Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Providence

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 223-243).

PROVIDENCE. — La Providence (vpjuotec, Platon ; providentia, Cicéron)est cet attribut de Dieu qui préside au gouvernement des choses créées. Saint Thomas dira, 1, q. 22, a. 1 : Ratio ordinis rcrum in finem.

Avant d’être un dogme de la foi chrétienne, la réalité d^ la Providence était un enseignement de toute philosophie spiritualiste. L’idée d’un Dieu fainéant — ou de dieux fainéants, — se désintéressant du monde, a pu hanter le cerveau de quelques épicuriens ; elle ne fut jamais populaire. Le consentement moralement unanime du genre humain conclut de l’existence d’un Dieu unique — ou simplement d’un Dieu suprême — à celle de la Providence ; le fait universel de la Religion n’a pas de fondement plus sûr.

Conséquemment, établir l’existence de Dieu (voir ce mot), c’est pratiquement démontrer la Providence.

Néanmoins, en face de ce raisonnement élémentaire et de cette croyance universelle, des objections surgissent, par le fait de l’existence du mal : comment accorder ce fait avec la Providence d’un Dieu inûniment sage, infiniment puissant, infiniment bon ? Le problème ne va pas sans quelque scandale pour la raison humaine. Il se pose d’ailleurs en termes très différents, selon qu’on s’attache à la considération du mal physique ou à celle du mal moral.

L’apologiste ne saurait émettre la folle prétention d’assigner à toutes les dispositions particulières de U Providence — autrement dit à tous les événements de ce monde — une cause distincte. N’étant pas entré au Conseil de Dieu, il ignore la raison précise de presque tout. D’autre part, on ne lui demandera pas de prendre à son compte la thèse de Malbbranchb, d’après laquelle Dieu ne pouvait créer que le meilleur monde possible. Cette thèse optimiste, qui cherche dans un monde fini une perfection absolue, n’a point de sens, et se contredit en s’énonçant. Quant au Pkssimismr (voir ce mot), sa conception du inonde et de la vie mène droit à la négation de la Providence ; mais il implique surtout une attitude d’âme et appelle une thérapeutique morale. Cette thérapeutique ne concerne pas directement l’apolo giste de la Providence. La seule chose qu’on puisse raisonnablement lui demander, c’est d’écarter le scandale, en montrant que, par des voies dont souvent le détail nous échappe, la Providence divine atteint les fins essentielles de la création, et qu’en somme, selon le mot du fabuliste, « Dieu fait bien ce qu’il fait ».

Trois parties, d’étendue très inégale :

I. Enseignements de la foi catholique sur la Providence.

II. La Providence et le mal physique.

III. La Providence et le mal moral.

I-E’is ignements de la foi catholique. — Consacrant les données de la raison naturelle, l’Ancien et le Nouveau Testament affirment que la Providence de Dieu gouverne le monde : ’H Se e/j, TloiTip, Shxxu-Qcpvf. Ylpnoia (Sap., xiv, 3) ; qu’elle s’étend à tout, (Sap., vi, 8) ; qu’elle atteint d’une extrémité à l’autre avec force et dispose tout avec suavité (Sap., xiii, 1) ; que ses jugements sont insondables (Rom., xi, 33) ; que ses œuvres sont dignes d’admiration, ses voies pleines de justice et de vérité (Ap., xv, 3).

Ces affirmations d’ordre général prennent dans le contexte évangélique et sur les lèvres du Sauveur un sens beaucoup plus précis et d’une douceur pénétrante. En invitant les siens à invoquer Dieu comme un Père, Jésus-Christ leur donne le gage que la Sagesse et la Puissance qui gouvernent le monde se tempèrent de bonté, d’une Bonté non pas distante et attentive aux seuls ensembles, à la façon d’un administrateur lointain, mais descendant aux détails et suivant la destinée de chaque personne humaine, d’un regard plein de tendresse. Comme Premier-né de la grande famille humaine, Jésus-Christ peut parler en frère, et, sans effacer la distance infinie qui sépare de sa filiation éternelle notre filiation adoptive, il nous autorise à appeler son propre Père

« notre Père » ; à nous reposer, avec un abandon

filial, sur les dispositions de sa Providence.

Malt., vi, a5-34’  « Je vous le dis, ne vous mettez pas en peine pour votre vie, de quoi manger, ni pour votre corps, de quoi le vêtir : 1a vie n’est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n’amassentdans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui de vous, à force de peine, peut ajouter à sa taille une coudée ? Et pourquoi vous mettre en peine du vêtement ? Considérez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant, je vous le dis, même Salomon dans toute sa gloire n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain est jetée au feu, combien plus vous, hommes de peu de foi ? Ne vous mettez donc pas en peine, disant : Que mangerons-nous ? ou que boirons-nous ou de quoi nous vêtirons-nous ? Tout cela, ce sont les Gentils qui le recherchent ; votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous mettez donc pas en peine du lendemain : le lendemain se mettra en peine de lui-même. A chaque jour suffit son mal. »

Le Concile du Vatican résume la pensée de tous les siècles chrétiens, Constt. defi.de catholica, c. 1, D. B., 1784(1633) : « Dieu, par sa Providence, conserve et gouverne toutes les créatures, atteignant d’une extrémité à l’autre avec force et disposant tout avec suavité. Toutes choses sont à nu et à découvert sous son regard, même les actions à venir du libre arbitre créé. »

Dieu atteint ses fins avec force et dispose tout 435

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avec suavité. Un acte de foi à ces vérités dispose lame à l’adoration et à la prière confiante. Les développementsdonnésci-dessusàl’article Prière nous dispensent d’insister.

Il n’en est pas moins vrai que cette « suavité du gouvernement divin » peut, à certaines heures, sembler une ironie amère pour l’homme aux prises avec l’expérience de la vie. Dépourvu du sentiment présent de la divinité, en contact avec la réalité du besoin et de la souffrance, il peut se prendre à douter de Dieu ; le chrétien lui-même peut être tenté de trouver la terre bien sombre, le ciel bien lointain, et de se demander s’il n’est point un orphelin icibas. Le problème de l’origine du mal livre à sa raison et à sa foi de terribles assauts.

Parmi les apologistes chrétiens. Lactancb s’occupa, l’un des premiers, à venger la Providence en montrantson action dans la nature et dans l’histoire. Ce dessein remplit toute son œuvre./*. L„ VI et VII. Nous renverrons à nos troisarticles de la Revue pratique d’Apologétique, t. XXIX, nov. déc. 1919 : Lan> tance. Un apologiste laïque de la Providence au ive siècle. — Beaucoup d’autres ont repris ce thème et l’ont traité avec plus de profondeur, dans des écrits toujours dignes d'être médités. Par exemple, saint Grkgoirb db Nazianzb dans plusieurs homélies : Or., iv, v, xiv, P. G., XXXV ; Or., xxviii, xl, P. G., XXXVI ; saint Augustin dans la Cité de Dieu ; Hossuet, soit dans le Traité de la Connaissance de l> : eu et de soi-même, soit dans l' Histoire universelle, soit encore dans la Politique tirée de l’Ecriture suinte. Ce dernier ouvrage remonte à la doctrine des Proverbes et en fait l’application à tout le détail de notre vie, 1. VII, ; prop. :

« L’homme prépare son cœur, et Dieu gouverne sa langue… L’homme dispose ses voies, mais Dieu conduit ses

pas. » (Prov., xvi. 1, 9.) On a beau compasser dans son esprit tous ses discours et tous ses desseins, l’occasion apporte toujours je ne sais quoi d’imprévu ; en sorte qu’on dit et qu’on fait toujours plus ou moins qu’on ne le pensait. Et cet endroit inconnu à l’homme dans ses propres actions et dans ses propres démarches, c’est l’endroit secret par où Dieu agit, et le ressort qu’il remue…

II. La Providence et le mal physique — C’est ici le premier degré de l’objection. On sait qu’il arrêta longtemps le génie de saint Augustin, prisonnier de la chimère manichéenne Rien, en effet, nes’oppose plus directement au dogme de la Providence que l’hypothèse d’un conflit éternel entre deux principes indépendants. Il n’y avait d’autre issue que le recours à une saine métaphysique, expliquant correctement les relations entre l'être et le non-être, entre le bien et le mal. Si l'être et le bien ne font qu’un, le mal ne saurait être le terme d’une production distincte, mais une pure déficience accidentelle dans l'œuvre du Suprême Ouvrier. Et la déficience accidentelle ne saurait être voulue pour elle-même, mais seulement pour le bien de l’ensemble. Une fois en possession de cette vérité, Augustin l’exposa en maints ouvrages. Par exemple, Enchiridion, vi, P. /.., XL, a36 : Deus omnipotens, cum summe bonus sit, nullo modo sineret malt aliquid esse in operibus tuis, nisi usque adeo esset omnipotens et bonus, ut bene faceret et de malo. Quid est outrm aliud quod malum dicitur, nisi privatio boni />… Si le mal n’est rien qu’un défaut de l'être, il présuppose l'être et s’y fonde. Saint Thomas creusera cette idée. la, q. ^8, a. 1 : Quid sit malum, oportet ex ratione boniaccipère… Esse et perfectio cuiufcunu/ue naturæ rationem habet bomtatis. Unde non potest esse quod malum signifiât quoddam esse, aut quandam formant seu naluram. Relinquitur ergo quod nomine mali

signi/icetur quædam absentia boni. — Cf. ibid., a. 2 et 3. ; De Malo quæsliones disputatæ.

D’où il suit qu’un moyen radical de supprimer le mal de la nature, serait de supprimer la naturer elle-même. Dieu, qui pourrait prendre ce moyen, ne le prend pas toujours. Si, pour des lins de lui connues, il préfère à la non-existence de la nature son existence amoindrie par le mal, l’homme doit étrfc* demment soumettre sa courte sagesse aux desseins de la divine Providence.

Le don de l’immortalité, accordé par privilège gratuit à l’homme innocent, laissait, en dehors du règne humain, libre cours aux lois générales de la nature. Retombé, par la faute originelle, sous la loi commune delà mort, l’homme conserve, de son premier patrimoine, d’assez beaux restes pour pouvoir encore louer la libéralité de son Créateur.

La maladie et la mort, qui préparent et consomment la destruction de l’individu, dans une espèce vivante, sont des maux au regard des individus. Au regard de l’espèce, elles sont la loi même de sa conservation, par le renouvellement des générations successives. Faut-il reprocher à Dieu cette loi ? Ce serait impertinence et ingratitude. Pour des êtres incorruptibles, tels que les anges, la conservation de l’espèce est assurée parla création d’un seul individu ; pour les êtres- périssables que nous sommes, elle est assurée par le renouvellement des générations. Reprocher à Dieu d’avoir fait des êtres périssables, serait substituer, avec peu de sagesse, nos courtes vues aux vues de la Providence. Dès lors, on entrevoit comment la douleur — seul mal physique dont l’existence crée une réelle difficulté — peut trouver place dans l'œuvre d’un Dieu infiniment bon.

Si, dépassant le domaine physique, on considère le retentissement de la douleur dans le domaine moral, la justification de la Providence apparaît plus éclatante.

Laissons hors de notre perspective les mauxlointains et les sanction* d’outretombe ; oublions que les anciens même onteru au Tartare ; que le pécheur, insensible aux appels de la justice, ne réussit pas toujours à étouffer la crainte des jugements de Dieu ; qu’il voit dans son impénitence un gage trop certain de la sentence inexorable qui l’attend au sortir de ce monde, pour le livrer au feu éternel, selon l’Ecriture {Mat., xxv, /( 1), et à cette seconde mort qui, plus encore que la première, est la solde du péché (Rom., vi, a3). Sans porter si loin nos regards, il est facile de constater que la douleur apporte à la loi morale un renfort non négligeable.

La douleur, qui contrarie l’inclination de la nature sensible, ne laisse pas de coopérer efficacement au maintien ou au rétablissement de l’ordre universel, parce qu’elle apporte un appui au commandement divin et un exe.ciee à la vertu. Cette vérité, acceptée cordialement, dispose l'àme aux sacrifices nécessaires et l’arme contre les suggestions déprimantes du Pbssimismb (voir ce mot).

1. La douleur apporte un appui au commandement divin. — Car, en fait, la douleur est souvent un effet du mépris dece commandement. Le vice traîne après lui des maladies cruelles, la ruine et le déshonneur. La société réprime les actes criminels par diverses peines : privation des biens, de la liberté, parfois même delà vie. La perspective de ces maux, et d’autres semblables, opposera souvent, à l’entraînement du mal moral, un frein salutaire. Qu’un tel frein ne fonctionne pas automatiquement, que beaucoup d’excès demeurent impunis en ce monde, que beaucoup de crimes échappent à la vindicte publiqur ; cela montre l’imperfection et l’insuffisance des simulions terrestres, non leur inutilité.

Un cataclysme soudain engloutit une portion de continent et précipite dans la mort des centaines de milliers d’hommes. Avocat d’office de la Providence, peut-être ferez-vous observer la folie de l’homme qui s’obstine à bilir sa demeure sur les lianes des volcans et en des lieux mines par le feu souterrain. Ces considérations peuvent être justes ; mais elles sont courtes et n’atteignent pas le but vise. Il est bien vrai que l’homme s’il veut être sage, écoutera les leçons de l’expérience et se tiendra en garde contra les dangers plus ou moins prochains qui le guettent. Mais aucune leçon ne lui est plus nécessaire que celle de sa dépendance essentielle à l’égard de la Providence divine : et la courte sagesse qui croirait se mettre à l’abri de toute éventualité funeste en évitant les risques les plus immédiats, renferme un profond aveuglement. C’est pourquoi il demeure bon et salutaire pour l’homme de se voir rappelé quelquefois, fût-ce par des secousses terribles, au sentiment de sa condition réelle et de I’honiruage qu’il doit à son Créateur.

2. La douleur apporte un exercice à la vertu. — Le spectacle de l’homme de bien aux prises avec l’adversité est d’une grandeur morale que la raison païenne elle-même n’a pas toujours méconnue : voyez les stoïciens. Le christianisme surtout a donné à la douleur généreusement acceptée, courageusement subie pour Dieu, une portée toute nouvelle, en y montrant l’expiation du péché, une source de mérite, enfin le principe d’une conformité enviable à la passion du Christ, insigne modèle de patience et type achevé de toute sainteté.

Ces considérations, que nous nous bornonsà indiquer, suffisent à justifier la présence du mal physique dans le monde et à marquer son rôle utile dans l’économie de la Providence. D’ailleurs, elles ne suffisent pas à expliquer l’inégale répartition ici-bas des maux, qui souvent épargnent des coupables et accablent des innocents. Pour rendre raison de cette inégale répartition, il est nécessaire de faire appel à un antre principe d’ordre général, à savoir le jeu aveugle des lois physiques — aveugle au regard de nos vues bornées, — d’où résulte une orientation souvent cruelle etapparemment injuste des forces déchaînées dans la nature. Ces forces ne sont pas simplement au service de la justice divine, mais aussi, provisoirement, de beaucoup d’influences auxquelles Dieu laisse libre cours ; il leurarrived’atteindre indistinctement innocents et coupables, un peu comme, sur un champ de bataille, la mitraille fauche indistinctement les héros et les lâches. Les fléaux envoyés par Dieu font, dans l’ensemble, œuvre juste, en châtiant les crimes de l’humanité : il n’en est pas moins vrai que le choléra ou la guerre ne choisissent pas leurs vietimes et parfois fauchentbrutalement des vies sans tache Si la Providence intervient pour préserver les uns de préférence aux autres, le détail de son action nous échappe. Ce que nous voyons très bien, c’est que les lois complexes qui régissent la vie et la mort, qui règlent ici-bas le partage de la joie et de la douleur, obéissent pour une part à des causes secondes libres, les unes justes, les autres injustes, et pour une part les débordent. Qu’en faut-il conclure, sinon qu’à l’égard du mal physique, l’action providentielle ne trouve pas sa justification complète en ce monde ? Seule l’autre vie, en conformant le partage des biens et des maux aux règles d’une justice rigoureuse, absoudra complètement la Providence. Au fond, les biens et les maux de cette vie pèsent assez peu dans la balance de l’éternelle Justice ; d’autant que, selon saint Paul, « les souffrances de ce monde sont hors de proportion avec la gloire à venir, qui doit être révélée en nous… Une légère tribulation d’un mo ment produit pour nous là-haut un poids incommensurable d’éternelle gloire. » (Rom., vin. lo ; II Cor., iv, i-). Reste le problème mystérieux, et ; >u fond seul redoutable, de la Prédestination (voir ce mot).

On lira utilement : Joskpii dr Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg. — Antonin Eymieu, l.a Providence et ta Guerre, Paris, 1917. Nous citerons une page de ce livre, 31-32 :

Ce monde ost un commencement, et non pas la tout. C’est un moyen et non pas le but Le plan de la Providence n’est pas de mettre le Ciel sur la terre, mais de donner aux hommes sur la terre le moyen de mériter le Ciel,

Voilà le point de vue de Lieu ; et pour comprendre quelque chose à la Providence, il Tant voir le monde dans cette perspective. On ne comprend plus rien si on regarde cotte grande question par les petits cotés, par les détails qui masquent l’ensemble, comme un arbre devant les yeux peut cacher la foret, et surtout par le maniais coté, le point de vue terrestre ; c’est alors comme une tapisserie qu’on regarda à l’envers. Si nous coupons ce monde de l’autre, il devient inintelligible. L’enfant, dans le sein de sa mère, s’il avait 1 usage de sa raison, s’il était déjà une manière de savant sachant tout de son petit monde à lui, mais ne sachant rien de plus, ignorant qu’il doit nailre un jour, ce pauvre enfant ne comprendrait rien au hasard qui l’a mis là et aux chocs mystérieux qui le bousculent, à ses poumons qui n’ont point d’air, à ses yeux qui n’ont point de lumière, à ses membres ramassés qui sontsans emploi. Il trouverait sa vie absurde, et il aurait raison. Elle n’a de sens que par le terme où elle doit aboutir. La vie hors du sein maternel, voilà l’unique explication de cette première étape. La vie au ciel, voilà l’unique explication de la vie humaine en ce monde. C’est au ciel que la Providence nous conduit, pour autant que notre liberté ne s’y opposera pas. Ce n’est pas à la fortune, au plaisir, à tous les petits bonheurs r ! o la terre : ces chofes-Ià, qui nous passionnent peut être, ne l’intéressent pas ou ne l’intéressent qu’autant qu’elle y voit des moyens pour le but. C’est au ciol qu’elle vise, et les chocs qui semblent nous bousculer avec la douleur ne sont que des moyens plus efficaces de nous mener à terme, d’assurer notre naissance au monde éternel.

Cette économie providentiellereparalt, dans l’Ecriture sainte, sous de multiples aspects.

On connaît la récit évangélique sur Lazare et le mauvais riche, Luc, xvi, 19-25 :

Il y avait un homme riche, qui s’habillait de pourpre et de fin fin et faisait chaque jour grande chère. Et un pauvre nommé Lazare était couché à sa porte, couvert d ulcères, il désirait se nourrir dos miettes qui tombaient de la table du riche ; et même des chiens venaient lécher ses ulcères. Or il advint que le pauvre mourut et fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche aussi mourut et fut enseveli. Et de l’enfer, il leva les yeux, étant en proie aux tourments ; il vit de loin Abraham et Lazare dans son sein, et s’écria : « Père Abraham, ayez pitié de moi et env03 r ez Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour rafraîchir ma langue, car je suis torturé dans cette flamme. » Et Abraham dit : « Mon fils, souviens-toi que tu as reçu des biens durant ta vie, et Lazare des maux : maintenant il est ici consolé, toi tu es torturé. Là-dessus entre vous et nous s’étend un grand abîme : impossible de passer d’ici chez vous ni de là-bas chez nous. »…

Le contraste des deux destinées met en lumière d’une part la vanité des biens de la terre et le prix de la souffrance, d’autre part l’inégale répartition des biens et des maux en ce monde et en l’autre ; il montre que ceux-là sont à plaindre qui ont mis icibas leur espérance ; que ceux-là sont vraiment heureux qui, par la patience, acquièrent un droit aux biens éternels.

Qu’on lise Les plus belles lettres de consolation depuis les origines chrétiennes jusqu’à nos jours, recueillies par M. l’abbé Cl. Pbyroux, V éd., Paris, de Gigord, 1917 ; à chaque page on entendra la même leçon de Providence, et l’on constatera qu’il n’y a pas d’autre solution au problème de la vie. Qu’on 439

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interroge les saints et les mystiques chrétiens : c’est encore la même leçon qu’on leur entendra répéter par leurs exemples et par leurs confidences intimes.

Avoir compris le prix de la « bonne souffrance », la valeur morale et spirituelle delà douleur acceptée pour l’amour de Dieu ; avoir fait réflexion sur les splendides rémunérations d’outre tombe, qui sont promises à la vertu, enfin sur la réversibilité mystérieuse qui fait profiter spirituellement les coupables eux-mêmes de la douleur imméritée des justes, c’est avoir fait un grand pas dans la voie du christianisme complet, et c’est absoudre la Providence.

Ces enseignements, répandus dans nos Livres saints, sont pour remplir l’âme de paix et de confiance dans la Providence divine qui, par des voies quelquefois mystérieuses, la guide vers la région de la lumière et de la vie. Elle dira, par exemple, avec le Prophète, Ps., xxii, i-4(trad. Pérennès) :

Iahvé est mon pasteur,

Je ne manque de rien.

Il me couche dans de verts pâturages,

Aux eaux de repos il me conduit :

Il restaurera mon âme.

Il me guide dans de droits sentiers,

A cause de son nom.

S’il m’arrivait de passer

Dans un valaux ténèbres épaisses,

Je ne craindrais aucun mal,

Car tu es avec moi :

Ton bâton et ta jhoulette,

Voilà ce qui me réconforte.

Et encore, Ps., xc, 1-8 :

Celui qui est assis sous l’abri du Très-Haut,

Qui loge à l’ombre du Tout-Puissant,

Dit de Iahvé : Il est mon refuge et ma citadelle,

Mon Dieu, en qui je me confie ;

Car il délivre du piège de l’oiseleur,

De la peste pernicieuse.

De son aile il te couvre,

Et sous ses plumes tu as un refuge ;

Sa fidélité est un bouclier et une cuirasse.

Tu ne craindras ni la surprise nocturne,

Ni la (lèche qui vole durant le jour,

Ni lapestequi marche dans les ténibres,

Ni le fléau qui dévaste en plein midi.

Mille tombent à la gauche

Et dix mille à la droite,

Toi, tu n’es pas atteint :

Seulement, de tes yeux tu pourras regarder

Et voir la rétribution des impies.

Même le psaume d’agonie, emprunté par le Christ en croix, s’achève dans un cri d’abandon et d’espérance. Po., xxi, 2-4 ; 3 1 :

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Loin de mon salut (s éteint j ma voix rugissante. Mon Dieu, je crie le jour, et tu ne réponds pas, La nuit, el je ne trouve pas de repos. Et pourtant au Sanctuaire tu habites. Objet des louanges d’Israël !

Et moi, je vis pour lui,

Et la race issue de moi le servira. [future,

On publiera les merveilles du Seigneur à la génération

On annoncera sa justice au peuple qui naîtra :

C’est Iahvé qui l’a fait !

Le poèm.3 par excellence de la Providence, c’est le livre de Job. Dieu montre à la terre et à l’enfer même le juste, ferme dans sa foi, à travers toutes les extrémités des choses humaines.

Job, frappé dans ses biens, dans ses affections, dans son corps, s’écrie, plein d’amertume, iii, 3-4 (trad. Crampon) :

Périsse le jour où je suis né

Et la nuit qui a dit : « Un homme est conçu ! »

Ce jour, qu’il se change en ténèbres, Que D.eu ne le regarde pas d’en haut, Que la lumière ne brille pas sur lui !

Exaspéré encore par des conseillers importuns, il demande grâce, mais ne laisse pas de se reposer en Dieu par une espérance indéfectible, xix, 31-22 ; 25 27 :

Ayez pitié, ayez pitié de moi, vous du moins, mes amis, Car la main de Dieu m’a frappé ! [suit ?

Pourquoi me poursuivez-vous, comme Dieu me pour-Pourquoi ètes-vous insatiables de ma chair ?

Je sais que mon vengeur est vivant

Et qu’il se lèvera le dernier sur la poussière.

Alors de ce squelette revêtu de sa peau,

De ma cliair je verrai Dieu.

Moi-même je le verrai ;

Mes yeux le vorront, et non un autre ;

Mes reins se consument d’attente au dedans de moi.

En dépit d’amers retours sur le bonheur fugitif des méchants, xxi, 7-22, il s’abstient de murmurer contre Dieu, xxiii, 1-17, et en appelle à son infinie Sagesse, xxviii, 20-28 :

D’où vient donc la Sagesse ?

Où est le heu de l’Intelligence ?

Elle est cachée aux yeux de tous les vivants,

Elle se dérobe aux oiseaux du ciel.

L’enfer et la mort disent :

« Nous en avons entendu parler. » 

C’est Dieu qui connaît le chemin,

C’est lui qui sait où elle réside.

Car il voit jusqu’aux extrémités de la terre,

Il aperçoit tout ce qui est sous le ciel.

Quand il réglait la forée des vents,

Qu’il mettait les eaux dans la balance,

Quand il donnait des lois à la pluie,

Qu il traçait la route aux éclairs et au tonnerre,

Alors il l’a vue et décrite.

Il l’a établie et en a sondé les secrets ;

Puis il a dit à l’homme :

La crainte du Seigneur, voilà la sagesse ;

Fuir le mal, voila l’intelligence.

Dieu, qui n’a pas voulu le briser, mais faire éclater sa foi et sa constance, intervient par l’affirmation de sa Providence, xxxvin-xxxix. Job en prend occasion de s’humilier davantage, xl, 3-4 ; xlii, 1-6 ; Dieu l’absout et le comble.

Ce poème divinement inspiré manifeste, dans un exemple concret, la leçon donnée constamment par la Providence divine, non seulement aux grands coupables, qui ont à pleurer leur égarement et leur orgueil, mais aux justes même, qui doivent passer au creuset de la tribulation pour apprendre à honorer Dieu d’un cœur plus pur et plus détaché.

Et c’est là le mot, pour nousmystérieux, de beaucoup d’énigmes providentielles, depuis les épreuves les plus communes jusqu’à ces « purifications passives » que raconte la vie des saints et qui sont destinées à parfaire les plus hautes vertus. L’i vie de l’homme sur terre est un service laborieux (fob, vii, 1 ; vulg., « un service militaire ») ; tant qu’il dure, l’homme attend d’être relevé de son poste (lob, xiv,

14>.

En regard des jugements de Dieu, visibles ou cachés, il convient de remettre ses attentions paternelles sur ceux qui le craignent. A vouloir développer ce chapitre d’histoire providentielle, pn serait infini.

Il y a des vies entièrement dévouées au soulagement de toutes les misères physiques et morales, et fidèles à attendre de Dieu le secours qui passe les forces des hommes. L’expérience de l’intervention, même miraculeuse, d’une Providence à qui rien n’échappe, n’y est pas très rare, et les témoins immédiats de ces merveilles ne s’en étonnent pas. 441

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l

Nous ne pouvons détailler ici ce miracle permanent qu’est l’œuvre de » Petites Sœurs des Pauvres, nourrissant au jour le jour, depuis un siècle, des centaines de millier » de vieillards, sur les seuls fonds de la Charité ; ou les créations admirables de Dom Bosco ; ou oelle de Coltolengo, aux portes de Turin [Voir, sous ce titre : Une ville de la Charité, trois articles par J.Guillbrmin, Etudes, t. CXXXV (io, 13]). Au risque de faire sourire ceux qui ne croient pas aux miracles évangéliques, nous transcrirons quelques lignes d’une publication toute récente Notice sur ï Etablissement de la Providence saint Charles, 3, rue Oudinot, Paris, Evrax, imprimerie de l’Eure 1923, in-S, 89 pages. Tout nous est connu, dans cet opuscule : et la maison, et la religieuse qui tint la plume pour cette histoire de cent ans. On lit, p. 15 :

On crut à cette époque (après 1830) que l’établissement allait crouler, puisqu’il avait perdu tout appui humain. On conseilla à la bonne Mère de consulter les règles de la prudence et de renvoyer un certain nombre d’entants ; elle ne recevait de pension pour aucune. « Je ne saurai prendre un semblable parti », répliqua-t-elle sans balancer, « je croirais outrager la Divine Providence. J espère fermement que Celui qui donne aux petits oiseaux la pâture ne laissera pas manquer ses enfants du nécessaire. » — La Sœur ui s’occupait avec elle de la dépense, était un peu du bord e ceux que dominait l’inquiétude : l’arrivée des notes à régler la bouleversait Un jour, elle fut encore moins maitresse de ses appréhensions que de coutume, à la réception de celle du boulanger réclamant le solde de dix-huit mois de pain ; elle laissa paraître tout son effroi. La bonne mcre lui >iit en souriant : « Le Bon Dieu n’est-il pas notre trésorier ? Pourquoi donc tant d’inquiétudes ? Le croyez-vous solvable, oui ou non ? La dépense a été faite pour Lui, 11 saura combler sa dette au moment marqué dans ses desseins. » Une espérance si bien fondée eut sa réalisation. Une année, le pain était fort cher, la bonne Mère recommanda de ne pas le mesurer aux enfants. « Nos pauvres petites béniront le Bon Dieu, dit-elle, quand elles ne sauront que parleurs parents ce que coûtent les vivres, dont nous ne les laissons pas manquer. » Ce généreux mouvement de son cœur reçut presque immédiatement sa récompense. A l’entrée de l’hiver on fit une petite provision de haricots ; après un temps assez long, sœur Madeleine dit à la sœur de la cuisine décommander un nouveau sac au fournisseur ; celle-ci répond : « Je donne depuis deux mois deux services de haricot par semaine à toute la maison, et le sac est toujours au même point. » Le miracle se prolongea tout l’hiver, et se renouvela de la même manière, une autre année. pour la provision de charbon… De ces extraits de protection, l’histoire de La Providence est semée. Le cœur se fond de reconnaissance à ces souvenirs, et nous aurons occasion d’en citer bien d’autres avant la lin de ce récit…

Il fallait entrouvrir ces horizons de lumière, sous peine de montrer dans un faux jour le gouvernement de la Providence, qui, loin de s’identifier ici-bas au problème du mal, est le problème du bien.

III. La Providence et le mal moral. —La question du mal moral et de sa conciliation avec le dogme de la Providence offre des difficultés incomparablement plus grandes que toutes celles soulevées au sujet du mal physique. D’autant que les attributs moraux de Dieusonten cause : comment la sainteté infinie peut-elle tolérer un tel désordre dans son œuvre ?

La difficulté se complique ultérieurement de divergences entreécoles. Les théologiens qui croient pouvoir faire entrer le dogme de la Providence dans le moule d’un prédéterminisme physique, assument par là même l’obligation de justifier la Providence sur ce terrain. C’est un soin qu’il leur faut laisser. Les autres, désintéressés d’un tel système, ont, en un sens, une tâche plus simple. En revanche, ils doivent justifier leur option. En présence d’efforts persistants pour solidariser les prédéterminations bannésiennes avec la pensée de saint Thomas, et

par là même avec la doctrine catholique, ceux qui ne croient pas à une telle solidarité ne peuvent se soustraire à l’obligation de dire pourquoi ils la repoussent.

Peut-être il convient d’ajouter ceci. Celte tâche ne rentrait pas dans le cadre primitif de notre Dictionnaire. L’esprit dans lequel fut traité l’article Libbrtk, après l’article Dbtkrmiînismb, témoigne de l’attitude que nous avions souhaité conserver jusqu’au bout : attitude non certes de scepticisme ni de désintéressement en matière de doctrine, mais d’abstention îespectueuse dans les questions librement débattues entre écoles catholiques. Nous espérions pouvoir nous abstenir d’apologie conlentieuse. L’expérience semble avoir démontré que cette hauteur de détachement n’allait pas sans une part de chimère. S’il a fallu s’en départir, on voudra bien croire que ce n’est pas pour le plaisir de la discussion.

On trouvera donc à la fin de cet article quelques considérations sur les vues systématiques relatives au gouvernement de la Providence. Comme ces considérations neressortissentqu’indirectement à l’Apologétique et ne présentent qu’un intérêt restreint, nous les reléguerons dans un appendice.

Constatons d’abord que la pensée philosophique la plus dégagée de toute préoccupation confessionnelle n’est pas désarmée devant le problème du mal moral. Nous citerons l’auteur distingué d’un essai, d’ailleurs parfois discutable, sur Problème du mal (Paris, 1919). Au terme de longs développements sur le conflit permanent entre la Volonté créative et les volontées créées, M. E. Lasbax, écrit, p. 4-’19 :

Notre tentative d’interprétation… fait droit tout d’abord aux aspirations profondes du cœur ; car, par-dessus tout, elle sauvegarde la bonté du Principe des choses. Tel que nous l’avons défini en effet, il est plus que bonté, plus que libéralité, il est Amour sans bornes, expansion véritablement débordante, condescendance infinie. Tout cela parce qu’il est, dans sa vie immortelle, éternellement libre de tout contact avec le mal, sans avoir eu, pour autant, besoin de se libérer, comme cela est nécessaire par contre aux êtres qui sont au-dessous de lui. Pour tous ceux-ci la liberté s’achète ; elle s’achèto au prix du plus constant et souvent du plus douloureux effort de libération, et cet effort est « raiment une purification. Comme l’eut dit Aristote, elle nous conduit à 1 Acte pur, le seul Etre qui possède la plénitude de la liberté.

Par là, l’existence du Mal n’est pas un obstacle a la Puissance du Bien, puisque le maximum de puissance ne saurait se définir autrement que par le maximum de liberté. C’est au contraire l’attraction du mal qui seule limite la puissance des créatures, parce qu’elle s’oppose toujours à l’expansion de la vie et au déploiement de son immortalité : à un seul être il est permis de manifester toute l’infinité de sa puissance d’expansion, détaler sans entraves la surabondance de sa vie : Celui là seul est souverainement puissant et souverainement libre, non pas de cette liberté d’indifférence, perpétuelle hésitation entre les contraires, sorte de cas limite où l’expansion de Dieu est exactement contre-b.-ilancée par une attraction de sens inverse, mais de la véritable liberté, qui est affranchissement de tous les obstacles, possibilité d’expansion infinie.

… II ne s’agit d’ailleurs pas d’un dualisme radical où les deux Principes placés sur le même plan, auraient même degré dé réalité. Des deux principes, un seul possède à proprement parler l’existence, puisqu’il est l’expression intégrale de la vie, et que dès lors tout ce qui au monde possède de réalité ou d’être ne saurait procéder que de lui ; l’autre consiste simplement en une volonté de haine et de mort, infini négatif si l’on veut, dans le sens où négatif implique un néant de vie, et par suite d’existence. Mais il ne saurait, par cela même, constituer en dehors des êtres créés, un Principe réel, effectivement réalisé en soi…

Ces considérations rejoignent celles que nous indiquions plus haut, d’après saint Thomas. De soi, le mal n’est rien de positif, mais une absence du 443

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bien. L : i Toute-puissance bienfaisante, qui verse l'être et la vie, n’est limitée que par les résistances coupables du libre arbitre créé. Sans nous attarder davantage à l’aspect métaphysique de la question, nous rappellerons les enseignements incontestés de l’Ecriture et de la Tradition catholique.

Tout d’abord ces pécheurs, dont Dieu tolère les excès, se répartissent en deux catégories : ceux qui persévèrent dans le péché et sedamneront ; ceux qui se convertiront et parviendront au salut éternel. Nous sommes ramenés au mystère de la Prédhstination, trop longuement étudié ci-dessus.

Les pécheurs qui se convertiront et parviendront au salut éternel procurent une gloire très pure à Dieu, auteur de leur conversion et de leur salut.

Les pécheurs qui sedamneront, se damneront par leur faute, et ne sont point fondés à incriminer la Providence pour l’abusqu’ils auront faitde sesdons. Si Dieu les tolère en ce monde, c’est d’une partpour justifier sa bonté qui les appelle à pénitence (lîom., 11, /|), d’autre part pour réaliser le dessein de miséricorde qui, à travers tout, fait des élus. Propter electos.

La parabole évangélique de l’ivraie, interprétée par le Seigneur lui-même (Mat., xni, 2'|-30 ; 36-43), marque bien ce dessein providentiel. Le maitre dit aux serviteurs, 2cj-30 : j. Gardez-vous de cueillir l’ivraie, de peur d’arracher avec elle le froment même. Laissez l’une et l’autre croître jusqu'à la moisson ; et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Cueillez d’abord l’ivraie et liez-la en gerbes pour la brûler ; puis amassez le froment dans mon grenier. »

Il appartient à Dieu de faire concourir au bien le mal même. S. lint Augustin, Enehir, , xi, P. /.., XL, a36. La conduite miséricordieuse quiprésidaau dessein de la Rédemption et, à l’occasion du péché, fit surabonder la grâce (Rom., v, 15. ao) — O felix culpa ! — n’est pas un moment isolé dans l'œuvre divine, mais une voie normale de Providence. Ainsi Dieu fait-il concourir les persécutions à l’héroïsme des martyrs ; il instruit les élus par les fautes d’aveugles tyrans. Saint Augustin, In Ps. lxxiii, Enarr., 8, P. t., XXVI, 935 '.Wacit enimhoc Deus quod plerumque facit et Itomo. Aliquando iratus liomo apprehendit virgam iacentem in medio, fartasse qualecumque sarmentum, cædit inde filium suum ; ne deinde proicit sarmenlum in ignem et filio seront hereditatem : sic aliquando Drus per mnlos erudit bonos, et per tempovalem putentiam damnandorum exercet disciplinant liberandoriim. Et encore, iSe/-m., ccxiv, S, P. /-., XXXVIII, lulj ;  : Quod non vult Omnipolens, hoc solum non pvtcst. Utitur ergo malis, non secundum eorum pravam, sed secundum suam rectam voluntntem. mtmsicut mali natura sua, h.e. bono eius opère, maie utunlur. sic ipse bonus etiam eorum malis operibus bene utitur, ne Omnipotenlis voluntas aliqua ex parte vincatur. Si enim non haberet quod bonus de malis iuste ac bene faceret, nullo modo eos vel nasci vel vivere sinerel ; quos malos ipse non fecit, quia homine.s fecit : quia non peccata quæ sunt contra naturani, sed naturas ipsas creavit. Malus tamen eos futuros præscius ignorare non potuii ; sed sicut noverat quæ ipsi essenl malu facturi, sic etiam noverat quæ bonade illis esset ipse faclurus. L’homme qui suit sa passion ne soupçonne pas qu’il sert le dessein de Dieu. Le persécuteur opprime l’innocent et ne voit pas plus loin. Mais, au dernier jour, les rôles seront renversé* : la persécuté triomphera, le persécuteur découvrira avec stupeur son aveuglement coupable et le triomphe de l’innocence, dont luimême, fut l’artisan inconscient Telle est la leçon de la S-.igesse, Sap., v, 1 sqq ; vi, > sqq.

Alors le juste se tiendra en grande aasurance

devant la face de ceux qui l’auront opprimé

et qui auront frustré ses ell’orts.

A cette vuo, ils seront agités d’une crainte terrible

et déconcertés par la révélation soudaine de son salut.

Ils diront entre eux, pleins de regret

et gémissant dans l’angoisse de leur âme :

Voilà donc cet homme qui fut pour nous objet de risée

et en butte à nos outrages.

Insensés, nous tenions sa vie pour folie

et sa lin pour déshonneur.

Comment a-t-il été compté au nombre des fils de Dieu

et associé aux saints !

Donc nous avons erré hors de la voie de la vérité,

la lumière de la justice n’a point brillé pour nous, '

le soleil ne s’est point levé sur nous, [et de perdition,

Nous nous sommes rassasiés dans lessentiers d’iniquité

nous avons cheminé en dos lieux non frayés

nous avons méconnu la voix du Seigneur.

Que nous a servi 1 orgueil

et que nous a procuré la richesse avec le faste ?

Tout cela a passé comme une ombre,

comme une rumeur qui s’enfuit ;

comme un vaisseau qui fend l’onde agitée,

après qu’il a passé on n’en retrouve plus la trace

ni le sillage de sa quille à travers les flots ;

ou comme l’oiseau qui vole dans l’air,

on ne retrouve pas la marque de son passage :

à coups d’aile il frappe l’air léger,

il le fend d un élan sonore.

battant des ailes il a passé,

après cela on n y relève pas trace de sa venuo ;

ou comme la lleche lancée au but :

l’air fendu se referme aussitôt sur lui-même,

impossible do reconnaître son passage.

Ainsi nous mêmes, après être nés, avons disparu

sans avoir pu montrer aucune trace de vertu,

nous nous sommes consumés dans notre malice, [vent,

Car l’espoir de limpie, comme la laine qu’emporte le

comme l'écume légère chassée par la tempête,

comme la fumée dissipée par le vent,

comme la mémoire de 1 hôte d’un jour, a passé.

Mais les justes vivent éternellement

leur récompense est dans le Seigneur,

leur sort occupe le Très Haut.

Aussi recevront-ils le royaume d’honneur

et le diadème de beauté, de la main du Seigneur ;

car de sa droite il les protégera

et de son bras il les cachera sous un bouclier.

Ecoutez donc, rois, et comprenez… Instruisez-vous, juges des extrémités de la terre.

Rappellerons-nousencorelesallusions perpétuelles des Psaumes aux interventions souveraines de Dieu, à ses jugements équitables ? Par exemple, ces mots de Ps., lxxv, 5-9 :

Je dis aux orgueilleux : « Mettez fin à votre orgueil.' »

Et aux impies : « N’exaltez point votre corne ;

N’exaltez point votre corne vers le ciel,

Ne parlez pas en raidissant le cou ! »

Non, ce n’est ni du levant ni du couchant

Ni du désert ni des montagnes, …

M ; ii* c’est Dieu qui gouverne :

Il abaisse l’un et exalte 1 autre.

Car une coupe est dans la main de labvé,

Avec du vin fumeux mêlé d’aromates ;

Il en verse à l’un comme à l’autre ;

On l'épuisora jusqu'à la lie ;

Tous les impies de la terre en boiront.

C’est dans la perspective du dernier jugement qu’il faut apprécier l'œuvre totale de la Providence. Et qu’importent les passe-droits d’un jour, si en fin de compte les usurpateurs devront rendre gorge, si les déshérités de ce monde recevront avec usure tous les biens dont ils auront été injustement frustrés ? Dieu,

« patient parce que éternel », in vile ceux qui le servent

à patienter comme lui, a ne pas désespérer de leur récompense ;  : > s’acquérir dans le ciel des trésors que ne ronge ni la teigne ni la rouille, que n’emportent ni les 445

PROVIDENCE

4 « 3

perceurs de murailles ni les voleurs de grands chemins. Il promet le ciel pour un verre d’eau donné en son nom, et tient pour faite à lui-même toute charité faite an moindre des siens.

Conclusion,

La moralité de la Providence divine ressort de la fin qu’elle poursuit et des moyensqn’elle emploie. La tin est la plus liante qu’on puisse concevoir : glorilication des attributs divins : Sagesse, Puissance, Justice, Bonté. Les moyens sont des motions exercées sur la créature et qui tendent seulement au bien : bien de nature, de soi indill’érent ansalut éternel delà créature libre, et bien de grâce, positivement ordonné au salut éternel. Dieu n’est donc pas cause du mal moral. D’ailleurs, l’ordre de Providence qu’il réalise est fonde sur la Libhkté propre, et donc la Responsabilité, de la créature raisonnable (voir ces mots) Par là, par là seulement, le désordre moral s’introduit dans l’ceuvre divine : il consiste essentiellement dans une déficience de la liberté créée, qui se dérobe au* motions divines de l’ordre le plus é vé. Quant à la tolérance accordée par Dieu à ce désordre, elle est essentiellement provisoire, puisque Dieu se réserve de rétablir l’ordre par un jugement définitif ; et elle se justifie parla condition même de la créature libre. Elle n’est d’ailleurs point sans contrepoids. Si tel attrait de nature tombe sous les prohibitions de la Loi divine, le suprême Législateur a mis à côté de la Loi des secours, qui en rendent l’observation possible. Il est vrai que la condition présente de l’homme se trouve aggravée par le fait d’une lourde hérédité (voir Péché originel) : la race d’Adam souffre d’une rupture d’équilibre imputable à son premier père, rupture qui a déchaîné la tyrannie des mauvais penchants. Pour se maintenir quand même dans la tendance active à sa fin dernière, l’homme doit accepter la lutte ; mais cette lutte ne le trouve pas désarmé. Il peut toujours faire monter vers le ciel sa Puièue, qui obtiendra la grâce au temps opportun. Dieu prévient les hommes de grâces inégales ; mais cettedisparité, on l’a vu (article Prédestination), n’exclut pas la volonté de les sauver tous. Une vue correcte du mystère provoque l’adoration et justifie Dieu.

Apfbndick

Examen de la Prédétermination physique.

Les défenseurs de cette théorie s’avisent parfois d’invoquer en sa faveur une considération préjudicielle, pour couper court à toute discussion..Vous partons, disent-ils, d’unprincipecertain et déroulons des conséquences inéluctables ; nos contradicteurs s’attachent à la solution d’une objection et cherchent des expédients. — Cette considération auraitquelque poids si elle reposait sur un fondement réel. En fait, elle ne repose sur rien. L’attachement au principe de l’universelle causalité divine n’est pas caractéristique d’une école plutôt que de l’autre. Ce qui réellement diffère, e’est le souci d’éclairer la route et de surveiller les déductions.

Les observations que nous voulons présenter peuvent se ranger sous trois chefs :

I. I>e la causalité divine en général.

II. lies divers ordres providentiels.

III. De la motion divine surnaturelle.

Ces matières se compénètrent et nous n’éviterons pas les redites. Mais, pour avancer, il ne sera pas inutile de multiplier les points de vue. — On voudra bien nous dispenser d’encombrer ces pages de cita : le Icteur désireux de recourir aux textes aura bien où les trouver. Et nousn’avonspas la naï veté de croire <|u’il suffise de citer pour prouver qu’on a compris.

I. — CAUSALrrii divine

Peut-être serait-on moins loin de s’entendre si l’on prenait soin de sérier les questions, et d’abord de distinguer les diverses lignes de causalité divine qui sotiI en vue.

La causalité divine finale peut adresser à la créature libre des appels sûrement entendus et l’amener infailliblement à ses fins. Car on ne saurait douter que Dieu opère sûrement par le moyen des biens créés qui reflètent quelque chose de ses perfections infinies, et puisse adapter infailliblement à telle volonté libre l’attrait de tel bien créé.

La causalité divine elliciente réalise exactement le possible visé par Dieu, en empruntant le ministère des agents créés, soit nécessaires, soit libres, qui doivent concourir à la réalisation de ce possible.

La causalité divine exemplaire fonde le discernement des possibles. Car tout possible est intelligible à Dieu. Mais tout possible n’est pas contenu dans la puissance, même obédientielle, de tout agent créé : par exemple, la pensée n’est pas dans la puissance obédientielle delà pierre. Les virtualités de la créature libre offrent aussi matière à discernement. Tout discernement ressortit à l’exemplarisme divin.

Or, selon qu’on s’attache, par préférence, à l’une ou à l’autre de ces lignes de causalité divine, le problème du gouvernement divin se présente sous un jour tout différent.

Une attention quelque peu exclusive à la causalité divine efficiente caractérise une certaine école d’exégèse thomiste, tout occupée de motions divines. L’effet de cette préoccupation absorbante est de laisser le système en présence de difficultés sérieuses, que de bons esprits ont, de tout temps, estimées mal résolues, moins sans doute à cause de ce que le système met en lumière, qu’à cause de ce qu’il laisse dans l’ombre. Car s’il éclaire parfaitement la souveraine efficacité de la motion divine, il néglige d’expliquer la conciliation de cette efficacité souveraine avec la liberté créée, et laisse à la chargeduCréateur tous les déficits de son truvre.

Une attention prédominante à la causalité divine exemplaire caractérise une autre école, qui, dans une certaine mesure, se rattache au nom de Molina. Dans un temps où l’action divine demandait peut-être moins à être affirmée qu’à être distinguée de tout ce qui n’est pas elle-même, cette école creusa le problème de la science divine.

En prenant pour base de sa conception un ordre de Providence présentcomræpossibIeàl’intelligence divine, Molina prévient toute objection de répugnance métaphysique ; et en soulignant l’exacte adaptation desappelsdivins aux réponses de la créature libre, il exclut tout flottement dans l’idée du gouvernement divin. L’action divineencadrera, sans le fausser, l’ensemble d’agents créés que comporte un tel ordre de Providence, et le mettra en mouvement sans le violenter. Avouons que le système a ses lacunes : on pourrait y souhaiter un plus grand relief accordé à la motion divine, qui donne le branle à tous les êtres et pénètre intimement toutes leurs actions ; mais il n’est que juste de le reconnaître : l’infaillibleénergie du gouvernement divin n’est nulle part plus expressément reconnue ni plus efficacement sauvegardée. Si l’on s’imagine le contraire, c’est un signe évident qu’on ne l’a pas compris.

La théorie molinisle des futurs conditionnels, si souvent décriée soit eoinme fausse soit comme absui-’k*, se présente comme la résultante de deux considérations très solides : la considération de 447

PROVIDENCE

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l’exemplarisme divin, qui fournit à Dieu un ordre de Providence réellement viable ; et la considération de la Qualité divine, qui, par l’adaptation rigoureuse des moyens à la un, fournit à l’action divine réalisatrice une trame parfaitement ferme. Du rapprochement de ces deux considérations, il résulte que tel agent libre, en tel point de tel ordre providentiel, prendra précisément telle détermination et la prendra librement. Car l’action divine réalisatrice respecte toutes les modalités de cet ordre conçu par Dieu. C’est ce que saint Thomas applique à l’ordre réel, en disant, I*, q. 22, a. 4’Ad divinam providentiam peitmet omnes gradua enlium producere. Et ideo quibusdam effectibus præparavit causas necessarias, ut necessario evenirent ; quibusdam vero causas contingentes, ut evenirent contingenter, secundum conditionem proximarum causarum.

La présente étude ne veut pas être une apologie systématique de la pensée molinisle. Il n’y a aucune indiscrétion à dire, après le Bienheureux Robert Bbllar.min (Auctarium Bellarminianum, édité par le R. P. Lb Bachelet, p. 177-8 et passim, Paris, 1 9 1 3>, que le système moliniste est un système mal venu. Nous ne songeons pas à nous y enfermer, ce que font bien rarement les théologiens qui s’en inspirent avec le plus de sincérité. Mais cette pensée, qui cherche sa voie, rencontre des enseignements du plus haut prix ; et ceux qui ont cru la ramener au droit chemin, nous paraissent avoir erré plus loin qu’elle’.

Il n’est pas question de retrouver chez saint Thomas le système moliniste ; mais nous croyons qu’on se trompe beaucoup moins que certains ne le pensent, quand on en montre chez lui le germe. Molina — auteur parfois si étrangement incompris — a donné corps à des idées qui flottaient dans la tradition thomiste. En présence des erreurs protestantes, suivies de près par les erreurs jansénistes, le geste ne manquait pas d’opportunité. C’est de quoi lui faire pardonner certaine gaucherie, et peut-être quelque jactance espagnole.

II. — Considération des divers ordres de Providence

La Providence divine, cause ordonnatrice des êtres — ratio ordinis rerum in finem, saint Thomas, I", q. 22, a. 1, — s’étend à tout le réel et ultérieurement au possible. Le réel ressortit à la science de vision ; le possible, à la science de simple intelligence. En utilisant cette distinction, consacrée par le langage de l’Ecole, on ne perdra pas de vue qu’elle n’a aucun sens quant à la science de Dieu considérée dans son être propre, mais uniquement quant à son objet matériel, selon notre manière de concevoir. La science divine, identique à Dieu même, est simple ; tous nos efforts pour l’analyser, selon la faiblesse de nos esprits, subissent la loi d’un anthropomorphisme assez grossier.

D’ailleurs, la division en science de vision et science de simple intelligence n’épuise pas les distinctions que nous pouvons légitimement former quant à la science divine. La considération des diversordres de Providence, suggérée par saint Thomas, loc. cit., déborde de toutes paris le champ du réel, puisque des ordres de Providence, en nombre inûni, ne seront jamais réalisés. Elle n’épuise pas même tout le domaine du possible ; car qui dit ordre de Providence, implique un élément de systé 1. Notre point de vue est purement objectif. lira suns due que la fidélité de tels théologiens à saint Tliotmis ne sauruit élre, même de loin, mise en cause pur le fait’ju’on discute une ligne d’exégèse thomiste.

matisation, caractéristique de cet ordre et l’opposant au chaos des possibles non liés. Chaque ordre de Providence est un tout en soi, et possède son individualitéd’ordre idéal. Par l’ensemble destraits qui le const. tuent, il se différencie de tout autre ordre de Providence. Si peu que diffèrent deux ordres de Providence, l’un n’est pas l’autre, et l’on peut parler de l’un et de l’autre comme de deux unités délinies. D’où il suit qu’en un point de tel ordre de Providence, il n’y a qu’une détermination de la créature libre, relative à cet ordre de Providence ; détermination conditionnée par telles motions prévenantes et concomitantes de la Cause première, que Dieu mesure du regard. Il va sans dire que, pour Dieu, concevoir un possible et concevoir les voies et moyens de sa réalisation, c’est tout un.

Cet élément de systématisation, essentiel à un ordre de Providence, implique des conditions dans l’œuvre divine, et donc en Dieu une science du conditionnel. Par là, Molina introduit sa considération de la science dite moyenne, science des futurs conditionnels r latifs aux divers ordres de Providence.

A la base du système, où l’on a souvent cherché je ne sais quel fatalisme, il y a simplement ceci : un ordre de Providence, qui est tel, est tel et non pas autre. En soi, cet ordre de Providence n’a aucun titre à être réalisé de préférence atout autre ordre possible. Et le fait que, dans cet ordre de Providence, la créature prend librement cette détermination, n’est pas exclusif du fait que, dans tel ordre de Providence différent, qui rencontre le premier en ce point, la même créature prendrait librement une détermination contraire. Molina le sait et le dit. Mais qu’on le remarque bien : dans ces deux ordres de Providence, qui divergent en ce point, la Cause première actionne la volonté créée par des actions réalisatrices qui ne sont pas identiques : sans quoi la différence des voies suivies, dans l’un et dans l’autre, par la volonté créée, ne pourrait se concevoir. Et cela suffit à différencier ces deux ordres de Providence.

En fait, qui lèvera l’indétermination ? Ce ne peut être que le pouvoir exécutif divin, évoquant à la réalité un ordre de Providence, de préférence à l’autre. D’ailleurs, ce pouvoir exécutif divin ne s’écarte pas des lignes que l’exemplarisme divin lui trace, et qui supposent le jeu de la liberté créée.

Pour connaître distinctement le dessein de tous les ordres possibles de Providence, Dieu n’a besoin que de se connaître lui-même.

Noter l’individualité d’ordre idéal que possède un ordre particulier de Providence, n’est pas confondre le pur possible avec le futurible ou futur conditionnel ; ce n’est pas davantage assujettir la liberté humaine au déterminisme des circonstances. Mais c’est rappeler la solidité idéale que possède la trame de l’action divine, antérieurement à cette action, selon une doctrine que nous aurons occasion de lire en saint Thomas. La critique dirigée conire une conception si primitive se heurte simplement au roc du principe de contradiction.

L’observation n’est pas nouvelle. Quand on la représente à certains thomistes, ils répondentvolontiersqu’ils n’en comprennent pas très bien la portée. Rien n’est plus juste qu’une telle réponse ; car s’ils avaient une fois compris, la plupart de leurs objections tomberaient. Répétons que, si l’on commence par écarter la considération des divers ordres de Providence, arrière-plan nécessaire du système de Molina, le système n’a plus aucun sens, et l’on a beau jeu pour lui prêter toute sorte d’absurdités. Ce qui, évidemment, n’est l’intention de personne.

La considération des divers ordres de Providence 449

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fournit le moyen — le seul — de concevoir ce qui, autrement, apparaît contradicto ire : comment Dieu, qui veut réellement le salut de tous les hommes et qui dispose de moyens infaillibles pour amener lenrs volontés à ses lins, laisse nénnmoins des hommes aboutir librement à leur perte éternelle. C’est que l’action delà Causalité divine ne doit pas élre conçue comme uneattraction irrésistible de tous les êtres vers Dieu, cause linale. Elle ne doit pas davantage. être conçue commeune pousséeirrésistible d’énergie, par laquelle Dieu, cause efficiente, réaliserait toutes les indications de sa volonté toute-puissante, en y pliant simplement toute autre volonté. Elle doit êtrr conçue d’abord comme la détermination idéale, puis comme la réalisation exacte d’un ordre concret de Providence, comportant diverses déterminations plus ou inoins capricieuses, plus ou moins perverses, de » volontés créées.

Parmi les déterminations des volontés créées qui entrent dans la trame d’un ordre de Providence, les unes sont positivement voulues de Dieu, les autres simplement permises. Celles que Dieu veut positivement et provoque, procèdent de la volonté par laquelle il pousse tous les hommes au salut. Celles qu’il permet seulement, détournent l’homme de son salut et peuvent l’en faire déchoir définitivement.

Que de tels écarts se produisent, c’est une nécessité inhérente au don de la liberté, fait à un grand nombre de créatures. Et cette considération d’ordre général suffit à rendre raison de l’existence du mal moral dans le monde. Mais l’extension du mal moral en cette vie et ses conséquences effroyables dans l’au-delà ne permettent pas de s’en tenir à cette réponse abstraite. L’article Prédestination, en affirmant l’universalité d’une volonté divine antécédente, relative au salut de tous les hommes, a laissé en suspens des questions qu’il peut être bon de reprendre ici.

Ni dans l’intention première de Dieu, ni dans sa puissance d’exécution, nous ne trouvons la raison prochaine des défaillances par lesquelles nombre de créatures libres se frustrent elles-mêmes du salut éternel. Car, d’une part, l’intention première de Dieu, selon l’enseignement de la foi catholique, appelle tous les hommes sans exception au salut éternel ; d’antre part. Dieu dispose d’une puissance d’exécution infinie, et donc infaillible en ses réalisations. Pour trouver la raison prochaine de ces défaillances, que fant-il ? Descendre à l’analyse d’un ordre particulier de Providence, et considérer, dans cet ordre de Providence, le jeu de la liberté créée.

La liberté créée ne saurait poursuivre que le bien intelligible. Mais, mise en aete, par l’attraction de la Fin dernière, quant à la poursuite du bien en général, elle demeure libre de restreindre et de spécifier son action, de la déterminer par le choix de tels biens particuliers — réels ou apparents, — de préférence à tels autres. Cette puissance de se déterminer elle-même est justement ce qui distingue la créature raisonnable et libre des autres êtres, prédétermines par l’inertie de leur nature ou par l’instinct sensible à telles séries d’opérations. La créature libre exclut, par son propre choix, tels biens qu’elle renonce à poursuivre ; elle fixe son choix sur d’autres. C’est ainsi qu’elle se réduit en acte, non certes par une action indépendante de la Cause première, source totale de son activité, mais par une action élective, relativement à la motion générale delà Cause première ; action qui n’ajoute à cette motion générale rien de positif, mais qui, en l’utilisant, la restreint plus ou moins et la détermine à de certains contours. Soit que l’on considère dans la Cause première l’ensemble des attractions qu’elle

Tome IV.

exerce, soit que l’on considère l’ensemble de son action réalisatrice, on rencontre le point d’insertion et le point d’application de cette action élective

« xercée pnr la cause seconde. Saint Thomas développe

largement ces vues : sa doctrine, touchant la détermination des futurs libres, peut se ramener à trois chefs, que nons croyons devoir exposer avec quelque détail.

Saint Thomas : i° parle souvent de prédétermination idéale des possibles par l’exemplarisme divin ; 2 » Il ne parle jamais de prédétermination physique des actes libres de la créature par la Cause première ; il ne prononce pas le mot et il exclut la chose ; 3° Il parle d’une détermination du concours divin par la cause seconde, dans un sens qu’il faut expliquer.

i° Quanta la prédétermination idéale des possibles, les textes abondent ; en voici un, qui a l’avantage de mettre en pleine lumière cette individualité d’ordre idéal, que nous avons revendiquée pour les divers ordres de Providence.

S. Thomas, Inlib. De divinis nominibus, c. v, lect.3 : …Hoc est ergo quod dicit, quod exemplaria dicimus esse non res aliquas extra Deum, sed in ipso intellectu divino quasdam existentium rationes intellectas, qitæ surit substantiarum factivæ et præexistunt in Deo singulariter, i. e. unité, et non secundum aliquam diversitatem ; et huiusmodi rationes sancta Scriptura vocat prædiffiniiiones, sive prædestinationes, secundum illud. Rom, , viii, 30 : Quos prædestinavit, hos et vocavit ; et vocat etiam eas divinas et bonas voluntates, secundum illud Ps. ex, a : Magna opéra Domini, exquisita in omnes voluntates eius. Quae quidem prædiffinitiones et voluntates surit distinctivae

« ntium, et effectivæ ipsorum : quia huiusmodi

rationes supersubslaiitialîs Dei essentia prædeterminavit et omnia produxit.

Saint Thomas s’attache ici au texte du Pseudo-Denys. De même De ver., q. iii, a. i. Ailleurs il s’attache au texte de saint Jean Damascène, et c’est pour souligner le sens d’inéluctable nécessité que comporte, à ses yeux, le mot prædeterminare. I a, q. a3, a. i ad i m : Dam/iscenus nommai prædeterminationem impositionem necessitatis ; sicut est in rébus naturalibus quæ sunt prædeterminatæ ad unum. Quod patet ex eo quod subdit : « Non enim vult malitiam neque compellit virtutem. » Unde prædestinaiio none xcluditur. De même III C. G., xc. — Voir encore Quodlib., xii, q. 3, a. 4 ; I’, q. 19, a. 4 : Necesse est ut agenti per naluram prædeterminetur finis et média necessaria ad finem ab aliquo superiori intellectu ; sicut sagittæ prædeterminatur finis et certus motus a sagtttante. — In I Tim., 11, lect. a ;

fil ÏS., XXXVII.

Nous choisissons à dessein les textes (très rares) où saint Thomas use du mot prædeterminare. Quant à l’idée de cette prédétermination idéale, elle revient très souvent sous divers noms. Par exemple, I a, q. 62, a. q : In unoquoque motu motoris intentio fertur in aliquid determinatum, ad quod intendit perducere mobile. — De veritate. q. viii, a. ia : Omnes… effectus, qualescumque sinl eorum causæ prnximae, tamtn in Causa prima omnes surit dcterminati f quae sua præsentia omnia intætur et sua providentia omnibus modum imponit.

On ne saurait marquer en termes plus clairs l’efficacité souveraine du déterminisme providentiel.

Il ne semble pas nécessaire d’insister longuement sur une idée qu’on ne discute guère et qui se rattache essentiellement à la considération de l’exemplarisme divin. Ces pruediffiriitioiics ou prædeterminationes idéales sont tout entières en Dieu.

: >° Saint Thomas n’admet pas, et même il exclut, 

l’idée d’une prédétermination physique de la volonté

15 451

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libre quant aux objets particuliers ; autrement dit, d’une prédéterniinalion reçue dans la volonté avant qu’elle se détermine. Car il fait consister l’essence delà liberté précisément en ceci que la volonté créée, prédéterminée quant à l’appétition du bien universel, se détermine elle-même quant au choix des biens particuliers. Les textes sont innombrables et très variés dans leur forme : affirmative, négative, exclusive, de manière à ne laisser aucun doute quant à l’interprétation.

I », q. 22, a. 2 ad 4 m : ’» hoc quod dicilur Deum hominem sibi reliquisse, non excluditur horno a divina l’rovidentia, sed ostenditur quod non prae/igitur ei virtus operativa determinata ad untini, sicut rébus naturalibus, quæ aguntur ttintum, quasi ab altero directæ in finem, non autem se ipsa agunt, quasi se dirigentia in finem, ut creaturæ rationales per liberum arbitrium, quo consiliantur et eligunt ; unde signauter dicit : In manu consilii sui. — I » U « °, q. 9, a. 6 ad 3m : Deus movet voluntatem hominis sicut universalis motor ad universale obiectum voluntatis, quod est bonum. El sine hac universali motione homo non potest aliquid velle. Sed homo per rationem déterminât se ad volendum hoc vel illud, quod est vere bonum vel apparens bonum. Sed tamen interdum Deus movet aliquos ad aliquid determinale volendum, quod est bonum ; sicut in his quos movet per gratiam. — Ibid., q. 10, a. 4 : Quia voluntasest activum principium non determinalum ad unum sed indifferenter se nabens ad multa, sic Deus ipsam movet quod non ex necessitate ad unum déterminât, sed remanet motus eius contingens et non necessarius, nisi in his ad quæ naturaliter movetur. — De verit., q. xxii, a. 4 : Natura rationalis, quae est Deo vicinissima, non solum habet inclinationem in aliquid, sicut habent inanimata, nec solum movens hanc inclinationem quasi aliunde eis determinatam, sicut natura sensibilis ; sed ultra hoc habet in potestate ipsam inclinationem, ut non sit ei necessarium inclinari ad appetibile appreliensum, sed possit inclinari vel non inclinari ; et sic ipsa inclinalio non determinatur ei ab alio, sed a seipso. — De pot., q. iii, art. 7 ad 13 m : Voluntas dicitur habere dominium sui actus ; non per exclusionem causæ primae, sed quia causa prima non ita agit in voluntate ut eam de necessitate ad unum determinet sicut déterminât naturam ; et ideo determinatio actus relinquitur in poteslate rationis et voluntatis.

1 » 11 », q. 13, a. 2 ; q. 10, a. 2 ad 1 ; III, q. 18, a. 4 ad 3 ; De ver., q. xxii, a. 5 ad 5 ; a. 6 et 8 ; De pot., q. 1, a. 4 ad 3 ; De malo, q. vi ; In II d., 25, q. 1, a. 1 ; 28, q. 1, a. 1 ; 37, q. 1, a. 2 ad 5 ; 3g, q. 1, a. 1 In III d., 18, a. 4 ad 3 ; In IV d., 49. q. 1, a. 3 ; q. 2 ad 1 ; I C. G., lxviii ; III C. G., lxvi, 5.

Le sens de ces textes est parfaitement clair’. Ils

1. Ces textes ont été lus bien souvent et groupés par des autours qui pensent trouver chez saint Thomas les prédéterminatious bannésiennes. Ces auteurs disent que saint Thomas vaut ici marquer simplement la différence entre les causes secondes déterminées par nature et celles dont la nature est de se déterminer ; que la détermination venue de la Causa première n’est pas exclue pour autant. Ainsi répond, entre autres, Ant. Mssoui. if, Divus Thomas sui interp-es, t. I.Diss. 1, q. 18, p. 227 R, Romae, 1707. Nous avouons ne pas voir comment les textes s’accommodent d une telle explication. Saint Thomas marque efl’eclivement la différence entre les causes secondes déterminées par nature et celles dont la nature est de se déterminer : mais il fait consister cette différence, non dans la superposition de deux déterminations, mais dans l’ubsence d’une détermination préalable A celle que la cause seconde prend par elle-même, La Cause, première est la seule à laquelleil donnel’exclusive. parce que la seuleen vue. Assurémont, la cause seconde n’est pas créatrice d’énergie, et son acte, comme tel, procède de

expriment la différence entre les natures inférieures, caractérisées par la détermination ad unum, et la nature raisonnable, caractérisée par l’absence d’une telle détermination. D’où il suit que les natures inférieures procéderont à l’acte sous l’empire d’une véritable prédétermination physique ; la nature raisonnable passera généralement à l’acte sous l’empire d’une motion universelle qui, en la poussant vers le bien conçu par l’intelligence, lui laissera la propriété de sa détermination. Parfois cependant, à cette motion universelle, vient se superposer une motion particulière vers un bien déterminé : c’est le cas de la motion de grâce. Saint Thomas souligne par deux fois.I » II » ", q. 9, a. 6 ad 3 iii, la nature particulière de cette motion : interdum, … aliquos ; mais, en indiquant qu’elle tend à un bien déterminé, il se garde bien de lui donner le nom de détermination. Il réserve expressément ce nom au choix de la créature libre, dont c’est la propriété incommunicable ; car la motion divine l’incline et ne la détermine pas. Il n’y a aucune place, dans l’enseignement de saint Thomas, pour une motion « déterminant la volonté libre à se déterminer elle-même » ; ce sont notions qui, d’après ses déclarations les plus expresses, hurlent d’être accouplées. Des prodiges d’ingéniosité seront dépensés pour sauver l’esprit de l’enseignement thomiste, après une telle entorse donnée à la lettre. Mais ils seront dépensés en vain.

A ce concept thomiste de la détermination, établi par un si grand nombre de textes, on ne peut raisonnablement objecter que celui-ci, I a, q. ig, a. 3 ad 5 m : Causa quæ est ex se contingens, oportet quod determinetur ab aliquo exteriori ad effectum. Sed voluntas divina, quæ ex se necessitatem habet, determinal seipsam ad volitum ad quod habet habitudinem non necessariam. A première vue, il semblerait que la volonté divine a le privilège de se déterminer elle-même à certains effets, au lieu que la causeconlingente ne se détermine pas, mais reçoit sa détermination du dehors. Maison va voir l’objection se retourner en faveur de la thèse.

En effet, l’intention de ce texte est de marquer la différence entre la détermination dont la cause seconde mendie les éléments, à raison de son indigence, et la détermination que la Cause première se donne à elle-même, à raison de son infinie plénitude. A raison de son indigence, la cause seconde a besoin d’être réduite en acte par un agent extérieur : c’est à quoi Dieu pourvoit, en inclinant la volonté humaine vers le bien universel, moyennant quoi elle-même se déterminera ultérieurement à tel bien particulier. Au contraire, la Cause première, à raison de son infinie plénitude, est nécessairement et parfaitement en acte, et ne doit rien à personne. Elle se détermine seulement à tels effets extérieurs, de préférence à tels autres. Qui dit détermination, dit restriction d’une plénitude, et saint Thomas sait mieux que personne que l’Etre divin est, essentiellement, une plénitude. La restriction ne peut porter que sur les effets extérieurs : Dieu restreint volontairement son activité à de certains effets, et en cela il se détermine. Doctrine admirablement exprimée à la page suivante, q. 19, n. 4 : Omne agens per

Dieu. Mais, à moins de confondre motion et détermination — confusion contre laquelle nous devrons protester encora, — on doit reconnaître qu’il fait la part de la Cause première et la part de la cause seconde, attribuant à la première la motion et il la seconde la détermination, hors do laquelle il ne peut y avoir de responsabilité. Sur ce point et sur d’autres, nous renverrons à une controverse avec le R. P. G iu : ii : or-’AC.mNC.i’, Recherches de Science relificusr, année 1917. Premier article : Science divine et décrelt dit ins. Deuxième article : Autour de Molina. 453

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naturamhabel esse détermination. Cum igilur esse divinum non sit détermination, sed continent in se totam perfectionem essendi, non potesl esse quod agat per necessitatem naturae…, sed effectua determinati ab infinita ipsus perfectione procédant secundum determwationemvoluntatu et intellectus ipsius. Quant à la cause créée, elle ne peut être réduite en acte que grâce à un agent extérieur ; s’agit-il d’une cause libre, elle ne reçoit pas tant une détermination que la matière d’une détermination : excitée par la Cause première à l’amour du bien universel, elle-même se déterminera en faveur de tel bien particulier. Il n’y pas autre chose à tirer de ce texte un peu elliptique.

Comment la Cause première réalise infailliblement toutes ses prédéterminations idéales, sans le recours à aucune prédétermination physique, nous essaierons de l’indiquer, dans la mesure du possible, en traitant de lamotiondivine dans la volonté créée ; nous ne savons d’autre issue que l’analyse de cette science ouvrière qui, d’une certaine manière, prépare la action divine. Dès maintenant, notons que, selon la langue très précise de saint Thomas, ces mots détermination et nécessité sont exactement corrélatifs. C’est pourquoi, dire que la Cause première prédétermine — ou détermine — la cause seconde libre à se déterminer, c’est admettre une contradiction dans les termes. La prédétermination physique ad iinitm emporte une véritable nécessité, nelaisse place à aucune option ultérieure. Or la détermination de la cause libre est essentiellement une option. C’est pourquoi la Cause première, qui opère dans lacause seconde libre l’entité physique de sa détermination, n’opère point par voie de prédétermination physique.

Des thomistes ne l’entendent pasainsi, et ne voient nulle difficulté à idenlilier les prédéterminations bannésiennes avec la pensée de saint Thomas, non plus qu’à les concilier avec la doctrine chrétienne. Nous leur laisserons ce double soin, nous bornant à observer deux choses. Le premier, c’est que les formules bannésiennessontexactement contradictoires des formules de saint Thomas. Le second, c’est où git. selon nous, la racine du désaccord.

On n’a pas pris garde que le mot determinatio, de teneur essentiellement exclusive et négative, marque lu dernière frontière d’abstraction où l’analyse de l’acte libre doit nécessairement s’arrêter, devant l’option de la créature, considérée idéalement comme puriliéede toute prémotion divine. Ce mot, en effet, n’introduit aucune réalité nouvelle surajoutée à la prémotion divine ; mais il marque une ligne de partage entre la prémotion que la créature fait librement sienne, et celle qu’elle repousse. Accumuler les textes où saint Thomas parle de motion divine, et traduire détermination, c’est un sûr moyen de lui faire dire le contraire de sa pensée. Car la motion s’arrête précisément à cette frontière qui s’appelle détermination. Il y a telle motion que la volonté libreaccepte.et telle motion qu’elle repousse, selon la tradition chrétienne et l’enseignement de l’Eglise. (Error fanseniiU u’ : Interiori gratiæ in statu naturae lapsæ nunquam resistitur.)

Il semble qu’on ait pris le change sur la pensée réelle de saint Thomas, parce que, dans une intention très louablede respect pour le puissant relief du dynamisme thomiste, on s’est attaché, un peu exclusivement, à la description très concrète que fait saint Thomas de l’opération divine en son entité physique, avec tout ce qu’elle compte d’efficacité réelle.

Pour pousser à fond l’analyse, il n’est besoin d’autre guide que le Docteur angélique. Mais il ne faut rien laisser perdre de ses enseignements.

Le mécanisme des déterminations de la créature y

apparaît, à première vue, noyé dans l’universelle ellicacité de l’action divine ; pour en ressaisir le dessein, reste à se tourner vers l’ordre abstrait de l’exeniplarisme divin. On y retrouve la créature au point de croisement de ces voies multiples qui, dans la réalité, s’excluront l’une l’autre, et on pourra la considérer, abstraction faite de toute actuelle motion divine. Si l’on se refuse à une telle abstraction, on pourra, quelque temps encore, garder l’illusion d’un accord avec la lettre de saint Thomas ; mais bientôt la contradiction éclate ; car saint Thomas, qui ne redoute pas cette profondeur d’abstraction, marque d’un trait sur et rebelle à toute équivoque la propriété qu’a la créature libre de se déterminer à l’exclusion de Dieu.

A l’exclusion de Dieu, quant à l’option qui la fait responsable de son acte, mais non quant à l’action réalisatrice hors de laquelle nulle détermination ne peut se produire ; et d’ailleurs sans préjudice de la Providence universelle par laquelle Dieu contient tous les actes de la créature. C’est ici qu’intervient la troisième considération de saint Thomas.

3* Non seulement saint Thomas n’enseigne pas que la Cause première détermine la cause seconde libre à se déterminer ; mais il ne craint pas de dire qu’en un certain sens, d’ailleurs délicat à exprimer, la cause seconde détermine l’opération de la Cause première.

C’est le propre de la Cause première de soutenir l’opération de la cause seconde, qu’elle pénètre de sa vertu, et d’en parfaire tous les détails. Mais d’autre part, il appartient à lacause seconde de déterminer, sous l’impulsion de la Cause première, le dessein que la Cause première réalisera en se servant d’elle. D’où vient que l’effet porte le cachet particulier de la cause seconde.

Saint Thomas indique ce point de vue. De polentia, q. i, art. 4 ad 3 : Licet causa prima maxime influât in effectum, tamen eius influentia per causam proximam determinatur et specifîcatur ; et ideo eius similitudinem imitatur effectus. —De verit., q.xs.iv, a. i ad 4’Causa prima dicitur esse principalis simpliciter loquendo, propter hoc quod magts influit in effectum ; sed causa secunda secundum quid principalis est, in quantum effectus ei magis conformatur. — In I d., 38, q. i, a. 5 : Viitus causæ primae recipitur in causa secunda secundum modwn causae secundae. — m C.G., xcix, 2, etc.

Ce principe général trouve son application dans le cas d’un acte libre de la créature.

Comment donc concevoir cette action délerminatrice, exercée par la cause libre, à l’égard de l’action divine ? Assurément, on n’imaginera pas une sorte de pesée, s’appliquant, dans l’ordre des réalités physiques, sur la Cause première, et l’inclinant dans tel sens ; car la Cause première meut et n’est pas mue. On n’imaginera pas davantage une réaction métaphysique se produisant dans l’ordre idéal et posant une passivité dans l’Acte pur. Reste à concevoir un choix accompli dans l’ordre des réalités finies, par le libre arbitre créé, en vertu de cette impulsion complexe qu’il reçoit de la Cause première et qui met à sa portée des possibilités diverses. Dans la mesure où elle se prête à l’impulsion, la créature libre réa^ lise un choix ; dans la mesure où elle s’en retire, elle se refuse au choix.

La distinction de l’essence et de l’existence se présente ici, pour opérer le discernement de ce qui, autrement, est indiscernable : d’une part, le tracé des voies de la créature, représenté dans l’exemplaire divin comme l’œuvre immédiate du libre arbitre créé ; d’autre part, l’évocation, à l’ordre des réalités, de ces voies où Dieu le contient et le mène. 455

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En toute démarche de la créature, Dieu reste premier moteur ; mais comme il opère ici sur un instrument capable de se soustraire, le tracé des voies réelles de la créature procède immédiatement de la créature même. Dieu et la créature ne laissent pas de collaborer à la production de l’acte : Dieu, quant à l’évocation de l’acte à l’ordre réel de l’existence ; la créature, quant à la détermination des notes essentielles. In I d., 3, q. a, a. a ad 3 m. Il faut inscrire au compte de la créature libre ses fugues devant l’impulsion divine.

Il n’en va pas autrement dans la production de toute autre réalité. Prenons pour exemple la génération d’un être vivant. Quant à son existence actuelle, il procède de Dieu, principe universel de l’être ; quant à la détermination du type spéciûque, il procède immédiatement du principe générateur. Dieu, qui a donné au principe générateur sa nature propre et la lui conserve, ne se désintéresse pas de l’exercice de son activité ; il en demeure l’arbitre en dernier ressort, car il dispense l’être et il le mesure. Mais le principe générateur, à raison de son influence immédiate, g3rde la propriété immédiate de l’être engendré ; propriété irresponsable, s’il s’agit d’un être déterminé par nature ; propriété responsable, s’il se détermine par le libre arbitre.

En définitive, que la créature libre se prête à l’impulsion divine, Dieu passe à l’acte, fournissant à la créature toute l’actualité de son choix. Mais le choix reste propriété de la créature, parce qu’il lui appartient de se prêtera l’impulsion divine, qui la contient sans la suppléer.

C’est ainsi que, dans l’ordre des réalités finies, la créature se détermine.

On a lu en saint Thomas que la Cause première, placée en dehors et au-dessus de tout l’ordre créé, projette dans l’existence, avec une indépendance souveraine, tous les êtres, avec toutes les différences essentielles qui les caractérisent. Et, sans doute, rien n’est plus vrai : l’activité divine est indépendante de tout, sauf pourtant de Dieu même. Si l’on poursuit la lecture de saint Thomas, on voit que Dieu adapte librement son opération souveraine à ces catégories de causes, nécessaires ou contingentes, qu’il met en action. In Perihermeneias, 1. I, lect. xiv : Voluntus divirta est intelligenda ut extra ordinem entium existent, vslut Causa quædam profundens totum ens et omîtes differentias nus. Surit autem differentiæ entis possibile et necessarium ; et ideo ex ipsa voluntate divina originantur nécessitas et conthigentia in rébus, et distinctio utriusque secundum raiionem pro.timarum causarum. Donc, que l’on affirme l’omnipotence divine, Omnia quæcumque voluit fecit (Ps., cxm, 3 ; cxxxiv, 6). Mais que l’on n’oublie pas, pour autant, la norme de l’activité divine. Elle respecte les linéaments del’ordreidcal appuyé sur Dieu même, et en particulierce qui caractérise l’acte libre comme tel, l’initiative du choix entre les diverses motions procédant de l’action divine.

C’est ce que paraissent méconnaître certaines descriptions de l’activité divine, d’où la prescience est éliminée’.

1. Didace Altarbz, décrivant la motion delà grâce effi cace. De au.ciliis d.ivinæ gratiæ et humani arbïlrii viribus et libertate, ac légitima eius cum e/jicacia eorum auxiliorum conenrdia, Summa. 1. Il), C xx. 11, p. 535, Luçduni, 1620 : « Necessario dicendum est quod efficacia auxilii prævenientis seu præoperantis gratiæ consisiit formalitar in quadam motione in intellectu et voluntate recepta, qna Deus vere effic.ienler, sive nd inodum eausæ physicae. præmovet et prædaterrninat liberum arbitrium, et t’acit ipsum libère et itifallibilit^r r.ooperari Deo excitanti et moventi. Qnam quidem motionem sæpe S. Auqustinus appellat altam atquo

Le caractère inaliénable d’une détermination libre est d’être absolument première dans son ordre. Cet ordre est l’ordre des essences, où la détermination libre ne procède que de l’exemplarisme divin. Oue cette détermination soit faite précisément de déficience, qu’elle consiste à écarter une partie de l’être proposé au choix de la volonté, que d’ailleurs ce choix ne puisse se produire in rerum paturaqu » sous la motion universelle de la Cause première, tout cela est entendu. Il reste que ce choix se produit au point de contact immédiat entre le libre arbitre et son objet propre. Dans ce choix, les virtualités naturelles ou acquises de la créature raisonnable ont leur influence non pas nécessitante, mais réelle. Le dernier mot appartient à la liberté créée, qui peut se livrer ou se dérober, céder ou réagir ; tans préjudice du gouvernement divin.

Sous quelle forme concevoir le gouvernement divin ? Sous forme d’une action discrète, dont le caractère bienfaisant »e manifeste dans le soin persévérant de fermer à la créature les voies de perdition, de lui ouvrir les voies de salut. Dieu, qui peut mettre lin brusquement à une vie d’homme, peut aussi lui imposer à chaque instant bien d’autres limitations, sans préjudice du libre arbitre créé.

L’analyse qui s’attaclie à l’ordre des essences doit maintenir inflexiblement l’autonomie de l’acte libre. C’est ce que fait constamment saint Thomas, en excluant à la fois l’idée d’une prédétermination de nature ab intrinseco et l’idée d’une prédétermination ad unum survenant ab extrinseco.

A la synthèse qui intégrera l’acte humain dans sa réalité vivante, il appartiendra d’insister d’abord sur la souveraine efficacité de la motion réalisatrice, apanage de la Cause première. C’est encore ce que fait saint Thomas, dans une foule de passages très connus.

Deux points de vue nullement inconciliables, mais distincts. Il arrive qu’on s’attache exclusivement au second. En rappelant le premier, nous avons cru faire écho à une revendication très sage et très féconde’.

secretam vocationem, secundum propositum non quidem liominis sed Dci, absolutae ! eflîcaci voluntate volentis hominein, cuius cor niovet, per piam etliberam eius operationera ad se convertere, nul/a præsupposila præscientia nt’dia eiusdem cooperalionis futurae, etiam ex hypothesi quod tali excitatione tangeretur et moveretur. » Les mots que nous avons soulignés donnent à l’opération divin » un caractère aveugle. C’est justement en quoi nous ne saurions reconnaître l’enseignement de saint Thomas.

1. Cette revendication a trouvé une expression particulièrement claire en saint Thomas, In l d., 38, q. i, a. 5 : Ulrum scienlia Dei lit contingentium. Le saint docteur expose qu’à moins de faire la science de Dieu dépendante de la production d’un terme extérieur — ce à quoi une « aine philosophie répugne, — on doit admettre que les futurs contingents ont leur être déterminé au regard de Dieu, abstraction faite du décret qui les évoque à l’existence, fntelleetns divinus intuetur ab aeterno unumquodqne rortti’igeutium, non solunt prout eti in muait suis, sed praut est m esse suo determinato. Cum enim re e.xistenic ipsani rem videal, prout in ess « suo determinato est, aliter cofnosecret rein postquam est quant antequam fiât : et sic ex evtlttibus rerum aliquid eius aceresceret cognitioni, Pntetetîam quod Deus ab aeterno non solnm vidit ordinem su ! ad rem., sed ipsum erse rei intuebatur. Ce texte vise immédiatement l’ordre réel ; mais l’abstraction totale qu’il fait du décret divin, suppose l’être contingent déterminé idéalement indépendamment du décret. Dans le moine ordre d’idées, GOIRI de Vai.entia, enseignante Iugolstadt vers 158<fait observer que les futurs conditionnels ont leur être déterminé au regard de Dieu, aussi bien que’es futurs absolus. Convaincu d’ailleurs que la science doit marcher devant la volonté divine pour éclairer sa voie, il affirme que la science dos futurs conditionnels no surpasse pas la perfection de 457

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Par cette voie, on échappe à l’écueil où viendrait sombrer la liberté de la créature, et l’on véritie ce double caraclère que doit posséder- l’acte libre : d’être essentiellement un don que la créature sa fait à elle-même, et d’être réellement un don du Créateur.

.Don que la créature se lait à elle-même, selon le dessein idéal de la détermination.

Dan da la Cause première, par la pleine réalité de cette détermination.

D « ce point de vue, bien des choses s’éclairent ; notammeat la relation de la grâce ellicaceà la grâce purement sullisante.

De l’una à l’autre, la différence actuelle est constituée par le don divin. Dieu qui, d’une volonté antécédente, veut les grâces toutes etlicaces, veut, d’une volonté conséquente, les unes efficaces et non les au-Les unes et les autres sont des dons divins ; mais les premières emportent le consentement du libre arbitre créé, les secondes ne l’emportent pas : Pourqaoi ? — Parce que tel est le bon plaisir divin.

— Sans doute. Mais si le bon plaisir divin trace a

: tout le dessein des voies de la créature sans

égard au réactions du libre arbitre sous la grâce, on ne voit pas ce qui reste de cette volonté antécédente par laquelle il conviait le libre arbitre à tout bien. Si l’on veut maintenir en Dieu — selon notre manière de concevoir — la distinction des deux volontés antécédente et conséquente, — et il la faut bien maintenir, si l’on espère concilier le désir qu’a Dieu de sauver tous les hommes avec la damnation de plusieurs, — on devra nécessairement interposer. au passage de l’une à l’autre, la prévision du libre dissentiment de la créature. C’est ce que saint Tho, mas ne manque pas de faire (I », q. 19, a. 6), après s tint Jean Damascène. Ainsi admet-il que Dieu e.jprunte à la détermination prévue de la créature le dessain de son opération infaillible ; en un sens, il se détarmine a posteriori. Dans l’ordre intelligible, la grâce efficace et la non-ellicace sont différenciées, par la fidélité de l’homme ; et c’est pourquoi, dans l’ordre réel, elles sont différenciées par le don divin qui emporte la fidélité de l’homme. Autant qu’il est permis d’assigner divers moments de raison au développement de l’action divine, voici ce que nous apercevons :

i° Conception d’un ordre particulier de Providence, comportant telles motion s divines et telles déterminations libres de la créature.

l’inteilect divin. Il ne prononce pas le nom de science raoytnm, et il observe trois choses. D’abord, cette science d -s futurs conditionnels ressortit, non à la vision, mais à la simple intelligence En second lieu, on se gardera bien d’en chercher la source dan, la disposition des causes secondes libres, c msidérées en allas-moines : elle procède proprement de 1 exemplaire divin. En troisième lieu, la même s Menée s éteni a’ix futurs absalus. Les Commentarii theniogici de Valentia parurent pour la première fois à Ingolstadt en 1 » 9 1 ; nous citons la 3° édition, Lyon, 1603, t. I, p. 28 » -269 (In /an », q. lï, a. 1H). On profite à fréquenter ce théologien, a notre avis, souvent plus sago que Molina. De soa côté, Leseius, avant 1587, à Louvain, donnait pour Base à sa théorie de la prédestination la science divine des futurs conditionnais, ressortissant à la simple intelligence. bicimut prædéilinationem n’Mesupponere præseientiam eonditimnatmn), fuar nihil est aliud qu<im simplex inteili t*tia 1 tiriitionali’im libtrarum. Voir sa liespontio ad Amtmpmlogiam FaculUilis Lovaniensis. p. 390, p. StUINSSmank, Cvntroversiurum…, p. 38*o. — Tel est encore le fondemaat thédagique de la science moyenne, aux yeux du Cardinal Bi 101, qui, arec Valentia et Lessius, inclina manifestement à ne pas l’isoler d 1 domaine de la simple intelligeoe

  • De Dm uno eltrino. tliet. xxii, p. l’J'2-3, Romne.

1912. bans une nota inspirée par Valentia, le H. P. M. dp. la Taille parût de même sentiment, Ittch. de Se. relig., p. 13sqq.

a" Préférence donnée à cet ordre de Providence, par rapport à d’autres possibles. C’est là une prédétermination idéale, en vue de la réalisation. Mais au regard de la détermination prévue de la créature, c’est plutôt une postdétermination.

3° Passage à l’exécution : prémotion physique*.

Si l’on quitte la considération générale d’un ordre de Providence pour descendre à la considération plus particulière de tel acte peccamineux, les mêmes conclusions s’imposent avec force.

Saint Thomas n’a pas dit — ilne pouvait pas dire

— que Dieu prédétermine l’homme par une action physique à tel acte dont l’homme endossera d’ailleurs la responsabilité morale, et qui le damnera. Ce qu’il a dit, c’est que parmi les ordres de Providence, en nombre infini, présents à la pensée divine, Dieu fait choix de tel ordre de Providence où l’homme se détermine à tel parti et se damne. La réalisation de cet ordre de Providence comporte une certaine somme de motions divines, les unes positivement salutaires, les autres étrangères au salul. Il arrive que Dieu meut l’homme à la matérialité de certains actes coupables : sous cette motion, il se détermine avec plus ou inoins de malice, c’est-à-dire avec plus ou moins de difformité à l’égard des motions de l’ordre le plus élevé. La motion divine est la condition sine qua non de l’acte, quel qu’il soit. La culpabilité de l’acte est le fait d’une volonté humaine qui écarte le meilleur et choisit le pire. Dieu permet ce choix, par égard au dessein d’ensemble qu’il poursuit.

Aussi loin que nous pouvons remonter dans la genèse des œuvres divines, nous rencontrons une Providence attentive aux destinées de la créature libre, et des grâces diversement efficaces. L’eflicacilé des grâces procède ab intrinseco 01 dinationis divi 1. Il nous plaît de retrouver cette terminologie chez Bniuakt. 11 écrit, De Deo, Dissert, viii, art. 5, éd. Paris, 1839, t. I, p. 382 :

Deus, ul principium efficiens in ordine physico, est prior in bonis, et voluntas creata, ul principium doiieiens in ordine morali, est prior in malis ; ita ut non maie quidam ex nostris observaverint quod. licet decretumquo Deus ab aeterno statuit ad actus peccaminosos tam angelorum quam hominum concurrere, et motio qua in tempore eos ad id movet, aliquo vero sensu vocentur prædefinitiu et pi aedtterminatio. quia prædefinit entitatem actus et ad eam præmovet, attamen alio sensu possint vocari poildefinilio et posfdetei ininatio ; quia Deus ab aeterno non prædefinit entitatem actus cui coniungitur malitia, nec ad eam in tempore præmovet, nisi quia voluntas creata prius deviat ab ordine primi agentis et est in dispositione indebita ad recipiendam divinam motionem ex qua sequitur actio inordinata, quae alioquin fuisset bona et ordinata — Combien cette exposition n’est-elle pas plus satisfaisante que celle d’Alvarez !

Dans sa Théodicée, Leihmtz a essayé de figurer, par un mythe ingénieux, l’économie du gouvernement divin sur les êtres libres. Le jeune Tarquin se rend en Grèce, et consulte plusieurs oracles. A Delphes, Apollon lui annonce que, roi de Rome, il se perdra par son orgueil. A Dedone, Zeus lui déclare qu’il tient à lui de ne pas se rendre à Rome et de ne pas viser au trime. Tarquin choisit de viser au trône et se perdra. Cependant à Athènes, Pallas, consultée elle aussi, a étalé diverses destinées où le jeune Tarquin peut tenir divers rôles mais elle a donné à entendre quo celle où Tarquin devient roi de Rome et se perd, a, pour des raisons de haute sagesse, la préférence de Zeus. Apollon (igure la science de visi >n ; Zeus figure le gouvernement de la Frovidence : Pallas figure la science de aimpl « intelligence. Leibnitz avait pleine conscience de ne point aupprimer le mystère du gouvernement divin. L’optimisme, dont il fait la loi de la Providence, n’est à nos yeux qu’une hypothèse mineuse. Par ailleurs, le mythe peut aider à concevoir comment, sous le regard infaillible de Dieu, et sous le gouvernement souverain do sa Providence, l’homme se détermine et prépare sa destinée. Leibnitz, Opéra p/iilosophiea. éd. Erdmann, lxxiii, n. 405-471, p. 620-624 ; Berlin, 1840, 459

PROVIDEISCE

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nie : ce qui ne veul pas dire : ab intrinseco motioiiis divin M terminaiive spectatæ 1.

III. — Motion divine surnaturelle

Reste à considérer de plus près la motion divine, par laquelle Dieu réalise un ordre de Providence. Rien n’intéresse plus immédiatement le problème de la prédestination, puisque c’est par là que la destinée de la créature libre est suspendue à l’action de la Cause première.

SaintThomas a projeté sur cette question mystérieuse, une lumière si pénétrante, qu’on peut espérer approcher de la vérité seulement dans la mesure même où l’on serrera de prèsla pensée du saint docteur.

D’une manière générale, il enseigne que Dieu opère en toute créature, non seulement parce qu’il lui donne l’être et le lui conserve, mais encore parce qu’il l’applique à l’action et parce que toute cause créée agit en vertu de la Cause première. I a, q. io5, a 4- et 5 ; De pot., q. iii, a. 7.

Plus spécialement, il enseigne que Dieu opère dans la volonté créée en la réduisant en acte quant au désir du bien en général, par suite de quoi elle-même se détermine quant au choix des biens particuliers. Il ajoute que parfois Dieu intervient dans la conduite de la volonté créée, en l’inclinant vers des biens particuliers ; cela surtout par la grâce. I a II æ, q. 9, a. 3 et 4 ; q- 10.

Il ajoute que, l’action de la Cause première étant la plus profonde et la plus forte de toutes, Dieu enveloppe et pénètre et d’une certaine manière prévient l’action de toutes les causes secondes : I a, q. 19, a. 8 ; De pot, , q. iii, a. 7.

Ainsi Dieu opère-t-il dans la réalisation d’un ordre de Providence, sous la double raison de première Cause finale et de première Cause efficiente.

Première Cause finale, dont l’appétition obscure, innée à la créature raisonnable, est la raison fondamentale de toutes les appétitions particulières par lesquelles elle poursuit des fragments de bien.

Première Cause efficiente, dont l’opération atteint tous les êtres et chacune de leurs opérations, sous la raison universelle d’être.

Ce qui fait le prix d’un ordre de Providence, c’est la prédestination des élus.

Un ordre quelconque de Providence est tissu des motions de Dieu et des réponses de la créature ; ou, plus exactement, les motions divines, d’ordre naturel et d’ordre surnaturel, en composent la trame ; les consentements de la créature s’y inscrivent en plein et ses résistances en vide. Dieu n’a pas à en chercher hors de lui-même le dessein exact. Ce dessein appartient à l’ordre abstrait des essences, avant d’être évoqué à l’ordre concret du réel ; et l’Ecriture a égard à ces deux stades, quand elle nous présente tantôt les possibilités de la créature libre, et tantôt les réalisations de Dieu.

Ante hominem vita et mors, bonum et malum ; quod placuerit ei, dahititr illi (Eccli., xv, 18) : c’est l’ordre abstrait des possibles, selon lequel l’homme est l’artisan de sa destinée. — Operatur in nobis et velle et perficere(Phil, 11, 13) : c’est l’ordre concret des réalisations divines, selon lequel Dieu sauve des élus.

L’économie thomiste de la grâce assigne expressément une place à ces virtualités permanentes qui rendent l’âme particulièrement docile aux appels de la grâce ; ce sont les dons du Saint-Esprit, gages

1. La portée de cette distinction ne saurait échapper à personne. L’ordinatio divina est affaire de prédétermiuation idéale, et c’est Dieu même. F.a rnotio divina terminative spécial* est le don créé dans lame.

d’une Providence particulière attentive. I a II » e, q. 68, a. 1 : Omne quod movelur necesse est proportionatum esse molori ; et hæcest perfectio mobilis, inquantum est mobile, dispositio qua disponitur ad hoc quod bene moveatur a suo motore… Manifestum est autem quod virtutes humanæ perficiunt hominem, secundum quod homo natus est moveri per rationem in his quæ interius vel exterius agit. Oportet igitur inesse homini altiores perfectiones secundum quai sit dispositus ad hoc quod divinitus moveatur ; et istæ perfectiones vocantur dona, non solum quia infunduntur a Deo, sed quia secundum ea homo disponitur ut efficiatur prompte mobilis ab inspiratione divina. Mais ces gages, si précieux soient-ils, ne préjugent pas entièrement la réponse de la liberté humaine. Quodlib., i t a. 7. ad a m : Deus movet omnia secundum modum corum ; et ideo divina motio a quibusdam parlicipatur cum necessiate, a natura autem rationali cum libertate, propter hoc quod virttts rationalis se habet ad opposita ; et ideo Deus sic movet mentem humanam ad bonum, quod tamen potest huic motioni resistere… — En dernier ressort, il appartient à la divine Providence de choisir intelligemment dans le carquois de sa grâce la flèche qui touchera efficacement le cœur de l’homme.

Une grâce efficace est, par essence, une grâce conjointe, selon l’intention divine, à la volonté de l’homme qui, en acceptant la motion divine, opère immédiatement la conjonction. Mihi autem adhærere Deo bonum est (Ps., lxxxii, 28). Saint Thomas présente cet enseignement sous diverses formes.

Par exemple, il enseigne qu’entre la science divine et la détermination libre de la créature, il y a deux intermédiaires : la volonté divine d’abord, puis la volonté créée. De veritale, q. H, a. 14 : Inter scie’ : tiam Dei, quæ est causa rei, et ipsam rem causaiam, invenitur duplex médium : unum ex parte Dei, se. divina voluntas ; aliud ex parte ipsarum rerum quantum ad quosdam effectus, se. causæ secundae, quibus mediantibus proveniunt res a scientia Dei. Omnis autem effectus non solum sequitur condicionem causae primat, sed etiam mediæ ; et ideo res scitæ a Deo procedunt ab eius scientia per modum voluntatis et per modum causarum secundarum.

Il enseigne que la prédestination présuppose la prescience et s’y appuie en y ajoutant une certitude nouvelle, celle de l’ordination divine. De veritate, q. vi.

Dans les nombreux passages où il marque la hiérarchie des causes, soit dans l’ordre de la science soit dans l’ordre de l’action, il maintient l’empire immédiat delà volonté créée sur sa propre détermination, que l’inclination donnée par Dieu n’inclut pas toujours." Le passage suivant est révélateur :

S. Thomas, De Veritate, q. xxii, a. 8 : UtrumDeus voluntatein cogère posait. R. d. q. Deus potest immutare roluntatem do necessitale, non tamen potest eam cogère. Quantumeumque enim voluntas immutetur in aliquid, non dicitur cogi in illud. Cuius ratio est quia ipsuni velle aliquid est inclinari in illud ; coactio autem vel violonlia est contraria inclinationi illius rei quæ cogitur. Cum igitur Deus voluntatem immutat, facit ut præcedenti inclinationi succédât alia inclinatio. et ita quod prima aulertur et secunda man>>t…

Potest autem Deus voluntatem immutare ex hoc quod ipse in voluntate operatur sicut |in natura ; unde, sicut omnis actio naturalis est a Deo, ita omnis actio voluntatis, in quantum est actio, non solum est a voluntate ut immédiate agente, sed a Deo ut a primo agonte, qui vehement>us iniprimit. Unde, sicut voluntas potest immutare actum siium in aliud, ita, et multo amplius, Deus.

Immutat autem voluntatem dupliciter. Uno modo, movendo tantum ; quando se. voluntatem movet ad aliquid volenduin, sine hoc quod aliquam formam imprimai voluntati, sicut sine appositionc alicuius hahitus quandoque facit ut homo velit hoc quod prius non volebat. Alio vero modo, imprimendo ali461

PROVIDENCE

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quam formant in ipsam voluntatem ; sicuti enim ox ipsa natura, qiiain Deus voluntati dédit, inclinatur voluntas in aliquid volendum, ita ex aliquo auperadiiito, sicut est gratia rel virtus, inclinatur ulterius ad volendum ali>|uid aliud, ad quod prius non erat detenninata nalurali inclinatioue. Se d hat-c quidem inclinatio superaddita quandoque est perfecia, quandoque imperfecta. Quando quidem est perfecta, facit necessariam inclinationem in id ad quod déterminai ; sicut per naturam de nécessité te inclinatur oluntas in appetendiim Bnera ; sicut contingit in beatis, in quibus caritas perfecta inclinât suflicienter in bonum, non solum quantum ad tinem, sed quantum ad ea quæ sunl ad Une m Aliquando vero forma superaddita non est usquequaque perfecta, sicut est in viatoribus ; et tune ex forma superaddita voluntas inclinatur quidem, sed non ex necessitate.

Il faut noter dans cette page les moindres nuances du vocabulaire thomiste.

Nous y trouvons décrites quatre sortes de motion divine. D’abord la contrainte ou violence (coactio, violentia), contraire à l’inclination de la nature, et donc à la conduite de Dieu sur l’agent libre. Saint Thomas l’écarté simplement. Il énumère les trois autres par ordre d’efficacité croissante.

a) Changement produit dans la volonté par simple motion. C’est le cas de la grâce actuelle, qui passe, sans imprimer dans l’âme une trace durable.

b) Changement produit dans la volonté par l’impression d’une forme permanente : grâce sanctifiante, vertu. Pour caractériser l’effet de cette forme permanente, saint Thomas emploie le mot d’inclination. Car la grâce, en général, incline, elle ne détermine pas.

c) Changement produit dans la volonté par l’impression d’une forme permanente irrésistible : la gloire des bienheureux. Saint Thomas parle ici d’inclination parfaite, ou encore de détermination, car l’âme subit une véritable nécessité *.

Ainsi le nom de détermination est-il réservé soit à l’inclination primitive de la nature : ad quod… erat determinata naturali inclinatione, soit à l’inclination parfaite qui s’impose comme une seconde nature : Quandoquidem est perfecta, facit necessariam inclinationem in id ad quod déterminât. Soit dans le cas d’une grâce actuelle et transitoire, soit dans le cas de la grâce sanctifiante ordinaire, saint Thomas parle simplement de motion, d’inclination, et sous-entend que, sous cette motion, l’âme se détermine. La détermination qu’elle sedonneest un impondérable qui, par son essence, échappe au concept propre de motion divine.

Même précaution de langage en toute matière semblable, par exemple, sur la grâce de la persévérance, I* II*e, q. 1 lit, a g : Cum homo naturaliter habeal liberum arbitrium flexibile ad bonum et ad malum, dupliciter potest aliquis perseverantiam in bono obtinere a T)eo : uno quidem modo per hoc

1. On voitici l’inconvénient de transporter lemoldeterminatio, du domaine de la gloire, où il est à sa place, au domaine de la grâce efficace, où il n’y est [dus. Les jansénistes ont eu conscience de s’engager sur cette pente, et sont délibérément allés jusqu’au bout ; non pas seulement l « s disciples immédiats de Jansénius, mais les appelants de la Bulle Unigenitut, dans le temps même où ils désavouaient les cinq propositions condammées par Innocent X. Nous avons publié des pages inédites du célèbre diacre Pahu (I 1727) qui, après avoir posé cette thèse : Gratia m statu naturæ lapine est per se efficax, seu voluntatem md bnnum proprie physice efficienler déterminât, aboutit à une équation pure et simple entre l’action de la grâce efficace et celle de la vision intuitive. L’nde patet adiutorium quo esse efficax. Se habet enim respecta viatoris SICUT visio intuitiva respeclu comprehensoris. Atqui beatiludinem producit cfficacitcr et infallibiliter tisio intuitiva. Voir Recherches de Science religieuse, 1920, p. 38 ». 385.— La rigueur de cette équation (sicut) nous paraît mettre en pleine lumière le vice congénital du fatalisme janséniste.

quod liberum arbitrium determinatur ad bonum per gratiam consummalam, quod erit in gloria ; alio modo ex parte motionis divinae, quæ hominem inclinât ad bonum usque ad finem.

On ne saurait trop le redire : détermination n’est pas motion. Ce mot, essentiellement limitatif, ne signifie aucun apport d’énergie nouvelle, mais seulement l’adhésion privilégiée de l’âme à telle motion salutaire de grâce ou à tel entraînement de nature. La détermination venue de l’intérieur est libre ; la détermination venue de l’extérieur est nécessitante.

Ce mince détail de terminologie éclaire d’une lumière appréciable la métaphysique de l’acte libre chez saint Thomas. Il use couramment du mot inclinatio pour désigner le penchant des puissances appétilives : inclination universelle de la nature, ou inclination particulière consécutive à l’appréhension d’un bien particulier. A l’inclination universelle de la nature raisonnable vers le bien en général, peuvent se superposer diverses inclinations particulières vers des biens del’ordre surnaturel, produites par la grâce. Tout cela est un don de Dieu. Mais l’inclination, comme telle, demeure ouverte à diverses déterminations ultérieures : détermination quant à son objet immédiat, détermination quant à l’exercice de l’acte, détermination quant à la manière de tendre vers la fin suprême de la nature raisonnable. Voir De verit., q. xxii, a. 6. Ici intervient le libre arbitre de la créature. Dieu a donné l’inclination, actut primus proximus ; à la créature de déterminer Vactus secundus, dont Dieu donne encore la substance.

Inclinatio et déterminât o sont donc des mots de sens très différent. Inclinatio rentre dans le genre motio, c’est un mot essentiellement dynamique, où l’analyse décèle immédiatement le rôle de la cause finale et celui de la cause efficiente. Au contraire, determinatio n’exprime rien de proprement dynamique ; il appartient plutôt à l’ordre de la cause exemplaire. C’est pourquoi saint Thomas ne l’emploie jamais quant il décrit l’influx physique de la Cause première sur les actes de la créature libre. Au contraire, il use perpétuellement du mot inclinatio. Nous indiquerons quelques pages de saint Thomas où l’on en pourra recueillir des centaines d’exemples ; il serait facile d’en découvrir d’autres.

I « , q. 19, a. 2 ; q. Kg, a. 1 ; q. 62, a. 3 ad a m ; q. 78, a. 1 ad 3 ; q. 80, a. 1 ; q. 87, a. 2 ; q. io3, a. 8 ; q. io5, a. 4 ; q- 106, a. 2 ; q. 1 1 1, a. a ; I* II æ, q. 6, a. 1, a. 4 ; a. 5 ad 2 ; q. 9, a. 6 : q. 80, a. 1 ; q. n4, a- 9 ! U a U æ > q. 23, a. 2 ; q. 26, a. 3 ; a. 6 ; De caritate, q. 1, a. 1 ; De verit., q. xxu passim, v. g. a. 1 ; a. 4 ; a. 5 ; a. 8, a 9 ; De malo, q. iii, a. 3 et 13 ; q. xvi, a. 2 ; I C. G. y lxviii ; lxxxii ; III C. G., lxxxviii, 3 ; IV C. G., xix ; In Ud., 39, q. 2, a. 2 ; In Dionys., de div. nom., e. iv, lect. io ; Quodlib., i, a. 8 ad 3.

Les mots motio, determinatio, dont l’un appartient à l’ordre dynamique et l’autre à l’ordre statique’, ne peuvent s’échanger. Mais les mots determinatio, limitatio, appartenant tous deux à l’ordre statique, peuvent s’échanger, et saintThomasles échange quelquefois. Rien ne montre mieux comment la prédéler 1. Pour expliquer la relation de l’un à l’autre, on peut s’aider de grossières images, qui d’ailleurs mettent en relief la propriété étymologique du mot determinatio. La détermination est à la motion un peu ce que le point est à la ligne qu’il termine, la ligne à la surface, la surface au volume. A travers l’imperfection de ces analogies matérielles, on entrevoit que la détermination ne comporte aucun apport nouveau d’énergie, mais délimite une zone abandonnée par le libre arbitre humain à l’envahissement de la motion divine.

— La confusion entre motion et détermination est perpétuelle chez certains auteurs thomistes. Voir, par exemple, Ant. Massoul16, 0. P., Divus Thomas sui inlcrpres*, Rome, 1707 ! », 2 fol. 463

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minaliun physique caractérise l’action de Dieu dans la brute et s’oppose à l’action de Dieu dans la volonté libre. Le champ d’opération de la brute est limité par la détermination qu’elle reçoit de la Cause première ; au contraire, le champ d’opération de la vol >nté libre demeure ouvert aux déterminations qu’elle peut se donner à elle-même. III C. G., lxmii, 1 : In rébus inanimatis, causarum eontingentia ex imperfection » et defectu est ; secundum enim suant naturam su/it determinatæ ad unum effectum, que m scmper consequuntur, nisi sit impedimentum, vel ex delnUtate virtutis velex aliquo exteriori agente, vel ex materiæ dispositionc ; et propter hoc causae naturales agentes non suittad utr unique, sed ut frequentius eodem modo suuni effectum producunt, deficiunt autan raro. Quod autem voluntas sit causa contingens, ex ipsius perfecliune provenit, quia non halni virtutem limitatam au unum, sed habei in potestatc producere hune effectum vel illum, propter quoa’est contingens ad’utrumlibet. Ce n’est pas trahir la détermination de la créature, que de la concevoir un peu comme une canalisation de la motion divine’ ; il suflit de ne pas trop presser ce grossier symbole. Réellement, il dépend du libre arbitre de s’écouler ou non sur telle pente que Dieu lui ouvre. Certains auteurs s’imaginent qu’en revendiquant pour l’homme la propriété exclusive de sa détermination, on va contrôla doctrine de saint Paul (PhiL, il, 13) : Operatur in nobis et velle et perfïcere ; ou bien que l’on ne rend pas justice à la grâce de Dieu, qui, en couronnant nosmérites, couronneses propres dons ; ou encore, que l’on méconnaît l’influence très spéciale de Dieu dans l’acte libre posé sous l’influence de sa grâce. Assurément ces craintes ne sont pas fondées. Elles procèdent d’une analyse incomplète de l’acte libre et d’une confusion entre l’inclination de la volonté par Dieu et sa détermination par l’homme ; confusion que saint Thomas s’est appliqué à dissiper en exposant, à la suite de saint Jean Damascène, la distinction entre l’inclination de la volonté (voluntas) et le choix du libre arbitre (liberum arbitrium ; vis electiva) ; distinction exactement parallèle à celle qui existe entre l’intelleclion et le raisonnement discursif (I a, q. 83, art. 4 ; coll. 79, art. 8). La volonté et le libre arbitre ne sont pas deux facultés distinctes ; non plus que l’intelligence et la raison ; mais l’inclination delà volonté est une chose, la détermination du libre arbitre en est une autre. Dieu donne la volonté ; il la pourvoit d’inclinations naturelles et y surajoute des inclinations de grâce, qui, obéies, porteront l’homme à se déterminer s-slon l’inclination mêmedcDieu, de manière â rendre Dieu maître de son libre arbitre ; négligées, elles laisseront l’homme à la merci d’inclinations de nature, pl116 ou moins tyranniques, qui pourront l’entraîner loin de Dieu. De part et d’autre, la détermination de la volonté est une adhésion de l’homme à une inclination qui vient de Dieu, soit auteur de. la grâce, soit auteur de la nature. Dans le premier cas, il est clair qu’elle se produit selon Dieu ; dans le second, elle peut seproduire contre Dieu, principe de l’ordre moral. Cela suflit à mettre une différence profonde entre l’une et l’autre détermination. Mais ni pour l’une ni pour l’autre, l’homme n’utilise de force vive qu’il n’ait reçue de Dieu. L’adhésion à la motion de grâce, qui assure l’empire de Dieu sur le libre arbitre, est une détermination de l’homme, aussi bien que l’adhésion aune motion contraire. Même dans le cas limite

1. En ce sons, Bki.laumim parlo Je dticniiiiiatio ne » atit>a de la créature par elle-rnème. De graèi* el libero mrbitrio, IV. xvi ; dans Controversiae, e I. Colon. Agri|>p. I(il9, t.. IV, p. RM) I) ! ’, () ! C. — Voir aussi V Auctarium lit Uarminianum pnUié par le R. P. Le Baciijci « t, p. 97. Paris, 1913.

où il n’existe qu’une motion, la motion de grâce, et où l’homme y adhère pleinement el de toutes ses forces, le nom de détermination du libre arbitre demeure acquis à ce concours p’énier de l’homme, qui l’assujettit simplement à Dieu, auteur de tout le vouloir.

Que l’intrusion d’un prédéterminisme physique danslamétaphysique de l’acte libre, d’où saint Thomas l’avait si soigneusement exclu, y ait causé une perturbation profonde, cela paraît évident *. Nous ne l’avons rencontré nulle part chez lui, pas même dans ce texte, cité avec complaisance, De malo, q. vi, a. 1 ad 3 :

Animalia bruta moventur per instinctum superioris agentis ad aliquid determinatum secundum modumformae particularis, cuiusconceptionem sequitur appetitus sensitivus. Sed Deus movet quidem voluntatem immutabiliter propter efficaciam virtutis moventis quæ defxcere non potest ; sed propter naturam voluntatis motae, quæ indiff’erenter se kabet ad diversa, non inducitur nécessitas, sed manet libertas : sicut etiam in omnibus Providentiel divina infaUihiliter operatur…

Pour caractériser l’action de Dieu sur la brute, mue par instinct, saint Thomas a parlé de déterminisme physique. Passant au cas de la nature raisonnable, il cesse de parler ainsi ; il parle de motion infailliblement eflicace, et il assigne la raison de cette efficacité infaillible : c’est l’exacte adaptation de la motion divine à la nature de la volonté libre. Cette exacte adaptation n’est pas quelque chose de créé qui passe dans la créature ; c’est affaire de Piovidence. Propter efficaciam Virtutis moventis… Providentia divina infallibiliter operatur. Dieu meut infailliblement la volonté, dont il connaît à fond les ressorts. Il est bien sûr que, si la volonté se détermine librement sous la motion divine infaillible, c’est que Dieu la meut, selon sa nature, à se déterminer librement ; mais justement, s’il la meut, selon sa nature, à se déterminer librement, c’est qu’il ne la détermine pas.

L’effort de saint Thomas tend à exclure du concept de l’acte libre l’idée d’une détermination physique procédant de l’extérieur, c’est-à-dire ici de Dieu, seule cause extérieure qui soit en vue. Une telle idée implique contradiction, l’acte libre étant celui-là seul qui procède des principes intérieurs de l’être. Cette doctrine, renfermée dans tous les passages que nous avons cités, revêt une forme saisissante dans le texte suivant, où saint Thomas prouve contre Pierre Lombard que l’acte de charité ne peut être excité dans l’âme par le Saint Esprit sans le concours de la charité infuse. Cela répugne métaphysiquement, parce que l’acte de charité est essentiellement un acte libre, et donc ne peut provenir totalement d’un agent extérieur (le Saint Esprit). De Caritate q., a. 1 : Aclus qui excedit totam facilita te m huinanæ naturae, non potest esse honiini voluntarius, nisi superaddatur naturæ humanae aliquid intrinsecum voluntatem perfieiens, ut talis actus a principio intrinseco proveniat… Sic igitur, si anima non agit actum caritatis per aliquam formam propriam, sed solum secundum quod est mota ab exteriori agente, se. Spiriiu sanclo, sequeliir quod ai hune actum se habeat ut instrumentant tantuni ; non ergo in homine erit hune actum agere vel non a gère ; et ita non poterit esse meritorius : hæc enim sola mrritoria sunt, quæ in nobis aliquo modo sitnt.

1. Tel n’était pas, assurément, l’intention de ceux qui l’introduisaient. On peut lire è ce sujet MaSsoui ik, D " « j Thomas su ! inlervres. I. 1, p ~’-i sqq., reproduit par l’.i ; cihald, Démente S. Concilii Trideiilini, p. 19 sqq. 465

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Est il besoin d’ajouter que, là même où saint Thomas marque plus profondément la pénétration de tous les êtres par la Cause première, il ne manque pas de noter qu’elle s’en distingue. Ainsi, De Vent., q. ii, a. 3 ad 20 : Agens divuuim, quod est m/luens esse rébus, est causa tssendi, quami is reriini consiitutionem non intret. Dans le même ordre d’idées, voir In liom., c. ix, 1. 3 ; Quodlib. 1, a. 7 ; l » ll » e, q. 109, a. a ad 1 " etc.

Lue comparaison classique dansl’Ecole peut aider à concevoir, vaille que vaille, le partage des rôles dans cette action complexe qui procède de Dieu et requiert la coopération du libre arbitre créé. L’impulsion de la Cause première est comme le vent qui pousse une fenêtre : la condition nécessaire et sullisante pour qu’il entre dans la pièce, est que la fenêtre cède à cette impulsion. Supposons une fenêtre intelligente et libre, qui ne s’ouvre qu’à bou escient Tant qu’elle opposera une résistance passive, le vent ne pénétrera point ; qu’elle cède, et le vent va s’engouffrer. Toute l’énergie déployée provient du vent ; encore a-t-il fallu que cette énergie fût reçue dans un instrument docile. Ainsi en est-il de l’action divine sur la volonté libre, très particulièrement dans l’ordre de la grâce. L’efficacité de la grâce est atTaire non d’intensité physique, mais de discernement providentiel.

Si nous nous permettons d insister, c’est que nous ne voyons pas ce que devient la liberté, une fois prise dans l’engrenage d’un prédélerininisme physique Air cela mène loin, en matière de prédestination’.

Sans reprendre ici des développements faciles à trouver ailleurs, nous irons droit au point critique : d’où est-ce que la prédestination tient son efllcacilé infaillible ?

La réponse de saint Thomas se trouve, l a, q. a3, a. 6 : Utrum prædestinatio sitcerla. Il commence par distinguer deux notions fort différentes : efficacité infaillible et nécessité contraignante. Ensuite il explique comment la prédestination atteint infailliblement son effet sans imposer aucune contrainte. C’est qu’elle ressortit au gouvernement de la Providence. Or le gouvernement de la Providence respecte la nature des causes prochaines : et la cause prochaine du salut de l’homme, c’est le bon usage de la liberté créée, cause contingente de sa nature et source d’effets contingents.

Prædestinatio certissime et in/allibiliter consequitur effectum suum ; nec tamtn an punit nécessitatem, ut se.e fie et us eius ex necessitate proveniat. Diction est enim supra quod prædestinatio est pars proviJentiae. Sed non omnia quæ providentiæ subtuntnecessaria surit ; sed quædam contingenter eveniunl y secundum cunditiunemcausarum proximarum, quas ad taies effectus divina prwidentia ordinavit.

1. Le P. Anl. Recirald, O. P. (f 1676), a consacré 1.642 colonnes in folio à établir que la doctrine de la grâce efficace a* intrinseco est celle mémo qu’a définie le Concile do Trente. De mente S.Concilii Tridentini circa gratiam te ipta rfficacem. Opus postliumum, tulverpîae, 17"fi. A ce propos, il accumule les autorites, y compris ( ! celle de Cal-Tin. chez qui il croit retrouver le r’.éme concept tout en déclinant les coni équences fatalistes dé fuites par Calvin. Pars I, c p. 58 La na TOté d’un tel rapprochement est pro prement renvors-mte, et nous avons du relire plusieurs lois, n>i pouvajit croire 10s yeux. Le rapprochement n’est pas de nous. Mais puisque 1 on juge bon d’y recourir, disons

Sue les conséquences do Calvin nous paraissent logiquement éduites. C’est bien pourquoi nous repoussons le principe d’oii elles découlent, comme l’a repoussé le Concile de l’rente. S. ti cap. 5 et can. 4. Il convient de lasser eu seul Reginald la responsabilité exclusive de cetti colossale aberration.

Et tamen providentiæ ordo est infallibilis, ut supra oste/tsum est. Sic igiturêt urdo pi ardestinutionis est certus, et tamen liocrtas urbitru non tollitur, ex qua contingenter provenit pi at’destinationis effectus.

D’où il suit que l’on peut bien parler de nécessité de l’effet de la prédestination, à condition d’entendre une nécessité de pure conséquence, ex suppositione, in sensu composite prædestinmtienis.

Ibid., ad a m : Liccl sit possibilt eum qui est prædeslinatus niori in peccato mertali, secundum se consideratum ; tamen hoc est impussibile, posito, prout se. punit ur, eum esse prædestinatum. — Ad 3 m : Cuin prædestinatio tncludat divinsm voluutatem, sicut supra dictain est quod Deum velle aliquid creextum est necessarium ex suppositione, propter immutabilitatem divinæ voluntatis, non tamen absolute, ita dicendum est hic de prædestmatione. Unde non oporlet dicere quod Deus possit non prædestinare queni prædestinavit, in sensu composite accipiendo, licel, absolute considerando, Deus possit prædestinare vel non prædestinare.

Même doctrine, De Verit., q. xxiii, a. 5 ad 3 ra. C’est l’application particulière, au dessein d’ensemble de la prédestination, de l’enseignement commun de saint Thomas touchant la grâce eificace.

Le principe universel a été posé, I » Lr » « , q. îe, a. 4 ad 3 m : Si Deus movet voluutatem ad aliquid, incompossibile est huic pusitioni qued voluntas ad illud non moveatur ; non tamen est impossible simpliciler. Unde non sequitur quod voluntas a Deo ex necessitate moveulur.

C’est la condition de toute motion divine, prise en soi, de ne pouvoir être suppléée, mais de pouvoir être librement déclinée. Elle ne sera pas déclinée, si l’intention divine enveloppe une réponse fidèle de La créature ; elle sera déclinée, si l’intention divine n’enveloppe pas une telle réponse. Appliquez ceci au dessein de la prédestination. L’efficacité infaillible de la prédestination est liée au dessein divin, et non à la matérialité des grâces qu’il confère.

Si l’on a égard à la distinction des deux impossibilités opposées dans le texte par saint Thomas, on reconnaîtra que la prédestination efficace tient son efficacité infaillible, non pas de son entité physique, mais d’un dessein de Providence. El l’on s’écriera avec saint Paul (Rom., xi, a3) : « O mystère des voies divines ! »

Si, au contraire, on se borne à ressasser l’efficacité inéluctable de la motion divine, et à brouiller motion et détermination, on tournera le dos au mystère divin, pour s’enfoncer dans un mystère de fabrication humaine. Ou sera naturellement conduit à parler de grâce efficace ab intrinseco età charger le don créé du poids de l’attribut divin. Cette innocente métonymie, qui impute à la grâce la toute-pu16sance de l’action divine, est parfaitement à sa place dans le langage concret et imagé, qui est celui de saint Paul ; quant elle envahit le domaine métaphysique, d’où la précision du langage thomiste l’avait soigneusement exclue, elle devient un fléau. Elle rend à jamais inexplicables des vérités très certaines : à savoir que, par le vice de la liberté humaine, il y a telles intentions divines qui n’atteignent pas leur objet et telles grâces très réelles qui, en fait, sont frustrées.

On ne résiste pas à une puissance infinie, et la puissance de Dieu est infinie, mais non celle du don créé. De caritate q., a. 1 ad io m : Caritas coniungit buno infinito non effective, sed formaliter ; unde virtus infinita non competit caritati, sed caritatit Auctori. Compeleret aulem caritati virliis in/inita, si homo ad infinitum bonum per caritatem infinité ordinaretur : quod patet esse falsum. Modus enim sequitur lointain rei 467

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Ces mots de saint Thomas indiquent, avec toute la précision possible, le principe de la distinction entre grâce efficace et grâce purement suffisante. Ce principe ne peut pas être cherché dans le don créé de la grâce ; il doit être cherché en dehors d’elle, dans l’ordination infaillible de la divine Providence.

Dernières considérations sur la motion de grâce

Cet aperçu serait par trop incomplet si nous ne touchions l’une ou l’autre des équivoques accumulées sur la notion de grâce efficace.

D’abord, il est parfaitement juste de dire que toute grâce peut, en un sens vrai, être appelée efficace, par le seul fait qu’elle est une touche divine dans l'âme. Si elle ne produisait dans l'âme aucun effet, aucun mouvement même indélibéré, elle ne serait rien. Une certaine efficacité physique est donc inhérente à l’idée de grâce, et d’abord de la grâce qui, selon l’expression de l’Ecole, est in nobis sine nobis.

Toutefois cette acception large n’est pas celle à laquelle s’attache d’ordinaire le langage théologique. Il vise la grâce qui se distingue de la grâce purement suffisante parce qu’elle produit un plein consentement. Mais des confusions peuvent naître, sous le couvert de textes énergiques empruntés à l’Ecriture. On lit, par exemple, Rom., ix, 19 : « Qui résiste à sa volonté? » et Prov., xvi, 1 : « Le cœur du roi est dans la main de Dieu ; il l’incline à son gré. » Ces textes expriment une doctrine certaine : la plénitude du domaine divin sur toutes les opérations de l’homme. Mais autre chose est d’affirmer cette doctrine, autre chose d’y appuyer une théorie métaphysique particulière surlemodede l’opération divine dans l’homme. Tout ce qu’on en peut tirer sans abus, c’est que Dieu sait rendre l’opération de sa grâce infailliblement efficace ; on n’en saurait tirer que cette infaillible efficacité est inhérente à l’entité physique de la grâce et non à l’intention divine qui présuppose et inclut l’acquiescement de l’homme.

La fausseté du raisonnement par lequel on absorberait dans la prémotion divine la détermination de l’homme dans l’ordre du salut, est rendue manifeste par l’aptitude égale du même raisonnement à absorber dans la prémotion divine la détermination de l’hommedans l’ordre du péché. Ce raisonnementpart d’un principe incontestable : la volonté créée a besoin d'être réduite en acte par une cause extérieure. Mais il suffit d’appliquer brutalement ce principe, pour rendre Dieu responsable de la trahison de Judas aussi bien que de la conversion de saint Paul. Ce n’est pas nous qui disons que Dieu ne meut pas autrement Judas que saint Paul. Mais le principe, manié avec quelque maladresse, y mène tout droit. On parlera de prédétermination physique à l’acte du péché, et l’on croira mettre hors de cause la sainteté de Dieu en disant : l’acte du péché est physiquement prédéterminé de Dieu ; mais sa déficience morale est le fait du seul pécheur. Si Dieu prédétermine physiquement cet acte précis qu’est la trahison rie Judas, que reste-t-il d’imputable à Judas ? La seule déficience morale de cet acte, dont l’entité physique est prédéterminée par Dieu. Se repose qui pourra dans cette conception.

La prédélermination de grâce est, sans doute, un grand bien. Mais tous ne l’ont pas. En l’absence d’une telle prédétermination, l’homme, abandonné de Dieu, sera-t-il physiquement prédéterminé à l’entité physique du péché? Comment alors sera-t-il tenu pour responsable de ses actes ?

On conçoit que Dieu se résigne à damner l’homme pour s'être déterminé à l’ofTenser, dans un ordre

de Providence où il aurait pu se déterminer à le servir. Ce qu’on ne conçoit pas, c’est que Dieu, pour faire resplendir sa justice, abandonne l’homme à des prédéterminations qui entraîneront sa perte éternelle. Un tel aboutissement de la théorie invite à reprendre la série des déductions et à rechercher où une défaillance a pu se produire.

Analysons les démarches successives d’une âme soumise à des attraits contraires. Pierre est placé entre l’attrait de la grâce, qui le porte à confesser son Maître devant les hommes, et l’attrait de la tentation, qui le porte à le renier. La tentation revêt l’aspect d’un bien : dignité personnelle à sauvegarder. En soi, la dignité personnelle est un bien, et l’attrait qu’elle exerce sur la volonté de Pierre est un attraitde nature. Maisdans les circonstances présentes, en présence de l’attrait impérieux d’un devoir contraire, ce bien ne peut être ici poursuivi sans crime. Entre deux sollicitations contraires, Pierre se détourne de l’attrait de grâce et suit l’attrait de nature ; il se détermine au reniement. Tout à l’heure, sous l’impulsion d’une grâce victorieuse, il se déterminera à pleurer sa faute et à réparer, coûte que coûte. La nature et la grâce sont de Dieu ; Pierre s’est déterminé successivement à suivre l’une et l’autre. Dirons-nous qu’il y fut prédéterminé ? Si l’on a égard au dessein étemel qui est en Dieu, le mot est deux fois juste. Si l’on a égard au ternie créé que sont les impulsions contraires, de nature et de grâce, auxquelles Pierre s’est prêté successivement, le mot est deux fois impropre : impropre quant aux impulsions de nature qui l’ont abattu ; impropre quant aux impulsions de grâce qui l’ont relevé sans le contraindre.

On voudra bien ne pas nous faire dire que Dieu n’agit pas avec plus de prédilection selon la grâce que selon la nature. Mais l’ampleur du principe, d’ailleurs très juste, invoqué en faveur de la prédétermination physique, déborde le cas particulier des motions de grâce. Pour comprendre quelles équivoques il recèle, il est bon d’en poursuivre l’application au cas du péché actuel et de l’impénitence finale.

On voudra bien aussi ne pas nous faire nier que Dieu nous meut à nous déterminer nous-mêmes dans tel sens plutôt que dans tel autre. Dieu ne fait pas autre chose par sa grâce, et saint Thomas, qui enseigne cette doctrine à chaque page, lui donne l’expression la plus précisé en affirmant que Dieu meut l’homme vers un but déterminé, tout en niant qu’il l’y détermine. Au reste, la précision de cette terminologie s’impose aujourd’hui à des thomistes militants, qui s’interdisent avec beaucoup de soin le nom de prédéterminations. C’est un progrès considérable. Souhaitons aux mêmes auteurs d’aller dans cette voie jusqu’au bout.

Le dernier retranchement du predeterminisme physiqueest la distinction du sens composé et divisé ; distinction qui peut se formuler ainsi : En présence de la motion divine efficace (in sensu composite), il est impossible que la volonté créée ne se détermine pas. Cependant, absolument parlant (in sensu dh’iso), elle pourrait ne pas se déterminer. C’est pourquoi elle demeure libre, même sous la motion divine efficace.

Cette distinction, empruntée à saint Thomas, a été l’objet de commentaires divergents. D’ailleurs nous l’avons rencontrée ci-dessus, appliquée soit au cas d’une grâce particulière, soit à la grâce totale de la prédestination. Il importe de la ramènera son sens originel.

Voici le commentaire prédéterministe. La motion 469

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ilivine infailliblement efficace exclut physiquement et par sa propre vertu, antécédemmeitt au consentement delà volonté créée, la possibilité d’un dissentiment. Par ailleurs, elle ne violente pas la volonté créée, mais au contraire consacre l’exercice du libre arbitre, en le mouvant (ou en le déterminant) à se déterminer librement.

Et voici l’autre commentaire. La motion divine infailliblement efficace exclut la possibilité d’un dissentiment de la volonté créée, non pas physiquement et par sa propre vertu, antécédemmeitt au consentement libre, mais mélaphysiquement et par voie de conséquence, en vertu du principe de contradiction, parce qu’elle pose un efTet incompatible avec le dissentiment de la volonté créée. Son rôle est donctout matériel et se borne à poser un etlét. Le raisonnement commence à la position de cet efl’et.

De part et d’autre, on reconnaît que la motion divine consacre l’exercice du libre arbitre, en mouvant la volonté créée selon sa nature. Mais d’un côté on suppose l’exercice du libre arbitre compatible avec une détermination (et pas seulement une motion) physique ; de l’autre côté, on le nie.

De ces deux commentaires, lequel peut légitimement prétendre à traduire la pensée de saint Thomas ? Pour en décider, deux voies s’offrent à nous. Une première voie, déductive : analyser le concept de détermination physique, là où saint Thomas le propose ex professo ; et rechercher si la distinction du sen » composé et divisé peut s’insérer dans le processus consécutif à une telle détermination, Une autre voie, en quelque sorte régressive : partir des textes où saint Thomas énonce expressément la distinction du sens composé et divisé ; et rechercher si les nécessités qu’affirment ces textes ressortissent à l’ordre physique ou à l’ordre métaphysique. Nous allons tenter successivement l’une et l’autre voie.

La première voie nous met en présence de la conception suivante : une prédétermination physique exercée sur la volonté, la prédéterminant à se déterminer ultérieurement. Or, quel que soit le point d’application d’une telle prédétermination — choix de l’objet immédiat, passage à l’exercice de l’acte, tracé de la voie précise par où la créature veut tendre à sa Qn suprême, — elle a pour effet propre de supprimer l’indétermination sur ce point précis, et d’y substituer une nécessité pure et simple : telle est la doctrine constante de saint Thomas, nous l’avons noté plus haut. En d’autres termes, la prédétermination physique est, sur le point d’application qui lui est propre, formellement et simplement nécessitante, et ne laisse point de place à la liberté de la créature. Il n’y aurait qu’une issue : ce serait de distinguer les points d’application de la prédétermination physique donnée par Dieu et de la détermination que la créature se donnera ; d’assigner à la première, par exemple, l’exercice de Pacte, à la seconde sa spécification, ou inversement. Mais c’est là justement ce qu’on ne veut pas ; on entend bien que la prédétermination divine s’étende à tous les éléments de la détermination ultérieure. Il faut avouer qu’une telle voie ne laisse aucune place à la distinction du sens composé ou divisé, en tant que sauvegardant la liberté. Nous n’y rencontrons pas la pensée de saint Thomas. Qu’on veuille bien se reporter ci-dessus, col. ^6 1-466.

La seconde voie nous met en présence des textes où saint Thomas énonce la distinction du sens composé et divisé. Ces textes présupposent, comme un fait acquis, l’exercice de la causalité divine par voie de motion infailliblement efficace ; ils ne prétendent’l’analyser. C’est en tablant sur ce fait acquis, que ces textes énoncent, comme une nécessité consécutive, l’incompatibilité d’un tel effet avec la non existence du même effet : incompatibilité d’ordre métuphysiquv, découlantiminédiatemcnt du principe de contradiction. Les expressions de saint Thomas ne laissent aucun doute à cet égard : elles visent, non la rigidité de la motion divine, mais l’immutabilité de la volonté divine ou de la science divine, incompatible avec son conlraire. Nous sommes en plein ordre métaphysique. Citons quelques textes, parmi les plus expressifs.

I* II 10, q. 10, a. 4 ad 3 m : Si Deus movet voluntatem ad aliquid, incompossibile est huic positio/ii quod voluntas ad illud non nioveatur ; non tumen est impossibile simp’iciter. Unde non sequitur quod voluntas a Doo ex necessitale moveatur. — 1 », q. 19, a. 8 ad3 m : Ea quæ fiunt a voluntale divina talent necessitateni habent qualom Dous vult ea liabere, se. vel absolutam vel condicionatnm. El sic non omtiia sunt necessaria obsolute. — l a, q. 23, a. 6 ad 2 m : Licet sit possibile cuui qui est prædeslinatus mort in peccato, secundum se con-ideratum ; tamen hoc est impossibile pas ito proi t se. pomtiir, eum esse prædestinatum. Unde non sequiturquod prædestinatio falli possit. — Ib., ad 3 m : Cuin prædestinatio includat ciivinam voluntatem, sicut supra dictant est quod Deum velle aliquid creatum est necessariiiin x suppositione, propier immutabiUtntem divinæ VO-Inntat s, non tamen absolute, ita dicendum est hic do prædestinatione. Unde non oportet dicere quod Deus possit non prædestinare quem prædestinavit, in sensu compusilo accipiendo, licet, absolute considerando, Deus possit prædestinare vel non predestinare. Sed ex hoc non tollitur prædestinationis certiludo. — II » II »’, q. 2’i, a. Il : Tripliciter possumus considerare caritatem : uno modo ex parte Spiritus sancti moventis animant ad diligcndum Deum : et ex hac parlfî caritas impeccabilitatem habetex virtute Spiritus sancti, qui infallibiltter operaturquodeumque voluerit. Unde impossibile est hæc duo si/nul esse vera, quod Spiritus sanclus velit aliquem niovore ad actum carilatis, et quod ipse caritatem amittat peccando. — De verit., q. vi, a.’i ad 8 »’ : Quamvis de quolibet absolute concedi posset quud Dcus potest eum prædestinare vel non prædestinare, tamen, supposito quod prædestinaveril, non potest non prædestinare ; velecovverso, quia non potest esse mutabilis ; et ideo dicitur communiter quod hæc : Deus potest non prædestinatum prædestinare vel prædestinatum non prædestinare, in sensu composito est falsa, in diviso vera. — De verit., q. xxiii, a. l ad l m : Deum velle aliquid in creaturis, utpote Pelrum salvari, non est necessarium absolute, eo quod voluntas divina non habeat ad hoc necessarium ordinem ; … sed farta supposilione quod Deus illud velii vel voluerit, impossibile. est eum von volui.ise vel non velle, eo quod voluntas eius itnmutabilis est Unde liuiusmodi nécessitas apud theologns vocatur nécessitas immulabililatis. — Ib., a. 5 ad 3 ni : Quamvis non esse offectus divinæ voluntatis non possit stare simul eum divina voluntate, taroen potontia deficiendi effectum simu’statcum divina voluntate : non enim suntistaincompossibilia : Deus vull istum salvari, et iste potest damnari ; sed isla sunt incompos’ibilia : Deus vult istum salvari, et iste damnatur.

Ce qui, sous l’action d’une grâce efficace, sauve l’exercice du libre arbitre, c’est que la détermination ne se produit pas nécessairement, sinon ex suppositione, selon une expression familière à saint Thomas. Cette expression signifie que dans l’hypothèse d’une volonté divine, ou d’une science divine, comportant l’existenced’une telle détermination, la nonexistence d’une telle détermination est impossible ; disons mieux, incompossible : inrom possibile huic potitioni (I « II » *, q. io, a. 4> ad i m). Une fois déplus, nous constatons que saint Thomas parle de nécessité métaphysique, provenant ex intrinseco ordinationis divinæ ; non pas de nécessité physique, provenant ex intrinseco gratiae. La vraie notion thomiste du sensu » compositus et divisus condamne donc le commentaire prédéterminisle.

Il est à peine besoin de le faire observer : le commentaire que nous venons de donner, delà célèl’re distinction thomiste, diffère toto cælo de celui que des prédéterministes ont parfois combattu avec une 471

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vertueuse indignation. Ils supposent que leurs adversaires fondent l’efficacité de la grâce non sur la science et sur la volonté de Dieu, mais sur la liberté de l’homme, etn’ont pas assez de sarcasmes pour une invention si puérile '. Cette imagination méconnaît, de très bonne foi sans doute, le pointdu débat. Il est parfaitement vrai qu’un effet étant posé, quelle qu’en soit d’ailleurs la cause immédiate, cause créée ou Cause incréce, la non-position du même effet, dans les mêmes conditions, répugne métaphysiquemenl. C’est là justement ce qu’a voulu dire saint Thomas, et ce que nous venons de montrer dans son texte. D’ailleurs il a soin d’appuyer cette répugnance métaphysique sur les attributsde Dieu, premier principe de l'être. Mais il importe surtout de remarquer que saint Thomas ne met pas l’accent sur l’opération de la Cause première comme telle, mais sur le résultat. Nous n’avons pas davantage mis l’accent sur l’opération de la cause seconde comme telle, ce qui serait une autre façon de fausser la conception de saint Thomas. La distinction thoinis’e du sens composé ou divisé est une considération toute métaphysique, dominant toute hypothèse particulière quant à la nature des causes et attentive seulement à la réalité de l’effet. Nous avons écarté la prédétermination pt13'sique, comme étrangère à la question :e « n’est pas pour souligner la détermination propre de la créature, considération non moins étrangère.

L’immutabilité divine ou, en dernière analyse, le principe d’identité, voilà tout le fondement de cette distinction fameuse. Les attributs opératifs de Dieu sont hors de cause, et il n’y a rien, absolument rien, à en tirer pour ou contre la prédétermination physique. Rien non plus desaint Paul, Phil., ii, 13, etc.

Le dernier mot du magistère ecclésiastique, sur le p >int de doctrine ici engagé, est celui du Concile de Trente, sess. vi, can. 4, affirmant d’une part l’initiative divine dans la conversion du pécheur, d’autre part la liberté humaine sous la motion de la grâce efficace :

Si quis dixerit libertun hominis arbitr.itm, a Deo motum et excitatum, nihil rooperari assenliendo Deo

1. Tel est le sens que réfute MassouUÉ, ÛÏcui Thomas sui inlsrprss, Diss. 1, q. iii, a. 3, t. I, p. 161 :

Obserrandum est quant su^pnsi/n nem cj isiimaril S. 1 homas non lædsie voluntatem : de huius enim S. Doctoris mente potissimum hic quæritur. Ccrliim quidem est, neerssitatem ex suppositions non adpsrsari libsrtati ; id falsntur etiam omnes : al quasnaiu est ta tu/ipositio Ubertatis arnica ? Ea, inquiuiit plurimi, quæex ipsa potuntate et volunlatis libéra détenu inalioiif descendit : si enim poluntas petit, necessarium est ipsam pelle ; posilaque ea déterminations poluntalis, nécessitas est ex suppositions, sed nécessitas qune cum libellais coniungilur. — Sed in pi imis, quis in ea sententia srnsus tubesse potest, et philosopho dignus ? Si voluntas libère petit, necfssA".io quiotm, sed LUirkk VUI.T. An vtro iilud ssl tam grands arcanum quod intsr præcipua phitosophias arcana reponendum sa, $i lihere petit, libère suit, et illa nécessitas ex suppositions Ubertatis non aufsrl liburtalem ?… — La question nous paraît plus sérieuse que ne !e donnerait a entendre cotte diversion, et c est pourquoi nous croyons qu’il importe beaucoup de ne pas 1 lisser dévier le débat. Opération souveraine delà Cause première, ou opération subordonné » do la cause seconde, ce « ont là. effectivement, des entités profondément diOVren’es. Mais il ne s’agit pas, pour saint Thomas, de les

« omparer, pour aboutir a cette conclusion prodigieuse : Voluntas ricressario quidem, sed Ubere pull. Il s’agit tout

simplement do noter que la position soit de l’une soit de l’autre — indifféremment — est incompatible — incompossibilis — avnc sa non-position. Vérité effectivement peu nouvelle, mais toujours bonno à rappeler, comme il arrive, souvent dans la Somme, par exemple en matière de science divine. I : 1, q 1 i, a. 1 '? : Omne quod est, cum est, necssss est esse. C’est tout le fond du srnsus compositut.

excitanti et vocanti, quo ad obtinendam iustificationis gratiam se disponat ac præparet, ncque posse distendre si velit, sed veluti inanimé quoddam niliil (imnino agere mereque passive se habere, A. S.

Il existe de ce texte, depuis la lin du seizième siècle, deux interprétations divergentes, qui s’inspirent respectivement des deux commentaires donnés par deux écoles au sensus compositus et divisas de saint Thomas.

Selon la première, l’homme cède librement à la motion de la grâce efficace parce que M sensu diviso, en l’absence d’une telle grâce, il pourrait se dérober. Ainsi Alvarez, De auxiliis diminue gratine… Summa, II, xi, 6, p. a81, Lyon, 1620 ; Massoulié, BsWuê Thomas sui interpres 2, t. I, Disp. ii, q. g, a. 3, p. 4 1 1 * Rome, 170 ;  ; i)BL Prado, De Gratia, t. II, p. 84, Fribourg, 190 ;.

Selon la seconde, l’homme cède librement à la motion de la grâce efficace parce qu’il pourrait se dérober, in sensu composito, sous la motion de grâce qui actuellement le sollicite. Avouons que nous ne saurions comprendre autrement le texte du Concile.

Sur la rédaction de cette définition conciliaire, une légende est née au commencement du xvue siècle et s’est développée au xx B. On peut la croire morte. Ainsi qu’en témoignent les Acta Tridentina, édidion de la Gorresgeselhchaft, t. ii, p. 433, 15. iG ; p. 44*J, 17-20 ; p. Ibi, 1-3, des observations s'étaient produites, dans les discussions préparatoires, non pas sur le fait de la motion divine, mais sur l’inconvénient d’une rédaction hâtive, qui parut compromettre le caractère intellectuel de la foi. Le Concile fit droit à ces observations, le fait de la motion divine demeurant hors de cause. Il n’y avait, dans cet incident sans portée, aucune anticipation des débats qui s'élevèrent à la fin. du xvie siècle sur l’accord de la notion divine et de la liberté créée. — Voir, à ce propos, une noie intitulée : Lajnea et Molina, dans Recherches de Science religieuse, 1920, p. 92-95.

Résumons les positions diverses des écoles catholiques, et mettons fin à ce trop long excursus.

On s’accorde à reconnaître que la grâce ellicace est la grâce conjointe, selon l’intention divine, au consentement de l’homme. On s’accorde également à reconnaître, avec saint Thomas, qucl’intention absolue de Dieu est indéfectible, I a II æ, q. 112, a. 3 : Potest considerari (præp nutiu hominis) secundum quod est a Deo movente ; ai tuuc hahet necessilntem ad id quod oïdinatttr a Deo, non quidem coaclionis, sed infalliiiilitatis, quia intentio Dei de/icere non potest. Si néanmoins on discute, c’est que l’intention divine efficace peut être considérée à deux stades différents de sa réalisation.

Ou bien l’on s’attache à considérer la motion divine comme telle, dépouillée de toute ambiance, abstraction faite de la détermination par laquelle l’Iionimey conforme-on libre arbitre : in sensu diviso détermina tionis humanité.

Ou bien l’on considère la motion divine dans sa réalité concrète, emportant le consentement de l’homme : in sensu composito détermination' s huma nue.

Les deux points de vue sont légitimes. Mais ils entraînent des conséquences différentes quant à la propriété du langage théologique touchant la grâce 1 ilicace.

Si l’on s’attache au premier point de vue, an point de vue abstrait et a priori, on pourra parler de motion efficace ab inlrinseco, mais à une condition : c’est que la détermination humaine soit, de sa nature, superflue à l’efficacité de la grâce. 473

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Si l’on s’attache au second point de vue, au point de vu » contrat et a posteriori, on pourra parler de motion eftieace ab intrinseco ordinationis diminue, mais non plut de motion ellicace ah intrinseco sui. On saisit la portée de cettedistinction. La disposition providentielle, qui assure a la grâce l’assentiment du libre arbitra humain, est quelque chose d’extrinsèque à la grâce créée ; elle lui assure la dénomination extrinsèque d’efficace, mais ne lui confère aucune propriété intrinsèque.

Nous croyons avoir montré que saint Thomas, dans sa description de la grâce efficace, ignore le point de vue abstrait de la gràoe ellicace ab intrinseco sui. Il se place constamment au point de vue concret de la grâce ellicace ab intrinseco ordinationis divinue. Cela résulte du sens qu’il attache à la distinction du sensas composilus et divisus.

Concluons. Pour explorer, dans la mesure permise à ne>s esprits discursifs, les voies de la Providence surnaturelle, il paraît utile de retenir le primat de la science divine, posé en fait par saint Paul (3O4 mi/oa, k’j.1 r-.y^.otzzj), affirmé par saint Augu*tin en tel écrit qu’il ne cessa de présenter comme définitif, même après que les actualités de la polémique l’eurent amené à modifier son point de vue (Quæstiones ad Simplicianum, I, 11, 13, P. L., XL, inj), maintenu par saint Thomas dans son explication de la Providence. I « , q. 22, a. 2 ad 4 m : Quia ipse actus Liber i arbitrii reducitur in Deum sicut in causant, necesse est ut ta quæ ex libero arbitrio ftunt, divinæ Providentiæ subdantur.

Sur la controverse touchée dans cet excursus, on trouvera une bibliographie historique sommaire, cidessus à l’article Liberté, t. II, 1862. On peut ajouter, du P. L. Db San, S. L, Tractatus de Deo Uno, t. I, Lovanii, 1894, contenant, p. 545-746, une très remarquable Disquisitio de mente S. Thomæ circa Prædeterminationes physieas ; J. Stuflbr, S. J., tfum S. Thomas prædeterminalionem phrsicam docucrit, Œniponte, 1920.

Plus récemment, dans un livre original et puissant, le R. P. J. Stci’lbr vient de reprendre la théorie de la motion divine d’après saint Thomas, en excluant non seulement la prédétermination, comme nous l’avous fait ci-dessus, mais toute sorte de prémotion physique. La théorie de saint Thomas, diffuse dans toute son œuvre, depuis les Commentaires sur Aristote jusqu'à la Somme Théologique, trouve une expression particulièrement nerveuse et concise dans quelques textes tels que celui-ci, C. G., III, 88 : Agens exterius sic selum naturaliter movet, inquantum causât in mobili intrinseeum principium motus, sicut generans, quod dat formant grttvitatis corpori gravi generato, movet ipsum naturaliter deorsum ; nihil aliud extrinsecum movere pêtest absque violentia corpus naturule, nisi forte per accidens, sicut removens prohibens, quod magis utitur motu naturali quam causet ipsum. Le rôle de la Cause première consiste à pourvoir la cause seconde, par le moyen des générateurs naturels, de tous les principes nécessaires pour agir. En dehors de cette « motion entilative », la Cause première n’exerce qu’une action médiate, en appliquant la cause seconde à l’acte par le moyen des agents créés qui mettent à sa portée la matière eonvenable ou l’affranchissent des obstacles possibles au plein exercicede son activité naturelle. — Le livre abonde en observations profondes et renferme nombre de pages définitives. Les conclusions du présent excursus y sont non seulement confirmées, mais appuyées sur une argumentation beaucoup plus radicale. Néanmoins, comme il ne nous est pas démontré que cette conception représente adéquatement la

pensée de saint Thomas, nous préférons en faire ici abstraction. DM Thomæ Aqninatis doctrina de Deo opérante, auclore Dr. Joanne Stufler, S. J., theologiæ dogmaticæ professæ in universitate Œnipontana. Innsbruck. nj23, 8 », xx-423 pp. — Voir en outre divers articles du même auteur dans la Zeitschrift fiir Katholische Théologie, années 1922. 1928.

Il faut noter aussi que les prédéterminations bannésiennes ont été rejttées par des théologiens formés dans l’Ordre de saint Dominique. Nous nommerons : G. F. Albertini(-j* 1810), Acroases de Universa Theologia, Venetiis, 1800-2, t. V ; Hipp. Gayraid (-j-1911), *aint Thomas et le Prédéterminisme, Paris, 1895 ; Th. Papaqni, La mente di S. Tommaso intorno alla mozione divina nelle créature, Benevenlo, 1902.

Les apologistes qui croient pouvoir passer outre à ces considérations, assumeront naturellement la tâche de justifier la Providence dans l’hypothèse du Prédéterminisme physique. Nous avions le devoir d’exposer pourquoi les développements consacrés ci-dessus à la Prédestination et à la Providhnck font abstraction de cette hypothèse.

A. d’Alèf.