Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste (troisième)

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TROISIÈME

DIALOGUE PHILOSOPHIQUE

ENTRE EUDOXE ET ARISTE


EUDOXE. — Eh bien ! mon cher Ariste, sur quoi vous plaît-il que porte aujourd’hui notre entretien ?

ARISTE. — Vous savez mieux que moi où nous allons ; conduisez-moi.

EUDOXE. — Sait-on jamais où l’on va ? Convient-il même d’aller quelque part ? Pour aller d’une chose à une autre, il faut suivre un certain chemin ; mais dans une idée quelconque, on découvre, si l’on veut, toutes les autres. Choisissez donc vous-même le sujet de notre entretien.

ARISTE. — Nous avons parlé jusqu’ici des choses et de la science des choses ; vous plaît-il que, fermant les yeux au monde extérieur, nous tournions notre attention vers ce monde intérieur qui est nous-même ?

EUDOXE. — Je le veux bien, mais vous me guiderez, mon cher Ariste, dans ce monde intérieur qui m’est inconnu.

ARISTE. — Comment ? Ne vous est-il jamais arrivé de descendre en vous-même, de vous regarder penser, de chercher à découvrir par l’observation intérieure les lois de votre nature spirituelle ?

EUDOXE. — Non, Ariste, j’ai regardé toujours les choses animées et inanimées, afin de connaître leur nature.

ARISTE. — J’ai toujours cru qu’il fallait avant tout se connaître soi-même.

EUDOXE. — Je crois qu’il faut s’oublier soi-même et se consacrer tout entier à la vérité impersonnelle.

ARISTE. — Les choses n’apprendront rien à celui qui n’interroge pas sa conscience.

EUDOXE. — Sans doute, mais ce qui occupe ma conscience ce sont les choses, et non pas ma pensée.

ARISTE. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ?

EUDOXE. — N’ai-je pas conscience en ce moment de l’existence de cette table et de ma main qui la touche ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — La table et ma main ne sont-elles pas des choses ?

ARISTE. — Sans doute, mais j’ai conscience aussi de ma propre existence ; je connais immédiatement des faits intérieurs qui ont rapport non point à l’existence des choses, mais à ma propre existence.

EUDOXE. — Des faits intérieurs ? Que voulez-vous dire, Ariste ?

ARISTE. — Des faits qui ne sont point dans l’espace, mais dans le temps.

EUDOXE. — Pour moi je ne vois point que quelque chose puisse être intérieur, en quelque sens que ce soit, sans être dans l’espace, car l’intérieur est un ensemble de positions, comparées à un autre ensemble de positions qu’on appelle l’extérieur.

ARISTE. — Ne disons pas de ces faits qu’ils sont intérieurs ; disons qu’ils sont en dehors de l’espace.

EUDOXE. — En dehors de l’espace, c’est encore dans l’espace. Car l’en-dehors est une position qui s’oppose à l’en-dedans.

ARISTE. — À parler exactement, ces faits ne sont nulle part.

EUDOXE. — Donnez-moi quelque exemple de ces faits qui ne sont nulle part.

ARISTE. — Un sentiment comme l’espérance n’est en réalité nulle part.

EUDOXE. — Vous voulez dire par là que l’espérance n’est pas en un lieu déterminé de votre corps, comme est une brûlure ?

ARISTE. — Je dis bien plus, je dis qu’elle n’est en aucun lieu.

EUDOXE. — Il me semble pourtant que ce sentiment que vous éprouvez est éprouvé dans le lieu où vous êtes ; à moins que vous ne soyez vous-même nulle part.

ARISTE. — Mon corps est dans un certain lieu, mais ma pensée n’est dans aucun lieu.

EUDOXE. — Si votre pensée n’est dans aucun lieu, vous ne pouvez alors la connaître, car on ne peut connaître ce qui n’est dans aucun lieu.

ARISTE. — Pourquoi ne le pourrait-on pas ?

EUDOXE. — Connaître n’est-ce pas penser ?

ARISTE. — Comment le nier ?

EUDOXE. — N’avons-nous pas dit quelque chose d’important au sujet de la pensée ?

ARISTE. — Quoi donc ?

EUDOXE. — N’avons-nous pas dit que penser c’est faire un ce qui est multiple ?

ARISTE. — Nous l’avons dit.

EUDOXE. — Mais si le multiple cessait d’être multiple lorsqu’on le fait un, pourrait-on dire qu’on fait un ce qui est multiple ?

ARISTE. — On ne le pourrait pas.

EUDOXE. — Toute pensée contient donc une multiplicité ?

ARISTE. — Il le faut.

EUDOXE. — Bien. Mais il faut aussi que cette multiplicité soit une ?

ARISTE. — Il le faut aussi.

EUDOXE. — Il faut donc que les choses multiples aient un lien entre elles ?

ARISTE. — Comment le refuser ?

EUDOXE. — Ces choses multiples peuvent être liées dans leur succession ou dans leur existence simultanée ?

ARISTE. — Elles le peuvent.

EUDOXE. — Vous dites que les faits intérieurs sont dans le temps ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Et qu’ils sont connus comme existant dans le temps ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Connus, c’est-à-dire pensés ?

ARISTE. — Je dis cela précisément.

EUDOXE. — Posons donc que penser c’est lier des choses multiples dans la succession.

ARISTE. — Posons-le.

EUDOXE. — Nous risquons d’arriver à une conclusion bien embarrassante.

ARISTE. — Quelle conclusion ?

EUDOXE. — Ne savez-vous pas que certains philosophes soutiennent que rien n’est vrai ?

ARISTE. — Je le sais. Mais il n’est rien de plus déraisonnable que de soutenir que rien n’est vrai ; car il est vrai alors que rien n’est vrai ; et si rien n’est plus vrai qu’autre chose, cela même, que rien n’est plus vrai qu’autre chose, est encore vrai. Et si je dis « que sais-je ? » il est encore vrai que je me fais cette question.

EUDOXE. — Pourtant si penser c’est lier des choses multiples dans la succession, il faudra dire que rien n’est vrai.

ARISTE. — Comment cela ?

EUDOXE. — Ce qui est vrai n’est-ce pas ce qui est ?

ARISTE. — Comment non ?

EUDOXE. — Peut-on dire qu’une chose est lorsqu’elle a cessé d’être ?

ARISTE. — Cela est tout à fait impossible.

EUDOXE. — Mais une chose qui précède une autre chose dans le temps a cessé d’être lorsque la seconde est.

ARISTE. — Il le faut bien, sans quoi elles existeraient non pas successivement mais en même temps.

EUDOXE. — On peut donc bien dire qu’une de ces choses est, puis que l’autre est, mais on ne pourra jamais dire qu’elles sont ?

ARISTE. — On ne le pourra pas.

EUDOXE. — Il n’y a donc point d’être pour ces choses considérées ensemble ?

ARISTE. — Il n’y en a point.

EUDOXE. — Point d’être, c’est-à-dire point de vérité ?

ARISTE. — Nous l’avons dit.

EUDOXE. — Il n’y a donc point de vérité des choses multiples qui se suivent ?

ARISTE. — Il n’y en a point.

EUDOXE. — Mais penser n’est-ce pas affirmer quelque chose comme vrai ?

ARISTE. — C’est cela même.

EUDOXE. — Il n’y aura donc point de pensée des choses successives.

ARISTE. — Vous avez raison.

EUDOXE. — Il faut donc, pour être pensées, que les choses multiples continuent d’exister en même temps ?

ARISTE. — Il le faut.

EUDOXE. — Penser c’est donc connaître, entre des choses qui existent simultanément, certains rapports ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Quand nous disons que ces choses existent simultanément, voulons-nous dire que nous les connaissons toutes à la fois ?

ARISTE. — Je ne sais que vous répondre, car nous avons dit que nous connaissions toujours les choses multiples par un mouvement, c’est-à-dire dans la succession.

EUDOXE. — Répondez donc que nous ne les connaissons pas toutes à la fois, mais que l’une d’elles étant connue, nous affirmons que les autres existent en même temps qu’elle, c’est-à-dire qu’il existe pour nous un moyen de passer de l’une d’elles successivement à toutes les autres.

ARISTE. — Voilà en effet ce qu’il faut dire, sans quoi, quand nous disons qu’elles existent simultanément, nous ne penserions à rien de précis.

EUDOXE. — Le moyen de passer d’une chose à une autre n’est-ce pas le mouvement ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Il faut donc que nous puissions passer de l’une à l’autre par un mouvement déterminé ?

ARISTE. — Il le faut.

EUDOXE. — Lorsque cette condition est réalisée ne dit-on pas que ces choses ont des positions ?

ARISTE. — On le dit.

EUDOXE. — L’ensemble des positions des choses multiples les unes par rapport aux autres n’est-ce pas précisément l’espace ?

ARISTE. — C’est l’espace même.

EUDOXE. — Ainsi toutes les choses multiples doivent être pensées dans l’espace ?

ARISTE. — Il faut l’accorder.

EUDOXE. — Pensées, c’est-à-dire connues ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Donc des choses multiples qui ne seraient pas dans l’espace ne peuvent être connues en aucune manière.

ARISTE. — Cela est vrai.

EUDOXE. — Mais les faits intérieurs ne sont pas dans l’espace ?

ARISTE. — C’est bien ce que je soutiens.

EUDOXE. — De tels faits ne peuvent donc être connus en aucune manière par aucune pensée.

ARISTE. — Il faut l’accorder, d’après ce que nous venons de dire.

EUDOXE. — À savoir qu’il n’y a point de connaissance du successif, mais seulement du simultané.

ARISTE. — Je n’ose plus, mon cher Eudoxe, depuis notre précédent entretien, vous proposer des objections tirées de la nature des sciences particulières, car je crains maintenant de n’avoir plus sur les sciences que des idées incomplètes, et j’ai dessein d’acquérir une culture scientifique moins superficielle.

EUDOXE. — Ce n’est pas en multipliant la somme de ses connaissances que l’on devient philosophe, c’est en cherchant à mettre l’accord entre toutes celles que l’on possède. Dites-moi donc quelle est cette objection dont vous parlez.

ARISTE. — Ne disiez-vous pas qu’il n’y a point de connaissance du successif ?

EUDOXE. — Je le disais.

ARISTE. — Pourtant les sciences de la nature étudient des successions régulières.

EUDOXE. — Que voulez-vous dire ?

ARISTE. — Que les sciences étudient l’enchaînement des causes et des effets dans le temps.

EUDOXE. — Comment donc la science conçoit-elle la cause ?

ARISTE. — Elle la conçoit comme un fait qui, dans certaines conditions, entraîne nécessairement l’apparition d’un autre fait.

EUDOXE. — Ainsi, la cause étant donnée, l’effet suit nécessairement ?

ARISTE. — C’est cela même.

EUDOXE. — Mais dans certaines conditions seulement ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Ces conditions sont nécessaires à l’apparition de l’effet ?

ARISTE. — Sans doute.

EUDOXE. — Il me semble qu’alors ces conditions sont aussi des causes par rapport à l’effet.

ARISTE. — Vous avez raison. Un fait ne résulte jamais que d’un groupe de causes.

EUDOXE. — Voulez-vous que nous appelions ce groupe de causes la cause de ce fait ?

ARISTE. — Je le veux bien.

EUDOXE. — La cause étant donnée, l’effet suit ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Et la cause est antérieure à l’effet ?

ARISTE. — C’est ce que je soutiens.

EUDOXE. — Voilà une singulière cause, car elle ne peut pas produire son effet.

ARISTE. — Comment cela ?

EUDOXE. — Si la cause est antérieure à l’effet, il s’écoule un temps pendant lequel la cause existe sans que l’effet existe ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Cette cause n’est donc pas la cause suffisante de l’effet, puisqu’elle peut exister sans que l’effet existe ?

ARISTE. — C’est qu’il manque quelque condition sans laquelle la cause ne peut produire son effet.

EUDOXE. — Il ne peut manquer aucune condition, puisque nous avons appelé cause l’ensemble des conditions suffisantes.

ARISTE. — Cela est vrai.

EUDOXE. — Vous voyez donc que l’effet existe non après la cause, mais en même temps qu’elle.

ARISTE. — Je vois bien qu’il faut l’accorder.

EUDOXE. — Concluons donc qu’il n’y a point de connaissance du successif, et que nul ne peut connaître des faits intérieurs.

ARISTE. — Je vois bien que nul ne le peut ; mais il me semble que je le puis.

EUDOXE. — Comment pouvoir l’impossible ?

ARISTE. — Je ferme les yeux ; aucun bruit ne parvient à mes oreilles ; tous mes sens sont en quelque sorte à l’état de sommeil. Ma pensée est-elle pour cela arrêtée ? il me semble au contraire qu’elle agit alors plus que jamais. Différentes idées se succèdent en moi ; quelques-unes d’entre elles sont très précises et d’une vérité incontestable.

EUDOXE. — Voulez-vous me décrire la plus précise des idées qui vous viennent en ce moment ?

ARISTE. — Je pense à un triangle et j’affirme que la somme de ses angles est égale à deux angles droits.

EUDOXE. — Voilà sans doute une pure idée, que ni vos yeux ni vos mains ne concourent à former.

ARISTE. — Eh bien, cette idée est un fait intérieur, dont j’ai conscience et que je puis observer.

EUDOXE. — Que ne l’observez-vous ? Vous remarqueriez que ce triangle auquel vous pensez est dans l’espace, et que par suite, s’il est intérieur à de certains objets, il est extérieur à d’autres.

ARISTE. — Oui, ce triangle est dans l’espace, mais dans une sorte d’espace intérieur, que je construis en moi-même.

EUDOXE. — Je vois Ariste, par votre réponse, que vous vous rendez trop vite à mes raisons. Vous disiez que les faits intérieurs étaient dans le temps et non dans l’espace, et je vous montrais sans peine que de tels faits ne peuvent être connus. Mais si vous aviez dit que les faits intérieurs étaient dans l’espace, tout mon discours sur la cause et sur l’effet et sur le « rien n’est vrai » vous aurait semblé tout à fait hors de propos.

ARISTE. — Je suis donc semblable à ce fou qui disait en plein jour « il fait jour », car c’est tout à fait par hasard que j’ai dit le vrai.

EUDOXE. — Afin de nous distinguer de ce fou qui disait le vrai sans être dans le vrai, examinons cette vérité nouvelle afin de la rattacher si nous le pouvons aux autres. Car de même que tous les êtres sont des parties de l’être, de même toutes les vérités doivent être des éléments nécessaires de la vérité totale.

ARISTE. — Je vous suivrai volontiers dans cette recherche, mon cher Eudoxe.

EUDOXE. — Il me semble que, si nous recevons pour vrai qu’il existe en vous un espace intérieur, nous devrons modifier quelques-unes des idées que nous avons sur l’espace.

ARISTE. — Lesquelles ?

EUDOXE. — Ne disons-nous pas que l’espace est illimité en grandeur ?

ARISTE. — Nous le disons.

EUDOXE. — Et que par suite il ne peut y avoir deux espaces ?

ARISTE. — Pourquoi cela ?

EUDOXE. — Parce que chacun d’eux limiterait l’autre.

ARISTE. — Cela est vrai.

EUDOXE. — Mais pourtant, si ce que vous dites est vrai, il y aura au moins deux espaces : l’espace qui vous est extérieur, et où sont les choses, et l’espace qui est en vous, et où sont vos idées géométriques.

ARISTE. — Il y aura en effet deux espaces.

EUDOXE. — Ils seront donc tous les deux limités ?

ARISTE. — Cela me paraît bien difficile à admettre.

EUDOXE. — Il arrive souvent que la vérité elle-même est bien difficile à admettre. Mais revenons à ce triangle idéal auquel vous pensez. A-t-il une droite et une gauche, un haut et un bas ?

ARISTE. — Un triangle idéal ne saurait avoir de rapport avec mes mains, ma tête et mes pieds.

EUDOXE. — S’il en est ainsi, vous ne pourrez connaître aucune propriété de ce triangle. Car la propriété fondamentale de toute figure, et que l’on suppose toujours dans les raisonnements que l’on fait sur sa nature, c’est d’avoir une droite et une gauche, un haut et un bas.

ARISTE. — Comment cela ?

EUDOXE. — Essayez de concevoir un triangle dont un des angles ne soit pas plutôt à droite qu’en haut, ou en bas, ou à gauche, vous ne pourrez plus démontrer que la somme de ses angles est égale à deux angles droits.

ARISTE. — Que voulez-vous dire ?

EUDOXE. — Ne faut-il pas, pour démontrer cette propriété du triangle, mener une ligne par l’un de ses sommets ?

ARISTE. — Par l’un quelconque des trois sommets indifféremment.

EUDOXE. — Oui, mais encore faut-il que ce sommet soit distingué des autres. Or comment se distinguerait-il des autres sinon par sa position ?

ARISTE. — C’est bien ainsi qu’on le distingue.

EUDOXE. — Mais comment connaître sa position ? Par rapport à quelle autre position connue ? Car il me semble que cette position devra être déterminée par une autre, et cette autre par une autre.

ARISTE. — Où trouver des positions fixes et immédiatement connues de tous ?

EUDOXE. — Je n’en vois point d’autres que la position relative des parties de notre corps. Car, en dehors de ces positions constantes, qui ne sont autre chose que la forme de notre corps, toutes les autres positions peuvent varier à l’infini pour nous.

ARISTE. — Ne peut-on se passer de ces positions fixes dans les démonstrations ?

EUDOXE. — Je ne vois pas comment on pourrait s’en passer ; qu’arriverait-il en effet si, n’ayant aucun moyen de reconnaître quel est le sommet que nous avons choisi d’abord, nous prolongions un côté du triangle qui ne passe pas par ce sommet ? Or cela ne saurait manquer de se produire si vous voulez ne vous servir, pour la démonstration, que de ce triangle idéal que vous construisez en vous-même.

ARISTE. — Les figures géométriques que j’imagine sont donc dans l’espace réel, dans l’espace où est mon corps ?

EUDOXE. — Où prétendez-vous qu’elles soient ?

ARISTE. — Je ne puis dire où elles pourraient être ; car je vois bien aussi que l’espace n’est pas limité en grandeur, et qu’il ne peut y avoir qu’un espace. Mais si j’accorde que les figures géométriques sont dans ce même espace où sont les choses et mon corps, je me vois forcé d’abandonner ces idées sur la connaissance et sur la nature de l’esprit, que j’ai toujours eues et que nos précédents entretiens avaient fortifiées.

EUDOXE. — Comment cela ?

ARISTE. — Toutes mes connaissances viennent-elles des sens, et suis-je donc un corps, moi qui pense ?

EUDOXE. — Nous avons dit qu’un corps est toujours autre chose qu’un corps et un mouvement autre chose qu’un mouvement.

ARISTE. — Cette autre chose, sans quoi le mouvement n’est pas possible, n’est-ce pas la pensée ?

EUDOXE. — C’est la pensée elle-même.

ARISTE. — Je suis donc non seulement un corps, mais aussi une pensée. Si j’ai conscience de mon existence, j’ai donc conscience aussi de l’existence de ma pensée.

EUDOXE. — Que ne dites-vous que vous avez conscience aussi de ma pensée, et de la pensée de tous les êtres qui pensent ?

ARISTE. — Je n’ai conscience que de ma pensée, qui est mienne comme mon corps est mien.

EUDOXE. — Avez-vous donc une pensée qui soit vraiment vôtre, c’est-à-dire qui n’appartienne qu’à vous ?

ARISTE. — Comment le nier ?

EUDOXE. — Si vous avez une pensée différente de la mienne, nous risquons fort de ne jamais ni l’un ni l’autre penser véritablement.

ARISTE. — Comment cela ?

EUDOXE. — Voulez-vous que nous disions encore une fois ce que c’est que la pensée ?

ARISTE. — Je le veux bien.

EUDOXE. — La pensée n’est-ce pas ce qui connaît le vrai ?

ARISTE. — Comment le nier ?

EUDOXE. — Et le vrai n’est-ce pas ce qui est ?

ARISTE. — C’est cela même.

EUDOXE. — Ce qui n’est que pour vous seul et non pour moi ?

ARISTE. — Non pas. Ce qui est pour moi, pour vous, pour toute pensée.

EUDOXE. — Connaître le vrai ce sera donc pour nous deux connaître la même chose ?

ARISTE. — Assurément.

EUDOXE. — La même chose de la même manière ?

ARISTE. — Oui, sans quoi ce ne serait plus la même chose.

EUDOXE. — Mais si nous connaissons tous les deux la même chose de la même manière nous aurons la même pensée ?

ARISTE. — Il le faut bien.

EUDOXE. — La pensée du vrai n’est donc pas plus vôtre qu’elle n’est mienne ?

ARISTE. — Je vous l’accorde. Mais ma pensée ne connaît pas toujours la même chose que la vôtre ; c’est en ce sens qu’elle est mienne.

EUDOXE. — Disons aussi que votre pensée ne connaît pas toujours de la même manière que la mienne.

ARISTE. — Disons-le aussi.

EUDOXE. — Nos pensées diffèrent donc : tantôt parce que, connaissant la même chose, elles ne la connaissent pas de la même manière ; tantôt parce qu’elles ne connaissent pas la même chose ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Posons que nous connaissions la même chose, mais non de la même manière. Comment cela est-il possible ?

ARISTE. — Je ne sais que répondre.

EUDOXE. — Si nos pensées ne sont pas autre chose que la pensée de cette même chose, nos pensées ne seront-elles pas identiques ?

ARISTE. — Comment ne le seraient-elles pas ?

EUDOXE. — Il faut donc que la pensée de cette chose soit aussi la pensée d’autres choses ?

ARISTE. — Il le faut.

EUDOXE. — Mais pouvons-nous connaître plusieurs choses en même temps ?

ARISTE. — Nous avons dit que nous ne le pouvons pas.

EUDOXE. — Il faut donc que dans notre pensée d’une chose soit conservée en quelque façon la pensée d’une autre chose que nous avons connue antérieurement.

ARISTE. — Il le faut.

EUDOXE. — Cette conservation d’une pensée antérieure, n’est-ce pas ce que l’on appelle l’habitude ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Donc c’est par l’habitude que ma pensée est mienne ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Connaître ma pensée, c’est donc pour moi connaître des habitudes ?

ARISTE. — C’est cela même.

EUDOXE. — Mais l’habitude n’est-ce pas pour moi la possibilité de faire une certaine action, et l’impossibilité de faire une certaine autre action ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Qui vous empêche, Ariste, de prendre avec votre main une des feuilles de cet arbre que j’aperçois ?

ARISTE. — La structure de mon bras, sans aucun doute.

EUDOXE. — Connaître la structure de votre bras, n’est-ce pas connaître certaines actions comme possibles pour vous et certaines actions comme impossibles pour vous ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Il est étrange que l’idée de l’habitude, et l’idée d’une partie de votre corps soient identiques.

ARISTE. — Cela est étrange en effet.

EUDOXE. — Prenons donc la question d’un autre côté.

ARISTE. — De quel côté ?

EUDOXE. — Je vois d’ici, par cette fenêtre, un arbre que vous ne voyez pas. D’où vient cela ?

ARISTE. — De ce que nous n’occupons pas le même lieu.

EUDOXE. — N’est-ce pas en cela que consiste aussi la différence de nos pensées ?

ARISTE. — En quoi donc ?

EUDOXE. — En ce que nous ne connaissons pas les mêmes choses ?

ARISTE. — Oui, en cela précisément.

EUDOXE. — Et nous ne connaissons pas les mêmes choses parce que nous n’occupons pas le même lieu ?

ARISTE. — Rien n’est plus clair que cela.

EUDOXE. — Si donc je veux connaître en quoi ma pensée est mienne, je dois connaître un certain lieu qui est mien.

ARISTE. — Comment le nier ?

EUDOXE. — Et ce lieu qui est mien n’est-ce pas mon corps ?

ARISTE. — C’est cela même. Et je ne m’étonne plus maintenant que l’idée de l’habitude soit la même que l’idée d’une des parties de mon corps.

EUDOXE. — Prenez garde, Ariste, que c’est là une question difficile, et que nous ne pouvons encore qu’en entrevoir la solution. Nous y reviendrons, si vous le voulez, dans un prochain entretien. Je vous montrerai que notre corps est pour nous la représentation de notre pensée individuelle, et qu’ainsi l’on pourrait, si l’on n’avait pas l’esprit prévenu, tirer de l’étude du corps des règles pour la direction de la vie, ce qui n’a pas échappé aux grands philosophes de l’antiquité. Mais il faut pour aujourd’hui nous débarrasser de cette observation intérieure, qui a détourné tant de bons esprits de la véritable méthode. Donc ma pensée est nécessairement pour moi mon corps ?

ARISTE. — Je vois bien qu’elle est nécessairement cela.

EUDOXE. — Connaître ma pensée individuelle, c’est connaître mon corps ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Nul ne peut donc en aucune manière se connaître lui-même autrement que comme corps ?

ARISTE, — Nul ne le peut.

EUDOXE. — Il ne faut donc point dire que l’observation intérieure manque de précision, il faut dire qu’elle n’est pas possible.

ARISTE. — Il faut le dire. Mais comment expliquez-vous que ceux qui recommandent l’observation intérieure aient souvent rencontré la vérité ?

EUDOXE. — C’est que l’observation intérieure est absolument impossible. Pour qu’une erreur soit à craindre une condition est nécessaire.

ARISTE. — Laquelle ?

EUDOXE. — Il faut que cette erreur soit possible.

Criton.