Dictionnaire de théologie catholique/RÉDEMPTION II. Genèse de la foi catholique 4. Tradition patristique : Essais de construction doctrinale

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 13.2 : QUADRATUS - ROSMINIp. 262-264).

IV. Tradition patristique : Essais de construction doctrinale. —

Bien que la sotériologie des Pères soit aussi peu systématisée que possible, quelques vues générales plus ou moins constantes et consistantes ne laissent pas de s’y faire jour, qui tendent à dessiner — et d’une certaine façon raisonner — l'économie chrétienne de la rédemption. Théories dont la critique de gauche exploite à l’envi l’indigence ou la diversité. Chacune doit être examinée à part et, sur le plan spéculatif où elle se meut, jugée tant d’après ses qualités propres qu’au regard du mystère qu’il s’agissait d'élucider.

Thème de la divinisation.

Liée à tout l’ensemble de nos destinées surnaturelles qu’elle a pour but

de rétablir, l'œuvre du Christ a, de ce chef, souvent pris place dans cette mystique platonisante de la divinisation dont saint Pierre s’inspirait déjà, il Petr., i,

4, pour les résumer. D’où ce que les historiens protestants, à la suite de Ritschl, appellent volontiers la « théorie physique » de la rédemption, qui caractérise surtout la pensée des Pères grecs.

1. Esquisse.

Partant de cette idée que l’essence du bonheur primitif de l’homme consistait en une participation au privilège divin de l’immortalité, ce qui amène logiquement à concentrer le malheur de notre déchéance dans le fait global de la mort, on arrive à définir l'élément principal du salut par l’oïxovouia qui nous délivre de celle-ci pour nous restituer cellelà. Le rôle prépondérant appartient, dès lors, au mystère de L’incarnation, grâce auquel le Logos divinise notre nature par son union hypostatique avec elle et détruit notre mort en nous associant à sa propre résurrection.

Tel est le schème spécialement développé par saint Athanase, voir t. i, col. 2169-2170, dans son Dr incarnatione Verbi, 3-8 et 41, P. G., I. xxv, col. 101-109 et 173-176, ainsi que par saint Grégoire de Nysse dans sa Grande catéchèse, 5-16, P. G., t. xlv, col. 211-.">2. Il a ses racines lointaines dans la doctrine du quatrième évangile, dont saint Iréuée tirait déjà parti, Cont. hær., V, i, 1, P. G., t. vu. col. 1121 ; cf. III, xviii, 1-3, col. 932-931, et se retrouve ensuite, sous une forme plus ou moins appuyée, tant chez les Grecs, comme Cyrille de Jérusalem, Cal., xii, 1-8, P. G., t. xxxiii, col. 728-735, ou Grégoire de Nazianze, Or., xxx, t ici 21. P. G., t. xxxvi, col. 1(19 et 132, que, SUrtOUl a l’occasion de la controverse nestorienne, chez les Latins. Voir

5. Léon le Grand, Serm., xxii, 5 et xxv, " », P. L., (. liv, col. 198 et 211 ; Epist., xxviii, 2, ibid., col. 759. Thème qui tout à la fois pouvait orchestrer la théologie de la divinisation humaine et servait à résoudre le problème rationnel du pourquoi de l’incarnation.

2. Portée.

Il y a là une ébauche déjà très poussée de notre dogmatique de l'étal surnaturel, mais qui ne saurait constituer une brèche dans la tradition sotériologique de l’Eglise que dans la mesure où elle présenterait un cara/tère exclusif. Or la mort du Christ y est expressément incorporée par Athanase, ainsi qu’on le verra bientôt ci-après, col. 1941, comme compensation de celle que Dieu se devait de nous infliger, et Crégoire de Nysse, dans le reste de ses ouvrages, ne manque pas de lui appliquer les catégories pauliniennes du sacrifice expiatoire. Voir Cont. Eunom., vi, xi, xii, P. G., t. xlv, col. 717, 729, 860 et 888-889. A plus forte raison en est-il de même chez les auteurs qui ne touchent à cet aspect du salut qu’en passant.

Pourquoi voudrait-on opposer ce qui ne s’opposait pas ? En elle-même, la mystique de l’incarnation n’a rien qui soit de nature à compromettre le rôle proprement rédempteur de la croix. Tout au plus a-t-elle pu, chez les anciens comme encore chez quelques théologiens modernes, en former la toile de fond.

2° Thème des « droits » du démon. — Dans les perspectives de la révélation chrétienne, où la lutte entre le bien et le mal domine tout le drame de la vie humaine, il est normal que le salut se concrétise dans le fait de passer de potestate Salanæ ad Deum. Act., xxvi, 18. Un certain rapport avec le démon est, de ce chef, inhérent à l'œuvre du Rédempteur. Cf. Col., i, 13 ; Joa., xii, 31 ; xiv, 30 ; I Joa., iii, 8. Sur ce thème, où l’on devine, au demeurant, combien l’imagination pouvait aisément trouver son compte, une sotériologie plus ou moins oratoire allait se constituer, dans la bizarrerie de laquelle, à condition d’en brouiller et forcer à plaisir les contours, la critique adverse a trouvé son terrain d'élection. Il suffît, pour tout mettre au point, de distinguer, à la lumière des textes, les époques et les concepts. Voir Le dogme de la rédemption. Essai d'étude historique, p. 373-445.

1. Idées : Hachai ? — Rien n’est plus courant que d’imputer aux Pères de l’ancienne Église, en bloc et sans débat, la théorie mythique de la rançon. Mais, à l'épreuve, ce postulat se révèle à peu près dénué de tout fondement.

Il est clair qu’on doit tout d’abord exclure du dossier les textes où le terme « racheter » et autres de même famille ne dépassent pas la ligne de l’analogie scripturaire pour dire le fait de notre délivrance. Quant à l’idée grossière d’un rachat littéral à Satan dont le sang du Christ serait le prix, c’est à peine si l’on peut en surprendre la trace verbale dans Origène, In Malth., xvi, 8, P. G., t. xiii, col. 1307-1400 ; Grégoire de Nysse, Or. cat. magna, 22-24, P. G., t. xlv, col. 60-65 ; Basile, In Ps. xlvui, 3, P. G., t. xxix, col. 437 ; Ambroise, Epis !., lxxii, 8-9, P. L., t. xvi (édition de 1866), col. 1299-1300 ; Jérôme, In Eph., I (i, 7), P. L., t. xxvi (édition de 1866), col. 480-481. Or ce dernier n’est qu’un simple rapporteur. Quant aux autres, sauf peut-être saint Ambroise, l’analyse du contexte permet de ramener ces passages à de simples métaphores pour signifier les conditions onéreuses dans lesquelles le Christ voulut nous sauver. Preuves dans Le dogme de la rédemption. Éludes critiques et documents, p. 146-240. Ici même, voir Origène, t. xi, col. 1543.

En tout cas, cette conception telle quelle est clairement écartée par Adamantius, De recta in Deum fide, I, P. G., t. xi, col. 1756-1757 ; Grégoire de Nazianze, Or., xlv, 22, P. G., t. xxxvi, col. 653 ; Jean Damascène, De orlh. fide, iii, 27, P. G., t. xciv, col. 1096. Alors même qu’elle ne se réduirait pas à une question de mots, la théorie de la rançon n’aurait donc, par rapport à l’ensemble de la tradition des premiers siècles, que la portée d’un phénomène accidentel. Le prétendu marché qu’on y ajoute parfois n’est qu’une imputation gratuite dont aucun texte ne garantit le bien fondé. Voir Le dogme de la rédemption chez saint Augustin, 3e éd., appendice x, p. 373-391. Il n’y a donc pas lieu de retenir à la charge de l’ancienne Église le dualisme dont si volontiers la critique adverse lui fait grief.

2. Idées : A bus de pouvoir et revanche. — Ce qui caractérise à cet égard la sotériologic patrlstique, c’est la théorie, très déterminée mais toute différente, de l’abus de pouvoir.

Elle n’est pas entièrement Inconnue des Grecs. Voir S. Jean Chr soslomo, / ; / Rom., hoin. XIII, 5, P. G., t.LX, col. 511 : Théodore ! (sous le nom de saint Cyrille), De Inc. Dom.. xi, P. G., t. i.xxv, col. 1433-1 136. Mais

elle est surtout propre au monde latin, où elle est esquissée par saint Hilaire, In Ps. lxviii, 8, P. L., t. ix, col. 475, et le Pseudo-Ambroise, In Col., ii, 15, P. L., t. xvii (édition de 1866), col. 455, puis organisée par saint Augustin, De lib. arb., III, x, 29-31, P. L., t. xxxii, col. 12X5-1287, et De Trin., XIII, xii, 16-19, P.L., t. xi.n, col. 1026-1 029. Voir Augustin, (Saint) 1. 1, col. 2371-2372 ; Le dogme de la rédemption chez saint Augustin, p. 101-154 ; Le dogme de la rédemption après saint Augustin, p. 32-44 et 91-103.

Ici le démon apparaît investi d’un certain « droit » sur les pécheurs, mais qui ne signifie pas autre chose que le pouvoir de les châtier qu’il tient de Dieu. En faisant mourir le Christ innocent, il s’est donc rendu coupable d’un attentat, qui lui valut d'être, à son tour, justement puni par la perte de ses captifs. La manifestation de cette justice rétributive ne relève d’ailleurs jamais que de la simple convenance ; mais, à ce titre, elle ne paraît pas indigne de Dieu et sert à motiver l’avènement de son Fils. Voir Le dogme de la rédemption chez saint Augustin, p. 77-100 ; Le dogme de la rédemption après saint Augustin, p. 22-32 et 82-90.

D’autres fois, cette préoccupation de la « justice » aboutit au système de la revanche. Vainqueur de l’homme, notre ennemi, grâce à l’incarnation, fut vaincu par un membre de la famille humaine et n’aurait pu l'être convenablement sans cela. Théorie dont saint Irénée posait déjà le principe, Cont. hær., III, xvin, 7, P. G., t. vii, col. 937, et qui, depuis lors, accompagne souvent la précédente. Ainsi dans Augustin, Enchir., 108, P. L., t. XL, col. 283 ; De Trin., XIII, xvii, 22-xviii, 23, P. L., t. xlii, col. 1032-1033.

Sous leur forme archaïque, ces sortes de « Cur Deus homo populaires » ne tendent qu'à mettre en évidence la sagesse du plan suivi par Dieu.

3. Images. — Maintes fois, la rhétorique aidant, ces diverses conceptions reçoivent la surcharge d’un vêtement Imaginatif qu’il faut savoir en discerner.

Tantôt la rédemption apparaît comme une œuvre de puissance, et l’on assiste alors à un combat singulier, dont les épisodes s’enchaînent depuis la scène de la tentation jusqu’au drame de la croix pour amener l'écrasement final du démon lors de la descente du Christ aux enfers. Voir S. Ambroise, In Ps. XL, 13, P. L., t. xiv (édition de 1866), col. 1124-1125 ; S. Jean Chrysostome, In Col., nom. vi, 3, P. G., t. lxii, col. 340341 ; Théodoret (sous le nom de saint Cyrille), De inc. Dom., 13-15, P. G., t. lxxv, col. 1437-1444 ; S. Césaire d’Arles, Hom. I de Pasch., P. L., t. lxvii, col. 1043.

Plus fréquemment l’attention se porte sur l’habileté qui préside à une économie où la nature humaine dissimule au démon la divinité du Sauveur pour mieux l’exciter à la lutte qui doit lui être fatale, et l’imagination d'évoquer alors les variétés les plus réalistes du piège rédempteur : hameçon, avec Grégoire de Nysse, Or. cal. magna, 24, P. G., t. xlv, col 65, ou Grégoire le Grand, qui le double du lacet, Moral., XXXIII, vi-xx, 12-37, P. L., t. lxxvi, col. 677-698 ; souricière, avec Augustin, Serin., cxxx, 2 ; cxxxiv, 6 ; cclxiii, 1, P. L., t. xxxviii, col. 726, 745, 1210. Au même genre appartient le poison qui oblige notre vainqueur à vomir ses prisonniers une fois qu’il s’est jeté sur l’appât que lui tendait le Christ. Ainsi dans Cyrille de Jérusalem, Cal., xii, 15, P. G., t. xxxiii, col. 741 ; Proclus, Orat., vi, 1 et xiii, 3, P. G., t. lxv, col. 721 et 792.

On peut discuter le goût dont procèdent ces diverses représentations, mais à condition de reconnaître que, ni en droil ni en fait, elles n’ont de lien avec le « droit » que la théologie patristique de la rédemption accorde à Satan, Conçues pour dramatiser la défaile de celui-ci, en faisant ressortir d’une manière pittoresque la responsabilité qui lui revient dans la catastrophe où il va

succomber, elles n’ont rien de commun avec la loi de « justice » que Dieu voulut par ailleurs observer à son égard. Les polémistes qui accusent à l’envi d’immoralité la sotériologie de l’ancienne Église ne peuvent le faire qu’en amalgamant de leur cru, contre toute méthode et toute équité, des éléments disparates que ses représentants n’ont jamais unis.

Thème de la rémission des péchés.

A côté de ces

théories plus ou moins excentriques par rapport à l’essentiel, on oublie, d’ailleurs, trop de voir que la sotériologie patristique en offre d’aussi nettes, souvent chez les mêmes auteurs, où le mystère de la croix est expressément coordonné au principal de ses elTets réparateurs.

1. Expiation pénale.

Pour s’expliquer l’efficacité rédemptrice de la mort du Christ, il était obvie de faire valoir qu’elle acquitte, par voie de substitution, la peine due à nos péchés.

Aussi bien ce thème est-il, dans toute l’antiquité chrétienne, comme une sorte de lieu commun. Difficilement sans doute arriverait-on à trouver un seul Père qui ne l’ait plus ou moins largement traité, soit molu proprio, soit d’après le chapitre lui d’isaïe et les divers textes qui s’en inspirent dans le Nouveau Testament. Voir Lc dogme de la rédemption. Essai d'étude historique, p. 111 (épître à Diognète), 115 (Justin), 132133 (Clément d’Alexandrie), 135-138 (Origène), 168, 173, 175-176 et 183-184 (derniers Pères grecs du ive siècle), 216-217 (Tertullien), 219 (Cyprien), 230, 235-236, 243 et 255-257 (derniers Pères latins).

Quel que soit le prix de ces mentions fugitives, il est encore plus significatif de voir que cette idée fait déjà très souvent l’objet de développements continus. Ainsi dans saint Atbanase, De inc. Yerbi, 6-10, P. G., t. xxv, col. 105-113. au nom de la vérité divine, et dans Kusèbe de Césarée, Dem. ev., i, 10 et x, P. G., t. xxii, col. 84-89 et 716-725, autour du concept d'àvtvJiux ov - ^ °' r encore S.Cyrille d’Alexandrie, De ador. in spir. et ueril., iii, P. G., t. lxviii, col. 293-297.

2. Sacrifice réconcilialeur.

A d’autres c’est la philosophie religieuse éparse dans l'épître aux Hébreux qui inspire une théologie complète du sacrifice dont la croix du Sauveur occupe le sommet.

Dès le iiie siècle, on voit cette doctrine atteindre d’emblée sa plénitude avec Origène, In Num., xxiv, 1, P. G., t.xii, col. 757-758 : …Quoniam peccalum introiit in hune mundum, peccali autem nécessitas propitialionem requiril et propitialio non fit nisi per hostiam, necesse fuit provideri hostiam pro peccato… Scd… unus est agnus qui totius mundi poluit au/erre peccalum ; et ideo cessaverunt celerse hosliæ, quia talis hœc fuit hoslia ut una sola su/Jiccret pro totius mundi salute.

Un peu plus diluée, mais non moins facile à reconnaître pour peu qu’on se donne la peine d’en dégager la trame, elle se retrouve encore à la base de maintes synthèses théologiques chez les grands docteurs du siècle suivant. Ainsi dans Grégoire de Nazianze, Or., xlv, 12-30, P. G., t. xxxvi, col. 640-664 ; Augustin, Enchir., 33-50, P. L., t. xl, col. 248-256. Voir Augustin (Saint), t. i, col. 2368-2370.

3. Bilan de la sotériologie patristique.

Malgré l'état précaire et inachevé de ces constructions sotériologiques, il n’en faut pas davantage pour se rendre compte que la foi au mystère de la rédemption commençait, dès le temps des Pères, à s’organiser en une doctrine cohérente dont les grandes lignes sont encore celles de maintenant.

Plus superficiel, le thème de l’expiation n’a guère, en somme, progressé depuis : sous les espèces de la substitution pénale, il indiquait déjà, sans les formuler ex pro/esso, la gravité de nos fautes devant Dieu et le rôle du Christ en vue de leur pleine réparation. Au thème du sacrifice il manqua seulement de franchir

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

la phase oratoire pour poser à vif et résoudre à fond le problème religieux du péché. Du moins a-t-il fourni le canevas de la solution. Voir Le dogme de la rédemption chez saint Augustin, p. 159-178 ; Le dogme de la rédemption après saint Augustin, p. 44-46 et 104-131.

En regard, toujours est-il que le schéma fondé sur les « droits » du démon n’a que la signification d’une « excroissance doctrinale ». A. Grétillat, Essai de théologie systématique, t. iv, p. 283 ; repris dans H. Rashdall, The idea oj alonement in Christian theology, p. 324. Il n’y a que des polémistes aveuglés par le parti pris, comme après bien d’autres J. Turmel, à vouloir la prendre pour le tronc.

Quant à la mystique de la divinisation, rien n’empêche qu’elle ait pu et puisse encore encadrer — d’aucuns diraient élargir — la doctrine relative à la mort propitiatoire du Christ. Tout au plus risquait-elle d’en amortir le relief. Et c’est ce qui finit par arriver à la tradition grecque, telle qu’elle est résumée par saint Jean Damascène, De orth. fide, iii, 25-27 et iv, 4, 11, 13, P. G., t. xerv, col. 1093-1096 et 1108, 1129, 1136-1137, au lieu qu’en s’attachant, avec saint Grégoire, Moral., XVII, xxx. 46, P. J… t. Lxxvi, 32-33, à la dogmatique traditionnelle du sacrifice, même sans beaucoup l’approfondir, l’Occident restait sur le chemin qui devait le mener au but.