Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/ABBÉ

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(1p. 13-16).
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ABBÉ. Ce nom, dans sa première origine, qui est Hébraïque, signifie Pere. Car les Hébreux appellent Pere en leur langue, Ab ; d’où les Chaldéens & les Syriens ont fait Abba, & de Abba, les Grecs ont formé ἀββας, que les Latins ont conservé ; & c’est de là qu’est venu le nom d’Abbé en notre langue. Saint Marc & saint Paul ont gardé le mot Syriac ou Chaldaïque Abba, pour dire Pere, parce qu’il étoit alors commun dans les Synagogues & dans les premières Assemblées des Chrétiens ; mais ils l’ont interprété en ajoutant le mot Pere. C’est pourquoi Abba Pater, au ch. 14. de saint Marc, v. 36. ne signifie pas Mon Pere, mon Pere, comme il y a dans la version de Mons, & dans celle des Jésuites de Paris. Il est mieux de traduire avec le Pere Amelotte, Abba, mon Pere ; ou plutôt avec M. Simon, Abba, c’est-à-dire, mon Pere. Tel est le sentiment de M. Simon, & de quelques autres Interpretes avant lui, comme Emmanuel Sa, Béze & Lightfoot. Leur raison est qu’il y a dans le Grec Ἀββἆ ὀ πατερ, & non pas ὦ πάτερ. Mais d’autres Interpretes, non moins habiles, tels que sont Mariada, Luc de Bruges, Cornelius à Lapide, Grotius, Louis Capell, &c. prétendent que cette répétition marque l’affection & la ferveur avec laquelle Jesus-Christ prioit. L’Interprete Syriac a été dans ce sentiment, quand il a traduit אבא אבי, Pere ! mon Pere ! lui qui n’avoit pas besoin d’interpréter, ou d’expliquer le mot Syriac Abba. Très-vraisemblablement c’étoit aussi la pensée de l’Interprete Arabe, lorsqu’au lieu de יא, dont il s’est servi en S. Matthieu, Chapitre XXVI, vers. 39 ; & en S. Luc, Chap. XXII, vers. 42, où il n’y a que Pater, ou Pater mi ; en S. Marc, où il y a Abba Pater, il a employé איהא, interjection plus forte & plus propre à faire sentir avec combien d’ardeur & d’empressement J. C. prioit. La version Éthiopienne suppose aussi que J. C. dit ces mots ; car elle traduit Wajaba, Aba waabouy. Et il dit, Pere ! & Mon Pere ! D’ailleurs, dans les explications ou interprétations des mots, l’Ecriture met toujours ὁ ἐστί, ou bien ὁ ἐστί, μεσθερμηνευόμενον ; c’est-à dire, ou ce qui s’interpréte ; & non pas simplement comme ici. Voyez Math. I. 23. Marc, V. 41. XV. 22, 34. Jean, I. 39, 42, 43. IX. 7. Act. IV. 36. IX. 36. Après tout, dans une version je mettrois, Abba, mon Pere ! Déterminer si c’est là l’explication ou non, c’est le fait du Commentateur, & non du Traducteur. Quoique ces deux mots Abba, Pere, soient la même chose, tant dans saint Marc que dans saint Paul au Ch. VIII, de l’Epître aux Rom. vers. 15 ; & au Chap. IV, de l’Epître aux Galates, vers. 6 ; il n’y a cependant point de pléonasme dans cette expression. Les Evangélistes & les Apôtres ont conservé dans leurs Ecrits plusieurs mots Syriacs qui étoient en usage ; & comme ils écrivoient en Grec, ils ont en même temps ajouté l’interprétation de ces mots en langue Grecque. C’est sur ce pied-là qu’au Chap. XIII des Actes des Apôtres, vers. 8, où il y a dans notre Vulgate, conformément à l’original Grec, Elymas magus, Mess. de P. R. & le P. Amelotte ont fort bien traduit, Elymas, c’est-à-dire, le Magicien. Ces autres paroles qui suivent immédiatement après (car c’est ce que signifie Elymas) confirment ce qu’on vient de dire, touchant la signification de Abba Pater ; ce qui a été remarqué par S. Jérôme dans son Commentaire, sur le Chap. IV. de l’Epître aux Galates, où il explique fort bien ces mots Abba Pater. Le nom de Ab, ou Abba, qui dans les commencemens étoit un mot de tendresse & d’amour dans la langue Hébraïque ou Chaldaïque, devint ensuite un nom de dignité & un titre d’honneur ; les Docteurs Juifs affecterent ce titre, & un de leurs plus anciens Livres, qui contient diverses sentences ou apophthegmes de leurs Peres, est intitulé Pirke Abbot, ou Avoth ; c’est-à-dire, Chapitre des Peres. C’est par rapport à cette affectation, que J. C. dans S. Mathieu, Chap. XXIII. vers. 9, dit à ses disciples : N’appellez personne sur la terre votre Pere : car vous n’avez qu’un Pere qui est dans le Ciel. Saint Jérôme se sert de ces paroles de Jesus-Christ contre les Supérieurs des Monastères de son temps, qui prenoient le titre de Peres ou Abbés. Il dit, expliquant ces paroles de saint Paul, Abba Pater, dans son Commentaire sur l’Epître aux Galates, Chap. IV. Je ne sais par quelle licence le titre de Pere ou Abbé a été introduit dans les Monastères, Jesus-Christ ayant défendu expressément que qui que ce soit prît ce nom, parce qu’il n’y a que Dieu seul qui soit notre Pere. Mais comme Jesus-Christ a plutôt condamné la vaine gloire des Juifs, qui prenoient la qualité de Peres, que le nom de Pere, il n’est pas surprenant que les Chefs ou Supérieurs des Monastères l’aient pris dès les premiers établissemens des Moines.

Le nom d’Abbé est donc aussi ancien que l’institution des Moines. Ceux qui les gouvernerent, prirent le nom d’Abbés & d’Archimandrites. Ce nom s’est toujours conservé depuis dans l’Église : & comme ils étoient eux-mêmes Moines, ils étoient distingués du Clergé, avec lequel cependant on les mêloit quelquefois, parce qu’ils tenoient un rang au-dessus des laïcs. S. Jérôme écrivant à Héliodore, nie absolument que les Moines soient du Clergé : Alia, dit-il, Monachorum est causa, alia Clericorum. Il reconnoît néanmoins que les Moines n’étoient pas exclus par leur profession des emplois Écclésiastiques. Vivez, dit-il dans sa Lettre au Moine Rusticus, d’une manière que vous puissiez mériter d’être Clerc ; & si le peuple ou votre Evêque jette pour cela les yeux sur vous, faites ce qui est du devoir d’un Clerc.

Les Abbés ou Archimandrites, dans ces premiers temps étoient soumis aux Évêques & aux Pasteurs ordinaires ; & comme les Moines vivoient alors dans des solitudes éloignées des villes, ils n’avoient aucune part aux affaires Ecclésiastiques. Ils alloient à la Paroisse avec le reste du peuple ; & quand ils en étoient trop éloignés, on leur permettoit de faire venir chez eux un Prêtre pour leur administrer les Sacremens. Enfin, ils eurent la liberté d’avoir des Prêtres qui fussent de leur Corps. Souvent l’Abbé ou l’Archimandrite étoit Prêtre ; mais ces Prêtres ne servoient qu’aux besoins spirituels de leurs Monastères. Quelque pouvoir que les Abbés eussent sur leurs Moines, ils étoient soumis aux Évêques, qui avoient beaucoup de considération pour eux, sur-tout après les services qu’ils rendirent aux Églises d’Orient. Comme il y avoit parmi eux des personnes savantes, ils s’opposerent fortement aux Hérésies naissantes ; ce qui fit que les Évêques jugerent à propos de les tirer de leurs solitudes. On les mit dans les fauxbourgs des villes, pour être plus utiles aux peuples. S. Chrysostôme jugea même à propos de les faire venir dans les villes ; ce qui fut cause que plusieurs s’appliquerent aux Lettres, & se firent promouvoir aux Ordres. Leurs Abbés en devinrent plus puissans, étant considérés comme de petits Prélats. Mais quelques Moines qui se crurent en quelque manière indépendans des Évêques, se rendirent insupportables à tout le monde, même aux Évêques, qui furent obligés de faire des Loix contre eux dans le Concile de Chalcédoine. Cela n’empêcha pas que les Abbés, ou Archimandrites, ne fussent fort considérés dans l’Église orientale, où ils ont toujours tenu un rang distingué, & ils y ont même été préférés aux Prêtres. Ils ont eu séance dans les Conciles après les Évêques.

La dignité d’Abbé n’est pas moins considérable aujourd’hui qu’elle l’a été autrefois. Selon le Droit commun, tout Abbé doit être régulier ou Religieux ; parce qu’il n’est établi que pour être le Chef & le Supérieur des Religieux : mais selon le Droit nouveau, on distingue deux sortes d’Abbés ; savoir, l’Abbé régulier, & l’Abbé commendataire. Le premier, qui doit être Religieux, & porter l’habit de son Ordre, est véritablement Titulaire. Le second est un séculier, qui est au moins tonsuré, & qui par ses Bulles, doit prendre l’ordre de la Prêtrise quand il aura atteint l’âge. Quoique le mot de Commendataire insinue qu’il n’a l’administration de l’Abbaye que pour un temps, il en possede néanmoins les fruits à perpétuité, étant entièrement substitué aux droits des Abbés réguliers ; ensorte que l’Abbé Commendataire est véritablement Titulaire par ses Bulles, où on lui donne tout pouvoir tàm in spiritualibus quàm in temporalibus, c’est-à-dire, tant au spirituel qu’au temporel ; & c’est pour cette raison qu’il est obligé par les mêmes Bulles, de se faire promouvoir dans le temps à l’ordre de Prêtrise. Cependant les Abbés Commendataires ne font aucunes fonctions pour le spirituel ; ils n’ont aucune juridiction sur les Moines. Et ainsi ce mot in spiritualibus, qu’on emploie dans les Bulles, est plutôt du style de Rome, qu’une réalité. Les plus savans Jurisconsultes de France, & entre autres du Moulin & Louet, mettent la Commende inter titulos Beneficiorum ; c’est-à-dire, entre les titres de Bénéfices. Ce sont des titres Canoniques qui donnent aux Commendataires tous les droits attachés à leurs Bénéfices. Mais comme ces provisions en commende sont contraires aux anciens Canons, il n’y a que le Pape seul qui puisse les accorder par une dispense de l’ancien Droit. Voyez le mot de Commende & Commendataire. Voyez aussi les Acta sanct. Benedict. fæc. III. p. I. præf. p. 89 & suiv.

Les Abbés Commendataires étant séculiers, n’ont aucune juridiction sur les Moines. Quelques-uns néanmoins prétendent que les Cardinaux, dans les Abbayes qu’ils ont en commende, ont le même pouvoir que les Abbés Réguliers. On donne pour exemple M. le Cardinal de Bouillon, qui, en qualité d’Abbé Commendataire de Cluny, avoit le gouvernement spirituel de tout l’Ordre de Cluny, comme s’il en eût été Abbé Régulier. On répond à cela, que M. le Cardinal de Bouillon ne jouissoit pas de cette juridiction spirituelle en qualité de Cardinal, Abbé Commendataire ; mais par un Bref particulier du Pape. M. le Cardinal d’Estrées, Abbé Commendataire d’Anchin en Artois, ayant voulu jouir de ce même droit à l’égard des Religieux de cette Abbaye, en fut exclus par un Arrêt du Grand Conseil, daté du 30 Mars 1694. L’obligation principale d’un Abbé Commendataire est de procurer par toutes les voies possibles la gloire & le service de Dieu dans la Communauté dont il se trouve chargé. Ab. de la Tr.

Il n’y a que les Abbés Réguliers que l’on bénisse ; les Commendataires ne l’ont jamais été. Cette bénédiction, qui s’appelle aussi consécration, se faisoit autrefois, en les revêtant de l’habit appellé cuculla, coulle, en leur mettant en main la crosse ou bâton pastoral, & aux pieds la chaussure appellée pedales, ou pedules, qui étoient des bandelettes propres à entourer le pied. C’est de l’Ordo Romanus de Théodore Archevêque de Cantorbery, dans sa Collection des Canons, & de la Vie de saint Anselme, que nous apprenons ces particularités. Le pouvoir que quelques Abbés ont de donner la tonsure, n’appartient aussi qu’aux Abbés Réguliers ; mais ils ne la peuvent donner qu’aux Religieux. Le P. Hay, Moine Bénédictin, dans son Livre intitulé Astrum inextinctum, assure que les Abbés de son Ordre ont une juridiction comme Episcopale, & même comme Papale, potestatem quasi Episcopalem, imò quasi Papalem, sur tous les Religieux, & que c’est par cette raison qu’ils conferent à leurs Moines la tonsure & les Ordres mineurs. Il se peut faire qu’en Allemagne les Abbés de l’Ordre de saint Benoît jouissent de ce privilége ; mais ils n’en jouissent point aujourd’hui en France, quoique quelques Abbayes prétendent avoir ce droit en vertu de leur exemption. On dit même qu’Innocent VIII a accordé à l’Abbé de Cîteaux le pouvoir d’ordonner des Diacres & des sous-Diacres. A l’égard de la tonsure, Innocent III répondant à Robert Pullus Archevêque de Rouen, qui l’avoit consulté, pour savoir si les Abbés pouvoient donner la tonsure à leurs Moines, il lui dit qu’il n’y a pas de difficulté, puisque le septième Concile l’a ainsi réglé. Il paroît par les actes de la vie de S. Convoïon Abbé, qu’autrefois les Abbés pouvoient tonsurer des laïques qui n’étoient pas Moines. Le second Concile de Nicée permet aux Abbés de faire des Lecteurs ; & plusieurs Abbés, par des concessions particulières, ont eu du saint Siége le privilége de donner les quatre Ordres mineurs. P. Martene.

Abbé, s’est dit quelquefois même des simples Moines, qui n’avoient aucune autorité ou juridiction. Abbé est pris dans ce sens dans la regle de saint Colomban, C. 7, où il est dit qu’il y avoit mille Abbés sous la conduite d’un Archimandrite.

Abbés des Abbés. Abbas Abbatum. C’est le titre que Ponce Abbé de Cluny prit à Rome, au Concile l’an 1116 ; sur quoi Jean Cajétan Chancelier du Pape, lui ayant demandé si les Religieux de Cluny avoient reçu une regle de ceux du Mont-Cassin, ou s’ils leur en avoient donné une, il répondit que non-seulement les Moines de Cluny, mais aussi tous les autres qui sont en Occident, ont reçu leur regle des Moines du Mont-Cassin. Le titre d’Abbé des Abbés doit donc être donné à l’Abbé du Mont-Cassin, répartit le Chancelier. Voyez le Liv. IV, C. 62. de la Chronique du Mont-Cassin, par Pierre Diacre.

Abbé Mitré, Abbas mitratus. C’est un Abbé qui a droit de porter la mitre, & les ornemens qui distinguent les Evêques de ceux qui leur sont inférieurs.

Harris dit qu’en Angleterre, les Abbés mitrés étoient exempts de la juridiction de l’Ordinaire ; qu’ils avoient une autorité Episcopale dans leur district, & qu’ils étoient membres ou Lords du Parlement ; (quelquefois on les a appellés Abbés souverains ou Abbés généraux ; ) que les autres Abbés étoient soumis à l’Evêque diocésain pour le spirituel ; qu’il y a eu aussi des Lords-Prieurs, qui avoient une juridiction libre, & étoient Lords du Parlement. Edouard Cok dit qu’il y a eu vingt-sept de ces Abbés & deux Prieurs qui ont eu séance au Parlement ; mais le nombre n’a pas toujours été le même, & dans le Parlement qui fut tenu la vingtième année de Richard II, ils n’étoient que vingt-sept en tout, c’est-à-dire, vingt-cinq Abbés & deux Prieurs. Harris. Il y a aussi des Abbés crossés, c’est-à-dire, qui ont droit de porter la crosse. Il y en a qui sont mitrés & crossés, c’est à-dire, qui ont permission de porter la mitre & la crosse.

Il y a eu chez les Grecs des Abbés qui ont pris la qualité d’Abbés Œcuméniques, ou universels, à l’imitation du Patriarche de Constantinople. Abbas Œcumenicus. La regle de S. Benoît parle de quelques Moines qui vouloient s’arroger la qualité de second Abbé. Quelques Abbés ont été appellés Abbés Cardinaux. C’étoient les Abbés en chef, lorsque des Abbayes qui avoient été unies, venoient à être séparées. On a aussi donné quelquefois ce titre d’Abbé Cardinal à quelques Abbés, purement par honneur, comme le Pape Calixte le donna à l’Abbé de Cluny.

On trouve dans le VIe, VIIe, & VIIIe siècle des Abbés qui n’étoient pas Prêtres, mais seulement Diacres ou sous-Diacres. Et Saint Benoît, dans sa regle, ordonne qu’ils aient néanmoins le pas devant les Prêtres. Vers le commencement du neuvième siècle, Eugène ordonna dans un Concile de Rome, que les Abbés fussent Prêtres. Cependant on en trouve encore après ce reglement qui n’ont point été Prêtres, & jusqu’au seizième siècle ; car Christophe, Abbé d’Otmars, mort en 1576, ne fut jamais que Diacre. On a quelquefois donné la qualité d’Abbé aux Curés primitifs. Selon M. du Cange, les Paroisses avoient ordinairement trois principaux Officiers ; l’Abbé ou le Gardien, qui est présentement le Curé ; les Prêtres ou Chapelains ; & le Sacristain. Les Prêtres étoient chargés du soin des ames & de l’administration de la Cure, & l’Abbé avoit l’œil sur les besoins de sa Paroisse, & sur la conduite des Prêtres. Il y a eu des Evêques qui ont été appellés Abbés, parce que leurs Evêchés étoient originairement des Abbayes, & qu’ils étoient même élus quelquefois par les Moines, comme ceux de Catane & de Montréal en Sicile. Enfin, quoiqu’il n’y ait proprement que les Moines dont le Supérieur soit appellé Abbé, les Chanoines Réguliers ont aussi donné le nom d’Abbé à celui qui est à leur tête, & comme leur Général. L’Abbé de sainte Geneviève de Paris est Régulier depuis le Cardinal de la Rochefoucault.

Abbé en second. Abbas secundarius. C’est le nom qu’on donne au Prieur d’un Monastère, qui le gouverne sous l’Abbé, & en l’absence de l’Abbé.

Abbé de Cour. On entend par-là un jeune Ecclésiastique poli, & dans les manières & dans les habits : cela marque du déréglement & quelque chose de profane. Bouh. On y joint une idée de délicatesse, de volupté & de galanterie. On suppose d’ordinaire plus de science du monde dans un Abbé de Cour, que d’étude de la Théologie.

Abbé, se dit aujourd’hui, sur-tout parmi le peuple, de quiconque porte l’habit Ecclésiastique. On fait aujourd’hui très-bon marché de la qualité d’Abbé. Les moindres Ecclésiastiques se l’attribuent, & même ceux qui n’ont aucun Bénéfice, ni espérance d’en avoir. C’est un fantôme de vanité insupportable. de Roch. On peut dire que l’usage a prévalu, & que ce n’est qu’un terme de civilité de la part de ceux qui le donnent, & nullement une preuve ou un effet de la vanité de ceux à qui on le donne.

Abbé, se dit aussi de quelques Magistrats ou personnes laïques & séculières. Chez les Génois il y avoit un principal Magistrat qu’on appelloit Abbé du peuple. En France il y a eu plusieurs Seigneurs, sur-tout du temps de Charlemagne, à qui on donnoit le soin & la garde des Abbayes, qu’on appelloit Abbacomites. Autrefois on appelloit aussi Abbé le Grand-Maître de la Chapelle Royale.

Dans les anciens titres on trouve que les Ducs & Comtes ont été appellés Abbés, & les Duchés & Comtés, Abbayes ; & plusieurs Seigneurs & Gentilshommes, qui n’étoient point Religieux, ont aussi pris ce nom, comme remarque Ménage après Fauchet & autres. Les Rois même n’ont pas dédaigné de porter le titre d’Abbé, qui n’étoit pas moins honorable que celui de Duc & de Comte. Philippe I. & Louis VI. & ensuite les Ducs d’Orléans, sont appellés Abbés du Monastère de saint Agnan d’Orléans par Hubert Historien de cette Abbaye. Les Ducs d’Aquitaine ont porté le titre d’Abbés de S. Hilaire de Poitiers. Les Comtes d’Anjou celui d’Abbés de S. Aubin, & les Comtes de Vermandois celui d’Abbés de S. Quentin. Louis le Bégue & ses enfans sont fort souvent nommés Abbés dans l’Histoire de ce temps-là.

On appelle aussi Abbé, celui qu’on élit en certaines Confréries & Communautés, particulièrement entre les écoliers & les garçons Chirurgiens, pour commander aux autres pendant un certain temps. A Milan, dans toutes les Communautés de Marchands & d’Artisans, il y en a de preposés qu’on appelle Abbés. Et c’est de-là apparemment qu’est devenu le jeu de l’Abbé, dont la regle est, que quand le premier, c’est-à-dire, celui qui conduit le jeu, & que l’on nomme Abbé, a fait quelque chose, il faut que tous ceux qui le suivent, fassent de même.

Abbé, se dit proverbialement en ces phrases. On vous attendra comme les Moines font l’Abbé, c’est-à-dire, en mangeant toujours, en commençant à dîner : en un mot, on ne vous attendra pas. On dit encore, pour un Moine on ne laisse pas de faire un Abbé ; pour dire, que l’opposition d’un particulier n’empêche pas la délibération d’une compagnie, ou la conclusion d’une affaire. On dit en proverbe Espagnol, Como canta el Abad responde el Monazillo ; & en François, le Moine répond comme l’Abbé chante ; pour dire, que les inférieurs tiennent le même langage, ou sont de même avis que les supérieurs. On appelle par raillerie, Abbés de sainte Espérance, ceux qui prennent la qualité d’Abbés sans avoir d’Abbaye, & quelquefois même de bénéfice ; ou Abbés de sainte Elpide, qui veut dire la même chose, car ἒλπίς signifie espérance en Grec.