation avec mon voisin de table, le président de l’Université Américaine de Columbia, dont le costume, de soie noire, avec des paremens de velours violet, est, je ne puis m’empêcher de le remarquer, beaucoup plus somptueux que ceux des professeurs d’Oxford. Je prends ainsi patience en attendant l’heure des toasts.

Il y en a beaucoup, dont un porté avec bonne grâce par lord Curzon lui-même, aux délégués étrangers. Fort heureusement je ne suis pas seul à représenter la France. L’Université de Paris avait délégué M. Picavet, professeur à la Sorbonne, bien connu par ses travaux sur la philosophie du moyen âge et en particulier sur Roger Bacon. Aussi a-t-il pu répondre en donnant lecture d’une érudite adresse, qui aurait aussi bien pu être débitée lors de l’inauguration de la statue et qui figurera avec honneur dans la publication que le Comité prépare. Son heureuse intervention m’a permis de m’en tenir à quelques paroles improvisées, d’une extrême banalité, et dont il ne vaut pas la peine de parler.

Une réponse plus originale a été faite par un délégué du Vatican et un moine franciscain. Le délégué du Vatican était le bibliothécaire des Archives Vaticanes, qui ont été si libéralement, comme on sait, ouvertes par Léon XIII aux érudits et aux historiens. En fort bons termes, il a assuré les membres du Comité, qui se propose en outre de publier les œuvres complètes de Roger Bacon, de l’intérêt que le Saint-Siège portait à leur entreprise et il leur a promis d’opérer de nouvelles recherches dans la bibliothèque du Vatican pour tâcher d’y découvrir des œuvres encore inédites. Mais un speech plus curieux encore a été celui d’un Franciscain, assis avec nous à la table d’honneur et remplaçant à l’improviste le Révérend professeur Pascal Robinson, délégué des Frères Mineurs, — il était ainsi ‘qualifié sur le menu des toasts, — qui, en fort bons termes également, a remercié de l’honneur fait à son ordre. Le dirai-je cependant ? en écoutant ces deux discours, j’ai eu une impression pénible, car je me suis dit qu’ils n’auraient pas pu être prononcés en France. La France ignore le Saint-Siège ; la France’ a proscrit les Franciscains comme les autres ordres religieux, et il faut venir en Angleterre pour voir le Saint-Siège et les Franciscains traités comme ils devraient l’être partout. Oh ! que ces Anglais, qui ont dépouillé les catholiques, — car le collège où nous sommes appartenait autrefois à un ordre religieux, — qui les ont si longtemps persécutés et tenus à l’écart de la vie publique, puisque l’émancipation des catholiques ne date que de 1829, nous donnent aujourd’hui, en ce qui les concerne, d’utiles leçons de tolérance.

La fête n’était pas terminée cependant. Elle devait se clore par un garden party dans le jardin de Wadham College. Ces jardins des collèges sont une des beautés d’Oxford. Je suis persuadé que les professeurs à la Sorbonne ou au Collège de France qui ont l’occasion de les visiter doivent envier la condition de leurs confrères d’outre-Manche, à moins cependant qu’ils ne considèrent Paris comme le plus beau jardin du monde. Celui de Wadham College est le plus beau d’Oxford. Il est planté d’arbres rares qu’on nous fait remarquer et ses vertes pelouses sont admirablement bien tenues. Sur ces pelouses se promènent quelques femmes mais en beaucoup plus grand nombre des professeurs, des docteurs, des masters of arts, quelques bacheliers en petit nombre revêtus de robes de couleurs variées, les unes grises, les autres noires, avec de grands collets rabattus, rouges ou violets. On m’explique ce que chacun de ces uniformes veut dire, mais je craindrais de me tromper, si je voulais préciser. Le plus seyant et aussi le moins porté m’a paru être celui des bacheliers : une robe noire avec un large col, en soie bleue, formant presque pèlerine et bordé de fourrure blanche. On dirait un boa de dame. Mais puisque je me suis laissé entraîner à parler toilette, je ne crois pas devoir cacher le succès que les deux délégués de l’Université et de l’Institut ont obtenu. M. Picavet portait l’ample robe en soie jaune clair des professeurs de lettres à la Sorbonne. Cette robe, sur la pelouse verte, fait un grand effet et M. Picavet a l’air d’un soleil ambulant. Mais l’uniforme de l’Institut attire aussi l’attention. Je m’en aperçois à ce que je suis très regardé et il est certain que cet uniforme qui prend la taille est plus seyant que les amples toges. A la fin, une dame se détache d’un groupe. Trompée par mon chapeau à trois cornes et mon épée, elle me demande si je suis un officier français. Je suis obligé de lui expliquer que je suis membre de l’Institut, que cet uniforme date du premier Empire, c’est-à-dire d’un temps où tout était militarisé, qu’ainsi s’explique l’épée dont je reconnais l’inutilité dans les cérémonies littéraires, mais que ce costume a été dessiné par le grand peintre David dont le nom paraît être inconnu à cette brave dame. Elle me fait compliment de mon uniforme et finit par demander d’inscrire mon nom sur son birth day book. Ainsi j’ai dû à David l’unique succès de toilette que j’aie obtenu dans ma vie.


EN PÈLERINAGE

La cérémonie officielle s’est terminée avec le garden party de Wadham College. Tous les invités sont repartis par un train indiqué d’avance sur l’invitation. Pour moi, j’ai voulu rester et me donner le plaisir d’une journée passée tranquillement à Oxford. Je voudrais consacrer cette journée à deux occupations différentes. Je veux flâner par la ville, m’arrêter, comme je fais toujours, devant tout ce qui attire mon attention, lire les affiches, chercher les jolis endroits, mais surtout revoir les lieux où j’ai démeuré autrefois. Je voudrais aussi me rendre compte des changemens qui ont pu survenir à Oxford, depuis ma jeunesse, en particulier si les programmes universitaires ont été renouvelés, si les mœurs sont différentes. Sans doute, j’ai peu de temps pour cela. Vingt-quatre heures seulement. Mais en voyant quelques personnes, en les faisant causer, en feuilletant quelques publications, j’en viendrai peut-être à bout.

Trois endroits à Oxford sont restés particulièrement présens à ma mémoire : l’hôtel où j’étais descendu ; la petite maison du private tutor chez qui j’ai demeuré ; le grand collège où j’ai passé quelques jours chez le doyen.

L’hôtel s’appelait : Angel Hotel. C’était un vieil hôtel, ayant plutôt le caractère d’une pension de famille. Je me souviens que, le soir du jour où mon père, qui m’avait amené, était reparti, la maîtresse de l’hôtel s’approcha de moi maternellement pour consoler ma solitude. Le propriétaire du Clarendon Hotel, où je suis descendu et où il y a une vaste salle à manger avec un orchestre qui joue des valses, n’en ferait certainement pas autant pour un jeune étudiant. J’avais cherché l’Angel Hotel dans mon guide d’Oxford, je ne l’avais point trouvé. À Oxford même, je m’étais enquis. On me répondit qu’il était détruit depuis longtemps. Cependant un vieil Oxonianv à côté duquel le hasard me fait dîner à l’hôtel, me dit que la salle à manger de l’hôtel existe encore, mais qu’elle a été transformée en une grande épicerie, dont le propriétaire a la spécialité de certaine marmelade fort recherchée. C’est par une visite à cette épicerie que, le lendemain de la cérémonie, de bon matin, je commence mon pèlerinage. On m’avait exactement renseigné. L’épicerie est bien installée dans les dépendances de l’hôtel ; le patron me fait admirer, non sans quelque orgueil quatre colonnes de simili-marbre jaune qui décoraient l’ancienne salle à manger de l’hôtel, qu’il a conservées ; fort obligeamment même, il dérange un certain nombre de pots de marmelade pour me faire voir le vieux papier gaufré qui n’a pas été enlevé. Je m’en vais très satisfait d’avoir ainsi retrouvé quelques vestiges de mon ancien hôtel et enviant un pays où même les épiciers ont le respect du passé.

Une chose me tenait beaucoup plus à cœur : c’était de retrouver la maison où j’avais passé quelques mois chez un tuteur. Cette maison s’appelait : Grand Pont House. J’étais bien sûr de retrouver l’emplacement car elle était située au-delà d’un pont jeté sur un des bras de la Tamise dont Oxford est enserré et qui s’appelle : Folley Bridge. Mais je tremblais qu’elle aussi n’eût été démolie, ce qui, pour moi, eût marqué davantage encore que la démolition de l’Angel Hotel la fuite du temps. C’est ma première impression lorsque, ayant franchi Folley Bridge, j’aperçois d’assez vilaines constructions, moitié en planches, moitié en plâtre, sur le bord même de la rivière. C’est un hangar à bateau. Or, si mes souvenirs sont exacts, la petite rivière baignait la maison elle-même à laquelle on accédait par un petit pont extérieur. De là son nom. Donc la maison n’existerait plus. Je ne me décourage cependant pas ; je continue et, quelques pas plus loin, je me trouve en face d’une petite porte sur laquelle est écrit : Grand Pont House. M’y voilà. Mais un mur en pierres sèches assez élevé me cache presque complètement la maison et complètement le jardin. La curiosité l’emporte sur la discrétion. Je fais retentir le marteau de la porte. Une servante arrive. Je lui remets ma carte et, quelques instans après, la maîtresse du logis, un peu étonnée, vient au-devant de moi. Je lui explique qu’autrefois, étant étudiant, j’ai demeuré dans cette maison et je lui demande la permission de faire au moins un tour dans le jardin. Avec infiniment de bonne grâce, elle y consent et me propose de me faire visiter la maison elle-même. Rien n’est changé dans la disposition des pièces à l’intérieur et, très facilement, je retrouve mon ancienne chambre et la salle à manger, les deux seules pièces dont je me souvienne. Que s’est-il passé ? Mes souvenirs étaient-ils inexacts, ou bien a-t-on gagné sur la rivière le terrain où s’élève la hideuse baraque qui tout à l’heure me cachait la vue de la maison ? Je ne saurais le dire et le propriétaire ou plutôt la femme du propriétaire actuel est trop jeune pour me renseigner sur ce qui s’est passé, il y a un demi-siècle. Quoi qu’il en soit, je m’en vais très satisfait d’avoir ainsi rafraîchi mes souvenirs et constaté que je n’ai pas survécu à mon ancienne maison. J’aurais pu, à la vérité, me redire le vers si mélancolique de Victor Hugo :


Ma maison me regarde et ne me connaît plus.


Mais comme, après tout, je n’y ai passé que trois mois, j’aurais mauvaise grâce à me plaindre qu’elle m’ait oublié.

Restait la partie de mon pèlerinage la plus facile à accomplir : une visite à Christ Church. Le collège de Christ Church n’est point difficile à trouver. Il est situé en plein milieu de la plus grande rue d’Oxford après High Street. Encore me fallait-il non pas précisément un guide mais quelqu’un qui pût me faciliter certaines entrées. Les circonstances m’ont servi. Un jeune Français, qui porte un des noms les plus honorables de la banque protestante et dont l’arrière-grand-père était gentilhomme honoraire de la Chambre de Charles X, m’avait été recommandé. Il est étudiant au titre étranger et, loge précisément à Christ Church. Je n’avais pas au reste besoin de lui pour m’y reconnaître aussitôt qu’après avoir passé sous la tour qui contient la grosse cloche connue sous le nom populaire de Great Tom nous pénétrons dans la grande cour quadrangulaire. Dans l’angle à droite, l’entrée de la grande chapelle qui est en même temps la cathédrale où je me plaisais autrefois à aller entendre parfois l’office du soir que j’aimais parce qu’il ressemble beaucoup à nos vêpres ; dans le même angle, mais au premier, le Hall qui, disent avec orgueil les Oxonians, peut rivaliser avec celui de Westminster, et qui sert maintenant de salle à manger, toute garnie de portraits des bienfaiteurs et des illustres élèves du collège depuis Henry VIII et le cardinal Wolsey jusqu’à lord Rosebery, Gladstone et mon vieux doyen le docteur Liddell que je reconnais à sa couronne de cheveux blancs ; dans l’angle à gauche au contraire, les appartemens du doyen où j’ai demeuré. Précisément à ce moment, le doyen actuel se promène dans la cour, en robe avec un professeur. Je suis tenté d’aller à lui, de me faire connaître, et de lui demander si je ne pourrais pas visiter son appartement. J’aimerais revoir, non pas ma chambre dont je ne me souviens guère, mais la bibliothèque du docteur Liddell où je me souviens d’avoir eu des conversations intéressantes. En vrai doyen, le docteur Liddell avait quatre filles plus jeunes que moi. Je sais que l’une, qui était charmante, est morte, que l’aînée est mariée. Mais je voudrais savoir aussi ce que sont devenues les deux autres ; peut-être pourrait-il me le dire. Je suis sur le point de l’aborder ; puis, au dernier moment, une sotte timidité, comme si j’étais encore étudiant, me retient et je n’ose pas. Aussi me laissé-je conduire par mon jeune guide dans le petit appartement qu’il occupe au rez-de-chaussée d’une seconde cour qui fait suite à la cour quadrangulaire. Cet appartement, qui se compose de deux pièces très confortables, — il y a des appartemens d’étudiant qui en ont jusqu’à trois, — me rappelle ceux où, il y a cinquante et un ans, dans d’autres collèges, j’ai passé quelques agréables momens avec mes compagnons d’Université d’alors. Plusieurs ont disparu après avoir fait quelque bruit dans le monde, comme le duc d’Hamilton. D’autres ont survécu et sont arrivés aux situations les plus considérables, entre autres celui qui s’appelait en ce temps-là lord Kerry et qui est aujourd’hui lord Lansdowne, le chef respecté de l’opposition unioniste à la Chambre des Lords. Mais Kerry, qui était un laborieux, n’était pas élève de Christ Church où les études passaient pour n’être pas très fortes mais de Baliol, le collège des travailleurs. Il est demeuré tel et n’a pas menti aux espérances que son nom faisait naître.

Je me laisse aller au plaisir de la conversation avec mon jeune étudiant français et je commence par lui la petite enquête que j’ai l’intention de poursuivre sur les changemens que les années ont pu et dû nécessairement apporter dans la vie, les mœurs et les programmes de l’Université d’Oxford.

Quand j’étais à Christ Church une chose m’avait frappé. Il y avait, il y a encore, à l’extrémité du Hall, une vaste table surélevée sur une petite estrade où s’asseyaient les dignitaires du collège, ceux que dans l’argot des étudians on appelle les Doms. Mais ils n’étaient pas seuls à s’y asseoir. Ceux qu’on appelait les noblemen, c’est-à-dire les fils aînés de pairs, destinés à être un jour pairs eux-mêmes, avaient le privilège de s’y asseoir également, de même qu’ils avaient celui de porter un gland d’or à leur cap. Moi-même, comme nobleman étranger, j’étais invité parfois à dîner à cette table. Je m’informe si cette distinction entre les noblemen et les autres étudians a été maintenue ; j’apprends qu’elle est supprimée, et je vois dans cette suppression une preuve, légère assurément, mais cependant assez curieuse des pas faits par l’Angleterre dans la voie démocratique. — Autre symptôme, léger également mais qui montre que, par tous pays, il devient difficile de soumettre la jeunesse à une discipline trop rigoureuse. Autrefois, les Undergraduates étaient tenus de circuler en cap and gown, en toque et en robe : « quoties in publicum prodeunt, » disaient les vieux règlemens. De mon temps, cette obligation était déjà restreinte aux sorties avant midi. Si, avant cette heure, un Undergraduate était rencontré dans les rues en tenue du matin par le proctor, nous dirions : le censeur, il recevait une observation. S’il récidivait, il s’exposait à être condamné à une amende. Aujourd’hui, cette obligation est abolie : les Undergraduates ne doivent se coiffer de leur cap et se vêtir de leur gown que dans certaines circonstances déterminées, par exemple à la chapelle où ils ne sont pas tenus de venir à la prière du matin mais où leur absence habituelle serait certainement remarquée ; dans le Hall, à la Bodleïan Library, ou encore quand ils vont faire certaines visites officielles. Mais l’obligation subsiste pour les sorties du soir qui sont réglées de la façon suivante : à partir de neuf heures dix, les portes des collèges sont généralement closes ; aucun élève ne peut plus sortir et, dans certains collèges, ceux qui sont sortis doivent être rentrés sous peine de payer une légère amende. Pour rentrer après minuit, il faut une permission spéciale. Celui qui ne rentrerait pas du tout s’exposerait à des pénalités très graves qui pourraient aller jusqu’à l’exclusion de l’Université.

Un des proctors, avec qui j’avais causé la veille, m’avait confié au reste la difficulté qu’il éprouvait à surveiller les jeunes gens, depuis l’introduction des motor-car et des motocyclettes. Sans doute, une autorisation est nécessaire pour avoir le droit de posséder un de ces véhicules, mais comment refuser cette autorisation, et, l’autorisation obtenue, comment savoir l’usage qui en est fait ? Comment savoir si aux environs d’Oxford les Undergraduâtes ne sont pas aux courses où s’ils ne se montrent pas dans des tavernes, ce qui leur est défendu ? Le proctor m’a paru découragé, et je le comprends. Bien que ce système de la liberté surveillée, avec, comme sanction, des amendes, et comme sanction suprême la radiation des registres de l’Université, paraisse assez rationnel, il ne doit pas être d’une mise en pratique facile.

Il est un point dont j’ai oublié de m’enquérir. Au point de vue municipal, la ville d’Oxford vit sous un régime particulier. Dans le conseil qui l’administre, l’Université compte un certain nombre de représentans, les uns membres de droit, les autres élus. Mais, autrefois, le Conseil de l’Université avait certains pouvoirs spéciaux, entre autres celui d’expulser de la ville les femmes suspectes. Ce droit a-t-il été conservé ? L’exercice n’en est-il pas rendu difficile par certains changemens dans la composition universitaire, que je dirai tout à l’heure ? Cela aurait été curieux à savoir, je n’ai pas pensé à m’en enquérir.

Sur deux points, les mœurs des étudians me paraissent être demeurées les mêmes ; le goût des sports, et celui des débats politiques. Il serait singulier qu’au moment où la jeunesse française se précipite dans les sports avec une ardeur qui excite beaucoup d’espérances et qui parait aux optimistes d’un heureux symptôme pour l’avenir de notre race, au contraire la jeunesse anglaise s’en détournât. Il n’en est rien et, sauf que le cricket, qui conserve cependant beaucoup d’amateurs, a été en partie détrôné par le lawn tennis qui n’existait pas de mon temps, rien n’est changé, autant, que j’ai pu savoir, dans les goûts de la jeunesse d’Oxford. Le boating en particulier continue d’y tenir une grande place.

Rien n’est changé non plus dans l’ardeur avec laquelle cette jeunesse se livre aux débats politiques. C’est là, du reste, une des plus anciennes traditions d’Oxford. Dans le délicieux roman de Pendennis où l’âpre Thackeray a cependant si bien peint la vie et traduit les sentimens d’un jeune homme, Arthur Pendennis, déclare d’un ton solennel, à l’une des séances de l’Union-Club, que, si le jour de l’exécution de Charles Ier, le bourreau avait fait défaut, lui-même aurait revendiqué l’honneur de manier la hache qui ferait tomber la tête d’un roi traître à son peuple. L’Union-Club existe toujours. J’ignore si des opinions aussi avancées y sont professées, mais on y porte à l’ordre du jour les questions qui, à l’heure actuelle, divisent et passionnent en Angleterre les partis. C’est ainsi que, sur une petite affiche apposée à l’entrée d’un collège, — j’ai la manie de lire les affiches et, par tout pays, c’est une lecture très instructive, — je voyais cette question portée à l’ordre du jour de la prochaine séance de l’Union-Club : « La politique actuelle du parti libéral m’est-elle pas de nature à faire faire des progrès au socialisme ? » avec le nom du mover, et du seconder de cette question. J’ignore comment l’Union-Club aura répondu, mais je ne serais pas étonné que ce fût par l’affirmative. Ce milieu d’Oxford est en général très conservateur. L’Université a le droit de nommer deux représentans appelés Burgess, qui siègent au Parlement. Ces Burgess sont nommés par le suffrage de tous les Masters of Arts, qui ont continué d’être inscrits sur les registres de l’Université et payent pour cela un certain droit. Ils sont cinq à six mille répartis dans toute l’Angleterre et ils ont le droit de voter par procuration[1]. Longtemps un des représentans de l’Université d’Oxford fut l’illustre Gladstone. Mais, quand celui-ci eut quitté les rangs des Tories pour passer dans ceux des Whigs, il dut aller chercher de nouveaux électeurs dans le Midlothian. Un des représentans actuels de l’Université d’Oxford est lord Hugh Cecil, de la grande famille des Salisbury, un des orateurs les plus fougueux et un des whips, si je ne me trompe, du parti unioniste.

Une institution tout à fait nouvelle et dont j’ai été heureux d’apprendre l’existence, c’est un French Club. Ce club, qui est de fondation assez récente et date de quelques années seulement, n’est pas composé uniquement, comme son nom le donnerait à croire, de Français ; il est ouvert à tous ceux qui, disent les statuts, « prennent intérêt à la vie, à la langue et à la littérature françaises. » Il y a, comme à l’Union-Club, des réunions hebdomadaires où tout sujet de littérature et de politique peut être traité. Les discours, qui ne doivent jamais être lus, peuvent être prononcés en anglais et en français ; — ils ne doivent pas excéder dix minutes, sauf celui de l’auteur de la motion, qui a le droit de parler un quart d’heure. Aucun membre du Club, dans les discussions, ne doit, — tout comme à la Chambre des Communes, — être appelé par son nom. Ces règles sont, je le pense du moins, les mêmes à l’Union-Club. La jeunesse universitaire se forme ainsi de bonne heure à la vie et aux usages parlementaires. J’ai visité ce club sous la conduite de mon jeune guide français ; il est très simplement, mais gentiment installé ; en souvenir de mon rapide passage, j’y ai laissé un petit bouquin récent, dont je suis l’auteur.

Une question qui m’aurait singulièrement intéressé eût été celle de savoir quels changemens ont été apportés avec le temps dans les programmes de l’Université. Ces programmes étaient autrefois assez étroits. Les lettres étaient et sont encore, je crois, plus en honneur à Oxford qu’à Cambridge, qui est une université plus scientifique. Les études littéraires, le grec surtout, y étaient poussées très loin. Cependant les deux programmes littéraire et scientifique étaient assez limités pour qu’un jeune homme très bien doué pût suivre en même temps les cours de lettres et les cours de sciences et préparer ses examens dans ces deux matières. Être Double first, c’est-à-dire premier dans les deux examens de sortie, semblait le comble de la gloire. C’était, pour un jeune Anglais, l’équivalent de ce que serait pour un jeune Français d’être reçu le même jour à l’École polytechnique et à l’Ecole normale dans la section des lettres. La même gloire peut-elle être aujourd’hui ambitionnée à Oxford ? J’en doute un peu, car les programmes littéraires se sont beaucoup élargis et les programmes scientifiques davantage encore. J’aurais beaucoup aimé causer de cette question avec quelque professeur ou quelque Dean. Je n’en ai pas eu le temps. Mais il me suffit de feuilleter le Oxford University Handbook pour m’en rendre compte[2]. Les programmes n’y sont pas moins vastes, moins touffus qu’à la Sorbonne. On peut tout apprendre à Oxford, non seulement et très à fond le grec et le latin, mais plusieurs langues européennes, mais le sanscrit, mais le chinois, que sais-je encore. On peut y apprendre non seulement les mathématiques, la physique, la chimie, mais la botanique, la géologie, la zoologie, et d’autres sciences. On peut y apprendre même les arts, car l’Université fait des bacheliers et des docteurs en musique. Elle fait des docteurs en théologie, en droit, en médecine. Ce qu’on appelle les Honneurs peuvent être obtenus, non seulement en Litteræ humaniores et en mathématiques, mais en sciences naturelles, jurisprudence, histoire moderne, théologie, études orientales, langue et littérature anglaises, langues européennes modernes. C’est beaucoup.

Comment les Undergraduates, entre tant de matières, font-ils leurs choix ? Quels sont les avantages ou les inconvéniens de la multiplicité des programmes ? Encore une fois je n’ai pas eu le temps d’étudier, même superficiellement, la question, et je craindrais, si je m’avisais d’en parler, de m’exposer à quelque sottise, d’autant plus que je me reconnais assez incompétent dans les questions pédagogiques en général. Mais je me permets de renvoyer ceux que cette question intéresserait à un très remarquable ouvrage de M. Cloudesley Brereton, qui est Master of arts de l’Université de Cambridge. Cet ouvrage est intitulé : Studies in foreign education. Ils y trouveront une très intéressante appréciation de notre système d’éducation française. Mais ils y verront aussi qu’aux yeux de M. Cloudesley Prereton, le système des examens anglais est un chaos. Il compare ce système à un Moloch qui dévorerait la jeunesse, et, tout en critiquant, sur certains points, nos méthodes françaises, il conclut en disant que, probablement, les Anglais et les Français se trompent sur certains points, mais qu’il en est sur lesquels les Anglais ont beaucoup à apprendre des Français. Je n’ai pas été fâché de trouver cette appréciation finale sous la plume d’un pédagogue anglais des plus compétens.


L’ADMISSION DES JEUNES FILLES

Le changement le plus considérable que j’aie constaté à Oxford, qui a transformé en partie l’aspect extérieur de la ville et qui répond aussi à une transformation des mœurs anglaises, c’est l’admission des jeunes filles à l’Université.

Autrefois, la ville d’Oxford avait, — j’emploie l’expression dont s’est servi devant moi un président de collège, — un aspect quasi monastique. Relativement à la population masculine, très peu de femmes y habitaient. Dans les rues, on ne rencontrait guère que des demoiselles de magasins en très petit nombre ou des filles de doyens et de professeurs, mais beaucoup de professeurs n’étaient pas mariés. Aujourd’hui, on croise à chaque pas des jeunes filles à pied sur les trottoirs, ou pédalant à bicyclette dans les rues. Elles m’ont paru même se servir de ce mode de locomotion en plus grand nombre que les jeunes gens.

C’est que, depuis mon temps, un grand changement s’est introduit : les jeunes filles ont été autorisées à suivre les cours de l’Université. Ce n’est pas brusquement et en un jour que la décision de les y admettre a été prise. C’est peu à peu au contraire et par une série d’actes, dont le premier date de 1884 et le dernier de 1910, que les barrières qui leur en fermaient l’entrée ont été abolies. Quelques-unes de ces barrières sont même encore debout. C’est ainsi que les jeunes filles ne sont pas immatriculées comme membres de l’Université ; elles sont seulement autorisées à passer tous les examens en Arts and Music ; mais il ne faut pas oublier que ce mots Arts a dans la langue universitaire une signification beaucoup plus large que le même mot en français, le degré de Bachelor of Arts équivalant à peu près à notre baccalauréat ès lettres. De même, si les jeunes filles passent les mêmes examens que les jeunes gens cependant ces examens ne leur confèrent pas le degree, car le degree entraîne la franchise électorale et ce serait une manière indirecte de résoudre la question, si passionnément discutée en ce moment, du suffrage des femmes. Celles qui passent les mêmes examens qu’un Bachelor of Arts peuvent obtenir, d’être en outre interrogées sur des matières de leur choix, qui sont les suivantes : algèbre ou géométrie et deux langues mortes ou vivantes ; elles peuvent concourir pour les Honneurs, en toute faculté, excepté en sciences naturelles. Enfin elles peuvent, comme les jeunes gens, obtenir des diplômes universitaires en géographie, éducation, économie politique ou rurale, anthropologie, archéologie classique, hygiène, ophtalmologie. On voit que le champ d’instruction qui s’ouvre devant les jeunes filles anglaises est large. Aussi ce champ est-il cultivé par un assez grand nombre d’entre elles. A l’heure actuelle, il y en a environ 380 qui sont inscrites sur un registre tenu spécialement pour elles[3].

On peut penser qu’il a été pourvu avec soin, tant au point de vue moral qu’au point de vue matériel, à la vie et au logement de ces jeunes filles. Il existe à Oxford quatre collèges et une société auxquels le comité spécial chargé par le Grand Conseil de l’Université, ce qu’on appelle la Congrégation, de s’occuper de tout ce qui concerne l’éducation des jeunes filles, accorde les privilèges des collèges ou sociétés reconnues par l’Université. Ces quatre collèges sont : lady Margaret Hall, Somerville College, Saint Hugh’s College, Saint Hilda’s Hall, et la société s’appelle : Société des étudiantes à domicile. Cette société s’occupe, comme son nom l’indique, des jeunes filles qui logent, soit dans des familles où elles payent pour leur entretien, soit dans des pensions de famille. Ces pensions, pour être agréées, doivent se soumettre à une certaine surveillance. Aucun Undergraduate n’y doit être logé. La société, qui n’a pas de maison à elle appartenant, ouvre cependant aux jeunes filles un salon où elles peuvent se réunir pour écrire leurs lettres et prendre le thé.

Voilà pour le côté matériel ; il est facile, comme je l’ai fait, de trouver ces renseignemens et d’autres beaucoup plus complets dans l’Oxford University Handbook ou dans le Calendar de l’Association pour favoriser l’enseignement des jeunes filles. Mais c’est du côté moral surtout que j’aurais voulu m’enquérir. Je n’ai pu le faire que bien incomplètement. On m’a dit cependant, et cela est bien naturel, que ces jeunes filles travaillaient toutes avec beaucoup d’ardeur, avec plus d’ardeur que les jeunes gens, et cela n’a rien d’étonnant, car ces trois cent quatre-vingts jeunes filles représentent une élite intellectuelle, tandis que, sur les trois mille jeunes gens environ immatriculés à l’Université, il y en a un assez grand nombre qui n’y viennent que parce que cela est de bon ton d’avoir passé par Oxford. Mais quel effet cette éducation intensive produit-elle sur ces jeunes cerveaux ? C’est cela qu’il aurait été intéressant de savoir : pour cela il aurait fallu causer avec la directrice de quelques-uns de ces collèges dont j’ai donné les noms. Elle m’aurait renseigné aussi sur leurs habitudes de vie, mais je n’avais pas besoin de ces témoignages pour me rendre compte que le sport y tenait une grande place. Sur les cinq heures, j’ai rencontré en effet nombre de jeunes filles avec une raquette de tennis à la main. J’ai su aussi qu’un certain nombre prenaient plaisir au boating, mais celles-là seulement y sont autorisées qui ont passé un examen prouvant qu’elles savent nager. Pour en apprendre plus long sur ce point, à mon sens particulièrement intéressant, de l’éducation des jeunes filles, car il est d’un intérêt universel, mondial, comme on dit aujourd’hui, il aurait fallu pousser mon enquête plus à fond. On comprendra que je n’en a le pas eu le temps, au cours d’une journée dont les premières heures avaient été consacrées au pèlerinage dont j’ai parlé. C’est encore par un pèlerinage que je l’ai terminée, car j’ai été visiter un couvent.

Tous ceux qui ont lu le beau livre de mon confrère et ami Thureau-Dangin sur la Renaissance catholique en Angleterre savent quelles ardentes disputes souleva entre Newman et Manning la question de la fréquentation par les jeunes catholiques des universités anglaises, en particulier de celle d’Oxford. Newman, ancien Oxonian, voulait les y envoyer. Manning voulait à toutes forces les en écarter. Ce fut Manning qui triompha. Aujourd’hui, c’est Newman qui triomphe. Il n’est que d’attendre, mais il ne faut pas mourir trop tôt. Newman n’assista pas à sa revanche, et pas davantage Manning à sa défaite. Tous deux étaient morts quand Léon XIII, sans revenir sur les interdictions de Pie IX, les laissa tomber en fait. Aujourd’hui, les jeunes catholiques, en faveur desquels le Grand Conseil de l’Université a, de son côté, fait tomber très libéralement certaines barrières surannées, fréquentent l’Université sans ombrage de la part de leurs évêques. Je n’ai pu savoir le nombre de ces nouveaux étudians catholiques.

Un dernier pas restait cependant à franchir : c’était de faciliter la fréquentation de l’Université aux jeunes filles catholiques que leurs familles voudraient y envoyer, de les y attirer même. Ce pas a été récemment franchi. En 1907, un couvent a été fondé, auquel a été donné le nom de couvent de Sainte Frideswide en souvenir de la fille d’un « roi d’Oxford » qui aurait fait, au VIIIe siècle, construire un monastère sur un terrain donné par son père. Cette fondation a eu lieu avec l’approbation des archevêques de Westminster, — Manning a dû en tressaillir dans sa tombe, — de Birmingham, de Liverpool et de leurs suffragans, donc de tout l’épiscopat anglais. Le but est de faciliter aux étudiantes religieuses ou séculières la fréquentation de l’Université. Le couvent est tenu par la Congrégation du Saint Enfant Jésus. Il est installé dans l’ancienne maison du célèbre historien Froude, l’auteur de la Vie de la reine Elisabeth. A cette maison modeste il a fallu ajouter un assez grand bâtiment. C’est à ce couvent que je me suis rendu. A l’entrée, je me suis croisé avec une jeune fille qui sortait à bicyclette, avec une raquette de tennis sous le bras.

J’ai été reçu avec beaucoup de bonne grâce par une supérieure qui m’a tendu la main, à l’anglaise. Nous avons assez longuement causé. Elle m’a expliqué que son couvent était reconnu par les autorités universitaires comme lodging pour les étudiantes qui fréquentent l’Université. Sa communauté avait plusieurs maisons en France. Elle en a été renvoyée. Ainsi, tandis qu’en Angleterre on reconnaît les couvens, on les ferme en France. La supérieure est très satisfaite du résultat de cette tentative. Le couvent pourrait recevoir vingt pensionnaires dans des petites chambrettes très confortables qui m’ont été montrées. Elle en contient en ce moment onze ; ce nombre s’accroîtra certainement. Dix pensionnaires de la maison, religieuses ou séculières, ont déjà passé leur examen d’une façon satisfaisante. La supérieure ne voit aucun inconvénient à la fréquentation de l’Université par ces jeunes catholiques et elle rend hommage aux soins que prennent les professeurs de ne rien dire qui puisse blesser les catholiques dans leurs convictions. Ce respect explique et facilite bien des choses.

La conversation qui m’a beaucoup intéressé finit tristement. « Croyez-vous, me dit la supérieure, que nos sœurs puissent bientôt rentrer en France ? » Le hasard a fait que j’ai passé en Angleterre les quarante-huit heures du ministère Ribot. L’avènement de ce ministère avait été accueilli avec beaucoup de faveur, et je m’en étais réjoui. Pour toute réponse, je me suis cependant borné à soupirer. Je n’avais pas grande confiance dans l’avenir, mais je ne prévoyais pas que le passage de M. Ribot au pouvoir dût être si court.

Une heure après, je quittais Oxford et un train excellent m’emportait vers Londres, En chemin de fer, je cherchais à faire passer de nouveau devant mes yeux les tableaux, rapides comme au cinématographe, de cette vision, à les rassembler et à me rendre compte à moi-même de l’impression d’ensemble que je rapportais. Toutes les fois qu’on se retrouve dans un lieu qu’on n’a pas vu depuis sa jeunesse et que l’aspect vous en semble différent, il faut toujours se demander si c’est le lieu qui a changé ou si ce ne serait pas soi-même. Lorsque Perdican, dans On ne badine pas avec l’amour, revoit le monde mystérieux des rêves de son enfance, il s’écrie : « Comme ce lavoir est petit ! Autrefois, il me paraissait immense ; j’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts, et je retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe. » Ce n’était pas un océan et des forêts que, dans ma tête, j’avais remportés d’Oxford, c’était le souvenir d’une ville tranquille et recueillie, à l’aspect presque monastique, pour reprendre l’expression de mon vieux doyen, où tout semblait vous inviter à l’étude et à la méditation. Cinquante ans après, j’ai l’impression d’une ville animée où la vie serait même un peu agitée et bruyante. Sans doute l’aspect architectural est le même. Pas un des vieux bâtimens n’a été démoli et les deux ou trois bâtimens nouveaux, plus ou moins heureux, qu’il a été nécessaire de construire, sont bien de style gothique. Mais c’est la vie de la rue qui est différente, et il est impossible que cette différence extérieure ne traduise pas certains changemens dans la vie intérieure. Les tramways, les autobus, les automobiles, et je ne parle pas des bicyclettes, l’ont rendue presque tumultueuse. Sans doute, en s’écartant des grandes artères telles que High Street et Corn Street, en s’égarant dans les petites rues, en pénétrant dans la cour des collèges, on retrouve le silence et la solitude. Mais autrefois le silence et la solitude venaient au-devant de vous. Ces exquises Sensations d’Oxford que j’ai relues à cette occasion, où le charme silencieux et le recueillement de la ville universitaire sont si bien rendus, Bourget ne les écrirait plus. Oxford est envahi par le modernisme urbain. Il ne faut point bouder à cette transformation. Chaque époque a sa marque distinctive. Le mouvement, l’intensité de la vie sont la marque de la nôtre, et le mouvement, la vie, ont bien leur prix. Mais lorsqu’on est soi-même en dehors du mouvement et è la marge de la vie, il est impossible de se défendre, à la vue de ces changemens, d’une impression quelque peu mélancolique. Aussi, tout en roulant vers Londres où je vais retrouver une vie encore plus intense, je ne puis m’empêcher de me répéter à demi-voix, dans mon wagon solitaire, ce vers de Tennyson :


Death in life, things that are ne more
C’est la mort dans la vie, les choses qui ne sont plus.

HAUSSONVILLE.

  1. En fait, lorsque l’élection n’est pas contestée, très peu font usage de ce droit. C’est ainsi que, tout récemment, sir William Ansor, le Burgess qui représentait l’Université d’Oxford au Parlement étant mort, son successeur a été désigné dans une réunion à laquelle n’assistèrent, si j’ai bien compris, que les Masters of Arts présens à Oxford.
  2. L’Oxford University Handbook est une publication n’ayant pas un caractère officiel, où l’étudiant peut trouver tous les renseignemens dont il a besoin, qui entre dans les détails les plus minutieux sur la vie intérieure de chaque collège, le coût de cette vie, les programmes des examens, les cours, etc. Il existe pour nos étudians une publication de même nature, mais nécessairement moins complète.
  3. A l’Université de Paris, on compte 2197 étudiantes inscrites ; mais, sur ce nombre, il n’y a que 1120 Françaises dont 258 inscrites à la médecine et 602 aux lettres. Pour établir une comparaison entre Anglaises et Françaises au point de vue de l’enseignement supérieur, il faudrait ajouter aux 380 jeunes filles qui étudient à Oxford celles qui étudient à Cambridge. A supposer, ce que j’ignore, que le nombre soit sensiblement le même, cela ferait un peu moins de 800 Anglaises contre un peu plus de 1100 Françaises.