Dialogues des morts/Dialogue 34

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 277-286).


XXXIV

MARCUS CORIOLANUS ET F. CAMILLUS


Les hommes ne naissent pas indépendants,
mais soumis aux lois de leur patrie


Coriolanus. — Eh bien ! vous avez senti comme moi l’ingratitude de la patrie. C’est une étrange chose que de servir un peuple insensé. Avouez-le de bonne foi, et excusez un peu ceux à qui la patience échappe.

Camillus. — Pour moi, je trouve qu’il n’y a jamais d’excuse pour ceux qui s’élèvent contre leur patrie. On peut se retirer, céder à l’injustice, attendre des temps moins rigoureux ; mais c’est une impiété que de prendre les armes contre la mère qui nous a fait naître.

Coriolanus. — Ces grands noms de mère et de patrie ne sont que des noms. Les hommes naissent libres et indépendants ; les sociétés, avec toutes leurs subordinations et leurs polices, sont des institutions humaines qui ne peuvent jamais détruire la liberté essentielle à l’homme. Si la société d’hommes dans laquelle nous sommes nés manque à la justice et à la bonne foi, nous ne lui devons plus rien, nous rentrons dans les droits naturels de notre liberté, et nous pouvons aller chercher quelque autre société plus raisonnable pour y vivre en repos, comme un voyageur passe de ville en ville, selon son goût et sa commodité. Toutes ces belles idées de patrie ont été données par des esprits artificieux et pleins d’ambition, pour nous dominer ; les législateurs nous en ont bien fait accroire. Mais il faut toujours revenir au droit naturel, qui rend chaque homme libre et indépendant. Chaque homme étant né dans cette indépendance à l’égard des autres, il n’engage sa liberté, en se mettant dans la société d’un peuple, qu’à condition qu’il sera traité équitablement ; dès que la société manque à la condition, le particulier rentre dans ses droits, et la terre entière est à lui aussi bien qu’aux autres. Il n’a qu’à se garantir d’une force supérieure à la sienne et qu’à jouir de sa liberté.

Camillus. — Vous voilà devenu bien subtil philosophe ici-bas ; on dit que vous étiez moins adonné au raisonnement pendant que vous étiez vivant. Mais ne voyez-vous pas votre erreur ? Ce pacte avec une société peut avoir quelque vraisemblance quand un homme choisit un pays pour y vivre ; encore même est-on en droit de le punir selon les lois de la nation, s’il s’y est agrégé et qu’il n’y vive pas selon les mœurs de la république. Mais les enfants qui naissent dans un pays ne choisissent point leur patrie : les dieux la leur donnent, ou plutôt les donnent à cette société d’hommes qui est leur patrie, afin que cette patrie les possède, les gouverne, les récompense, les punisse comme ses enfants. Ce n’est point le choix, la police, l’art, l’institution arbitraire, qui assujettit les enfants à un père ; c’est la nature qui l’a décidé. Les pères joints ensemble font la patrie et ont une pleine autorité sur les enfants qu’ils ont mis au monde. Oseriez-vous en douter ?

Coriolanus. — Oui, je l’ose. Quoiqu’un homme soit mon père, je suis un homme aussi bien que lui et aussi libre que lui par la règle essentielle de l’humanité. Je lui dois de la reconnaissance et du respect ; mais enfin la nature ne m’a point fait dépendant de lui.

Camillus. — Vous établissez là de belles règles pour la vertu ! Chacun se croira en droit de vivre selon ses pensées ; il n’y aura plus sur la terre ni police, ni sûreté, ni subordination, ni société réglée, ni principes certains de bonnes mœurs.

Coriolanus. — Il y aura toujours la raison et la vertu imprimées, par la nature dans le cœur des hommes. S’ils abusent de leur liberté, tant pis pour eux ; mais, quoique leur liberté mal prise puisse se tourner en libertinage, il est pourtant certain que par leur nature ils sont libres.

Camillus. — J’en conviens. Mais il faut avouer aussi que tous les hommes les plus sages, ayant senti l’inconvénient de cette liberté, qui ferait autant de gouvernements bizarres qu’il y a de têtes mal faites, ont conclu que rien n’était si capital au repos du genre humain que d’assujettir la multitude aux lois établies en chaque lieu. N’est-il pas vrai que c’est là le règlement que les hommes sages ont fait en tous les pays, comme le fondement de toute société ?

Coriolanus. — Il est vrai.

Camillus. — Ce règlement était nécessaire.

Coriolanus. — Il est vrai encore.

Camillus. — Non seulement il est sage, juste et nécessaire en lui-même, mais encore il est autorisé par le consentement presque universel, ou du moins du plus grand nombre. S’il est nécessaire pour la vie humaine, il n’y a que les hommes indociles et déraisonnables qui le rejettent.

Coriolanus. — J’en conviens ; mais il n’est qu’arbitraire.

Camillus. — Ce qui est essentiel à la société, à la paix, à la sûreté des hommes ; ce que la raison demande nécessairement, doit être fondé dans la nature raisonnable même et n’est point arbitraire. Donc cette subordination n’est point une invention pour mener les esprits faibles ; c’est au contraire un lien nécessaire que la raison fournit pour régler, pour pacifier, pour unir les hommes entre eux. Donc il est vrai que la raison, qui est la vraie nature des animaux raisonnables, demande qu’ils s’assujettissent à des lois et à certains hommes qui sont en la place des premiers législateurs qu’en un mot, ils obéissent ; qu’ils concourent tous ensemble aux besoins et aux intérêts communs ; qu’ils n’usent de leur liberté que selon la raison, pour affermir et perfectionner la société. Voilà ce que j’appelle être bon citoyen, aimer la patrie et s’attacher à la république.

Coriolanus. — Vous qui m’accusez de subtilité, vous êtes plus subtil que moi.

Camillus. — Point du tout. Rentrons, si vous voulez, dans le détail : par quelle proposition vous ai-je surpris ? La raison est la nature de l’homme. Celle-là est-elle vraie ?

Coriolanus. — Oui, sans doute.

Camillus. — L’homme n’est point libre pour aller contre la raison. Que dites-vous de celle-là ?

Coriolanus. — Il n’y a pas moyen de l’empêcher de passer.

Camillus. — La raison veut qu’on vive en société, et par conséquent avec subordination. Répondez.

Coriolanus. — Je le crois comme vous.

Camillus. — Donc il faut qu’il y ait des règles inviolables de société, que l’on nomme lois, et des hommes gardiens des lois, qu’on nomme magistrats, pour punir ceux qui les violeront ; autrement il y aurait autant de gouvernements arbitraires que de têtes, et les têtes les plus mal faites seraient celles qui voudraient le plus renverser les mœurs et les lois, pour gouverner, ou du moins se gouverner, selon leurs caprices.

Coriolanus. — Tout cela est clair.

Camillus. — Donc il est de la nature raisonnable d’assujettir sa liberté aux lois et aux magistrats de la société où l’on vit.

Coriolanus. — Cela est certain. Mais on est libre de quitter cette société.

Camillus. — Si chacun est libre de quitter la sienne où il est né, bientôt il n’y aura plus de société réglée sur la terre.

Coriolanus. — Pourquoi ?

Camillus. — Le voici : c’est que le nombre des mauvaises têtes étant le plus grand, toutes les mauvaises têtes croiront pouvoir secouer le joug de leur patrie et aller ailleurs vivre sans règle et sans joug ; ce plus grand nombre deviendra indépendant et détruira bientôt partout toute autorité. Ils iront même hors de leur patrie chercher des armes contre la patrie même. Dès ce moment, il n’y a plus de société de peuple qui soit constante et assurée. Ainsi vous renverseriez les lois et la société, que la raison, selon vous, demande, pour flatter une liberté effrénée, ou plutôt le libertinage des fous et des méchants, qui ne se croient libres que quand ils peuvent impunément mépriser la raison et les lois.

Coriolanus. — Je vois bien maintenant toute la suite de votre raisonnement, et je commence à le goûter.

Camillus. — Ajoutez que cet établissement de républiques et de lois, étant ensuite autorisé par le consentement et la pratique universelle du genre humain, excepté de quelques peuples brutaux et sauvages, la nature humaine entière, pour ainsi dire, s’est livrée aux lois depuis des siècles innombrables par une absolue nécessité. Les fous mêmes et les méchants, pourvu qu’ils ne le soient qu’à demi, sentent et reconnaissent ce besoin de vivre en commun et d’être sujets à des lois.

Coriolanus. — J’entends bien ; et vous voulez que la patrie ayant ce droit, qui est sacré et inviolable, on ne puisse s’armer contre elle.

Camillus. — Ce n’est pas seulement moi qui le veux, c’est la nature qui le demande. Quand Volumnia, votre mère, et Véturia, votre femme, vous parlèrent pour Rome, que vous dirent-elles ? que sentîtes-vous au fond de votre cœur ?

Coriolanus. — Il est vrai que la nature me parlait pour ma mère ; mais elle ne me parlait pas de même pour Rome.

Camillus. — Eh bien ! votre mère vous parlait pour Rome, et la nature vous parlait par la bouche de votre mère. Voilà les liens naturels qui nous attachent à la patrie. Pouviez-vous attaquer la ville de votre mère, de tous vos parents, de tous vos amis, sans violer les droits de la nature ? Je ne vous demande là-dessus aucun raisonnement ; c’est votre sentiment sans réflexion que je consulte.

Coriolanus. — Il est vrai ; on agit contre la nature toutes les fois que l’on combat contre sa patrie ; mais, s’il n’est pas permis de l’attaquer, du moins avouez qu’il est permis de l’abandonner, quand elle est injuste et ingrate.

Camillus. — Non, je ne l’avouerai jamais. Si elle vous exile, si elle vous rejette, vous pouvez aller chercher un asile ailleurs. C’est lui obéir que de sortir de son sein quand elle nous chasse ; mais il faut encore loin d’elle la respecter, souhaiter son bien, être prêt à y retourner, à la défendre et à mourir pour elle.

Coriolanus. — Où prenez-vous toutes ces belles idées d’héroïsme ? Quand ma patrie m’a renoncé et ne veut plus rien me devoir, le contrat est rompu entre nous ; je la renonce réciproquement et ne lui dois plus rien.

Camillus. — Vous avez déjà oublié que nous avons mis la patrie en la place de nos parents et qu’elle a sur nous l’autorité des lois, faute de quoi il n’y aurait plus aucune société fixe et réglée sur la terre.

Coriolanus. — Il est vrai ; je conçois qu’on doit regarder comme une vraie mère cette société qui nous a donné la naissance, les mœurs, la nourriture ; qui a acquis de si grands droits sur nous par nos parents et par nos amis qu’elle porte dans son sein. Je veux bien qu’on lui doive ce qu’on doit à une mère ; mais…

Camillus. — Si ma mère m’avait abandonné et maltraité, pourrais-je la méconnaître et la combattre ?

Coriolanus. — Non ; mais vous pourriez…

Camillus. — Pourrais-je la mépriser et l’abandonner, si elle revenait à moi et me montrait un vrai déplaisir de m’avoir maltraité ?

Coriolanus. — Non.

Camillus. — Il faut donc être toujours tout prêt à reprendre les sentiments de la nature pour sa patrie, ou plutôt ne les perdre jamais, et revenir à son service toutes les fois qu’elle vous en ouvre le chemin.

Coriolanus. — J’avoue que ce parti me paraît le meilleur ; mais la fierté et le dépit d’un homme qu’on a poussé à bout ne lui laissent pas faire tant de réflexions. Le peuple romain insolent foulait aux pieds les patriciens ; je ne pus souffrir cette indignité : le peuple furieux me contraignit de me retirer chez les Volsques. Quand je fus là, mon ressentiment et le désir de me faire valoir chez ce peuple ennemi des Romains m’engagèrent à prendre les armes contre mon pays. Vous m’avez fait voir, mon cher Furius, qu’il aurait fallu demeurer paisible dans mon malheur.

Camillus. — Nous avons ici-bas les ombres de plusieurs grands hommes qui ont fait ce que je vous dis. Thémistocle, ayant fait la faute de s’en aller en Perse, aima mieux mourir et s’empoisonner en buvant du sang de taureau que de servir le roi de Perse contre les Athéniens. Scipion, vainqueur de l’Afrique, ayant été traité indignement à Rome, à cause qu’on accusait son frère d’avoir pris de l’argent dans sa guerre contre Antiochus, se retira à Linternum, où il passa dans la solitude le reste de ses jours, ne pouvant se résoudre ni à vivre au milieu de sa patrie ingrate ni à manquer à la fidélité qu’il lui devait : voilà ce que nous avons appris de lui depuis qu’il est descendu dans le royaume de Pluton.

Coriolanus. — Vous citez les autres exemples ; et vous ne dites rien du vôtre, qui est le plus beau de tous.

Camillus. — Il est vrai que l’injustice qu’on m’avait faite me rendait inutile. Les autres capitaines mêmes avaient perdu toute autorité ; on ne faisait plus que flatter le peuple ; et vous savez combien il est funeste à un État que ceux qui le gouvernent se repaissent toujours d’espérances vaines et flatteuses. Tout à coup les Gaulois, auxquels on avait manqué de parole, gagnèrent la bataille d’Allia ; c’était fait de Rome s’ils eussent poursuivi les Romains. Vous savez que la jeunesse se renferma dans le Capitole, et que les sénateurs se mirent dans leurs sièges curules, où ils furent tués. Il n’est pas nécessaire de raconter le reste, que vous avez ouï dire cent fois. Si je n’eusse étouffé mon ressentiment pour sauver ma patrie, tout était perdu sans ressource. J’étais à Ardée quand j’appris le malheur de Rome ; j’armai les Ardéates. J’appris par des espions que les Gaulois, se croyant les maîtres de tout, étaient ensevelis dans le vin et dans la bonne chère. Je les surpris la nuit ; j’en fis un grand carnage. À ce coup les Romains, comme des gens ressuscités qui sortent du tombeau, m’envoient prier d’être leur chef. Je répondis qu’ils ne pouvaient représenter la patrie, ni moi les reconnaître, et que j’attendrais les ordres des jeunes patriciens qui défendaient le Capitole, parce que ceux-ci étaient le vrai corps de la république ; qu’il n’y avait qu’eux à qui je dusse obéir pour me mettre à la tête de leurs troupes. Ceux qui étaient dans le Capitole m’élurent dictateur. Cependant les Gaulois se consumaient par des maladies contagieuses, après un siège de sept mois devant le Capitole. La paix fut faite ; et dans le moment qu’on pesait l’argent moyennant lequel ils promettaient de se retirer, j’arrive, je rends l’or aux Romains. « Nous ne gardons point notre ville, dis-je alors aux Gaulois, avec l’or, mais avec le fer ; retirez-vous. » Ils sont surpris, ils se retirent. Le lendemain, je les attaque dans leur retraite et je les taille en pièces.