Dialogues tristes/Esthétique théâtrale

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ESTHÉTIQUE THÉÂTRALE


Un directeur de théâtre.
Un auteur.


Le directeur

Asseyez-vous, monsieur ?… Je suis charmé de… (L’auteur s’assied maladroitement sur un fauteuil où git un manuscrit)… Pardon !… pas là, je vous prie… C’est une pièce de Delpit… Vous vous asseyez sur une pièce de Delpit !… (Bon enfant.) Mon Dieu ! je sais bien, c’est une opinion… (Il rit.)… C’est un symbole !… Et il est clair, celui-là… Vous n’êtes pas symboliste, je pense ?… (Il avance lui-même un fauteuil.)… Là, tenez !… (Ils s’installent… Un silence.)… Eh bien, j’ai lu votre pièce…

L’auteur (inquiet)

Ah !…

Le directeur

Vous avez un grand talent…

L’auteur (épanoui et modeste)

Oh ! monsieur.

Le directeur (enthousiaste)

Si. Si… Vous avez un grand talent… un très grand talent… Et puis, vous êtes pour le théâtre nouveau !… (Geste vague de l’auteur.) Ne protestez pas… Vous êtes pour le théâtre nouveau… À la bonne heure !… J’aime ça… J’aime qu’on aille de l’avant… (Familier et tapant sur les genoux de l’auteur.) J’aime les jeunes, les chercheurs, les audacieux !… En voilà assez du vieux théâtre !… D’abord, il ne fait plus d’argent, le vieux théâtre… Ensuite, il ne répond plus au goût du public… Le public veut du nouveau… (Il désigne sur un fauteuil le manuscrit de M. Delpit.) Quand je pense que je vais être obligé de monter ça !… Ça vous étonne… Oui, on ne sait pas pourquoi… Ils sont trois ou quatre dont on se croit forcé de monter les pièces, c’est inouï !… Enfin !… Mais revenons à vous… Voilà !… Vous avez d’énormes qualités dramatiques… Vous êtes ce que j’appelle un tempérament dramatique… Tenez, je le disais hier à Dumas, en parlant de vous « J’ai découvert un tempérament dramatique ! »

L’auteur (ravi)

Ah !… je suis bien heureux…

Le directeur

Et c’est admirablement écrit… Du mouvement, de la verve, de l’originalité… Il y a des scènes superbes — un peu cruelles, — mais j’aime ça ; des situations empoignantes, des caractères très vécus… Votre Agnès est un bijou… un vrai bijou… Qui donc nous disait qu’on ne peut pas faire de la psychologie au théâtre ?… Eh bien, en voilà de la psychologie, il me semble !… C’est charmant, c’est délicat, c’est profond !… Et c’est taillé en pleine chair humaine… Réjane, là-dedans, hein ?… qu’en dites-vous ?… Je parie que vous avez pensé à elle ?

L’auteur

Je n’y aurais peut-être pas pensé… mais, en effet, ce serait…

Le directeur

Épatant, mon chéri… Ce serait épatant… Seulement, voilà, je ne peux pas vous jouer.

L’auteur (interloqué)

Ah !

Le directeur

Je ne peux pas vous jouer, et vous allez comprendre pourquoi, tout de suite !… Si je n’écoutais que mes goûts, parbleu !… l’affaire irait toute seule… J’aime les jeunes, les chercheurs, les audacieux… Votre pièce me plairait infiniment à monter… Le trois, surtout, si moderne, si cruel… Je vois le décor ! Non, ce que je le vois, le décor !… Et la mise en scène ! (Il fait de larges gestes, semble gouverner des foules, manier des mondes.) — Antoine nous embête avec ses foules… Il s’imagine qu’il n’y a que lui… Eh bien, vous auriez vu, chez moi, ce que c’est qu’une foule au théâtre, qu’une bagarre de foule !… Et vous verriez Réjane dans le rôle d’Agnès… Ce serait épatant !… Malheureusement, c’est impossible… Je suis désolé, mais c’est impossible !

L’auteur (timide et navré)

Vraiment !… Pourquoi ?

Le directeur

Vous allez le comprendre d’un mot… Votre pièce n’est pas une pièce de théâtre… C’est du roman, de la philosophie, de la psychologie, de la poésie, je ne sais pas… C’est tout ce que vous voudrez !… Ça n’est pas une pièce.

L’auteur

Mais, cependant, tout à l’heure, vous me disiez…

Le directeur

Je vous disais… Qu’est-ce que je vous disais ? Ah ! oui ! je vous disais que vous aviez un grand talent, que vous étiez un tempérament dramatique… C’est vrai !… mais vous ai-je dit que votre pièce était une pièce ? Non !… Or, tout est là !… Il faut, pour que je la joue, qu’une pièce soit une pièce…

L’auteur

Mais qu’est-ce que c’est qu’une pièce ?

Le directeur

Une pièce ?… Une pièce est une pièce… Ça ne s’explique pas autrement… (Frappé d’une idée soudaine et lumineuse) Ainsi, tenez, Hamlet n’est pas une pièce… La Plantation Thomassin en est une. (Insistant.) Shakespeare n’était pas un auteur dramatique… Ordonneau en est un… Je ne peux pas vous donner un meilleur exemple… Avez-vous vu l’Intruse ?

L’auteur

Oui.

Le directeur

Moi pas… Mais j’ai lu le feuilleton de Sarcey… ça vaut mieux que d’avoir vu la pièce… Eh bien, franchement, est-ce une pièce ?… Voyez-vous un sujet de pièce là-dedans… où est la pièce ?… Sarcey en fait une critique très juste. Il nous dit : « L’intruse, c’est la mort, et la mort joue le principal personnage dans ce petit acte… Eh bien, on ne la voit pas. Comment voulez-vous que je m’intéresse à une pièce dont on ne voit pas le principal personnage ? Ça n’est plus une pièce. On ne sait plus ce que c’est… Si l’auteur avait eu le moindre sens du théâtre, il aurait dû me montrer la mort. Par deux fois on croit qu’elle va venir, pas du tout. Une fois, c’est une bonne, qu’on ne voit pas d’ailleurs. Ensuite c’est une religieuse qui apparaît et ne souffle mot, tandis que je m’attendais à voir entrer un squelette drapé d’un suaire, et portant une faux. La pièce était là ! Ces jeunes gens n’entendent rien aux choses du théâtre ; ce sont de simples fumistes. »… C’est parfaitement jugé… Certes, je m’intéresse aux jeunes, aux chercheurs, aux audacieux… Encore faut-il qu’ils me donnent une pièce… J’aime le nouveau, oui ! Qu’on me foute du nouveau, qu’on m’en foute tant qu’on voudra… parfait ! Mais, sapristi, qu’il y ait une pièce dans ce nouveau… Je me résume… Comme homme, comme artiste, si j’ose dire, je suis avec vous, car j’ai horreur des routines, des conventions… mais, comme directeur… bonsoir !…

L’auteur (Il se lève, un peu pâle)

Alors, vous êtes bien décidé à ne pas jouer ma pièce…

Le directeur

J’en suis désolé… Mais, vrai, je ne puis pas… Comme homme, comme artiste, je le voudrais, mais comme directeur j’ai les mains liées… Et, tenez, je vais vous donner un conseil, parce que vous êtes un jeune, un chercheur, un audacieux, et que je les aime moi, les jeunes, les chercheurs, et les audacieux… Veuillez vous rasseoir un instant… Une cigarette ?… (Il lui présente son porte-cigarettes)… Vous m’êtes bien sympathique.

L’auteur (Après avoir allumé une cigarette, il se recule machinalement, et s’assoit encore sur le fauteuil, où git la pièce de M. Delpit.)

Merci !

Le directeur

Pardon !… Voilà que vous vous asseyez à nouveau sur la pièce de Delpit. (Il prend le manuscrit, le feuillette, l’agite)… Tenez, ça !… Il n’y a rien là-dedans, n’est-ce pas ? ni style, ni verve, ni esprit, ni observation, ni passion, ni pensée, ni rien, rien, rien !… Il est impossible de trouver, quelque part, quelque chose d’aussi banal, d’aussi ennuyeux, d’aussi vide d’idées ! C’est la parfaite image du néant… On se demande comment un homme peut être assez aveuglé sur soi-même pour ne pas se rendre compte de l’incurable inintelligence que de telles productions dénotent… On se demande comment un homme peut, de sang-froid, s’atteler à de telles besognes, les poursuivre, les montrer ! S’il n’avait pas tant d’orgueil, M. Delpit, ce serait désarmant, de pareilles nullités, ce serait touchant, presque, par la pitié qu’on en aurait ! Jamais une lueur, un éclat de soleil !… De la pluie toujours, cette petite pluie des jours moroses, régulière, obstinée, suicidante, qui vous entre dans le cerveau, vous amollit le cœur, vous jette, anéanti, découragé, dans un coin d’ombre, sur un divan… Oui, c’est bien cela, n’est-ce pas ?… (Il laisse retomber le manuscrit sur son bureau)… Mais c’est une pièce !… Et je vais être obligé de la jouer…

L’auteur (ahuri)

Pourquoi est-ce une pièce ?

Le directeur (très vague)

Je ne sais pas…

L’auteur

Et pourquoi êtes-vous obligé de la jouer ?…

Le directeur

Je ne sais pas, non plus. (Un silence triste)… Ma situation a quelque chose d’effrayant, ou de très comique… Vous allez en juger… L’année dernière, je fus très malade… on me fit quitter Paris… Durant six mois, je vécus à la campagne. C’était très beau… Pour la première fois, je sentis ce que c’était qu’une fleur, un horizon, une harmonie !… Il y avait de braves gens autour de moi, des bêtes admirables et charmantes… J’éprouvai des émotions nouvelles et fortes… un sentiment de la beauté et de l’amour, que je n’avais pas encore éprouvé… Je me libérai de tout ce que le théâtre avait mis en moi de faux, de glacé, d’abjecte vision, de sensations honteuses… Il me semblait qu’on enlevait peu à peu, de mes yeux, un affreux bandeau, et que je voyais vraiment la lumière… Je m’élevai jusqu’à la conception de la nature, jusqu’à l’adoration de la vie… Ce furent des jours d’enchantement, de joies intérieures, profondes, des extases intellectuelles, où l’art m’apparut dans toute la majesté de sa divine mission… Que j’étais loin de M. Delpit !… Il fallut quitter cet Éden, revenir à Paris, reprendre l’existence infernale de marchand de mensonges, de débitant de laideurs… Le soir de mon retour, je me rendis à mon théâtre, dans la loge d’un ami. Il paraît que nous tenions un colossal succès ! La critique avait été unanime dans l’enthousiasme ; la pièce soulevait la passion des chroniqueurs et des moralistes… Le public affluait, délirant… Le rideau se leva… Ah ! si vous saviez comme ce que je vis et ce que j’entendis me sembla vulgaire, grossier et bête, monstrueusement !… J’étais stupéfait… Et c’était chez moi que cela se passait !… J’avais donné asile à cette lourde ineptie !… J’enrageai, j’écumai… Et ce qui m’irrita plus encore que cette pièce — ah ! que cette pièce était donc une pièce ! — ce fut le public, pâmé de plaisir, qui applaudissait. J’aurais voulu crier, protester, faire taire ces imbéciles acteurs, faire baisser le rideau sur cette honte, chasser à coups de fouet ces spectateurs ignares, repus de sottises… Mon ami m’entraîna : « Mais tu es fou, me dit-il… Tu fais huit mille tous les soirs ! »

L’auteur

Et vous n’avez pas songé à monter autre chose ?

Le directeur

Ma foi non !… D’ailleurs, cette impression fâcheuse se dissipa vite… Mais j’ai vu, dans un éclair, toute l’abjection du théâtre contemporain, et la puissance souveraine de la bêtise… Et c’est effrayant, je vous assure !

L’auteur (se levant pour prendre congé)

Vous ne m’avez toujours pas dit ce que c’était qu’une pièce ?

Le directeur

Une pièce, mais c’est ça, une pièce !… La complicité de deux farceurs, contre dix-huit cents imbéciles, qui feraient bien mieux de s’aller coucher, le soir, au lieu de s’enfourner, dans d’étranges salles, plus encrassées de sottises que de poussière et de fumées de gaz… (Il se lève)… Au revoir… Je ne dirai pas à Delpit que vous vous êtes assis sur sa pièce… Car, vous savez ?… il éreinte, en province, maintenant !…


L’Écho de Paris, 16 juin 1891.