Dictionnaire de théologie catholique/MAURISTES III. Description de la formation des religieux et de l'organisation du travail intellectuel

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 10.1 : MARONITE - MESSEp. 216-219).

III. Formation des religieux et organisation du travail intellectuel. — On peut dire que les travaux accomplis en moins de deux siècles par les mauristes (1630-1789) sont dus à ces deux causes réunies : la formation des religieux et l’organisation du travail.

1o Formation des religieux : piété, régularité, abnégation sont des qualités qu’on retrouve chez les plus érudits, le travail ne les dispense pas de la célébration de l’office divin, tous leurs instants sont utilisés pour la tâche qu’ils ont entreprise ; d’autre part, ils ne connaissent ni les rivalités, ni les jalousies communes parmi les écrivains : « Quand ils parlent de leurs devanciers, c’est toujours dans les termes du respect et de la piété filiale ; s’il s’agit de leurs collaborateurs, de leurs émules, ils font abnégation d’eux-mêmes et s’empressent de rapporter à ceux-ci le mérite de leur propre travail. Dom Tassin nous fournit un bel exemple de cette conduite toute fraternelle. Dès la fin du premier volume de son 'Traité de diplomatique, ayant à pleurer la mort de dom Toustain, son compagnon littéraire, il lui consacre, à la tête du second volume un pieux éloge dans lequel il lui laisse tout l’honneur de l’ouvrage, et quoiqu’il soit resté seul pour la tâche qu’ils avaient entreprise ensemble, il n’en continue pas moins de mettre dans le titre des volumes suivants cette inscription touchante : par deux religieux bénédictins. La science de ces hommes était encore relevée par la modestie. Leurs noms sont omis dans beaucoup de leurs œuvres. » Préface du Polyptique de l’abbé Irminon, par M. Guérard, Paris, 1844, citation dans E. de Broglie, Mabillon, t. i, p. 30.

Préparation par de fortes études : dès le début tout se trouva réglé pour que, dans les diverses maisons où la réforme fut établie, les sujets fussent préparés de loin à la tâche qui leur serait confiée. Dom Grégoire Tarrisse, le premier supérieur général, y donna tous ses soins. C’est ce que constate dom Tassin : « Persuadé que l’ignorance avait fait de terribles ravages dans les monastères de l’Ordre, il mit toute son application à faire fleurir les sciences dans la congrégation. Il ne se contenta pas d’établir des cours de philosophie et de théologie dans chaque province ; il lit faire une étude particulière de l’Écriture sainte et des langues orientales. Il députa des religieux pour visiter les bibliothèques de l’Ordre, y examiner les manuscrits, et en tirer les vies des saints bénédictins, dont les exemples pouvaient contribuer à la gloire de Dieu, à l’utilité de l’Église au progrès de la Réforme. » Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, p. 53-54 ; on trouve là une citation de dom Mabillon, Aeta SS. O. S. B., prxfutio in 2 am partem sœculi VI, Il appliquait tous les religieux selon leur capacité. En 1648, dom Tarrisse chargea dom Luc d’Achery de rédiger pour le chapitre une lettre programme. Revue Mabillon, t. vi, p. 145. Le fol. 217 de la Collection de Picardie, t. clxiv, ms., en donne une copie qui porte en marge les annotations de dom B. Audebert ; après des avis sur la reconnaissance dont l’ordre est redevable à Dieu pour y avoir suscité des grands saints, on y recommande « d’étudier l’Écriture sainte (que dans ce but chaque religieux ait une Bible en sa cellule), d’apprendre à bien écrire, de s’instruire es humanités, de faire de bonnes lectures, de travailler et l’histoire de l’Ordre et de la congrégation. » Dom Grenier Pierre († 1789) auteur d’un plan d’études, qui nous a conservé ce précieux document, a écrit au dos : « Cette pièce est d’autant plus importante pour la vie de dom Luc d’Achery qu’il y paraît avoir été le fondateur des études dans la congrégation de Saint-Maur. » Dom B. Audebert, l’annotateur du document, présida le chapitre de 1648.

Dans une note annexée par dom Luc d’Achery aux décrets des chapitres généraux, se trouvent des indications pour bien enseigner : ces indications concernent les directeurs et régents des études, les maîtres qui ont charge d’enseigner, et en particulier chaque professeur depuis la 5e classe jusqu’à la rhétorique. Une pièce analogue, qui remonte à l’année 1668, a été publiée par dom Jean-François au t. iv de la Bibliothèque générale des écrivains de l’ordre de Saint-Benoît ; on ne détermine pas par quel chapitre général cette pièce a été approuvée. Le traité des Études monastiques, publié par Mabillon en 1691, donne dans les c. xviii-xxi de la seconde partie, un plan général pour la théologie, non moins nécessaire aux ecclésiastiques qu’aux religieux. Mabillon a soin de déterminer les études propres aux moines : il prescrit une manière d’étudier ; on l’a trouvée si excellente que les étrangers eux-mêmes l’ont adoptée. Il expose de quelle manière et avec quelles dispositions les religieux doivent lire l’Écriture sainte et les Pères ; il leur apprend à profiter de cette lecture. Il ne veut pas qu’ils s’amusent à ces questions inutiles des scolastiques qui ne servent ni à appuyer la foi ni à régler les mœurs ; il blâme le relâchement de la conduite des casuistes et leur principe de probabilité. Dom Tassin, Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, p. 252.

Les études ne pouvaient se faire sans livres ou manuscrits, instruments de travail. Aussi dom Luc d’Achery fut-il chargé de former la bibliothèque de Saint-Germain, et il publia dans la suite, un Catalogue des ouvrages ascétiques ou traités spirituels des Pères et des auteurs modernes dont la lecture est très utile aux religieux, Paris, 1648. En appendice à son traité des Études, Mabillon, de son côté, donna le Catalogue des meilleurs livres avec les meilleures éditions, en vue de composer une bibliothèque ecclésiastique ; les livres y sont classés sous dix chapitres : textes latins, grecs, hébraïques de l’Écriture sainte, avec concordances ; interprètes de l’Écriture ; conciles et droit canonique ; Pères grecs ; Pères latins ; théologie scolastique ; théologie morale ; controversistes ; prédication ; ascétisme (à ce chapitre se rattache le catalogue de d’Achery). Suivent huit autres chapitres concernant les jurisconsultes, les philosophes, les mathématiciens, les historiens sacrés et profanes, les grammairiens, les poètes, les orateurs. En 1653, les supérieurs majeurs firent dresser une liste des livres destinés à former le fond des bibliothèques monastiques. On peut voir dans la Revue Mabillon, t. vi, p. 437, déjà citée, la reproduction de ce catalogue, d’après le manuscrit des Archives nationales, registre L. L. 991, fol. 190-200 : on y trouve en marge le signe h (= habemus), mais on ne peut dire de quel monastère il s’agit.

2o Organisation du travail intellectuel dans la congrégation. — Le mérite propre de dom Grégoire Tarrisse a été de dresser les programmes à l’aide desquels se sont formés des hommes éminents.

Après s’être orné l’esprit et le cœur par l’étude de la sainte Écriture, de la théologie, du droit canonique ; de l’histoire de l’ordre, le bénédictin de Saint-Maur orientait ses recherches vers l’objet le plus en rap port avec ses inclinations, le plus profitable à sa sanctification. Chaque prieur devait discerner parmi ses religieux les plus aptes à recueillir des matériaux, à rédiger des mémoires ; la congrégation tout entière devait coopérer à une œuvre entreprise, et chacun était mis à même de mettre à profit ce que la collectivité avait amassé avant lui. Par les soins du supérieur général, la bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés fut réparée, enrichie, classée ; dom Luc d’Achéry, en dépit de sa maladie, fit ce classement. La sollicitude de dom Tarrisse s’étendit aux bibliothèques des autres monastères ; dans ce dessein il fit dresser des listes d’ouvrages par dom Luc d’Achéry et les envoya aux différents prieurs ; le catalogue en fut imprimé avec l’assentiment du chapitre général de 1618. Bientôt Saint-Germain-des-Prés devint le centre du grand mouvement littéraire de l’époque : tous ceux qui s’occupaient d’érudition y vinrent chercher des conseils ou un appui ; on y discutait les questions controversées, on s’y informait des travaux préparés à Rome ou à Vienne. Le supérieur général fut secondé par des hommes éminents dont il sut s’entourer ; son œuvre fut continuée par ses successeurs immédiats.

Ici encore, dom G. Tarrisse apparaît comme un initiateur : il voulut que les sciences ecclésiastiques fussent en honneur dans la congrégation et donna ses préférences aux travaux d’histoire bénédictine. Ce cadre ne devait pas tarder à s’élargir. En 1631, dans une lettre à dom Ambroise Tarbouriech, prieur de la Daurade, à Toulouse, dom Tarrisse dressait un plan pour l’histoire chronologique de l’ordre. Seize ans plus tard, en 1647, il envoyait à tous les monastères une lettre circulaire ou se trouvent des Mémoires, « en vue d’appliquer ceux de nos confrères jugés capables à faire des recueils et remarques des choses advenues dans le monastère et les lieux circonvoisins, appartenant à l’histoire de l’ordre ». La lettre contient en outre les avis à suivre par celui qui écrira quelques pages, puis la méthode pour la recherche des manuscrits. De là devait sortir le grand ouvrage des Actes des saints de l’Ordre de Saint-Benoît, dont le dessein est exposé dans les Annales bénédictines. On eut ensuite un recueil des monuments relatifs à l’histoire ecclésiastique et monastique : puis l’histoire de chaque monastère en particulier, base du Gallia Christiana. Le service le plus considérable rendu à la religion fut de réviser les ouvrages des Pères grecs et latins sur les anciens manuscrits conservés dans les monastères et les bibliothèques. De plus, on voulut rendre service à l’État en particulier, toutes les fois que le permettaient les obligations de la réforme, ce qui fournit des éléments pour les histoires des provinces.

Ces desseins n’auraient pas été réalisés, si l’on s’était borné à des efforts isolés. Sans doute, l’activité prodigieuse et la rapidité dans le travail d’un Mabillon et d’un Montfaucon donnèrent de merveilleux résultats, mais ces deux hommes en particulier, à la suite de dom Luc d’Achéry, favorisèrent l’éclosion de talents qui s’associèrent et qui, restés isolés, n’eussent presque rien produit. Sous leur influence puissante et douce, l’abbaye de Saint-Germain devint un foyer d’érudition que nos sociétés de savants modernes ne sauraient faire oublier. Non seulement on y mit à profit ce que les religieux des diverses maisons de la congrégation avaient amassé de documents, mais on y rassembla les sujets des divers monastères reconnus les plus aptes pour mener à bonne fin les grandes entreprises. — 1. — C’est ainsi que nous voyons arriver à Saint-Germain en 1664, dom Mabillon, l’une des plus douces et des plus aimables figures du xviie siècle, qui, pendant plus de quarante ans, va donner à l’abbaye tout son lustre. À côté de dom Luc d’Achéry qui acheva sa formation, il rencontra des esprits distingués, comme dom François Lamy, dom Thomas Blampin, dom Jacques Du Frische et d’autres encore, figures de bénédictins à la fois uniformes au premier aspect, diverses cependant quand on apprenait à les connaître à fond. Dans ce petit cercle de travailleurs, Mabillon par son activité personnelle, sa régularité exemplaire, son esprit de suite, entretint le feu sacré. Nous n’avons pas à énumérer ses nombreux travaux signalés ailleurs, art. Mabillon, mais à dire sa douceur, sa modestie dans le succès, son humilité quand l’érudition le met en désaccord avec quelqu’un de ses contemporains (par exemple le P. Papebroch à propos de la Diplomatique), le soin qu’il mit, en mainte circonstance, à modérer le vif et bouillant dom Michel Germain, son dévoué disciple et son fidèle compagnon. Lorsque sa réputation de science et de sûre critique l’eut mis en rapport avec les érudits de l’Europe entière, Mabillon se mit de bonne grâce au service de ceux qui le consultaient ; il est presque impossible de s’expliquer comment il a pu écrire à tant de gens sur des sujets variés, tout en continuant des travaux d’érudition qui réclamaient un patient labeur. Quand il lui fallut quitter sa cellule et entreprendre des courses pour recueillir, dans les bibliothèques, les matériaux nécessaires aux grandes entreprises littéraires de la congrégation, ce solitaire demeura toujours calme et doux, le plus actif au travail, le copiste infatigable, l’érudit au coup d’œil prompt et perspicace, parlant peu, ne se faisant jamais valoir. Il fut toujours l’enfant soumis à l’autorité de l’Église ; dom Ruinart qui fut, après la mort de dom Michel Germain, le compagnon dévoué de ses dernières années, dit en parlant de la dernière préface écrite par Mabillon pour le t. iv des Annales bénédictines : « C’est comme le suprême acte de foi de l’écrivain, plus que jamais attaché à l’Église. Ce pieux solitaire, qui avait remué plus de documents que personne et avait enseigné à sa génération l’art de distinguer ceux qui étaient vrais de ceux qui n’étaient que des falsifications, croyait fermement, avec cet instinct supérieur des gens de génie, que c’est grandir la science que de la consacrer à Dieu. » Ce qui entoure sa personne comme d’un reflet de véritable grandeur, c’est la persévérance et l’ardeur du plus rude travail de l’esprit mises au service de la défense des idées morales les plus élevées.

D’une activité personnelle vraiment prodigieuse qu’il conserva jusqu’à la fin de sa vie, Mabillon ne se fit pas faute de faire appel à la collaboration de ses frères. Il fut l’âme de ce foyer intellectuel qu’était l’abbaye de Saint-Germain et, par son exemple, entretint l’émulation chez ses confrères. Dom Estiennot, qui passa des années à Rome, fut pour Mabillon un actif pourvoyeur des documents dont celui-ci avait besoin.

Entre tous ces travailleurs régnait la plus grande charité quand il s’agissait de se prêter un mutuel concours pour mener à bien une œuvre entreprise. D’ordinaire on les voyait associés deux ou trois ensemble pour un même travail ; bien qu’avec des caractères différents et des tendances souvent opposées, ils mettaient en commun leurs lumières, préparés qu’ils étaient à faire abstraction d’eux-mêmes par une sérieuse formation intellectuelle et le respect de la discipline régulière.

2. — L’influence, exercée par Mabillon à Saint-Germain-des-Prés, va se continuer durant la première moitié du xviiie siècle par les soins de dom Bernard de Montfaucon (1655-1742). Dans ce bénédictin, devenu, à son tour, la gloire de l’érudition française, nous retrouvons un travailleur actif et infatigable, cf. art.  Montfaucon, un chef et un maître qui sut découvrir de robustes ouvriers littéraires, les mettre en valeur, les tenir groupés autour de sa personne dans ce groupe qu’on appela, de son vivant, l’Académie des Bernardins.

Maître, Montfaucon le fut par ses qualités de travailleur acharné. Dans un mémoire qu’il rédigeait sur la fin de sa vie, en 1739, il révélait lui-même son secret : « Je ne dois pas omettre, écrivait-il, que trois ou quatre ans avant de partir pour l’Italie (c’est-à-dire vers 1695), je m’étais fort appliqué à l’hébreu, au syriaque et à l’arabe, et que j’employais plusieurs heures du jour à l’étude de ces langues. Je continuais aussi en même temps la lecture des historiens grecs, Hérodote, Thucydide, etc., et des historiens ecclésiastiques, Eusèbe. Socrate, Sozomène, etc. J’employais treize ou quatorze heures par jour à lire et à écrire, comme j’ai toujours fait jusqu’à présent. » Maître, il le fut encore par le don de se faire aimer. Avec sa science profonde, son incroyable facilité de travail, il avait beaucoup d’esprit et beaucoup de cœur. Aimable, vif, gai, aimant à rire, bon et tendre sous des dehors un peu rudes, il avait tout ce qu’il faut pour réunir les hommes autour de soi, leur inspirer ce mélange d’affection et de respect qui achève d’assurer leur dévouement ; il savait vite discerner celui à qui il avait affaire et mesurer sa capacité. Ses défauts mêmes étaient de ceux qui attirent au lieu d’éloigner. D’une modestie que rien ne pouvait troubler, que son savoir même entretenait, parce qu’il en voyait les limites, il aimait à faire briller les autres, fût-ce à ses propres dépens ; il affectionnait surtout les jeunes gens et se mettait à leur disposition avec une inépuisable complaisance.

Ce qui acheva de lui donner une place à part dans l’abbaye de Saint-Germain, ce fut son attitude dans les querelles suscitées par la bulle Unigenitus. Dès le début, il se montra nettement hostile à toute tentative de résistance à la cour romaine. Autrefois, à Rome même, il avait été le plus chaud défenseur de l’édition bénédictine des œuvres de saint Augustin ; mais il ne se plaisait point aux querelles théologiques : il avait à la fois un trop grand esprit, un cœur trop droit, pour se laisser prendre aux subtilités jansénistes. Au lieu d’adhérer à l’appel de la bulle comme beaucoup de ses confrères, il accepta purement et simplement les décisions pontificales. Bien plus, il s’efforça de détourner de l’appel ceux qui l’entouraient ; à ce point de vue, ses efforts eurent d’heureux résultats et le parti janséniste s’en montra fort irrité. En 1720 après l’élection, comme supérieur général, de dom Denys de Sainte-Marthe, qui avait été appelant, Montfaucon, pour rassurer Rome, écrivit au cardinal Paolucci : « Je prends sur moi d’affirmer que le P. de Sainte-Marthe fera tout au monde pour se concilier les bonnes grâces du souverain pontife et s’efforcera d’amener tous les membres de notre congrégation à lui obéir. Et, chose digne de remarque, dans ces agitations, aucun écrit, pas même le plus petit, n’est sorti de notre congrégation où cependant les écrivains ne font pas défaut. » Rome garda le silence, dom de Sainte-Marthe, l’année même où il fut élu, révoqua son appel, employa tout son crédit à ramener ses religieux à la soumission, Montfaucon l’aida de son mieux. Tout en se prononçant ainsi pour la bulle, Montfaucon avait soin de ne s’engager dans aucune polémique personnelle ; uniquement occupé à ses travaux d’érudit, il s’y tenait enfermé à dessein et n’en sortait pas. Il était homme à imposer silence aux imprudents qui eussent voulu introduire dans les réunions de ses disciples, les discussions irritantes sur les querelles religieuses du moment. S’il n’eut pas la piété douce et humble qui s’alliait si bien chez Mabillon au savoir le plus émanent, Montfaucon était un ponctuel observateur de sa règle, attentif à se faire éveiller le matin pour l’assistance à l’office.

Dans le groupement des religieux qui se fit autour de lui, on vit des religieux aux caractères fort différents, aux opinions bien tranchées, à la physionomie nettement marquée, allant parfois jusqu’à la bizarrerie ; vu l’influence du maître, tout cela ne nuisit en rien à l’œuvre de ces travailleurs qui savaient faire abnégation de leurs idées personnelles. Ainsi nous apparaissent parmi les principaux : dom Martin Bouquet, travailleur acharné, capable de mener à bien, à force de patience, les œuvres les plus longues et les plus ardues ; janséniste obstiné, appelant et réappelant, il ne voulut jamais recevoir la bulle ; dom Jacques Martin offrant avec le précédent le plus complet contraste : ce fut l’un des plus originaux écrivains de l’abbaye, préoccupé des origines de la France, et avec cela hébraïsant distingué. Excellent homme et religieux fervent, il se prononçait avec passion en faveur de la bulle Unigenitus et était l’ami des jésuites ; dom Simon Mopinot, entré chez les bénédictins plus encore par goût du cloître que par amour de l’étude, était un latiniste distingué ; sa préface à la publication de dom Coustant sur les Lettres des papes fit l’admiration des connaisseurs ; dom Claude de Vic et dom Joseph Vaissette, deux bernardins à la physionomie bien caractérisée, s’illustrèrent par la publication de l’Histoire de Languedoc.

L’union de ces deux noms nous amène à faire cette remarque, une fois pour toutes : l’usage chez les bénédictins d’avoir un compagnon d’études, un ami du cœur, un aide dans le travail, devint plus fréquent au cours du xviiie siècle. On se mettait ainsi par petits groupes de deux ou de trois ensemble, on poursuivait en commun les mêmes études ; souvent même l’union était si complète que, l’humilité aidant, tout nom propre disparaissait sur le fruit des efforts mis en commun. Et cela, nonobstant des idées tout opposées : ainsi dom de Vic et dom Vaissette avaient un caractère fort dissemblable, le premier habile diplomate, ne s’effrayait pas de la plus rude besogne, le second pieux et zélé se tenait en dehors des querelles de l’époque bien qu’il fût ardent janséniste ; il se soumit néanmoins avant de mourir.

Dom Charles de la Rue et dom Vincent Thuillier, tous deux pleins d’entrain, plus jeunes et plus animés que les autres, apportaient de la gaieté dans le cercle des bernardins : le premier fut le disciple chéri de Montfaucon, le rival de son maître pour la connaissance du grec ; le second fut célèbre surtout par la part active qu’il prit aux controverses théologiques du moment ; d’abord appelant janséniste, il changea sous l’influence de Montfaucon, révoqua son appel avec éclat et s’attira la haine du parti. Dom Bernard lui-même, tout grave qu’il fût, applaudissait à l’entrain qu’ils mettaient dans la petite société. Dom Guillaume Leseur complétait le très aimable groupe ; dom Lobineau, l’historien de la Bretagne, était un intraitable érudit, n’aimant que le travail et dans le travail la vérité historique : à l’abbaye, on l’avait surnommé le Père scrupuleux, parce que rien n’avait pu le décider à joindre à son ouvrage un mémoire tendant à rétablir l’existence d’un fabuleux roi de Bretagne, Conan Mériadec, dont les Rohan prétendaient tirer leur origine.

On ne peut que mentionner ici rapidement, parmi les autre Bernardins, dom Pierre Guarin, qui rédigea deux grammaires hébraïques et un dictionnaire hébreu-latin ; dom Joseph Doussot, actif et modeste collaborateur de Montfaucon ; dom Félix Hodin, continuateur du Gallia Christiana ; le vieux dom Martène, étonnant de travail jusque dans la plus extrême vieillesse, avec dom Ursin Durand son compagnon, janséniste avoué ; dom Maur Dantine et dom Prudent Maran, deux érudits de grand talent, également jansénistes ; dom Louis La Taste, le plus redoutable adversaire du parti. Cette réunion de bénédictins s’inspirait toujours de l’exemple des devanciers pour le goût et la passion même de l’érudition ; cependant, au xviiie siècle, la liberté d’esprit était devenue plus grande, les querelles religieuses jetaient parmi ces savants la division qui, à la longue, leur deviendrait funeste.

Jusqu’à la fin de sa vie, Montfaucon demeura le centre de la docte Académie et maintint la cohésion de ses éléments : sa réputation incontestée de grand savant, d’homme d’esprit, d’excellent religieux, le plaçait au-dessus des querelles sans cesse renaissantes du jansénisme ; les tenants des anciennes traditions bénédictines continuèrent à se grouper autour de lui. De nouveaux visages vinrent remplacer les disparus : les uns, comme Doussot, Le Maître, Faverolles étaient les modestes coopérateurs de dom Bernard, les autres continuaient les grandes entreprises littéraires de la congrégation ou cherchaient à ouvrir des voies nouvelles à l’érudition française. Dans cette dernière catégorie se placent un Jean Raverdy, le plus habile homme de la congrégation pour déchiffrer et collationner les manuscrits ; un dom Joseph Caffiaux, préparant pendant de longues années un ouvrage sur les généalogies des vieilles familles françaises, un dom Jean Hervin, « doux et aimable, à l’esprit si orné et si juste que plusieurs de nos pères le consultaient et lui donnaient même leurs ouvrages à examiner avant de les envoyer à l’impression », est-il dit, de lui dans le Nécrologe de Saint-Germain-des-Prés, Bibliothèque Nationale, fonds français, 16 861, fol. 187. Ce bénédictin a composé lui-même plusieurs ouvrages auxquels, par humilité, il n’a point voulu mettre son nom. Il a travaillé à la collection des Conciles de France, dont il y avait près de six volumes à mettre au jour quand on le chargea de la bibliothèque après la mort de dom Lemerault. Il aimait tellement l’étude qu’on ne le trouvait jamais sans un livre à la main. Nous serions entraînés bien loin si nous voulions parler ici des travaux de dom Grenier sur la Picardie, de Guillaume du Plessis sur la ville et les évêques de Meaux, de dom Tassin et dom Toustain sur la diplomatique.

IV. Travaux des mauristes. — Les mauristes, au point de départ de leurs travaux, ne semblent pas avoir eu un plan aussi vaste que celui qui fut réalisé par eux dans la suite.

L’objet primitif fut de faire connaître les grandeurs passées de l’ordre bénédictin, ce qui nous a valu la publication des Acta Sanctorum ordinis sancti Benedicti (1668-1701), conçue par Luc d’Achéry, dirigée par Mabillon, continuée par Ruinart. Elle s’arrête au xiie siècle : la suite en manuscrit est à la Bibliothèque nationale, fonds de Saint-Germain. « Tout y est à louer, écrit A. Mobilier, Les sources de l’histoire de France : Introduction générale, n. 233, la correction des textes, l’excellence des notes, l’ampleur et la science des savantes dissertations ; rarement la critique de Mabillon et de ses collaborateurs a été en défaut. » À côté de cette œuvre monumentale, il y a les Annales ordinis sancti Benedicti, excellente histoire critique de l’institut bénédictin ; des publications de textes comme les Vetera analecta, les Itinera d’Italie et d’Allemagne ; les Acta martyrum sincera de T. Ruinart, recueil des textes hagiographiques de la primitive Église.

Vint ensuite la grande entreprise des éditions patristiques. Comme nous l’avons fait remarquer dans l’aperçu historique, l’élan, dans cette direction, fut donné principalement par dom Vincent Marsolle, quatrième supérieur général de la congrégation ; désireux d’occuper utilement ses religieux, il voulut leur faire réviser les ouvrages des Pères de l’Église, il favorisa l’édition des œuvres de saint Augustin à laquelle il s’était montré d’abord opposé ; il prit ensuite l’initiative de faire éditer saint Ambroise, etc., conçut la première idée du Monasticon gallicanum de dom Michel Germain, puis d’une grande Bibliothèque des Pères. Il rédigea un programme de cette œuvre à laquelle devaient prendre part les diverses provinces : il veilla cependant à ce que le travail ne portât atteinte ni à la célébration de l’office divin, ni à l’observance régulière. Ses trois successeurs immédiats formés à son école entrèrent pleinement dans ses vues. Dom Arnoul de Loo (1711-1713) parut un moment moins bien disposé à l’égard des savants qui séjournaient à Saint-Germain ; mais, après lui, dom Charles de l’Hostallerie encouragea les hommes d’étude, malgré tous les ennuis que lui causa l’affaire du jansénisme ; il songea à faire composer une histoire monastique, et, si ce projet n’aboutit pas, il fit éclore plus tard des ouvrages analogues. Nombreux furent les ouvrages composés durant son généralat (de 1714 à 1720) ; dom P. Denis a relevé la liste des principaux. Revue Mabillon, t. v, p. 452-457. Entre temps dom Mabillon fut amené à formuler les règles d’une science nouvelle : La Diplomatique. Puis sur le terrain de l’Histoire, on conçut le dessein de donner l’Histoire littéraire de la France, l’Art de vérifier les dates, le Gallia christiana, le Recueil des historiens de France, etc., de ces entreprises la première et la dernière seront continuées après la Révolution.

En 1762, à l’époque où l’agitation régnait au sein de la congrégation de Saint-Maur, on vit le supérieur général, dom Marie-Joseph Delrue, offrir au roi les services de ses religieux pour les Recherches historiques exposées dans le plan des travaux littéraires ordonnés par sa Majesté.

Dans cette énumération rapide, nous n’avons pas signalé les écrits concernant la théologie et le droit canonique, la liturgie, l’ascétisme : et cependant les travaux en ces diverses branches occupent une place respectable dans l’œuvre des mauristes, comme on va le voir. Le plus simple serait maintenant de renvoyer aux sources dont les principales sont : dom Tassin, Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, ordre de saint Benoît, in-4o, Bruxelles Paris, 1770 ; U. Robert, Supplément à l’histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, in-4o, Paris, 1881 ; Ch. de Lama, Bibliothèque des écrivains de la congrégation de Saint-Maur, in-8o, Paris, 1882 ; U. Berlière, Nouveau supplément à l’histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur : Notes de Henry Wilhelm, t. i, A-L., in-8o, Paris, 1908. Ce dernier est malheureusement inachevé. Ces divers ouvrages se complètent l’un l’autre et renseignent même sur la correspondance et les travaux restés manuscrits. Nous ne pouvons les suivre ; mais, comme en dehors des mauristes qui ont une notice spéciale dans ce Dictionnaire, il s’en trouve un grand nombre d’autres qui ont travaillé, soit sur la théologie, soit sur les sciences auxiliaires de la théologie, nous ferons ici des uns et des autres une mention rapide, en les groupant sous les titres généraux qui suivent.

Écriture sainte ; patrologie ; théologie dogmatique, morale et droit canonique ; ascétisme chrétien et monastique ; histoire ecclésiastique ; liturgie et vie des saints. Il y aura forcément des répétitions de noms, car beaucoup de nos mauristes ont produit des œuvres dans ces diverses branches, et l’on en trouve plusieurs groupés autour d’une même œuvre sous la direction d’un chef ; on n’en verra que mieux de quelle activité étaient capables ces ouvriers.

1o Écriture sainte. — L’œuvre scripturaire sera exposée plus sommairement, ayant sa place au