Dialogues des morts/Dialogue 10

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 183-186).


X

ROMULUS ET NUMA POMPILIUS


Combien la gloire d’un roi sage et pacifique est préférable à celle d’un conquérant


Romulus. — Vous avez bien tardé à venir ici ! votre règne a été bien long !

Numa. — C’est qu’il a été très paisible. Le moyen de parvenir à une extrême vieillesse, c’est de ne faire mal à personne, de n’abuser point de l’autorité, et de faire en sorte que personne n’ait d’intérêt à souhaiter notre mort.

Romulus. — Quand on se gouverne avec tant de modération, on vit obscurément, on meurt sans gloire ; on a la peine de gouverner les hommes : l’autorité ne donne aucun plaisir. Il vaut mieux vaincre, abattre tout ce qui résiste et aspirer à l’immortalité.

Numa. — Mais votre immortalité, je vous prie, en quoi consiste-t-elle ? J’avais ouï dire que vous étiez au rang des dieux, nourri de nectar à la table de Jupiter : d’où vient donc que je vous trouve ici ?

Romulus. — À parler franchement, les sénateurs, jaloux de ma puissance, se défirent de moi et me comblèrent d’honneurs après m’avoir mis en pièces. Ils aimèrent mieux m’invoquer comme dieu que de m’obéir comme à leur roi.

Numa. — Quoi donc ! ce que Proculus raconta n’est pas vrai ?

Romulus. — Hé ! ne savez-vous pas combien on fait accroire de choses au peuple ? Vous en êtes plus instruit qu’un autre, vous qui lui avez persuadé que vous étiez inspiré par la nymphe Égérie. Proculus, voyant le peuple irrité de ma mort, voulut le consoler par une fable. Les hommes aiment à être trompés ; la flatterie apaise les plus grandes douleurs.

Numa. — Vous n’avez donc eu pour toute immortalité que des coups de poignard ?

Romulus. — Mais j’ai eu des autels, des prêtres, des victimes et de l’encens.

Numa. — Mais cet encens ne guérit de rien ; vous n’en êtes pas moins ici une ombre vaine et impuissante, sans espérance de revoir jamais la lumière du jour. Vous voyez donc qu’il n’y a rien de si solide que d’être bon, juste, modéré, aimé des peuples ; on vit longtemps, on est toujours en paix. À la vérité, on n’a point d’encens, on ne passe point pour immortel ; mais on se porte bien, on règne longtemps sans trouble et on fait beaucoup de bien aux hommes qu’on gouverne.

Romulus. — Vous qui avez vécu si longtemps, vous n’étiez pas jeune quand vous avez commencé à régner.

Numa. — J’avais quarante ans, et ç’a été mon bonheur. Si j’eusse commencé à régner plus tôt, j’aurais été sans expérience et sans sagesse, exposé à toutes mes passions. La puissance est trop dangereuse quand on est jeune et ardent. Vous l’avez bien éprouvé, vous qui avez dans votre emportement tué votre propre frère et qui vous êtes rendu insupportable à tous vos citoyens.

Romulus. — Puisque vous avez vécu si longtemps, il fallait que vous eussiez une bonne et fidèle garde autour de vous.

Numa. — Point du tout ; je commençai par me défaire des trois cents gardes que vous aviez choisis et nommés célères. Un homme qui accepte avec peine la royauté, qui ne la veut que pour le bien public et qui serait content de la quitter, n’a point à craindre la mort comme un tyran. Pour moi, je croyais faire une grâce aux Romains de les gouverner ; je vivais pauvrement pour enrichir le peuple ; toutes les nations voisines auraient souhaité d’être sous ma conduite. En cet état, faut-il des gardes ? Pour moi, pauvre mortel, personne n’avait d’intérêt à me donner l’immortalité dont le sénat vous jugea digne. Ma garde était l’amitié des citoyens, qui me regardaient tous comme leur père. Un roi ne peut-il pas confier sa vie à un peuple qui lui confie ses biens, son repos, sa conservation ? La confiance est égale des deux côtés.

Romulus. — À vous entendre on croirait que vous avez été roi malgré vous. Mais vous avez là-dessus trompé le peuple, comme vous lui avez imposé sur la religion.

Numa. — On m’est venu chercher dans ma solitude de Cures. D’abord j’ai représenté que je n’étais point propre à gouverner un peuple belliqueux, accoutumé à des conquêtes ; qu’il leur fallait un Romulus toujours prêt à vaincre. J’ajoutai que la mort de Tatius et la vôtre ne me donnaient pas grande envie de succéder à ces deux rois. Enfin je représentai que je n’avais jamais été à la guerre. On persista à me désirer ; je me rendis : mais j’ai toujours vécu pauvre, simple, modéré dans la royauté, sans me préférer à aucun citoyen. J’ai réuni les deux peuples des Sabins et des Romains, en sorte qu’on ne peut plus les distinguer. J’ai fait revivre l’âge d’or. Tous les peuples, non seulement des environs de Rome, mais encore de l’Italie, ont senti l’abondance que j’ai répandue partout. Le labourage mis en honneur a adouci les peuples farouches et les a attachés à la patrie, sans leur donner une ardeur inquiète pour envahir les terres de leurs voisins.

Romulus. — Cette paix et cette abondance ne servent qu’à enorgueillir les peuples, qu’à les rendre indociles à leur roi et qu’à les amollir ; en sorte qu’ils ne peuvent plus ensuite supporter les fatigues et les périls de la guerre. Si on fût venu vous attaquer, qu’auriez-vous fait, vous qui n’aviez jamais rien vu pour la guerre ? Il aurait fallu dire aux ennemis d’attendre jusqu’à ce que vous eussiez consulté la nymphe.

Numa. — Si je n’ai pas su faire la guerre comme vous, j’ai su l’éviter et me faire respecter et aimer de tous mes voisins. J’ai donné aux Romains des lois qui, en les rendant justes, laborieux, sobres, les rendront toujours assez redoutables à ceux qui voudraient les attaquer. Je crains bien encore qu’ils ne se ressentent trop de l’esprit de rapine et de violence auquel vous les aviez accoutumés.