Dialogue rustique « Antoine » (Verhaeren)

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Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 32-38).
DIALOGUE RUSTIQUE


 
ANTOINE

Pour apprendre à noircir quelque papier frivole
Nos fils envoient au loin, vers les mornes écoles,
Leurs fillettes et leurs gamins,
Et c’est à nous, les vieux, qu’on impose la tâche
De mener paître au long des sinueux chemins
Les vaches
Et de reprendre, après combien de temps,
Les besognes qu’on fit quand on était enfant.

 
GUILLAUME

Je m’en souviens encor : j’avais huit ans à peine
Que je poussais déjà, là-bas, de plaine en plaine,
À fouet souple et claquant, le bétail noir et roux,
Que je faisais griller quelques faînes de hêtre
Sous la cendre d’un feu champêtre,
Et qu’on était content de mon travail chez nous.


ANTOINE

L’esprit des champs a bien changé
Et nul ne voit le séduisant danger
Qui nous attire et nous menace.
On ne fait plus chez nous des gens de notre race,
Au front compact comme le poing ;
Tout se desserre et se disjoint
Et le meilleur s’en va et rien ne le ramène :
On dirait d’un tamis où passeraient les graines.

 
GUILLAUME

Depuis qu’il fut soldat
Mon fils est revenu des pays de là-bas,
La tête pleine
D’un tas de mots nouveaux que je ne comprends pas,
On croirait bien qu’il perd l’haleine
Quand il les dit,
Si longs et si nombreux sont-ils !
Et son aîné qui tient ma ferme
Commence peu à peu à penser comme lui.
Son cœur est pris, l’erreur y germe ;
J’étais jadis son guide et parfois son appui.
Mais aujourd’hui,
Si je lui parle et s’il m’écoute,
Ce n’est que pour se taire et suivre une autre route
Que celle où j’ai marché !
Ainsi dernièrement a-t-il vendu son seigle
Et tout son blé fauché

Non plus au boulanger comme il était de règle
Depuis le temps de mon aïeul
Mais à quelque marchand de la ville prochaine
Qui n’a qu’un prix, un seul,
Pour tout ce qu’il achète et ce qu’il vend de graines.


ANTOINE

Comment ne point se plaindre ou ne se fâcher pas
Depuis que l’on a peur de se lasser les bras
Et de s’user les poings et de ployer l’échine
Et que l’on fait venir de sournoises machines
Qu’active un feu mauvais et qui bat le froment
Et le seigle, et l’avoine, et l’orge, aveuglément ?
Ce n’est plus le travail, mais c’en est la risée,
Et Dieu sait bien pourquoi la grange et la moisson
Flambent parfois et font crier tout l’horizon
Dès que s’échappe au loin quelque cendre embrasée,

 


GUILLAUME

Tous ces malheurs, ami, nous viennent de la ville
Monstrueuse et vorace, arrogante et servile,
Qui se ramasse au loin et puis bondit vers nous
Avec ses trains bandés sur des rails métalliques,
Avec ses crins tendus de fils télégraphiques,
À travers le ciel pur et le vent clair et doux.
Il ne faudrait nommer qu’en nous signant, ces choses
Qui depuis cinquante ans furent les mornes causes
De l’orgueil des cités et du grand deuil des champs.
Ô les anciens chemins, sinueux et penchants
Autour des vieux enclos et des eaux solitaires !
Voici qu’on coupe en deux les prés héréditaires,
Qu’une gare stridente et de cris et de bruits
Réveille les hameaux au milieu de la nuit ;
Qu’une route de fer, de feu et de scories
Traverse les vergers bornant les métairies
Et qu’il n’est plus un coin au fond des bois, là-bas,
Où le sifflet d’un train soudain ne s’entend pas.

 
ANTOINE

Le soir, quand je me rends au bout de l’avenue,
Ce que je vois jetant là-haut, jusques aux nues,
Une lueur, c’est la ville flambante au loin.
Et je rentre chez moi en lui montrant le poing,
Heureux de lui crier ses torts dans les ténèbres.
Elle apparaît alors si méchamment funèbre
Et si mauvaise et si fausse, que je voudrais
Qu’elle brûlât d’un coup comme un pan de forêt
Et sous l’étreinte et le viol des flammes rouges
Hurlât dans ses palais et râlât dans ses bouges.
Ah ! si ma haine avait, pour me servir, cent bras !
Mais mon corps est piteux et mes membres sont las
Et rien n’est pauvre et vain comme un flot de paroles.


GUILLAUME

C’est la sagesse et la raison qui nous isolent.
Mais que croule le ciel, je n’avouerai jamais

Qu’il est mal de penser ainsi que je pensais,
Me souvenant des miens qui pensaient bien naguère.
Quand nous serons partis, que deviendra la terre ?


ANTOINE

On dira de nous deux : « Ils furent paysans,
Tenacement, et dans leurs os et dans leur sang,
Et leur âme ne s’est de leur corps retirée
Qu’à l’heure où la folie eût perdu leur contrée. »