Dialogues sur la religion naturelle/VII

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Mais, continua Philon, en examinant le système ancien de l’âme du monde, il me vient tout à coup une nouvelle idée. Si elle se trouve juste, elle doit porter un coup fatal à tous vos raisonnements et renverser même vos premières inductions analogiques auxquelles vous mettiez tant de confiance. Si l’univers a plus de ressemblance avec les substances animales et végétales qu’avec les produits faits de main d’homme, il est plus probable que la cause de l’univers ressemble davantage à la cause des premières qu’à celle des dernières, et qu’il faut attribuer sa formation à la génération ou à la végétation plutôt qu’à la raison ou au dessein. Ainsi, d’après vos propres principes, votre conséquence est aussi irrégulière que vicieuse.

– Je vous prie, dit alors Déméa, de développer un peu cet argument. Car je ne le conçois pas bien d’après la manière concise avec laquelle vous venez de l’exposer.

– Votre ami, Cléanthe, répondit Philon, affirme, comme vous l’avez entendu, que, puisqu’on ne saurait prouver autrement que par l’expérience une question de fait, l’existence de Dieu n’admet pas d’autre preuve. Le monde, dit-il, ressemble aux ouvrages faits de main d’homme. Ainsi la cause qui l’a produit doit ressembler aux causes des ouvrages de l’homme. Il est à remarquer qu’ici les opérations d’une très petite portion de la nature, qui est l’homme, sur une autre très petite portion, qui est la matière inanimée à sa portée, sont la règle d’après laquelle Cléanthe juge de l’origine du tout ; et la même échelle individuelle lui sert à mesurer des objets si démesurément disproportionnés. Mais pour éluder toutes les objections tirées de ce sujet, j’affirme qu’outre les machines que le génie de l’homme a imaginées, il y a d’autres parties de l’univers, dont la ressemblance se rapproche encore plus du mécanisme du monde et que cette ressemblance fournit par conséquent des conjectures plus frappantes sur l’origine du système général de cet univers. Ces parties sont les substances animales et végétales. Le monde ressemble plus en gros à des substances animales et végétales qu’à une montre ou à une machine à faire des bas. Il est donc plus probable que la cause qui a produit le monde a le plus de ressemblance avec la cause des premières. Cette cause est la génération ou la végétation. Nous pouvons donc inférer de là que la cause du monde a quelque chose de semblable ou d’analogue avec la génération ou la végétation.

– Mais, dit alors Déméa, comment peut-on concevoir que le monde doive son origine à quelque chose de semblable à la végétation ou la génération ?

– Rien n’est plus facile, répliqua Philon. De la même manière qu’un arbre répand sa semence dans les campagnes voisi-nes, et donne naissance à d’autres arbres, ainsi la grande substance végétale, le monde, ou le système planétaire, produit de lui-même certaines semences qui, dispersées dans le chaos qui l’environne, donnent par la végétation naissance à de nouveaux mondes. Une comète, par exemple, est la semence d’un monde ; et lorsqu’elle a atteint sa maturité en passant de soleil en soleil, et d’étoile en étoile, elle est à la fin grillée, jusqu’à être réduite en éléments informes qui environnent partout cet univers ; elle forme enfin, par un accroissement immédiat, un nouveau système.

Ou si, pour égayer notre imagination par la variété (car je n’y vois pas d’autre avantage), nous supposons que le corps est un monde animé, une comète sera l’oeuf de ce corps animé ; et de la même manière qu’une autruche dépose son oeuf dans le sable qui, sans aucun autre soin, fait éclore cet oeuf et donne naissance à un nouvel animal, ainsi…

– Je vous entends, s’écria Déméa. Mais à quelles étranges suppositions abandonnez-vous votre imagination ? Quelles données pouvez-vous produire en faveur de ces résultats extraordinaires ? Et la ressemblance légère, imaginaire du monde avec une substance animale ou végétale, suffit-elle à déduire les mêmes conséquences de l’un à l’autre ? Des objets qui sont en général si démesurément éloignés peuvent-ils servir de règle l’un pour l’autre ?

– Fort bien, s’écria Philon. Voilà l’observation sur laquelle j’ai depuis longtemps insisté. J’ai déjà posé pour certain que nous n’avons pas de données pour établir aucun système de cosmogonie. Notre expérience si limitée en elle-même et si limitée soit pour l’étendue, soit pour la durée, ne peut nous fournir aucune conjecture plausible sur l’ensemble des choses. Mais si nous sommes obligés de nous arrêter à quelque hypo-thèse, quelle règle, je vous prie, doit guider notre choix ? Y a-t-il d’autre règle que la plus grande ressemblance entre les objets que nous comparons ? Une plante, un corps animé qui sont produits par la végétation ou la génération, n’ont-ils pas une plus grande ressemblance avec le monde que des machines artificielles, effets de la raison ou du dessein ?

– Mais, dit alors Déméa, quelle est cette végétation et cette génération dont vous parlez ? Pouvez-vous expliquer comment elles opèrent ? Pouvez-vous faire l’anatomie de ce beau mécanisme intérieur auquel elles sont soumises ?

– Du moins, aussi bien, dit alors Philon, que Cléanthe peut expliquer la manière dont la raison opère, ou faire l’anatomie du mécanisme intérieur auquel elle est soumise. Mais sans recourir à des observations abstraites, quand je vois un animal, j’en infère qu’il doit sa naissance à la génération ; et cette conséquence est aussi certaine que celle qui vous fait affirmer qu’un édifice est le résultat d’un dessein. Ces mots, génération, raison, servent seulement à désigner certaines énergies et facultés de la nature, dont les effets sont connus, mais dont l’essence est incompréhensible. Et l’un de ces principes n’a pas plus que l’autre le droit de servir de règle pour l’ensemble des choses.

En vérité, Déméa, il serait raisonnable de supposer que plus la sphère dans laquelle nous considérons les choses, est étendue, plus les conséquences que nous tirons sur des objets si magnifiques et si extraordinaires sont justes. Dans cette petite portion de l’univers, il y a quatre principes, la raison, l’instinct, la génération et la végétation qui ressemblent l’un à l’autre et sont les causes d’effets similaires. Quel nombre d’autres principes ne pourrons-nous pas supposer naturellement dans l’étendue et la variété immense de l’univers, s’il nous était donné de voyager de planète en planète et de système en système, pour examiner toutes les parties de cette vaste machine ? 11 n’est pas un de ces quatre principes (et l’esprit de conjecture pourrait en découvrir cent autres) qui ne puisse nous fournir une théorie pour juger de l’origine du monde, et c’est montrer trop à découvert sa partialité que de borner absolument nos idées au principe qui détermine les opérations de nos esprits. Si, par cette raison, ce principe était plus à notre portée, on pourrait encore excuser une pareille partialité. Mais la raison nous est aussi peu connue dans son mécanisme intérieur que l’instinct ou la végétation, et peut-être que la nature, ce mot vague et indéterminé auquel le vulgaire est accoutumé de tout rapporter, n’est, dans le fond, pas plus facile à expliquer. L’expérience nous fait connaître tous les effets de ces principes, mais les principes eux-mêmes et la manière dont ils opèrent nous sont absolument inconnus : il est aussi intelligible, aussi conforme à l’expérience de dire que par la végétation, le monde a été produit d’une semence jetée par un autre monde, que de dire qu’il s’est formé par la raison et le génie divin, dans le sens que Cléanthe l’entend.

– Mais il me semble, dit Déméa, que si le monde avait la faculté végétative et pouvait répandre les semences de nouveaux mondes dans l’immensité du chaos, cette faculté serait encore un nouvel argument propre à prouver un Auteur intelligent. Car, d’où pourrait résulter une si étonnante faculté, sinon du dessein ? Et comment l’ordre pourrait-il résulter d’une chose qui n’aperçoit pas l’ordre qu’elle dispense ?

– Vous n’avez, dit Philon, qu’à jeter les yeux autour de vous, pour voir la réponse à votre question. Un arbre dispense l’ordre et l’organisation à l’arbre auquel il donne naissance, sans connaître l’ordre ; un animal en fait présent de la même façon à sa postérité ; l’oiseau fait ce même présent sur son nid, et ces sortes d’exemples sont encore plus présents dans le monde, que ceux de l’ordre émané de la raison et du génie. Dire que tout cet ordre, dans les animaux et les végétaux, procède en dernière instance du dessein, c’est supposer ce qui est en question ; et cette question ne peut être résolue qu’en prouvant a priori, et que l’ordre est de sa nature absolument inséparable de la pensée, et que, ni de lui-même ni par des causes inconnues, il ne saurait appartenir à la matière.

Déméa, ce n’est pas tout : Cléanthe ne saurait tirer aucun avantage de l’objection que vous proposez, sans abandonner la défense qu’il a déjà employée contre une de mes objections. Quand je lui demandai la cause de cette intelligence et de cette raison suprême à laquelle il attribue toute chose, il me répondit que l’impossibilité de satisfaire à de pareilles questions ne pouvait passer pour une objection dans aucune espèce de philosophie : « Il nous faut arrêter quelque part, dit-il ; il n’est pas donné à l’homme de développer les causes finales, ni de montrer les rapports ultérieurs qui se trouvent dans un objet. Il suffit que nos pas, portés aussi loin qu’ils puissent aller, soient soutenus par des observations et l’expérience. » Maintenant l’expérience nous prouve que la végétation et la génération sont, dans la nature, des principes d’ordre aussi bien que la raison. Il dépend également de moi d’établir mon système de cosmogonie sur les premiers ou sur le dernier de ces principes. Cela me paraît absolument arbitraire. Et lorsque Cléanthe me demande quelle est la cause de ma grande faculté générative ou végétative, j’ai le même droit de lui demander quelle est la cause de son grand principe de raison. Nous sommes convenus d’abandonner des deux côtés de telles questions, et c’est actuellement son plus grand intérêt de s’en tenir à cette convention. A ne juger que d’après notre expérience imparfaite et limitée, la génération a des avantages sur la raison, car nous voyons tous les jours que la génération donne naissance à la raison, mais jamais la raison à la génération. Comparez, je vous supplie, les conséquences des deux systèmes. Ce monde, dis-je, ressemble à un grand animal ; il est donc un animal ; il a donc été produit par la voie de la génération. Il est vrai que c’est porter ses pas bien loin : il ne laisse pas d’y avoir une légère apparence d’analogie dans chacun de ces pas. Le monde, dit Cléanthe, ressemble à une machine ; il est donc une machine ; il est donc l’effet du dessein. C’est porter également ses pas bien loin ; mais cette dernière analogie est moins frappante. Et s’il prétend pousser mon hypothèse encore plus loin et inférer le dessein ou la raison du grand principe de la génération que je défends, j’ai plus de droit encore de pousser aussi son hypothèse plus loin et d’inférer une théogonie ou génération de Divinités de son principe de raison. J’ai du moins en ma faveur une nuance légère d’expérience ; et c’est tout ce que nous pouvons obtenir dans le sujet que nous traitons. D’innombrables exemples nous prouvent que la raison est produite par la génération, mais jamais par un autre principe.

Hésiode et tous les anciens mythologistes étaient tellement frappés de cette analogie qu’ils se réunissaient tous, pour expliquer l’origine de la nature par l’accouplement et les autres phénomènes qui donnent naissance à l’animal. Platon, lui-même, autant qu’on puisse l’entendre, paraît avoir adopté cette opinion dans son Timée.

Les Bramines assurent que le monde a été produit par une immense araignée, qui a produit cette masse compliquée en tirant le tissu de ses propres entrailles, qu’ensuite elle a détruit le tout ou une partie, en l’avalant une seconde fois, en l’identifiant avec sa propre substance. Voilà une espèce de cosmogonie qui nous semble ridicule, parce que l’araignée est un misérable insecte dont les procédés ne nous paraissent pas être dignes d’être pris pour le modèle de l’univers entier. Mais il est encore une nouvelle espèce d’analogie, même dans ce globe. Et s’il était une planète (ce qui n’est point impossible) habitée tout entière par des araignées, cette analogie y paraîtrait tout aussi naturelle, aussi incontestable que celle qui, dans notre planète, attribue l’origine de toute chose au dessein et à l’intelligence suivant l’explication donnée par Cléanthe. Il lui serait bien difficile de donner une raison satisfaisante pourquoi la grande harmonie des choses serait plutôt l’effet d’un être pensant que d’un fil tiré d’une araignée.

– Je dois avouer, Philon, répliqua Cléanthe, que parmi les hommes qui existent, il n’en est aucun qui pût fournir la tâche que vous avez entreprise et que vous n’avez pas votre semblable dans la manière qui semble vous être inhérente et naturelle d’élever des doutes et des objections. Vous avez une imagination si féconde que je ne rougis point d’avouer qu’il m’est impossible de résoudre à l’instant les étranges objections que vous ne cessez de me pousser, quoiqu’en général je voie clairement qu’elles sont erronées et fausses. Je ne doute même pas que vous ne soyez aussi dans le même cas et que la solution ne s’offre à votre esprit aussi promptement que l’objection, et que vous ne sentiez intérieurement que la raison et le sens commun militent contre vous et que si des chimères pareilles à celles que vous venez d’exposer peuvent embarrasser, elles ne sauraient convaincre.