Dialogues des morts/Dialogue 42

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 313-319).


XLII

CÉSAR ET CATON


Le pouvoir despotique, loin d’assurer le repos et l’autorité des princes, les rend malheureux et entraîne inévitablement leur ruine.


César. — Hélas ! mon cher Caton, te voilà en pitoyable état. L’horrible plaie !

Caton. — Je me perçai moi-même à Utique, après la bataille de Thapse, pour ne point survivre à la liberté. Mais toi, à qui je fais pitié, d’où vient que tu m’as suivi de si près ? Qu’est-ce que j’aperçois ? combien de plaies sur ton corps ! Attends, que je les compte. En voilà vingt-trois !

César. — Tu seras bien surpris quand tu sauras que j’ai été percé de tant de coups au milieu du sénat par mes meilleurs amis. Quelle trahison !

Caton. — Non, je n’en suis point surpris. N’étais-tu pas le tyran de tes amis aussi bien que du reste des citoyens ? Ne devaient-ils pas prêter leur bras à la vengeance de la patrie opprimée ? Il faudrait immoler non seulement son ami, mais encore son propre frère, à l’exemple de Timoléon, et ses propres enfants, comme fit l’ancien Brutus.

César. — Un de ses descendants n’a que trop suivi cette belle leçon. C’est Brutus que j’aimais tant, et qui passait pour être mon fils, qui a été le chef de la conjuration pour me massacrer.

Caton. — Ô heureux Brutus, qui a rendu Rome libre, et qui a consacré ses mains dans le sang d’un nouveau Tarquin, plus impie et plus superbe que celui qui fut chassé par Junius !

César. — Tu as toujours été prévenu contre moi et outré dans tes maximes de vertu.

Caton. — Qu’est-ce qui m’a prévenu contre toi ? Ta vie dissolue, prodigue, artificieuse, efféminée ; tes dettes, tes brigues, ton audace ; voilà ce qui a prévenu Caton contre cet homme dont la ceinture, la robe traînante, l’air de mollesse ne promettaient rien qui fût digne des anciennes mœurs. Tu ne m’as point trompé, je t’ai connu dès ta jeunesse. Oh ! si l’on m’avait cru !…

César. — Tu m’aurais enveloppé dans la conjuration de Catilina pour me perdre.

Caton. — Alors tu vivais en femme, et tu n’étais homme que contre ta patrie. Que ne fis-je point pour te convaincre ! Mais Rome courait à sa perte, et elle ne voulait pas connaître ses ennemis.

César. — Ton éloquence me fit peur, je l’avoue, et j’eus recours à l’autorité. Mais tu ne peux désavouer que je me tirai d’affaire en habile homme.

Caton. — Dis en habile scélérat : tu éblouissais les plus sages par tes discours modérés et insinuants ; tu favorisais les conjurés sous prétexte de ne pousser pas la rigueur trop loin. Moi seul je résistai en vain. Dès lors les dieux étaient irrités contre Rome.

César. — Dis-moi la vérité : tu craignis, après la bataille de Thapse, de tomber entre mes mains ; tu aurais été fort embarrassé de paraître devant moi. Hé ! ne savais-tu pas que je ne voulais que vaincre et pardonner ?

Caton. — C’est le pardon du tyran, c’est la vie même, oui, la vie de Caton due à César, que je craignais. Il valait mieux mourir que te voir.

César. — Je t’aurais traité généreusement, comme je traitai ton fils. Ne valait-il pas mieux secourir encore la république ?

Caton. — Il n’y a plus de république dès qu’il n’y a plus de liberté.

César. — Mais quoi ! être furieux contre soi-même ?

Caton. — Mes propres mains m’ont mis en liberté malgré le tyran, et j’ai méprisé la vie qu’il m’eût offerte. Pour toi, il a fallu que tes propres amis t’aient déchiré comme un monstre.

César. — Mais si la vie était si honteuse pour un Romain après ma victoire, pourquoi m’envoyer ton fils ? voulais-tu le faire dégénérer ?

Caton. — Chacun prend son parti selon son cœur pour vivre ou pour mourir. Caton ne pouvait que mourir ; son fils, moins grand que lui, pouvait encore supporter la vie, et espérer, à cause de sa jeunesse, des temps plus libres et plus heureux. Hélas ! que ne souffrais-je point lorsque je laissais aller mon fils vers le tyran !

César. — Mais pourquoi me donnes-tu le nom de tyran ? Je n’ai jamais pris le titre de roi.

Caton. — Il est question de la chose, et non pas du nom. De plus, combien de fois te vit-on prendre divers détours pour accoutumer le sénat et le peuple à ta royauté ! Antoine même, dans la fête des Lupercales, fut assez impudent pour te mettre, sous une apparence de jeu, un diadème autour de la tête. Ce jeu parut trop sérieux et fit horreur. Tu sentis bien l’indignation publique, et tu renvoyas à Jupiter un honneur que tu n’osais accepter. Voilà ce qui acheva de déterminer les conjurés à ta perte. Eh bien ! ne savons-nous pas ici-bas d’assez bonnes nouvelles ?

César. — Trop bonnes ! Mais tu ne me fais pas justice. Mon gouvernement a été doux ; je me suis comporté en vrai père de la patrie : on en peut juger par la douleur que le peuple témoigna après ma mort. C’est un temps où tu sais que la flatterie n’est plus de saison. Hélas ! ces pauvres gens, quand on leur présenta ma robe sanglante, voulurent me venger. Quels regrets ! quelle pompe au champ de Mars à mes funérailles ! Qu’as-tu à répondre ?

Caton. — Que le peuple est toujours peuple, crédule, grossier, capricieux, aveugle, ennemi de son véritable intérêt. Pour avoir favorisé les successeurs du tyran et persécuté ses libérateurs, qu’est-ce que ce peuple n’a pas souffert ! On a vu ruisseler le plus pur sang des citoyens par d’innombrables proscriptions. Les triumvirs ont été plus barbares que les Gaulois mêmes qui prirent Rome. Heureux qui n’a point vu ces jours de désolation ! Mais enfin parle-moi, ô tyran ! pourquoi déchirer les entrailles de Rome, ta mère ? Quel fruit te reste-t-il d’avoir mis ta patrie dans les fers ? Est-ce de la gloire que tu cherchais ? n’en aurais-tu pas trouvé une plus pure et plus éclatante à conserver la liberté et la grandeur de cette ville, reine de l’univers, comme les Fabricius, les Fabius, les Marcellus, les Scipions ? Te fallait-il une vie douce et heureuse ? l’as-tu trouvée dans les horreurs inséparables de la tyrannie ? Tous les jours de ta vie étaient pour toi aussi périlleux que celui où tant de bons citoyens immortalisèrent leur vertu en te massacrant. Tu ne voyais aucun vrai Romain dont le courage ne dût te faire pâlir d’effroi. Est-ce donc la vie tranquille et heureuse que tu as achetée par tant de peines et de crimes ? Mais, que dis-je ? tu n’as pas eu même le temps de jouir du fruit de ton impiété. Parle, parle, tyran ; tu as maintenant autant de peine à soutenir mes regards, que j’en aurais eu à souffrir ta présence odieuse quand je me donnai la mort à Utique. Dis, si tu l’oses, que tu as été heureux.

César. — J’avoue que je ne l’étais pas ; mais c’étaient tes semblables qui troublaient mon bonheur.

Caton. — Dis plutôt que tu te troublais toi-même. Si tu avais aimé la patrie, la patrie t’aurait aimé. Celui que la patrie aime n’a pas besoin de garde ; la patrie entière veille autour de lui. La vraie sûreté est de ne faire que du bien et d’intéresser le monde entier à sa conservation. Tu as voulu régner et te faire craindre. Eh bien ! tu as régné, on t’a craint ; mais les hommes se sont délivrés et du tyran et de la crainte tout ensemble. Ainsi périssent ceux qui, voulant être craints de tous les hommes, ont eux-mêmes tout à craindre de tous les hommes intéressés à les prévenir et à se délivrer.

César. — Mais cette puissance, que tu appelles tyrannique, était devenue nécessaire. Rome ne pouvait plus soutenir sa liberté ; il lui fallait un maître. Pompée commençait à l’être ; je ne pus souffrir qu’il le fût à mon préjudice.

Caton. — Il fallait abattre le tyran sans aspirer à la tyrannie. Après tout, si Rome était assez lâche pour ne pouvoir plus se passer d’un maître, il valait mieux laisser faire ce crime à un autre. Quand un voyageur va tomber entre les mains de scélérats qui se préparent à le voler, faut-il les prévenir en se hâtant de faire une action si horrible ? Mais la trop grande autorité de Pompée t’a servi de prétexte. Ne sait-on pas ce que tu dis, en allant en Espagne, dans une petite ville où divers citoyens briguaient la magistrature ? Crois-tu qu’on ait oublié ce vers grec[1] qui était si souvent dans ta bouche ? De plus, si tu connaissais la misère et l’infamie de la tyrannie, que ne la quittais-tu ?

César. — Hé ! quel moyen de la quitter ? Le sentier par où l’on y monte est rude et escarpé ; mais il n’y a point de chemin pour en descendre : on n’en sort qu’en tombant dans le précipice.

Caton. — Malheureux ! pourquoi donc y aspirer ? pourquoi tout renverser pour y parvenir ? pourquoi verser tant de sang, et n’épargner pas le tien même, qui fut encore répandu trop tard ? Tu cherches de vaines excuses.

César. — Et toi, tu ne me réponds pas : je te demande comment on peut avec sûreté quitter la tyrannie.

Caton. — Va le demander à Sylla, et tais-toi. Consulte ce monstre affamé de sang ; son exemple te fera rougir. Adieu ; je crains que l’ombre de Brutus ne soit indignée, si elle me voyait parlant avec toi.




  1. Ce sont deux vers qu’Euripide met dans la bouche d’Étéocle, Phœn., acte II, sc. iii. Les voici, avec la traduction littérale :

    Εἴπερ γάρ ἀδικεῖν χρὴ, τυραννίδος πέρι
    Κάλλιστον ἀδικεῖν, τἂλλα δ’εὐσεϐεῖν χρεών.

    « S’il faut enfin violer la justice pour posséder un trône, il est beau d’être injuste : en toute autre occasion la piété doit conserver ses droits. » Ce trait de César est rapporté par Cicéron, De Offic., lib. III, cap. xxi, n. 82. (Éd.)