Dialogues des morts/Dialogue 31

La bibliothèque libre.
Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 267-269).


XXXI

DÉMOSTHÈNE ET CICÉRON


Parallèle de ces deux orateurs


Démosthène. — Il y a longtemps que je souhaitais de vous voir : j’ai entendu parler de votre éloquence ; César, qui est arrivé ici depuis peu, m’en a instruit.

Cicéron. — Il est vrai que ç’a été un de mes plus grands talents.

Démosthène. — Parlez-m’en en détail, je vous en prie.

Cicéron. — D’abord j’ai défendu plusieurs gens accusés injustement ; j’ai fait bannir Verrès, préteur de Sicile ; j’ai parlé pour et contre des lois ; j’ai abattu Catilina et son parti ; j’ai plaidé pour Sextius, tribun du peuple, qui avait toujours été pour moi, même pendant mon exil ; enfin j’ai couronné ma vie par ces Philippiques si célèbres, qui…

Démosthène. — J’entends, qui ont surpassé les miennes : je ne pensais pas que vous eussiez apporté ici votre vanité ; mais laissons cela : comment vous êtes-vous gouverné dans la rhétorique ?

Cicéron. — J’ai fait des ouvrages qui dureront éternellement ; j’ai parlé des orateurs les plus célèbres ; j’ai…

Démosthène. — Je vois bien que vous voulez toujours revenir à vos oraisons : ne croyez pas me tromper. J’en sais autant qu’un autre, et…

Cicéron, — Tout beau ; vous me reprenez de ma vanité, et vous vous louez vous-même !

Démosthène. — Il est vrai ; j’ai tort, je l’avoue ; je me suis laissé emporter ; mais vous avouerez vous-même que vous vous louez un peu trop partout. Y a-t-il rien de plus fade que la louange que vous vous donnez au commencement de la troisième Catilinaire, lorsque vous dites que « puisque l’on a élevé au rang des dieux Romulus, fondateur de la ville de Rome, que ne fera-t-on point à celui qui a conservé cette même ville fondée et augmentée ? »

Cicéron. — Mais, dans le fond, ne fallait-il pas nous vanter, pour nous défendre contre de tels ennemis ? Nous avons tous deux eu affaire à des gens très puissants. Vous aviez Philippe, roi de Macédoine, contre vous ; et moi, Marc-Antoine, qui depuis partagea l’empire avec Auguste en deux parties, et qui a eu, sans contredit, la plus belle et la plus florissante.

Démosthène. — Oui, mais lorsque vous avez parlé contre lui, il n’était que triumvir ; votre peuple vous regardait comme une merveille, et vous croyait. Moi, j’ai eu à persuader un peuple faible, superstitieux, incapable de choses sérieuses : de plus, j’ai parlé avec force. Vous, vous avez eu de la force, je l’avoue ; mais vous y ajoutiez trop d’ornements. La véritable éloquence va à cacher son art : ou il ne faut point parler, ou il faut étudier la vraie et la solide éloquence.