Dialogues des morts/Dialogue 48

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 334-336).


XLVIII

LE JEUNE POMPÉE ET MÉNAS, AFFRANCHI DE SON PÈRE


Caractère d’un homme qui, n’aimant pas la vertu pour elle-même, n’est ni assez bon pour ne vouloir pas profiter d’un crime, ni assez méchant pour vouloir le commettre.


Ménas. — Voulez-vous que je fasse un beau coup ?

Pompée. — Quoi donc ? Parle. Te voilà tout troublé ; tu as l’air d’une sibylle dans son antre, qui écume, qui étouffe, qui est forcenée.

Ménas. — C’est de joie. Oh ! l’heureuse occasion ! Si c’était mon affaire, tout serait déjà achevé. Le voulez-vous ? Un mot : oui ou non.

Pompée. — Quoi ? Tu ne m’expliques rien, et tu demandes une réponse ! Dis donc, si tu veux ; parle clairement.

Ménas. — Vous avez là Octave et Antoine couchés à cette table dans votre vaisseau ; ils ne songent qu’à faire bonne chère.

Pompée. — Crois-tu que je n’ai pas des yeux pour les voir ?

Ménas. — Mais vous avez des oreilles pour m’entendre ? Le beau coup de filet !

Pompée. — Quoi ! voudrais-tu que je les trahisse ? Moi, manquer à la foi donnée à mes ennemis ! Le fils du grand Pompée agir en scélérat ! Ah ! Ménas, tu me connais mal.

Ménas. — Vous m’entendez encore plus mal ; ce n’est pas vous qui devez faire ce coup. Voilà la main qui le prépare. Tenez votre parole en grand homme, et laissez faire Ménas, qui n’a rien promis.

Pompée. — Mais tu veux que je te laisse faire, moi à qui on s’est confié ? Tu veux que je le sache, et que je le souffre ? Ah ! Ménas, mon pauvre Ménas, pourquoi me l’as-tu dit ? Il fallait le faire sans me le dire.

Ménas. — Mais vous n’en saurez rien. Je couperai la corde des ancres ; nous irons en pleine mer ; les deux tyrans de Rome sont dans vos mains. Les mânes de votre père seront vengées des deux héritiers de César. Rome sera en liberté. Qu’un vain scrupule ne vous arrête pas ; Ménas n’est pas Pompée. Pompée sera fidèle à sa parole, généreux, tout couvert de gloire ; Ménas l’affranchi, Ménas fera le crime, et le vertueux Pompée en profitera.

Pompée. — Mais Pompée ne peut savoir le crime et le permettre sans y participer. Ah ! malheureux ! tu as tout perdu en me parlant. Que je regrette ce que tu pouvais faire !

Ménas. — Si vous le regrettez, pourquoi ne le permettez-vous pas ? Et si vous ne le pouvez permettre, pourquoi le regrettez-vous ? Si la chose est bonne, il faut la vouloir hardiment et n’en faire point de façons ; si elle est mauvaise, pourquoi vouloir qu’elle fût faite et ne vouloir pas qu’on la fasse ? Vous êtes contraire à vous-même. Un fantôme de vertu vous rend ombrageux ; et vous me faites bien sentir la vérité de ce qu’on dit, qu’il faut une âme forte pour oser faire les grands crimes.

Pompée. — Il est vrai, Ménas ; je ne suis ni assez bon pour ne vouloir pas profiter d’un crime, ni assez méchant pour oser le commettre moi-même. Je me vois dans un entre-deux qui n’est ni vertu ni vice. Ce n’est pas le vrai honneur, c’est une mauvaise honte qui me retient. Je ne puis autoriser un traître ; et je n’aurais point d’horreur de la trahison, si elle était faite pour me rendre maître du monde.