Dictionnaire de théologie catholique/SAINT-SIMON ET SAINT-SIMONISME

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J. Tonneau
Letouzey et Ané ( Tome 14.1 : ROSNY - SCHNEIDERp. 392-407).

SAINT-SIMON ET SAINT-SIMONISME.I. Saint-Simon. II. La famille Saint-Simonienne (col. 786). — I. Saint-Simon. — 1° L’énigme de Saint-Simon. — Presque inconnu de son vivant, Saint-Simon dut sa célébrité posthume aux saint-simoniens. De ce fait, l’histoire de sa vie et de sa pensée se heurte à une difficulté spéciale.

Ce n’est pas que la documentation fasse défaut : le maître avait laissé trois récits autobiographiques : 1. Histoire de ma vie, en tête des Lettres au Bureau des longitudes (1808), que l’on trouvera au t. xv des Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, publiées en quarante-sept volumes chez Dentu, de 1865 à 1867 ; 2. un morceau sans titre, écrit en 1809 et imprimé dans le même volume des Œuvres ; 3. Ma vie, fragment du Mémoire introductif de M. de Saint-Simon sur sa contestation avec M. de Redern, Alençon, 1812, dont M. Gouhier a publié les passages les plus importants dans la Jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme. II. Saint-Simon jusqu’à la Restauration, Vrin, 1936, Notes et documents, t. ii, p. 352-355. Du reste Saint-Simon n’avait pas dédaigné de semer dans ses ouvrages les plus divers de nombreuses allusions autobiographiques.

Mais ces récits et ces allusions obéissaient chez lui, consciemment ou non, à l’instinct constructeur de son imagination et de sa mémoire. Les événements passés s’enrôlaient sous sa plume au service des tâches et des luttes présentes ; ils se chargeaient d’intentions rétrospectives, ils s’organisaient logiquement, créant après coup à l’auteur une figure et une carrière éclairées et unifiées par un grand et constant dessein.

Il faut aussi apporter quelque circonspection à la lecture des biographies de Saint-Simon dues aux saint-simoniens : la plus sûre, Saint-Simon, sa vie et ses travaux, Guillaumin, 1857, écrite par G. Hubbard sous les yeux d’Olinde Rodrigues, tourne volontiers au panégyrique. Pour une raison inverse mais non moins forte, on doit se méfier des écrits émanant d’adversaires comme l’Auguste Comte de la maturité, comme Fourier, de Lépine ou Louis Reybaud.

Les difficultés ne sont pas moindres en ce qui concerne les doctrines propres de Saint-Simon. Ses écrits nombreux agitent beaucoup d’idées, souvent attirantes et profondes ; mais il n’a jamais su composer un livre, développer sa pensée avec ordre ; il fut un merveilleux excitateur mais jamais il ne réussit à s’entourer de véritables disciples. À l’heure où il les rencontrait enfin, il disparut et c’est sur sa tombe qu’un groupe de jeunes gens se réunit, le reconnut pour maître : l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon est leur œuvre propre et originale. Dans leur ferveur et dans leur sincère désintéressement, les saint-simoniens ne songèrent pas un instant à se glorifier de leurs travaux ; ils en attribuèrent le mérite à Saint-Simon, « ils lui firent hommage de toute leur raison et de toute leur folie ». S. Charléty, Histoire du saint-simonisme, 1931. p. 1.

Il faut noter enfin que Saint-Simon se trouva mêlé, non seulement au saint-simonisme, mais à plusieurs courants de pensée qui traversèrent le xixe siècle et dont certains persistent aujourd’hui. Il y a donc plusieurs images de Saint-Simon cultivées dans différentes familles d’esprit : le Saint-Simon prophète de la science positive, le Saint-Simon précurseur du pacifisme international, le Saint-Simon héraut de l’industrialisme, le Saint-Simon fondateur du socialisme, voire le Saint-Simon apôtre d’un évangile nouveau, d’une religion humanitaire et laïque.

Célébré en 1925, le centenaire de la mort de Saint-Simon fut l’occasion de plusieurs travaux qui montrent bien l’intérêt persistant suscité par cette figure énigmatique et complexe. Depuis cette date, les ouvrages de M. Gouhier et de M. S. Charléty ont pu tenir compte de toutes ces recherches et méritent d’être considérés dès maintenant comme classiques et indispensables : le premier en ce qui concerne la vie et la pensée de Saint-Simon jusqu’en 1814 ; le second en ce qui concerne le saint-simonisme (1825-1864). L’intervalle de 1814-1825 est, pour l’historien, la période la plus confuse, celle des « secrétaires » de Saint-Simon : Augustin Thierry (1814-1817) et surtout Auguste Comte (1817-1824). On compte beaucoup sur le dernier tome, actuellement en préparation, de la Jeunesse d’Auguste Comte, par M. H. Gouhier, pour projeter quelque lumière sur l’histoire de ces années.

La vie de Saint-Simon. — C’est en 1760 et à Paris que naquit Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon. Par sa famille il est Picard ; il est petit cousin du duc de Saint-Simon. Il aura toujours le sens de la grandeur et les anecdotes, difficilement contrôlables, qu’il rapportera touchant ses années d’enfance, mettent toutes en lumière cette passion naturelle de la noblesse et de la gloire. Il est infiniment probable que sa première formation intellectuelle fut médiocre. Mais cet original semble avoir été fort curieux de ce qui s’apprend par la vie, par la conversation, par l’expérience et les voyages. De dix-neuf à vingt-trois ans, il participe comme capitaine, puis comme aide-major général, à l’expédition d’Amérique. Il se bat très bien sans aucun doute. Mais il semble surtout s’intéresser aux affaires, et d’abord aux entreprises d’envergure, telle une communication entre les deux océans Atlantique et Pacifique. Rentré d’Amérique en 1783, Saint-Simon est, le 1er janvier 1784, nommé mestre de camp au régiment d’Aquitaine caserne à Mézières. Afin de fuir la vie de garnison, il part en 1785 pour la Hollande ; il dit avoir médité une expédition franco-hollandaise contre les colonies de l’Inde appartenant aux Anglais. Le marquis de Vérac était ambassadeur à La Haye depuis le 4 janvier 1783 ; Vergennes prit un instant en considération un projet d’expédition franco-hollandaise contre les Indes anglaises, mais il s’en détourna dès que l’on fut rassuré sur les intentions pacifiques de l’Angleterre.

En Espagne, il rencontra le comte de Cabarrus, financier entreprenant. Mais bientôt, c’était en France la Révolution. Saint-Simon, dès l’automne de 1789, est de retour à Falvy, district de Péronne. Il est avec les patriotes, renonce à ses titres, change de nom. Le comte de Saint-Simon s’appelle désormais le citoyen Claude-Henri Bonhomme. Il considérera plus tard cette période troublée comme une expérience instructive et il se verra rétrospectivement dans l’attitude du philosophe, recueillant un précieux butin d’observations inédites et préparant les constructions futures. En fait, on le voit bien jouer un certain rôle local : il préside l’assemblée électorale de Falvy ; il prend une part active à l’assemblée primaire de Marchélepot ; il se pose en démagogue, en militant. Mais bientôt, il s’intéresse à d’autres entreprises : il spécule en grand sur les biens nationaux mis en vente par l’Assemblée. N’ayant pas de capitaux, il trouve des associés, notamment son ami, M. de Redern, ministre de Prusse en Angleterre. Arrêté le 29 brumaire an II (19 novembre 1793) pour des raisons obscures et peut-être par erreur, le citoyen Bonhomme est relâché le Il fructidor an II (28 août 1794). Ses affaires de spéculation foncière n’avaient pas souffert de son emprisonnement ; elles se développèrent par la suite et s’étendirent aux immeubles urbains ; le philosophe s’intéressa aussi à diverses entreprises industrielles et commerciales. Ce fut pour un temps l’opulence ; plus tard, aux yeux du réformateur, ç’aura été un spectacle magnifique, un inépuisable champ d’expériences concrètes. En dépit des gages qu’il a donnés à la Révolution, le ci-devant comte de Saint-Simon demeura suspect aux purs de l’extrême-gauche. Quelques feuilles répandirent le bruit de son arrestation et essayèrent du chantage. C’est l’amitié de Barras, semble-t-il, qui couvrit les agissements de notre philosophe brasseur d’affaires. Avec la richesse, dans cette, atmosphère du Directoire, les plaisirs et les femmes agrémentent ces quelques années de vie facile et dorée, exceptionnelles dans la carrière de Saint-Simon. Mais voici que son associé, M. de Redern, revenu en 1797 à Paris, s’inquiète de la tournure que prennent leurs affaires ; les dépenses personnelles de Saint-Simon, mises au compte de l’association comme frais nécessaires de représentation, ses placements aventureux, ses entreprises industrielles à rendement hypothétique, son inaptitude à toute administration sérieuse, décident M. de Redern à liquider la société. Le partage, après maintes discussions longues et épineuses sera opéré en août 1799. Mais, dès l’automne 1797, dès que lui est ôtée la direction de l’affaire, l’esprit de Saint-Simon entre en effervescence ; il déborde de vues profondes et lointaines : il rêve d’une maison de commerce et de banque comme on n’en aura jamais vu au monde, il décide de refaire son éducation dans une solitude champêtre, il propose un nouveau système de morale lié au lancement d’une nouvelle et gigantesque combinaison financière. Quelque dix ans plus tard, Saint-Simon revenant sur les événements de cette période y verra le point de départ d’une vie nouvelle, consacrée à la science. L’année 1798 est une « année tournante ».

La défection de M. de Redern qui n’entendait pas de même façon la philosophie, ne découragea pas Saint-Simon. Avec les 150 000 francs qu’il retirait du partage, il se mit donc, non loin de la quarantaine, à réaliser son grand dessein : « Je conçus le projet de frayer une nouvelle carrière à l’intelligence humaine. La carrière physico-politique. » Un apprentissage était indispensable. Saint-Simon imagina de fréquenter les plus illustres savants de l’époque. Il habita trois ans en face de l’École polytechnique, se liant avec plusieurs professeurs de cette école, pour se mettre

« au courant des connaissances acquises sur la physique

des corps bruts ». Puis, il s’initia à la biologie : « Je m’éloignai de l’École Polytechnique en 1801 ; je m’établis près de l’École de médecine. J’entrai en rapports avec les physiologistes. Je ne les quittai qu’après avoir pris connaissance exacte de leurs idées générales sur la physique des corps organisés. » Il n’hésita pas à se marier, pour faciliter, dit-il, cet apprentissage. Il épousa donc le 7 août 1801, Mlle Sophie Goury de Champgrand, maîtresse de maison accomplie, qui recevait avec beaucoup de grâce et d’esprit, mais le divorce fut prononcé dès le 24 juin 1802 ; il semble que la jeune femme voulait de moins en moins comprendre et partager la mission scientifique de son mari et communiait difficilement à son enthousiasme. Saint-Simon aurait eu alors l’idée d’épouser Mme de Staël, devenue libre en 1802 par la mort de son mari. A peine divorcé, il s’en fut à Coppet la rejoindre. Mais les choses en restèrent là.

Cependant quel profit scientifique retira Saint-Simon de ses savantes fréquentations ? Il reste qu’il connut et fréquenta quelques savants : Lagrange, Monge, Berthollet, Cabanis, Bichat. Il se lia surtout avec des jeunes comme Blainville, Burdin, Dupuytren, Prunelle, Siméon Poisson. Plusieurs étaient besogneux ; il les recevait, il les « hébergeait » même et les aidait de ses libéralités dans leurs travaux et leurs premières publications.

Lorsque Saint-Simon, en 1802, ruiné et divorcé, dut renoncer au rôle de mécène, comme il avait dû renoncer à celui de grand affairiste, le découragement ne l’atteignit pas. Le voilà libre, parfaitement libre, en vue de sa grande mission philosophique. A son tour il devra faire appel à la générosité des philanthropes, mais qu’importe ? Son personnage essentiel ne change pas : il ne peut être destiné qu’à un rôle de premier plan et ce sera désormais un rôle purement spirituel. Pendant les années qui lui restent à vivre, Saint-Simon s’attache à construire une vue nouvelle de l’univers et une organisation nouvelle de la société ; en attendant, il vit comme il peut, généralement de façon misérable, et parfois dans un complet dénuement. Il reçoit d’abord quelques secours de ses anciens amis qui se lassent ; il obtient une place de copiste au mont-de-piété ; il accepte pendant quatre ans quelques secours et l’hospitalité de son ancien domestique Diard ; après la mort de celui-ci, il se retourne vainement vers son ancien ami et associé, M. de Redern, que nulle menace, nul chantage, nul attendrissement ne fléchit. Enfin, après la mort de sa mère, un arrangement intervient entre Saint-Simon et sa famille qui consent à lui servir une rente de deux mille francs. Mais tant d’émotions et tant de privations avaient épuisé le philosophe ; coup sur coup, pendant l’hiver de 1812-1813 et l’hiver 1813-1814, une fièvre maligne et une dépression nerveuse le condamnent à se retirer dans une maison de repos. Tout semble fini. Mais notre homme est doué d’une merveilleuse faculté de rebondissement.

En octobre 1814, paraît l’ouvrage : De la réorganisation de la société européenne, signé par « M. le comte de Saint-Simon et par Augustin Thierry, son élève ». La question des secrétaires de Saint-Simon n’a pas fini de diviser les historiens. Il est de fait que Saint-Simon, de 1814 à 1817, ne peut plus être étudié indépendamment d’Augustin Thierry, ni, de 1817 à 1824, c’est-à-dire presque jusqu’à la mort, indépendamment d’Auguste Comte. Notons, en outre, que la période des secrétaires ne révèle pas seulement un Saint-Simon ordonné, méthodique, un Saint-Simon capable de traiter un sujet objectivement, débarrassé de l’obsession maladive de son moi et de ses querelles personnelles ; elle révèle chez lui une orientation nouvelle de la pensée, en ce qu’il n’ambitionne plus d’attacher son nom à une révolution copernicienne de la philosophie générale, mais qu’il se préoccupe désormais de restaurer la société politique. Faut-il attribuer cette orientation à l’influence d’Augustin Thierry, attiré par l’histoire des institutions politiques, et à celle d’Auguste Comte ? Les données nous manqueront toujours, sans doute, pour trancher directement cette question.

D’abord secrétaire et même secrétaire rémunéré pendant quelques mois, A. Comte demeura près de Saint-Simon en qualité d’élève, puis de collaborateur, toujours très personnel et souvent ombrageux, jusqu’en 1824. Alors eut lieu la rupture définitive. Comme il est naturel, chacun l’expliqua à sa façon ; Saint-Simon était retombé, au gré de Comte, dans l’état théologique, se posant en révélateur d’une mystique religieuse et sentimentale ; et inversement Saint-Simon devait dénoncer l’ « aristotisme » de son élève, son positivisme inefficace, et cette imperméabilité au sentiment religieux qui, selon notre philosophe, lui cachait l’explication totale de l’univers et de l’histoire. Quoi qu’il en soit, entre le maître et le disciple, les influences furent certainement réciproques, mais il est difficile d’en faire le départ exact. Au surplus, d’autres jeunes gens commençaient d’entourer Saint-Simon, attirés par l’étrangeté et le rayonnement du personnage : le plus aimé, le confident, était aux derniers jours Olinde Rodrigues (1794-1851). Autour de lui, lorsque le 19 mai 1825 mourut Saint-Simon, se groupait un noyau de fidèles : Léon Halévy, Bailly, Duvergier. Ce sont eux qui, au lendemain des funérailles, décidèrent de demeurer unis pour entretenir la mémoire et pour méditer l’enseignement de leur maître. Deux recrues se joignirent à eux, d’abord le jeune Barthélemy-Prosper Enfantin, puis le grave Saint-Amand Bazard. Dès lors l’école saint-simonienne existait.

La pensée de Saint-Simon. — On ne peut parler encore d’une doctrine saint-simonienne, mais l’on ne peut refuser à Saint-Simon la qualité de penseur. Avec une fougue têtue, avec une sincérité et une générosité incontestables, Saint-Simon consacra toutes ses forces, pendant plus de vingt-cinq ans, à la recherche de la vérité scientifique, morale et sociale.

A défaut d’une unité organique, les idées de Saint-Simon se sont manifestées selon un certain ordre progressif. Ce fait nous permet de les exposer sous trois rubriques qui désignent en même temps trois phases assez distinctes de leur développement. Entre 1797, date à laquelle il doit renoncer aux « affaires », et 1813, date à laquelle il semble se brouiller avec les savants, Saint-Simon fait réflexion sur la science ; de 1813 à 1821, ses pensées se portent avec prédilection sur l’industrie ; enfin de 1821 à 1825, il reconnaît la nécessité et dessine l’esquisse d’une religion. Bien entendu, ces dates ne délimitent point des phases absolument tranchées.

1. Le message scientifique de Saint-Simon. — « C’est en 1798 que je suis entré dans la carrière scientifique. » Il est facile de tourner en ridicule l’effort de cet homme, alors âgé de trente-huit ans, esprit délié et curieux, mais dénué de connaissances spéciales, prompt aux enthousiasmes de l’amateur, résolu

« d’agir d’une manière directe sur le moral de l’humanité » en faisant faire « un pas général à la science »,

en frayant « une nouvelle carrière à l’intelligence humaine ». Essayons plutôt de saisir les grandes directions de cet effort ; c’est là précisément, dans l’envergure, dans la généralité des conceptions que réside l’originalité de Saint-Simon. D’autres réformateurs, et particulièrement Fourier, ce parfait comptable, prendront la peine de décrire dans les plus humbles détails le programme de leur utopie. Un Saint-Simon ne s’abaisse pas à ces petitesses ; il voit d’abord le principe universel, il organise l’univers. Ensuite, il s’informe, comme par acquit de conscience, pour se mettre en règle avec les exigences du travail scientifique ; il évoque un certain nombre de faits et de conclusions, destinés à garnir les cadres préalablement posés. Manifestement cette dernière partie de sa tâche l’importune ; c’est là besogne de manœuvre, de « brutier », qu’il est incapable de « finir ». Ainsi ses ouvrages restent-ils à l’état d’ébauche, de préface ; leurs sous-titres sont éloquents : « Premier aperçu »,

« Première livraison servant de prospectus », « Premier brouillon », etc. Explicitement, l’auteur sollicite

des collaborations : fournisseur de vues générales, il laisse généreusement aux techniciens le soin de les étoffer et d’en faire la preuve à posteriori.

Quelle est donc l’idée-force qui a excité et soutenu l’activité intellectuelle de Saint-Simon, celle qui fit l’unité de sa pensée et de son œuvre ? L’auteur s’en explique lui-même : « Je conçus le projet de frayer une nouvelle carrière à l’intelligence humaine, la carrière physico-politique. » Il s’agit de traiter le problème de l’homme et de la société comme ceux de la physique. Cette idée était banale à l’époque. En 1796 et 1797, précisément, Cabanis avait lu devant l’Institut six des douze Mémoires qui devaient être publiés en 1802 sous le titre : Rapports du physique et du moral de l’homme. C’est au cours d’entretiens avec le Dr Burdin que Saint-Simon semble avoir découvert l’universelle généralité de ce point de vue « physico-politique », qui commandait du même coup un programme d’études. Les sciences ont commencé par être conjecturales, faute d’être appuyées sur un assez grand nombre de faits observés. Elles doivent passer de l’état conjectural à l’état positif, par une nécessité tenant au grand ordre des choses, au fur et à mesure que la multiplication des faits observés pousse le progrès de l’esprit, et en commençant par celles qui présentent le moins de complexité, c’est-à-dire par celles dont la connaissance requiert l’observation de faits plus simples et moins nombreux : c’est pourquoi l’astronomie mérita la première d’entrer dans l’état positif, suivie par la chimie. Bientôt, ce sera le tour de la physiologie. La connaissance de l’homme est en train de se débarrasser des derniers préjugés religieux, pour s’offrir à une explication rationnelle et donner enfin une base positive à la médecine, à la morale et à la politique.

La philosophie, qui n’est que la science générale, pourra dès lors entrer dans l’état positif, puisque, avec l’astronomie, la chimie et la physiologie, ou en d’autres termes avec la science des corps bruts et la science des corps organisés, tout le réel sera devenu objet d’une connaissance positive, fondée sur des faits observés et discutés.

Pour faire faire à la science le pas général qui lui reste à accomplir, il faut donc réaliser en faveur de la physiologie ce qui s’est passé pour l’astronomie et pour la chimie. Or, les médecins, Burdin lui-même, son maître Chaussier, son ami Bichat, se passionnent pour la philosophie de leur spécialité. Ils penchent vers un certain vitalisme, entendu en un sens très modéré et expérimental ; les lois de la vie ne sont pas celles de la matière et certains phénomènes se rencontrent seulement dans les corps organisés. Pour Burdin, il y a trois types de forces : la force d’attraction dans l’univers cosmique, la force d’affinité dans les combinaisons chimiques, la force vitale dans les corps organisés. Mais la pensée de Saint-Simon ne se satisfait pas d’une trilogie ; elle s’élève invinciblement à l’unité, à une idée systématique, qui sera la clef de voûte de toutes les sciences et l’âme de la philosophie : la loi de Newton généralisée. Saint-Simon s’intéresse tour à tour aux trois séries de comparaisons : « entre la structure des corps bruts et celle des corps organisés », « entre les différents corps organisés » et « entre l’homme et les animaux ». Mais il s’agit au fond de manifester l’universalité de cette loi, qui supplante Dieu dans le gouvernement de l’univers et qui doit entraîner une révolution morale, politique et religieuse. Dès le principe un réformateur se dessine.

Saint-Simon est convaincu d’une part que la philosophie ne se distingue de la science que par sa plus grande généralité et, d’autre part, que tout le réel, corps bruts, corps organisés, y compris les sociétés, se trouvera parfaitement étreint lorsque, succédant à l’astronomie et à la chimie, la physiologie aura atteint son état positif. Et comme la philosophie n’est que la science générale, la philosophie cessera en même temps d’être conjecturale, pour devenir elle aussi et définitivement positive.

L’œuvre scientifique qui s’impose d’urgence est donc la constitution positive de la physiologie, science des corps organisés. Or, cette œuvre est maintenant possible, estime Saint-Simon, la grande vérité, incontestée, sera la gravitation universelle : Laplace ne l’a-t-il pas vérifiée dans sa Mécanique céleste (1796) en ce qui concerne l’équilibre et les mouvements des solides et des fluides dont se compose le système solaire ? Berthollet ne l’a-t-il pas retrouvée, sous le nom d’affinité, dans sa Statique chimique ? « Newton, grand physicien, grand géomètre et grand astronome, n’a su ni généraliser, ni coordonner ses pensées ; leur valeur philosophique lui fut entièrement inconnue. » Introduction aux travaux du xixe siècle. Saint-Simon, génie synthétique, devait être séduit précisément par cette valeur philosophique, entendez générale, de la loi découverte par Newton. La loi de la pesanteur universelle, améliorée par Saint-Simon, doit rendre compte du système physiologique, aussi bien que du système cosmique. L’amélioration dont il s’agit consiste dans une hypothèse complémentaire, touchant l’équilibre des solides et des fluides : ces deux éléments ont naturellement tendance à se pénétrer, les fluides tendant à se solidifier et les solides à leur tour tendant à être fluidifiés. Le phénomène de la vie s’explique par l’équilibre entre fluides et solides ; la mort est un processus de solidification : la pensée « est un résultat du mouvement du fluide nerveux ». « Nous imaginons, quand l’action des fluides est prépondérante dans les actes de notre intelligence ; nous raisonnons, quand l’action des solides est prépondérante. » Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, p. 170, 176. Biologie et psychologie s’expliquent par le mécanisme de la gravitation. Ces affirmations reviennent si fréquemment chez Saint-Simon que l’on est contraint d’y voir l’armature essentielle de sa philosophie.

On s’explique, du reste, que Saint-Simon ne s’attarde point à une besogne de critique minutieuse. Homme d’action, il ne perd pas son temps à contrôler la dernière ressource qui lui reste ; elle ne peut que lui inspirer confiance, puisqu’elle concentre toutes les promesses et tous les espoirs. Douter d’elle, ce serait, dans le cas, douter de soi. Aussi notre réformateur ne tarde-t-il pas à éprouver l’efficacité de son système. Lorsqu’il affirmait, dès les Lettres d’un habitant de Genève : « Il faut que les physiologistes chassent de leur société les philosophes, les moralistes et les métaphysiciens », son dessein ne pouvait faire de doute. Il faut, entendait-il, chasser ces gens-là, dont l’incapacité est évidente et dont les leçons conjecturales et enfantines ne conviennent plus à une humanité adulte ; il faut surtout les remplacer, en instituant, sur des bases scientifiques, la morale et la politique de l’avenir.

L’explication biologique, elle-même réduite au mécanisme de la gravitation, s’élargit en philosophie de l’histoire ; elle rend compte du passé et du présent avec un tel succès qu’on ne craindra plus de lui demander le secret de l’avenir. L’humanité a passé, comme fait l’individu, par différentes étapes de développement qui sont les différents âges de sa vie. On observe chez l’enfant le goût de construire ; il creuse digues et canaux, il élève sans cesse châteaux et palais, ses jeux préférés donnent carrière à son imagination fabricatrice. Avec l’adolescence, se développe l’imagination esthétique ; à. cet âge on est artiste, poète. Vient la maturité : de vingt-cinq à quarante-cinq, l’orgueil et la joie de l’homme se nourrissent de luttes victorieuses contre ses rivaux ou contre les forces secrètes de la nature. Enfin, après quarante-cinq ans, s’ouvre pour l’esprit une carrière de sage et sereine contemplation. Il en va de même pour l’humanité. Ses quatre âges sont représentés par les quatre nations qui exercèrent successivement sur la civilisation une influence prépondérante : « Les Égyptiens ont élevé les plus grands tas de pierres ; ils ont creusé les plus grands lacs ; ils ont construit les plus fortes digues qui aient été faites de main d’homme. Dans les beaux-arts, les ouvrages des Grecs servent encore de modèles. Les Romains ont surpassé leurs prédécesseurs dans l’art de la guerre. » A quel siècle reviendrait l’honneur d’inaugurer l’âge contemplatif de l’humanité ? Saint-Simon hésitait sur ce point : « D’Alembert, dans son discours préliminaire de l’Encyclopédie, Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, ont présenté le Moyen Age comme une époque durant laquelle l’esprit humain a rétrogradé. Je ne voyais pas le moyen de faire disparaître cette idée de rétrogradation. Je cherchais inutilement la manière de présenter les faits pour établir une série de progrès continus. » Cette difficulté, si candidement avouée, fut levée par l’intervention d’Œlsner qui révéla à Saint-Simon l’influence scientifique et philosophique des Arabes sur le Moyen Age occidental. « Les Européens formant l’avant-garde scientifique de l’espèce humaine ont suivi la direction donnée par Socrate, jusqu’au moment où les Arabes ont imaginé de chercher les lois qui régissent l’Univers, en faisant abstraction de l’idée d’une cause animée le gouvernant. Les Arabes ont guidé l’esprit humain dans le pays des découvertes jusqu’au xve siècle, époque à laquelle les Européens ont chassé les Arabes d’Espagne et les ont devancés en intelligence par les efforts qu’ils ont faits pour découvrir une loi unique à laquelle l’univers fût soumis. » Mémoire sur la science de l’homme, p. 52-53. Grâce aux savants arabes, le Moyen Age réhabilité peut donc entrer dans le Tableau historique et y occuper la place que d’avance on lui destinait. La philosophie, de l’histoire témoigne en faveur de la perfectibilité de l’esprit humain : mais les progrès de l’esprit humain ne se sont pas réalisés conformément au Tableau qu’en a esquissé Condorcet. Celui-ci n’a pas compris que l’analogie biologique donne seule à l’idée de progrès un caractère scientifique. Lettres philosophiques et sentimentales, p. 118. Le progrès de l’intelligence générale, dont l’histoire, correctement interprétée, marque les étapes, connaît les mêmes démarches, le même développement que le progrès de l’esprit individuel.

L’apport de Condillac est sans doute considérable ; ce philosophe a bien étudié la genèse des facultés intellectuelles à partir de l’animalité, comme il a expliqué la genèse des idées à partir des sensations. Mais il ne sut pas reconnaître l’importance de la synthèse dans les démarches de l’esprit ; il attribue à l’analyse, qu’il considère comme la seule opération générale de l’esprit, tout le progrès intellectuel. En réalité, estime Saint-Simon, le progrès de l’esprit se fait en deux mouvements complémentaires et tous deux également indispensables. « Par l’analyse, on remonte des faits particuliers au fait général ; par la synthèse, on descend du fait général aux faits particuliers. » Introduction aux travaux scientifiques, p. 65-66. Et voilà un thème que Saint-Simon ne cessera plus d’exploiter et dont les saint-simoniens feront grand cas. Le Tableau de Condorcet présentait les progrès de l’esprit humain selon un ordre de perfectibilité continue et linéaire. Cette vue est écartée. Les démarches de l’esprit humain suivent un rythme alternatif, passages de l’analyse à la synthèse et de la synthèse à l’analyse, dont les phases successives déterminent les périodes caractéristiques de l’histoire. Il y a des périodes a priori ou organiques, ou synthétiques et des périodes a posteriori ou critiques, ou analytiques. Il suffit pour s’en convaincre déconsidérer l’histoire de l’humanité depuis qu’avec Socrate elle est sortie de l’enfance. Socrate fut le plus grand penseur, il est le premier des modernes, parce qu’il sut allier les deux méthodes analytique et synthétique. Avant lui « les idées n’ont été qu’accolées ; il est le premier qui ait commencé à les lier systématiquement » ; il le fit en utilisant l’idée de Dieu, qui devait, pendant de longs siècles, dominer la pensée et l’histoire comme

« un instrument de combinaison scientifique ». Les

disciples immédiats de Socrate se séparèrent : l’école de Platon « a adopté le mode des considérations à priori », tandis qu’Aristote et ses successeurs procédèrent selon une logique postérioricienne. Et cette dualité marque l’histoire. Une grande période organique correspond au triomphe du platonisme et de la synthèse chrétienne. La période critique, préparée par les savants arabes à partir du viie siècle, commence de régner en Occident vers le xiie siècle, grâce à l’introduction d’Aristote, qui rend la primauté à l’esprit postérioricien.

Depuis lors la synthèse chrétienne se dissout lentement, corrodée par la critique scientifique, mais

« ce résultat n’est point un pas général ». Quelques

grands esprits, dans cette phase postérioricienne de l’histoire, semblent pressentir l’avènement d’une synthèse nouvelle dont l’apparition constituera une découverte de premier ordre. Quel prodigieux résultat scientifique ne doit-on pas attendre de la fermentation causée par la Révolution française !

Dans la pensée de Saint-Simon, l’ère qui s’achève avec les modernes postérioriciens est celle qu’inaugura la synthèse socratique, platonicienne et chrétienne, commandée par l’idée de Dieu. Il appartient à un nouveau Socrate, puisque aujourd’hui l’humanité a atteint sa pleine maturité, de créer pour deux mille ans une nouvelle synthèse, purifiée de toute trace d’imagination, riche des analyses postérioriciennes élaborées depuis six siècles, positive et forte par l’excellence de son principe organique : la loi de Newton généralisée. Ce sera, on s’en doute, l’ère saint-simonienne.

2. L’industrialisme de Saint-Simon. — Au xixe siècle, des saint-simoniens s’illustreront par la conception et la réalisation de grands travaux. Mais l’industrialisme de Saint-Simon est d’une autre sorte. Brasseur d’affaires plus qu’industriel, notre philosophe a le génie de la spéculation : il exploite l’idée du jour, la faveur des circonstances ; il ne dirige pas les entreprises, il s’y « intéresse », il y voit l’occasion de placements. Son unique réussite nous le montre sous l’aspect d’un marchand de biens.

De fait, l’industrialisme qui nous intéresse chez Saint-Simon ne dépend en rien des expériences qu’il fit en Amérique, en Espagne ou en France pendant la tourmente révolutionnaire. Comme on pouvait s’y attendre, l’industrialisme est chez lui systématique et positif ; c’est une doctrine expressément liée à la philosophie saint-simonienne de la science et de l’histoire.

Dès 1803, pour l’auteur des Lettres d’un habitant de Genève, la caractéristique essentielle de la science était de prévoir et de pouvoir être vérifiée : « Un savant est un homme qui prévoit. » Les savants n’ont pas de meilleur titre de gloire que « les vérifications qui se font de leurs opinions. » Il faut, pour interpréter correctement ces textes, les rattacher au grand courant utilitaire qui colore la pensée du xviiie siècle anglais et français. Les discussions relatives à la dérogeance (La noblesse commerçante, 1756), les polémiques sur le luxe, la condamnation de l’oisiveté, la réhabilitation des arts mécaniques et du travail manuel, l’idée nouvelle de philanthropie, et même peut-être l’imagerie maçonnique de l’ « atelier », sans parler des considérations sur la valeur et l’utilité que développent inlassablement physiocrates français et économistes anglais, signalent le règne d’une morale nouvelle, d’autant plus tyrannique qu’elle est assimilée inconsciemment. C’est une morale anti-ascétique, hostile à la contemplation, une morale de la prospérité. La vertu pour le xviiie siècle est la disposition à contribuer au bonheur d’autrui ; si, dans le catalogue traditionnel des vertus, il s’en trouve une de laquelle résulte plus de mal que de bien, cette prétendue vertu n’est qu’un vice. Mais, dans la philosophie sensualiste régnante, pour Locke, Bentham, Helvétius, Saint-Lambert, Volney, est bon ce qui est utile et bienfaisant. Du reste, la vérité même, en son essence, se définit par l’utilité : pour les encyclopédistes, la recherche désintéressée n’est qu’un pis-aller, à défaut de recherches utiles. Et d’Alembert tente même d’expliquer par une utilité possible, éventuelle, l’agrément des recherches simplement curieuses. Saint-Simon fait écho à tout son siècle lorsqu’il salue dans les applications industrielles l’intention profonde de la science, et dans le producteur le chef de l’atelier scientifique.

En outre, la promotion de l’industrie et des industriels s’intégrait dans l’esprit de Saint-Simon à un tableau systématique de l’histoire. Dans une série de lettres, publiées en 1821, sous le titre de Système industriel, Saint-Simon interprète l’histoire à la lumière du développement industriel. De quoi s’agit-il aujourd’hui ? De terminer la Révolution. Mais la Révolution, si l’on veut la comprendre profondément est un mouvement plusieurs fois séculaire tendant à rendre la domination aux véritables producteurs. La féodalité militaire et terrienne avait pendant cinq siècles servi les forces productrices. Mais au xie siècle, apparaissent les communes, appuyées sur le roi, détachées de la terre, désireuses de paix. L’économie se différencie : en face et aux dépens de la propriété terrienne, s’élève une économie commerciale et bientôt industrielle dont la concurrence se fait de jour en jour plus pressante. Le féodal devient l’oisif ; noble et inutile deviennent synonymes. La Révolution ne fait que consacrer la ruine du régime féodal. Après quelques soubresauts, la société nouvelle doit se constituer organiquement par l’avènement politique de la classe industrielle, la seule qui travaille positivement et utilement au bonheur physique et moral de l’humanité. Tous les plans de réorganisation sociale que Saint-Simon proposa successivement au Premier consul, à l’empereur et au roi tendent à reconstituer sur des bases scientifiques et positives un nouveau pouvoir spirituel dont la tâche théorique devait consister à « bien comprendre les effets de la pesanteur universelle », mais dont la tâche pratique devait être de « concilier les intérêts des peuples ». Alors seulement serait achevée « une révolution dont le but était manifestement l’organisation d’un régime économique et libéral ayant pour objet direct et unique de procurer la plus grande source de bien-être possible à la classe laborieuse et productrice, qui constitue, dans notre état de civilisation, la véritable société. » Système industriel, p. 26.

On ne peut voir qu’une boutade dans la fameuse Parabole (1819), mais elle est parfaitement significative : « Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers poètes, etc. (suit la nomenclature), en tout les trois mille premiers savants, artistes et artisans de France. Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement producteurs, ceux qui donnent les produits les plus imposants, ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française ; ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation et sa prospérité. Il faudrait à la France au moins une génération entière pour repousser ce malheur ; car les hommes qui se distinguent dans les travaux d’une utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature n’est pas prodigue d’anomalies, surtout de cette espèce.

« Passons à une autre supposition. Admettons que

la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts, et dans les arts et métiers ; mais qu’elle ait le malheur de perdre le même jour, Monsieur, frère du roi, Mgr le duc d’Angoulême, Mgr le duc de Berry, Mgr le duc d’Orléans, Mgr le duc de Bourbon, Mme la duchesse d’Angoulême, Mme la duchesse de Berry, Mme la duchesse d’Orléans, Mme la duchesse de Bourbon et Mlle de Condé. Qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la couronne, tous les ministres d’État, tous les maîtres des requêtes, tous les maréchaux, tous les cardinaux, archevêques, évêques, grands-vicaires et chanoines, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement. Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu’ils sont bons, parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette perte de trente mille individus, réputés les plus importants de l’État, ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental, car il n’en résulterait aucun mal pour l’État. D’abord par la raison qu’il serait très facile de remplacer les places qui seraient devenues vacantes. Il existe un grand nombre de Français en état d’exercer les fonctions de frère du roi aussi bien que Monsieur ; beaucoup sont capables d’accaparer les places des princes tout aussi convenablement que Mgr le duc d’Angoulême, Mgr le duc d’Orléans, etc. Les antichambres du château sont pleines de courtisans, prêts à occuper les places des grands officiers de la couronne ; l’armée possède une grande quantité de militaires aussi bons capitaines que nos maréchaux actuels. Que de commis valent nos ministres d’État ! Que d’administrateurs plus en état de bien gérer les affaires des départements que les préfets et sous-préfets présentement en activité ! Que d’avocats aussi bons jurisconsultes que nos juges ! Que de curés aussi capables que nos cardinaux, que nos archevêques, que nos évêques, que nos grands vicaires et que nos chanoines ! Quant aux dix mille propriétaires, leurs héritiers n’auraient besoin d’aucun apprentissage pour faire les honneurs de leurs salons aussi bien qu’eux. »

Comme on l’a remarqué bien des fois, plusieurs des idées qui bouillonnaient dans l’esprit de Saint-Simon furent appelées à un grand avenir : l’interprétation matérialiste et économique de l’histoire ; l’idolâtrie de la science, avec la manie de tout réduire en système ; l’opposition des classes, non certes des capitalistes contre les prolétaires, mais des travailleurs contre les oisifs, avec l’éviction nécessaire de la première par la seconde ; l’idée d’une forme de pouvoir autoritaire et anti-libérale fondée sur la hiérarchie des capacités ; l’idée d’une politique nationale et internationale renonçant aux entreprises militaires, adonnée aux travaux d’amélioration économique et sociale et plus occupée d’administrer les choses que de gouverner les hommes. En tout cela, rien de spécifiquement socialiste, encore que plusieurs courants socialistes, les courants évolutionniste, autoritaire, étatiste, matérialiste, présentent des traits analogues.

3. L’idée religieuse chez Saint-Simon. — On peut douter que Saint-Simon ait cru en Dieu. M. Maxime Leroy insiste beaucoup sur ce point : « Contrairement à l’opinion courante, qui remonte aux saint-simoniens d’après la mort du maître, Saint-Simon n’est pas un mystique…, c’est un laïque, un homme préoccupé de science, de lois vidées de métaphysique, féru d’explications positives… Laïque sans doute ; mais homme enthousiaste ? Ne soyons pas dupes de certains propos où il parle comme envoyé de Dieu ; ils dépassent sa vraie pensée… C’était un fantaisiste. Il a dit çà et là : « Je crois en Dieu » ; mais nous savons, par son ami et ennemi le comte de Redern, qu’il passait couramment pour athée. Il prenait ses sûretés… » Bulletin de la société française de philosophie. Séance du 7 février 1925.

M. Leroy désire venger Saint-Simon de la réputation posthume que lui valut la ferveur sentimentale des saint-simoniens. Leur maître était un « homme raisonnable », sans exaltation : « L’exaltation ardente et vraie est chez les disciples. Ses disciples, d’abord Olinde Rodrigues, ont tiré une véritable religion, un culte de son Nouveau christianisme : mais ils les en ont tirés contrairement aux desseins alors avoués de Saint-Simon, car il a lui-même appelé les dogmes et les cultes des « accessoires » et des « minuties ». Le Nouveau christianisme annonce le socialisme ; c’est l’exposé d’une théorie bien terrestre, bien laïque. » Voilà, croyons-nous, le point essentiel. M. Leroy fait de Saint-Simon un esprit areligieux parce qu’il voit en lui, d’ailleurs à juste titre, le héraut d’un idéal terrestre, sans au-delà, sans relation aucune avec le surnaturel. Le raisonnement ne fait-il pas trop bon marché de cette affirmation solennelle de Saint-Simon :

« La religion ne peut disparaître du monde : elle ne

peut que se transformer » ?

Sans être plus originale qu’en d’autres domaines, la pensée de Saint-Simon en matière religieuse offre une certaine complexité. Un trait en est demeuré ferme du début à la fin de sa carrière philosophique : la conviction, fondée sur une sorte d’évidence aveuglante, que l’ère chrétienne est achevée ; les raisons qu’il donne de cette décadence ne se présentent qu’ensuite. Sans doute, peut-on admettre que, dès l’enfance, Saint-Simon avait rejeté toute croyance chrétienne positive ; pendant toute sa jeunesse et pendant sa vie d’affaires, la cause demeura entendue ; nulle question ne se posant, il n’eut pas à s’expliquer à lui-même ni aux autres les raisons de son attitude. Mais lorsqu’il fit profession de philosophe, Saint-Simon dut prendre position à l’égard du fait religieux. Et l’on constate ici une évolution de sa pensée.

Tout d’abord, pendant les deux premières phases de sa carrière de penseur, il s’efforça d’expliquer la religion comme un phénomène passé et dépassé, qu’avait justifié la situation d’une humanité encore en enfance mais dont la disparition, d’ailleurs considérée comme acquise, devait suivre la croissance naturelle et le progrès de l’humanité.

Puis, dans ses dernières années. Saint-Simon adopta à l’égard de la religion une attitude nouvelle, qui caractérise la troisième phase de sa réflexion philosophique. L’expérience, le spectacle des événements, le désir d’exercer une action réformatrice, lui révélèrent l’insuffisance de la science et de l’industrie et la nécessité, pour ébranler et conduire les hommes, de faire appel aux forces sentimentales. La religion, considérée par lui comme le ressort le plus profond et le plus efficace du progrès moral, ne devait donc plus, dans sa pensée, disparaître, mais seulement évoluer ; il s’agissait désormais, non plus de la remplacer, mais bien de l’amener au degré de perfection et de pureté convenable à une humanité adulte.

a) Première attitude : Dieu remplacé par la gravitation universelle. — Dans l’Introduction aux travaux du xixe siècle, Saint-Simon nuance d’un regret et d’une critique l’éloge qu’il fait de Condorcet. Pour avoir exagéré l’application du « principe de perfectibilité », ce philosophe n’a pas su comprendre les âges de chrétienté, s’est livré trop facilement à des diatribes contre les rois et les prêtres, a oublié les bienfaits de la religion catholique, par qui furent restaurées en Europe les mœurs civilisées des Romains, et qui a défriché et assaini nos régions. En réaction contre cette attitude sectaire, Saint-Simon prétend insérer le fait religieux dans la trame de sa synthèse organique. Pour cela, il faut expliquer la religion et lui faire une place dans la philosophie de l’histoire. C’était une préoccupation chère à Saint-Simon ; elle figure dans le programme d’études qu’il se fixa dès 1798, sous l’inspiration du Dr Burdin. L’autorité de Dupuis, qui venait de publier l’Origine de tous les cultes ou Religion universelle y est invoquée, ainsi qu’en d’autres rencontres, à l’appui d’une thèse « démontrée jusqu’à l’évidence », selon laquelle les religions ne font qu’exprimer en la matérialisant sous le voile des symboles, la synthèse des connaissances scientifiques.

Le monothéisme occidental naquit donc, selon Saint-Simon, lorsque Socrate unifia toutes les connaissances de son temps sous l’idée de Dieu, qui depuis lors demeura comme « un instrument de combinaison scientifique ». Dieu se trouve comme postulé par le fonctionnement naturel de l’esprit humain. Philosopher revient à systématiser, et l’idée de Dieu, depuis Socrate, a servi de clef de voûte provisoire à une systématisation philosophique. Avant cette systématisation, les dieux représentaient les forces de la nature, éparses, de même que les idées philosophiques n’étaient « qu’accolées ». Lorsque l’esprit s’élève à l’idée d’une seule cause, lorsqu’il embrasse « d’un seul coup d’œil tout l’horizon scientifique », on peut dire que la « science générale » est fondée. Peu importe que l’on donne à cette clef de voûte, à ce principe et à cette cause unique le nom de Dieu.

Il est naturel que la connaissance plus approfondie de la nature se traduise aujourd’hui en une formule plus parfaite que l’idée de Dieu. Le fossé qui s’élargit entre l’état de la science et le système religieux chargé de l’exprimer condamne définitivement les prêtres déistes : ceux-ci exerçaient un pouvoir légitime, c’est-à-dire utile, lorsqu’ils étaient savants et qu’ils traduisaient correctement, sous leurs symboles cultuels et dogmatiques, les connaissances acquises de leur temps. Mais, depuis la Renaissance, il est manifeste que la religion s’est séparée de la science : le clergé officiel est ignorant, et son message religieux n’exprime plus qu’un système scientifique périmé et dépassé. Quant aux savants, ils sont laïques, et l’heure n’est pas encore venue où ils assumeront les fonctions sacerdotales : « Je vois bien clairement que le pouvoir des théologiens passera dans les mains des physiciens et qu’il se revivifiera à cette époque ; mais je ne suis nullement en état de dire quand ce passage aura lieu ni de quelle manière il s’opérera. » Introduction aux travaux du xixe siècle, p. 226. En attendant, Saint-Simon décrit complaisamment les bienfaits de cette régénération : « A cette époque, tous les savants marquants seront membres du clergé, et toute personne qui se présentera à l’ordination ne sera faite prêtre qu’après avoir subi un examen qui constatera qu’elle est au courant des connaissances acquises sur la physique des corps bruts et sur celle des corps organisés. » Mémoire sur la science de l’homme, p. 28. Et voici un aperçu très savoureux des nouvelles fonctions pastorales : « Qu’on se représente pour un moment le sacerdoce placé entre les mains du corps de lettrés laïcs occupé de la culture des sciences mathématiques et physiques, on sentira qu’un clergé ainsi composé serait fort considéré et qu’il serait fort utile. Un curé de campagne sachant la géométrie, la physique et la physiologie peut incontestablement être très utile à ses paroissiens. Un arpentage termine souvent une querelle ; un physicien ne fait pas sonner les cloches pendant que les nuées sont chargées d’électricité. Un chimiste qui veut faire curer un puits dont l’atmosphère lui est suspecte, y descend une chandelle allumée avant que d’y faire descendre un homme ; un physiologiste trouve souvent d’heureuses applications à faire de ses connaissances en hygiène. » Introduction aux travaux, p. 225-226.

La religion ne fait donc que suivre et illustrer les progrès de la science et c’est pourquoi l’idée de Dieu doit disparaître devant le principe suprême qui se cachait sous les apparences imaginaires de la divinité : le principe de la gravitation universelle précisé et enrichi par Saint-Simon. Ce principe ne supprime Dieu que pour le remplacer : aussi, dans son athéisme, notre philosophe ne laisse-t-il pas de conserver une religion. Il vénère et cultive l’ordre général des choses, dont l’expression est une loi, qui n’a pour dogmes que la science et qui n’impose d’autres pratiques morales et rituelles que les applications industrielles du dogme scientifique. Pendant cette phase de sa carrière, Saint-Simon se fit une religion de son rationalisme et prit pour idole la Nature mesurée par la science.

b) Deuxième altitude : Le nouveau christianisme. — C’est la seconde attitude adoptée par Saint-Simon à l’égard du fait religieux qui caractérise la troisième et dernière phase de sa réflexion philosophique. Jusque là, en dépit de ses préoccupations scientistes et industrialistes, le réformateur avait conservé assez de clairvoyance pour reconnaître les services rendus dans le passé par l’idée de Dieu et par l’établissement chrétien ; aussi bien, son caractère le détournait-il d’un sectarisme sans grandeur et de certaines basses querelles où s’avilissait la haine de l’Infâme. Mais il gardait l’illusion de croire que l’on pourrait désormais appliquer directement à la morale et à la politique les règles de la philosophie positive, ou de la science générale. Si la science était parfaitement généralisée, si les savants avaient en mains le pouvoir spirituel, il allait de soi que la religion, expression systématique de la science, et que la morale, application des vérités scientifiques à la conduite humaine, atteindraient leur perfection.

L’expérience ébranla cette confiance. Quand Saint-Simon avait pressé les savants de renoncer aux étroitesses de la spécialisation et de mettre en commun leurs efforts pour construire une synthèse totale, les savants s’étaient montrés peu enthousiastes, à peine attentifs. On pressent, dès 1813, cette déception qui dicta une virulente apostrophe aux physiciens. Mémoire sur la science de l’homme, p. 31. Ayant donné congé aux physiciens, Saint-Simon compte sur les physiologistes. Eux seuls peuvent mettre sur pied la morale et la politique positives, se faire entendre de leurs compatriotes en leur apportant « des idées claires sur les moyens d’améliorer leur sort », « substituer à la crainte de l’enfer la démonstration physiologiste que celui qui cherche son bonheur dans une direction qu’il sait être nuisible à la société est toujours puni par un effet inévitable des lois de l’organisation ». Ibid., p. 126-127. Mais ici autre déception. Car le temps presse ; la situation est trop critique pour que l’on s’attarde à élaborer en détail la démonstration physiologique de la morale et de la politique nouvelles. Il faut agir, entraîner, réorganiser la société européenne, et pour cela « faire marcher la pratique avant la théorie ». Travail sur la gravitation, p. 248.

Alors intervient une conception nouvelle de la religion qui va se développer dans l’esprit de Saint-Simon et trouver son expression dans le Nouveau christianisme. La religion n’est plus l’explication pure et simple, la formule synthétique de la vérité scientifique généralisée, mais un des systèmes d’application pratique de cette vérité, lorsqu’elle s’adresse à la multitude des hommes incapables de s’élever à la science générale. La religion se trouve donc parfaitement justifiée et son rôle précisé. On aura toujours besoin de donner aux formules scientifiques le caractère de

« doctrine publique » (d’idéal collectif, dirions-nous

aujourd’hui) ; de matérialiser, d’incarner les systèmes philosophiques pour leur procurer un rayonnement efficace dans la société. Les vérités scientifiques doivent donc devenir religieuses, revêtir « des formes qui les rendent sacrées, pour être enseignées aux enfants de toutes les classes et aux ignorants de tous les âges ». Introduction aux travaux, p. 215. Opportunisme ? Sans aucun doute. Mais opportunisme que Saint-Simon va légitimer, en régularisant la fonction religieuse et en lui découvrant une nécessité sociale.

Car il est normal que la vérité scientifique élaborée par le corps des savants, qui est en même temps le corps des prêtres, ne se communique que lentement au peuple. La doctrine publique ne coïncide donc jamais parfaitement avec la vérité scientifique ; alors que les savants ont déjà élaboré une nouvelle synthèse, le vulgaire adhère encore à l’ancienne, représentation inférieure de la vérité. Le rôle sacerdotal des savants consiste à faire descendre peu à peu, par une pédagogie dogmatique et cultuelle, dans l’esprit du peuple, des idées religieuses aussi vraies (scientifiques) que possibles, mais toutefois suffisamment accessibles pour que ces idées nouvelles fécondent pratiquement la vie de l’humanité. Malheur aux peuples qui rejetteraient les conceptions religieuses anciennes au nom d’une science nouvelle, avant que celle-ci ait pu trouver son vêtement religieux adéquat et efficace.

Le nouveau christianisme « était destiné à faire partie du deuxième volume des Opinions littéraires, philosophiques et industrielles ». L’intention de la brochure est constructive : « Rappeler les peuples et les rois au véritable esprit du christianisme. » Mais la partie critique en est considérable, car il s’agit de montrer que les ministres des différentes sectes chrétiennes qui se regardent réciproquement comme hérétiques, « le sont tous à des degrés différents, dans le sens vrai et moral du christianisme ». L’auteur s’attend à des plaintes et à des accusations de ce côté. Mais ce n’est pas principalement à eux que s’adresse cet écrit, « il s’adresse à tous ceux qui, classés, soit comme catholiques, soit comme protestants luthériens, ou protestants réformés, ou anglicans, soit même comme israélites, regardent la religion comme ayant pour objet essentiel la morale. » L’ouvrage prend la forme d’un dialogue entre le novateur et le conservateur. Répondant aux questions de ce dernier, le novateur affirme clairement sa foi en Dieu et en l’origine divine de la religion chrétienne. Mais il distingue aussitôt dans la religion chrétienne ce que Dieu a dit personnellement et qui n’est point susceptible de progrès, de ce que le clergé a dit au nom de Dieu et qui compose une science susceptible de perfectionnement, comme toutes les autres sciences humaines.

Ce qu’il y a de divin dans la religion chrétienne ne peut être qu’un principe rigoureusement unique. « Ce serait un blasphème, de prétendre que le Tout-Puissant ait fondé sa religion sur plusieurs principes. » Or, voici le principe sublime qui renferme tout ce qu’il y a de divin dans la religion chrétienne : Les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres. Et le novateur de gloser : « D’après ce principe que Dieu a donné aux hommes pour règle de leur conduite, ils doivent organiser leur société de la manière qui puisse être la plus avantageuse au plus grand nombre ; ils doivent se proposer pour but dans tous leurs travaux, dans toutes leurs actions, d’améliorer le plus promptement et le plus complètement possible l’existence morale et physique de la classe la plus nombreuse. Je dis que c’est en cela et en cela seulement que consiste la partie divine de la religion chrétienne. » Or il se trouve que les véritables chrétiens, depuis le xve siècle, c’est-à-dire ceux qui tiennent et appliquent ce principe, appartiennent presque tous à la classe des laïques. Il n’y a plus de clergé chrétien. Les clergés officiels sont tous hérétiques puisque leurs opinions, leurs morales, leurs dogmes et leurs cultes se trouvent plus ou moins en opposition avec la morale divine ; le clergé qui est le plus puissant de tous est aussi celui de tous dont l’hérésie est la plus forte. » Ibid., p. 14-15.

Cependant, au conservateur inquiet, le novateur affirme sa confiance dans l’avenir du christianisme : celui-ci deviendra nécessairement la religion universelle et unique, car « la morale la plus générale, la morale divine, doit devenir la morale unique ; c’est la conséquence de sa nature et de son origine ». Mais à une condition, savoir que le principe sublime du christianisme : Les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres, soit accepté et présenté comme le but de tous les travaux religieux, sous une forme accessible et pratique. « Ce principe régénéré sera présenté de la manière suivante : La religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus pauvre. » Ibid., p. 20.

Ainsi Dieu existe, il y a une religion divine. Mais tout ce que l’on sait de divin se ramène pratiquement à ce principe philanthropique. Or, ce principe n’est nulle part clairement recommandé dans « la totalité des ouvrages écrits sur le dogme catholique avec approbation du pape et de son sacré collège », ni dans

« la totalité des prières consacrées par les chefs de

l’Église, pour être récitées par les fidèles, tant laïques qu’ecclésiastiques » ; « on reconnaît que le sacré collège a dirigé tous les fidèles vers un même but : mais il est évident que ce but n’est point le but chrétien, c’est un but hérétique ; c’est celui de persuader aux laïques qu’ils ne sont point en état de se conduire par leurs propres lumières et qu’ils doivent se laisser diriger par le clergé, sans que le clergé soit obligé de posséder une capacité supérieure à celle qu’ils possèdent. » Ibid., p. 28.

Le clergé ne connaît que la théologie, c’est-à-dire

« la science de l’argumentation sur les questions relatives au dogme et au culte ». Mais si le dogme et le

culte offrent une grande importance aux yeux des clergés hérétiques, un clergé vraiment chrétien doit

« ne considérer le culte et le dogme que comme des

accessoires religieux, ne présenter que la morale comme véritable doctrine religieuse, et n’employer le dogme et le culte que comme des moyens souvent utiles pour fixer sur elle l’attention de tous les chrétiens. » Ibid., p. 30.

L’hérésie de l’Église romaine éclate à tous les yeux, puisque les États pontificaux sont, en Europe, ceux où l’administration des intérêts publics est la plus vicieuse et la plus antichrétienne : marais pestilentiels, insuffisance de l’agriculture et de l’industrie ; les pauvres qui manquent de travail. Ibid., p. 33-34. Enfin l’Église romaine s’est révélée hérétique en ce qu’elle a consenti

« à la formation de deux institutions diamétralement

opposées à l’esprit du christianisme, celle de l’Inquisition et celle des jésuites… L’esprit de l’Inquisition est de despotisme, de violence et d’avidité ; celui de la corporation des jésuites est d’égoïsme et de ruse. Les condamnations prononcées par l’Inquisition n’ont jamais eu pour motif que de prétendus délits contre le dogme ou contre le culte, qui n’eussent dû être considérés que comme des fautes légères. » Quant à l’institution jésuitique, elle tend elle aussi à rétablir la prépondérance du culte et du dogme sur la morale,

« prépondérance qui avait été anéantie par la Révolution ».

En critiquant la Réforme, Saint-Simon est amené à expliquer ses vues sur le culte chrétien, ensemble des moyens et des circonstances les plus favorables pour faire comprendre aux fidèles le principe essentiel de la religion chrétienne et pour les inciter à mettre ce principe en pratique : par là se justifie la prédication éloquente de la morale ; de là découle le rôle des hymnes liturgiques, propres à être récitées en chœur, de manière à rendre tous les fidèles prédicateurs à l’égard les uns des autres ; de là encore il s’ensuit que les sculpteurs et les peintres devront représenter à tous les yeux le tableau des actions éminemment chrétiennes, que « les architectes doivent construire des temples de manière que les prédicateurs, que les poètes et les musiciens, que les peintres et les sculpteurs puissent à volonté faire naître dans l’âme des fidèles les sentiments de la terreur ou ceux de la joie et de l’espérance ». Ibid., p. 70.

De son côté le dogme, aujourd’hui, « ne doit plus être conçu que comme une collection de commentaires ayant pour objet des applications générales de ces considérations et de ces sentiments aux grands événements politiques qui peuvent survenir, ou pour objet de faciliter aux fidèles les applications de la morale dans les relations journalières qui existent entre eux ». Ibid., p. 76.

Saint-Simon a systématisé, somme toute, la religion utilitaire, dite positive. Le nom de Dieu, le nom du Christ figurent sur le fronton du temple ; mais le nouveau pontife est désespérément enfermé dans l’horizon terrestre. La religion devient une pédagogie comme une autre, à l’usage des esprits mineurs, et qui apprend aux hommes à s’installer ici-bas. A cette religion, fait défaut le sens même de la religion.

II. La famille saint-simonienne (1825-1864). — 1° Le « Producteur » (1825-1826). — Le Nouveau christianisme est le testament spirituel légué par Saint-Simon à ses fidèles. Quand ceux-ci, au lendemain de la mort de leur maître, décidèrent d’entretenir sa mémoire et d’approfondir son enseignement, il n’est pas douteux qu’ils s’appliquèrent surtout à méditer cet ouvrage. Cependant les disciples les plus chers, Olinde Rodrigues, Léon Halévy, le docteur Bailly, Duvergier, bientôt Barthélemy-Prosper Enfantin, puis Saint-Arnaud Bazard, s’attachèrent d’abord à réaliser un projet qu’avait fort encouragé Saint-Simon : la publication du Producteur.

C’est le 22 mai qu’on avait accompagné le convoi du maître au Père-Lachaise ; le 1er juin était constituée la société par actions qui devait publier le journal. Celui-ci n’était pas un organe proprement saint-simonien ; c’est seulement en mai 1826 que Saint-Simon y est nommé, et en même temps reconnu comme maître. Les idées émises par le Producteur, journal philosophique de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, pendant les deux années qu’il vécut, ne se présentent pas sous la forme d’un système. C’est plutôt un état d’esprit, qui n’a rien de spécifiquement saint-simonien. Il est même frappant d’y voir toujours exposées des conceptions purement philosophiques, économiques, industrielles, sans allusion au dernier état de la pensée de Saint-Simon, aux conceptions religieuses. L’avenir de l’humanité est « à l’état industriel » ; il s’agit d’exploiter le globe par l’activité matérielle, intellectuelle et morale, sous la direction de savants et par le moyen d’une organisation industrielle et économique dont voici les principaux traits : baisse progressive et disparition finale de l’intérêt ; organisation d’un système de banques mettant en contact capitalistes et industriels ; suppression de l’impôt remplacé par l’emprunt sans amortissement ; élimination de la concurrence ; disparition prochaine de la liberté de conscience, considérée comme un pis-aller provisoire, en attendant l’établissement définitif de l’état positif. Voir l’art. Socialisme.

Lorsque l’impécuniosité et la fatigue des rédacteurs condamnèrent le Producteur à disparaître, en octobre 1826, on aurait pu croire à la fin du saint-simonisme. Mais c’eût été négliger la force des liens noués entre les fidèles. En fait, ne cessait que la phase philosophique du saint-simonisme. Indépendamment du travail de rédaction auquel les astreignait la publication du journal, les saint-simoniens avaient lu et médité ensemble les doctrines de leur maître. C’est de cet échange fraternel que naquit la doctrine dite de Saint-Simon, plus exactement la doctrine saint-simonienne.

En janvier 1832, présentant au public le Nouveau christianisme, Enfantin marquera très justement la dette et l’originalité de l’école à l’égard du maître.

« Voilà la dernière parole de notre maître ; …c’est en

elle que nous avons puisé la vie religieuse qui nous anime, c’est dans ce premier livre de l’humanité nouvelle que nous avons appris ce que nous enseignons progressivement au monde. » Mais il ajoute : « Nous ne sommes pas comme les chrétiens avec leur Évangile, comme les mahométans avec le Coran, comme les Juifs et les Indiens avec leurs livres saints, tous prosternés devant une lettre morte, immuable comme l’éternité : nous sommes par Saint-Simon les hommes du progrès et, si nous reproduisons textuellement l’œuvre de notre maître, ce n’est point par un superstitieux respect pour les perfections de la parole du révélateur. » Nouveau christianisme, p. v et vi.

M. Bouglé a bien vu comment ce cercle de disciples s’est transformé en une Église, par l’élaboration progressive d’un dogme nouveau. Du reste, la nature même des écrits de Saint-Simon, fragmentaires, souvent apocalyptiques, toujours plus riches de pressentiments que de clartés, requérait cette sorte d’exégèse, tendancieuse, créatrice. Aussi, après ce que les saint-simoniens appelèrent la phase philosophique, s’ouvrit la phase « apostolique » du mouvement.

L’apostolat doctrinal (1826-1830). — Les deux principaux responsables de cette évolution furent Enfantin et Bazard, deux esprits très différents, les deux « Pères » du saint-simonisme, les deux pontifes de la nouvelle Église.

Enfantin n’avait vu qu’une fois, incidemment, Saint-Simon. Il ne se rallia au groupe qu’après la mort du maître. Mais son charme fascinant, la noblesse expressive de son visage, sa générosité communicative et sa puissance de sympathie lui assurèrent très vite un rôle personnel de premier plan. La doctrine s’en trouva marquée. Fils de banquier, polytechnicien, soldat, il s’était après Waterloo jeté dans une vie errante et active : esprit très ouvert, il avait soif d’idées et s’était fougueusement adonné aux études économiques et sociales.

Non moins passionné, mais esprit plus lucide, caractère énergique et audacieux, Bazard complétait admirablement Enfantin. Il s’était mêlé aux luttes politiques en fondant, avec l’ex-carbonaro Dugied, avec Bûchez et Flottard, la Charbonnerie française. L’échec de ses complots, la réflexion modifièrent ses idées sans étouffer ses aspirations et il se trouvait en 1825 intellectuellement disposé à recevoir le message de Saint-Simon.

De 1826 à 1828, le saint-simonisme se constitue donc en doctrine et s’étend sans bruit : les fidèles se réunissent pour discuter, pour s’instruire ; ils conversent, ils correspondent avec leurs amis, surtout avec les jeunes et bientôt ils ont la joie de conquérir de nouveaux adeptes. La propagande portée par Enfantin à l’École polytechnique fournit les premières recrues. Cette circonstance doit être notée, car elle engage l’avenir et la fécondité du saint-simonisme économique et industriel.

En dépit ou peut-être à cause même de son succès, la propagande personnelle devenait insuffisante. Trop de curiosités étaient éveillées, bienveillantes ou malignes ; les apôtres ne pouvaient plus se taire. L’exposition officielle et authentique de la doctrine fut une œuvre collective. Les anciens préparaient le fond, les plus jeunes, surtout Carnot, assumaient la rédaction. Bazard étant généralement le porte-parole de l’École. Les conférences furent données d’abord à la Caisse hypothécaire, puis, le succès exigeant un local plus vaste, dans la salle de la rue Taranne ; on en publiait le compte rendu au fur et à mesure dans un petit périodique : l’Organisateur ; mais en août 1830 paraissait le texte des dix-sept premières conférences en un volume intitulé : Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année, 1829, avec une introduction due à Enfantin et une « lettre sur Saint-Simon » de Gustave d’Eichthal. Dès la fin du cours, on faisait imprimer le second volume : Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Deuxième année, qui parut en décembre 1830. La doctrine est la même, mais sous l’influence croissante d’Enfantin, elle revêt, dans la seconde année, un caractère plus religieux.

La rédaction des conférences étant une œuvre collective, il est intéressant de noter quelle part y prirent les deux Pères saint-simoniens. Il n’est pas certain que Bazard, alors même qu’il exposait la doctrine oralement, y adhérait sans réserve ou du moins sans hésitation. Au cours d’une émouvante et décisive

« réunion générale de la famille », en novembre 1831,

Enfantin dira : « J’ai provoqué tout ce qui a été pensé, tout ce qui a été fait dans la doctrine ; je l’ai provoqué devant la négation continuelle de Bazard, de Bazard qui, toujours, demandait du temps pour réfléchir. Ceci n’est point un blâme que je jette sur le passé : c’est une justice, c’est l’expression de la vérité. Le dogme a été posé ; Bazard l’a combattu, et cependant Bazard l’a formulé, et il a su le formuler de manière à répondre à toutes les objections qu’il avait faites lui-même. » Morale, 1832. Certes, la sincérité est entière : toutefois l’on soupçonne dès maintenant entre les deux Pères une diversité de tempéraments qui, après avoir fécondé puissamment leur collaboration, devait aboutir à la crise et au schisme de 1831, lorsque fut soulevée la grave question de la femme. Mais pour l’instant, aucune ombre au tableau. L’unité de la famille est solide. Elle va même se renforcer par l’organisation de la hiérarchie saint-simonienne.

La constitution hiérarchique et les prédications religieuses. — Les premières années du saint-simonisme s’étaient écoulées dans l’étude et dans l’enseignement de la doctrine. Mais celle-ci retrouvait naturellement la pente qui, déjà chez Saint-Simon, l’avait fait glisser, sous couleur de synthèse organique, à une métaphysique panthéiste animée de sentimentalité religieuse. Toute la pratique sociale ancienne était rejetée, comme entachée de discordes antinomiques ; et on la remplaçait par une religion fervente de la solidarité sociale. Bien entendu, Enfantin fut le premier à apercevoir, sinon à provoquer cette transformation nécessaire. Mais tous l’acceptaient et se préparaient à prêcher d’exemple. Car il ne suffit pas de faire savoir aux hommes divisés, avec l’Exposition, qu’il existe « un lien d’affection, de doctrine et d’activité qui doit les unir, les faire marcher en paix, avec ordre, avec amour, vers une commune destinée, et donner à la société, au globe lui-même, au monde tout entier, un caractère d’amour, de sagesse et de beauté ». Il faut travailler pratiquement à cette mission, commencer de relier les hommes entre eux ; la religion seule peut organiser ce que les discussions théoriques ont divisé.

Bref, dans l’hôtel de la rue Monsigny qu’avait loué Enfantin, s’ébaucha une vie commune. Un groupement hiérarchique s’était déjà dessiné : le Collège était formé des anciens, tandis qu’un degré d’initiation élémentaire réunissait provisoirement les convertis. Mais l’organisation hiérarchique devait être plus poussée. Tout désignait Enfantin pour un premier rôle ; cependant Bazard représentait l’autre clément, l’autre direction de la doctrine, la raison en face du sentiment. Les plus jeunes subissaient vivement l’influence d’Enfantin. Le jour de Noël 1829, le Collège réuni acclama la dualité Bazard-Enfantin ; on avait deux Pères suprêmes, dont la supériorité fut immédiatement sanctionnée par la « tradition vivante », le disciple chéri de Saint-Simon, O. Rodrigues. Ce fut l’occasion de quelques défections, car certains amis, plus philosophes que religieux, se retirèrent alors sans bruit, entre autres Buchez, suivi de presque toute l’ancienne équipe du Producteur.

L’attitude des deux Pères fut telle qu’on pouvait l’attendre. « Ouvre les yeux, écrivait Enfantin à sa cousine Thérèse Nugues, regarde celui que Dieu aime par-dessus tous les hommes, parce que c’est le plus aimant de tous ; voici le chef, le roi, le pontife de la Jérusalem nouvelle ; écoute-le sans crainte, suis-le avec amour. » Quant à Bazard, « il parlait autrement, note finement M. Charléty. Il n’était ni si beau, ni si confiant qu’Enfantin. Mais il avait le mérite d’être plus clair. « Nous ne sommes ni des supérieurs de capucins, ni des colonels prussiens, et si nous n’avons pas, dans le sens démocratique du mot, à rendre compte de nos actes, nous avons l’obligation très réelle, sous peine de déchéance, de nous faire aimer et comprendre. » (Lettre de Bazard à Rességuier.) Bazard était sans doute moins aimé que compris. Cela le mettait en grande infériorité vis-à-vis de son collègue. » Charléty, Histoire du saint-simonisme, p. 69-70.

En fait l’impulsion d’Enfantin s’exerça efficacement dans le sens de l’organisation communautaire et hiérarchique. Dans le beau logement de la rue Monsigny, s’inaugurait une vie de famille, marquée par l’entente la plus fraternelle et occupée aux plus nobles études. Une vraie tendresse unissait tous ces jeunes hommes, pour qui la tendresse constituait le lien social et religieux par excellence. Des solennités venaient rompre la monotonie du calendrier, qui fêtaient la collation des grades, le passage d’un degré à un autre, l’anniversaire du Père ; c’était l’occasion de rites subtils, lourds de symbolisme. Aucune femme encore, dans la famille ; seule la femme de Bazard, « la mère Bazard », comme on disait, venait assister aux réunions ; mais elle se tenait dans une réserve discrète. Ce fut l’époque des plus brillantes conquêtes : Henri Fournel, Jean Reynaud, Michel Chevalier, venus de Polytechnique, sans parler des nombreux polytechniciens sympathisants, en correspondance suivie avec Enfantin. Le Play, les deux frères Isaac et Émile Pereire, Pierre Leroux, donnèrent alors leur adhésion.

Cette belle période de concentration, d’organisation intérieure est aussi l’ère des grandes prédications et des polémiques saint-simoniennes. Avec une éloquence et une sincérité dignes d’une meilleure cause, les saint-simoniens prêchèrent leur religion tant à Paris qu’en province et à l’étranger. Jusqu’en novembre 1831, les prédications eurent pour objet d’exposer et de commenter la doctrine, comme on l’avait fait rue Taranne en 1829-1830. L’enseignement central était dispensé dans la grande salle de la rue Taitbout, chaque dimanche, à un public nombreux et choisi. D’autres conférences, dans différents quartiers, avaient un caractère plus populaire. Dans le Midi, Montauban, Montpellier, Toulouse, reçurent un enseignement suivi. A Carcassonne, un prêtre catholique se convertit au saint-simonisme et expliqua publiquement les raisons qu’il avait de passer à ce nouveau christianisme. Limoges, Lyon, Meaux, Rouen, entendirent la parole. Deux missions furent envoyées dans l’Est et dans l’Ouest. Un essai sans lendemain fut tenté en Angleterre. La Belgique fut particulièrement bien traitée, avec des prédicateurs à Bruxelles, Liège, Huy, Verviers.

Cependant le Globe, journal libéral, siégeait dans la même rue Monsigny. Lorsque son gérant, Pierre Leroux, adhéra à la doctrine, le saint-simonisme disposa d’un quotidien pour sa propagande. Sur l’ordre de Bazard et d’Enfantin, Michel Chevalier assuma la direction du journal qui parut, après le 18 janvier 1831, avec le sous-titre : Journal de la doctrine de Saint-Simon. La carrière saint-simonienne du Globe (janvier 1831-avril 1832) fut courte mais des plus brillantes. Le but et les moyens essentiels de sa doctrine étaient exprimés en trois devises qui ornaient la première page : « Religion. Science. Industrie. Association universelle : Toutes les institutions sociales, doivent avoir pour but l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. — Tous les privilèges de naissance, sans exception, sont abolis. — A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » Au nombre des études remarquables qui parurent dans le Globe, il faut citer tout d’abord une Économie politique d’Enfantin, publiée ultérieurement en brochure et qui constitue la charte économique de l’école. Opposant travailleurs et oisifs, mais classant comme oisifs tous les capitalistes, alors que Saint-Simon s’était contenté de désigner sous ce nom les propriétaires fonciers. Enfantin avouait son double objectif : l’amélioration morale, intellectuelle et physique des travailleurs et la déchéance progressive des oisifs. Pour atteindre ce double but, il envisageait la disparition de tous les privilèges, y compris l’héritage, ce qui devait évincer les oisifs et préconisait, quant aux travailleurs, le classement selon la capacité et la rétribution selon les œuvres, ce qui n’allait pas sans mettre en cause la notion courante de propriété. Par la plume d’Enfantin, le Globe exprimait aussi les conclusions saint-simoniennes dans les controverses soulevées à l’époque par les problèmes de l’amortissement, de l’emprunt, de la dette, de l’impôt, de la propriété mobilière et de l’organisation bancaire. La philosophie, l’éloquence, l’histoire, la politique, la poésie, n’étaient pas négligées au Globe. Les noms de Barrault, Michel Chevalier, Jean Reynaud, Pierre Leroux, Charles Duveyrier, donnent une idée de l’entrain, de la générosité, de l’audace, avec lesquels tous les problèmes étaient abordés et du succès que mérita une telle équipe.

Les controverses avec Auguste Comte, avec Charles Fourier, avec les libéraux comme avec les légitimistes, avec les catholiques comme avec les athées, fournirent aux saint-simoniens l’occasion de remuer une foule d’idées hardies, qui rendaient alors un son neuf et qui, depuis, n’ont plus cessé de retentir. Dédain de la politique pure ou abstraite ; conception d’un gouvernement fort, autoritaire, animateur de la prospérité économique ; orientation résolument sociale, mais nullement démocratique, nullement libérale, aussi peu formaliste que possible, de la fonction publique ; préoccupations, toutes neuves alors, d’urbanisme ; programme concret d’équipement industriel, commercial et bancaire de la nation : collaboration internationale pour relever le niveau de vie de l’humanité : tels sont les thèmes développés avec un talent et une fougue admirables par l’équipe du Globe. Tout cela est demeuré très actuel.

Mais toutes ces idées qui retiennent aujourd’hui encore l’attention des réformateurs et des hommes d’État étaient liées, dans l’esprit des saint-simoniens, à une synthèse métaphysique et religieuse des plus troubles ; de cette source unique, commençaient de poindre un certain nombre d’idées inquiétantes, inséparables des premières dans la pure doctrine saint-simonienne, et qui devaient avant peu soulever des discussions au sein de la « famille » et y provoquer des schismes.

Religion saint-simonienne. — Le Nouveau christianisme, d’abord mal compris et vivement discuté de la part des fidèles, avait pris, grâce à Enfantin, une importance de plus en plus considérable. Tandis que les exposés « extérieurs » se maintenaient volontiers au début sur le plan de l’économie et de la politique où ils rencontraient l’audience d’un public attentif et bienveillant, les discussions, à l’intérieur, portaient principalement sur l’aspect, ou plutôt sur le principe religieux de la doctrine. Ici régnait en maître incontesté l’enthousiaste Enfantin.

On sait que Saint-Simon louait fort le christianisme d’avoir restauré et maintenu jusqu’au xve siècle les droits de l’esprit, méconnus par le paganisme ; mais il voyait dans l’ascétisme chrétien, dans la distinction des deux pouvoirs avec subordination du temporel au spirituel, dans l’opposition du sacré et du profane, un signe d’imperfection et une promesse de prochaine déchéance pour le christianisme. Il était dans le destin du saint-simonisme d’expliciter et de prêcher une religion nouvelle, capable de surmonter les dernières antinomies devant lesquelles la doctrine chrétienne avait dû s’arrêter. L’appétit de tout généraliser, le propos de tout unifier, devait conduire le saint-simonisme à un panthéisme religieux, comportant la divinisation de l’univers, l’ennoblissement de la nature et la réhabilitation, voire l’apothéose de la chair.

Cette tendance se fit jour dès le principe. Nous en avons un témoignage aussi candide que précis dans la correspondance de Gustave d’Eichthal avec John Stuart Mill et W. Eyton Tooke. G. d’Eichthal, nouvellement converti au saint-simonisme, expliquait la doctrine à ses amis anglais, avec l’ardeur d’un néophyte, mais, détail important, sous le contrôle constant des anciens et des « Pères ». Dans une lettre à G. d’Eichthal. Eyton Tooke avait noté finement, au sujet de l’école saint-simonienne : « Elle me paraît possédée de la manie d’une unité philosophique : pour elle, produire est l’unique but des hommes… L’école est inconsciemment influencée par l’esprit de secte. » J.-S. Mill, Correspondance inédite avec d’Eichthal, Paris, 1898, p. 35-36. D’Eichthal répond à Stuart Mill : « …Vous (ainsi que Tooke) vous plaignez de ce que l’école assigne, à la société un but unique, et que ce but soit la production. L’école dans sa pensée avait toujours compris avec la production matérielle, la production scientifique et la production dans les beaux-arts ; elle a continuellement protesté que c’était ainsi qu’elle entendait le mot production, et Tooke l’a reconnu, en lui reprochant toutefois, et avec raison, de faire usage d’un mauvais mot. Mais cette formule certainement très vicieuse, l’école l’a rejetée : elle assigne pour but, à l’individu comme à la société, le perfectionnement de soi-même sous le triple rapport moral, intellectuel et pratique. Elle veut que l’homme acquière sans cesse de meilleures affections, des sciences plus complètes, une industrie plus puissante. Il n’y a pas un acte humain qui ne puisse se rattacher à l’un ou à l’autre de ces trois résultats ; et comme d’ailleurs ils sont tellement liés les uns aux autres, que le progrès d’une série est impossible sans celui des deux autres, la formule adoptée indique l’unité comme elle embrasse l’universalité des buts divers que peut se proposer l’homme. » Ibid., p. 41-42. Un peu plus loin, G. d’Eichthal explique quelle unité dans l’organisation sociale découle de cette unité dans le but : « La direction suprême ne saurait appartenir ni aux savants ni aux industriels, car ces deux classes sont seulement chargées d’exécuter les travaux, au moyen desquels la société satisfait à ses besoins. Sans doute les savants à capacité générale seront les chefs de la hiérarchie scientifique et les industriels à capacité générale seront les chefs de la hiérarchie industrielle. Mais ni les uns ni les autres ne sont placés à un point de vue suffisamment général, pour diriger la société dans la voie unitaire de son triple perfectionnement. Cette mission doit être confiée à des hommes possédés au plus haut degré de l’amour de leurs semblables, qui cherchent sans cesse à leur donner des appétits et des affections plus sociables, et qui, entourés du prestige des beaux-arts, ces nouveaux satellites de la puissance, donneront aux savants d’un côté, aux industriels de l’autre, l’impulsion la plus favorable à l’amélioration morale qu’ils poursuivent. » Ibid., p. 42-43. Et de comparer ces gouvernants suprêmes, ces artistes, aux anciens évêques de l’Église catholique ; ceux-ci étaient assistés d’un théologien (image du savant) et d’un diacre (image de l’industriel). Ainsi voit-on se former la tri ni té saint-simonienne : Artistes, savants, industriels ; mais, dans cette trinité, règne l’inégalité, car l’artiste est celui qui réalise l’unité entre les divers ministères et les diverses sortes d’activité : « L’évêque ne doit plus seulement avoir à s’occuper des besoins spirituels, mais tout aussi bien des besoins matériels, des besoins sociaux de sa congrégation : à la place du théologien apparaîtra le Corps entier des savants ; et à la place du diacre, le Corps entier des industriels. » L’idéal théocratique est en même temps aperçu et accepté, car « la division en pouvoir spirituel et en pouvoir temporel… ne subsiste pas… Elle provenait de ce que le christianisme n’avait embrassé que la partie spirituelle de l’homme et laissé de côté la partie matérielle… Dans l’avenir, l’empire de César, c’est-à-dire de la force brute, doit être anéanti : et la hiérarchie pacifique, perfectionnante, l’Église, doit seule subsister. Néanmoins il y aura toujours dans la société, comme le remarque Saint-Simon dans son mémoire sur la gravitation universelle, un pouvoir a priori et un autre a posteriori, c’est-à-dire le pouvoir combinant, et le pouvoir appliquant, représenté l’un par les savants, l’autre par les industriels : mais entre les deux, leur servant de lien, et les faisant concourir au but commun, sera le pouvoir par excellence, le pouvoir moral, le pouvoir perfectionnant ». Ibid., p. 42-45.

Dans une note annexée à cette même lettre, G. d’Eichthal apporte quelques précisions touchant la hiérarchie religieuse nouvelle et il le fait expressément comme interprète de l’école saint-simonienne :

« La constitution de la classe directrice a donné lieu

dans le sein de l’école à de vifs débats. Voici ce qui paraît devoir être définitivement adopté. Tout le travail social a pour but final d’agir sur la société elle-même, de lui préparer certaines jouissances correspondantes à certains besoins : mais, parmi les travailleurs, les uns ont immédiatement en vue le but final. Les autres l’ont en vue seulement d’une manière médiate, indirecte, leur but immédiat est l’action sur la nature extérieure. Les uns sont nécessairement la classe dirigeante, les autres la classe dirigée. L’évêque (Overseers) est le directeur par excellence. Il a devant les yeux l’ensemble des besoins sociaux, il s’occupe d’y pourvoir en mettant en activité les forces des savants et des industriels. » Mais l’évêque n’est pas seul en cette fonction : il a des auxiliaires, « pour ainsi dire comme un appendice de lui-même. », qui sont les artistes de toute sorte, par exemple « les prédicateurs (dans la chaire, les livres, les journaux), les peintres, les architectes, les musiciens ». Autour de l’évêque, tous ces artistes qu’on désigne ailleurs sous le nom de piètres, sentant, comme le Chef suprême, et par son aide, les besoins de la société, se mettent à l’unisson, font chœur avec lui pour donner l’impulsion nécessaire aux savants et aux industriels. Tel est l’ensemble de la classe directrice, qui renferme ceux qu’aux époques critiques, on appelle moralistes, littérateurs, artistes, qui prennent le nom de prêtres aux époques organiques. Suit un développement sur les deux classes combinantes et appliquantes, unies par la classe dirigeante et comparables aux théologiens et aux diacres. Enfin, un résumé d’une clarté parfaite : « Si je me suis si longuement étendu sur ce sujet, mon ami, c’est que j’ai craint que vous ne fussiez embarrassé, comme je l’ai été moi-même, par les séries : Artistes, savants, industriels, mises par l’école en regard de celles-ci : Morale, intelligence, pratique : le mot d’artistes a certainement dans l’usage ordinaire un sens trop restreint pour signifier ce qu’on lui faisait dire là, c’était moralistes, c’était prêtres qu’il fallait dire. » Ibid., p. 45-47.

Cette organisation explique comment les devises saint-simoniennes : Beaux-Arts, Sciences, Industrie — Aux artistes, aux savants, aux industriels — Morale, Science, Industrie — Perfectionnement moral, intellectuel et physique ou industriel, sont absolument interchangeables. Mais on doit immédiatement noter la place désormais secondaire que l’on attribue à la science dans la hiérarchie nouvelle. On entend précisément dépasser le christianisme en instaurant une religion au-delà de l’esprit, une religion qu’en termes d’aujourd’hui on qualifierait d’agnostique. C’est ainsi que dans un article du Globe (1er juin 1831), Enfantin lui-même définit sa position en regard du christianisme : « Jésus avait donné à son Église mission d’enseigner les hommes. Dieu, pur esprit, s’adressait à l’esprit. Parmi ses attributs, l’intelligence, la vérité, l’ordre, la lumière, en un mot la science, jouaient un rôle au moins aussi grand et aussi exclusif que la beauté, la force, la puissance, l’activité dans les religions antiques : en d’autres termes, le chrétien aimait l’esprit plus exclusivement même que le païen n’aimait la chair… Le prêtre chrétien était donc avant tout un théologien, un instrument de la science de Dieu, un dogmatiseur, un docteur, un enseigneur, un savant. L’éducation qu’il se sentait mission de donner au monde était une instruction de laquelle devait résulter l’amour de l’esprit, l’élévation de l’intelligence, la dévotion à la vérité. » Économie politique et politique, 2e édit., 1832, xiiie article, p. 148.

A peu près dans les mêmes termes, d’Eichthal priait ses correspondants anglais de renoncer à l’usage de ces mots : développement de l’esprit humain.

« Sans vous en douter, vous retombez dans l’hérésie

chrétienne qui oublie ou plutôt qui anathématise la partie matérielle physique charnelle de l’homme. Comme le polythéisme s’était occupé presque exclusivement de cette partie, le christianisme arrivant après lui, a donné nécessairement dans l’abstraction contraire. » Correspondance, p. 50.

La religion, au-dessus de la science, bien de l’esprit, et au-dessus de la pratique, bien du corps, va donc devenir essentiellement une force de sympathie, conciliant le polythéisme et le monothéisme, le corps et l’âme, le matérialisme et l’idéalisme, le « grand monde » de l’univers et le « petit monde » de l’homme, la méthode postérioricienne et la méthode prioricienne.

« C’est ainsi qu’une brève formule résume et explique à

la fois, tout le passé de l’humanité et annonce son avenir. Car, si l’antiquité a été le règne de l’amour de la matière, si le Moyen Age a été le règne de l’amour de l’esprit, il est clair que les travaux scientifiques et industriels, exécutés surtout depuis le xve siècle, amènent l’époque qui doit confondre en un seul l’amour de l’esprit et de la matière, en montrant qu’esprit et matière ne sont que les deux faces d’un seul et même être qui vit par l’une aussi bien que par l’autre… La doctrine religieuse de Saint-Simon a ce caractère unitaire qui doit rallier autour d’elle les hommes de l’avenir. Elle ne met ni l’esprit au-dessus de la matière, ni la matière au-dessus de l’esprit. Elle les regarde comme intimement unis l’un à l’autre, comme étant la condition l’un de l’autre, comme étant les deux modes par lesquels se manifeste l’être, l’être vivant, l’être sympathique. (Ces épithètes sont réellement superflues ; car nous ne saurions attacher aucun sens au mot être, s’il n’implique l’existence du sentiment, se manifestant par des actes matériels et intellectuels.) » Ibid., p. 73-74.

Un dernier pas et nous voici conduits au panthéisme : comment concevoir cet être sympathique, cette vie, qui est tout l’être et dont la matière et l’esprit ne sont que des manifestations ? C’est le Dieu nouveau, transcendant le polythéisme aussi bien que le monothéisme.

« Dieu, pour les disciples de Saint-Simon, c’est cet être

infini qui nous enserre, nous embrasse, réagit sur nous dans tous les sens ; qui se manifeste à nous par cette apparence matérielle qu’on appelle ordinairement l’Univers, comme nous nous manifestons nous-mêmes les uns aux autres par nos apparences matérielles… En admettant cette notion de Dieu-Univers, Dieu-Matière, vous voyez tout d’abord, mon ami, quelle magnifique carrière est ouverte au sentiment poétique. Tout ce qui nous entoure, les corps inanimés, nous-mêmes, nos semblables, sommes une portion de Dieu. Sans cesse la vue du fini nous ramène à celle de l’infini… Cet océan de matière dans lequel nous nageons, c’est le corps, ou pour mieux dire, ce sont les entrailles de cet être infini que nous appelons Dieu. Toutes les créatures vivantes habitent son sein, comme l’embryon habite le sein de sa mère ; comme l’embryon, elles vivent par la vie de leur générateur, obéissant à tous ses mouvements, n’existant que par lui, et cependant elles conservent leur individualité bien distincte ; elles réagissent sur lui à leur tour ; elles gardent leur spontanéité propre, quoique soumises à son influence toute-puissante. » Ibid., p. 80-83.

La mort tragique d’E. Tooke fournit à d’Eichthal l’occasion d’une lettre poignante qu’il adresse à Stuart Mill et où il laisse paraître sa conception de la vie éternelle dans l’univers :

« Je trouve dans mes croyances de justes consolations.

Rien ne meurt, rien ne disparaît dans le sein de l’Éternel ; Eyton bien moins que le reste. Sa mort n’est qu’une transformation de ses formes actuelles en des formes plus parfaites. Mais, dans sa nouvelle existence, il reste uni à cette humanité qu’il a tant aimée. Je le sens revivre en vous ; je le sens revivre en moi ; je le sens revivre en tous ceux qu’il a aimés. Et moi, j’aime ceux-là doublement : et pour eux-mêmes, et pour Eyton qui revit en eux… Puisque l’humanité est une, chaque génération est le représentant de toutes celles qui l’ont précédée ; elles vivent, elles aiment, elles savent, elles agissent dans celle-là. Chaque individu porte en lui-même des milliers de prédécesseurs et chacun de ces prédécesseurs aime, sait et agit en lui… Pour nous dont les sympathies embrassent l’infini, qui nous sentons vivre dans une intime unité, non seulement avec nos proches, mais avec notre patrie, avec l’humanité, avec l’Univers tout entier, l’objet de notre amour est impérissable. » Ibid., p. 112-114.

Cette position doctrinale commandait un programme d’action dont Enfantin se fit l’apôtre. Alors que Bazard s’efforçait de « doctriner » le saint-simonisme, Enfantin prit à cœur sa fonction proprement religieuse et sacerdotale : lier, unir, créer des sympathies, s’imposer comme « un de ces êtres aimants qui entraînent », accomplir ce que Moïse avait promis et Jésus-Christ préparé, bref commencer effectivement l’association universelle, par le sentiment générateur de connaissance et d’action. Le pontife est entouré d’artistes, c’est-à-dire de prêtres selon l’ordre de Saint-Simon :

« Nous entendons par artistes les hommes qui, par leurs

pensées et leurs actes, par la moralité de leur vie entière, inspirent les sentiments généreux, éveillent les sympathies, les hommes qui unissent, qui ordonnent, qui lient les autres hommes ; l’artiste tel que nous le concevons, est l’homme religieux par excellence, c’est le prêtre selon l’ordre saint-simonien. Sa mission est de lier entre eux le savant et l’industriel, le théoricien et le praticien ; de combiner les travaux spirituels et les travaux matériels, les besoins de la pensée et ceux du corps ; c’est lui qui fait aimer à tous la famille, la cité, l’État, l’humanité, le monde, Dieu ; c’est lui qui gouverne, car c’est lui surtout que l’on aime. » Économie politique et politique, xie art., p. 128.

Nul doute qu’en écrivant ces lignes. Enfantin n’ait précisément décrit sa propre vocation de Père : la première place lui revenait de droit, du droit de la sympathie qu’il suscitait : « Chacun, quelle que soit sa naissance, est classé selon son Amour, son savoir et son industrie… rétribué en Affection, en considération, en richesses, selon son Dévouement, son intelligence et son travail. » Ibid., p. 129. Autant de trilogies qui viennent gloser la trilogie fondamentale du saint-simonisme : beaux-arts, science, industrie.

Le schisme de Bazard. La débâcle. — Saint-Simon n’avait pas défini le rôle que réservait à la femme la religion de l’avenir. Puisque les disciples entraient dans la voie de la réalisation pratique, puisqu’ils jetaient les bases d’une association universelle, le problème de la femme ne pouvait plus être éludé.

Il fut convenu tout d’abord que le nouveau christianisme achèverait l’œuvre de libération ébauchée au profit de la femme par la religion chrétienne : « La femme est appelée à une parfaite association avec l’homme, au lieu de cette demi-servitude où elle est aujourd’hui ». Lettre de d’Eichthal à Stuart Mill, du 23 novembre 1829, op. cit., p. 46. Mais les réflexions d’Enfantin sur la vie, sur la sympathie, l’amour, le dévouement du prêtre, devaient le conduire à d’autres pensées. Il est évident que, si le prêtre est l’être le plus aimant et le plus aimé, le plus capable de ressentir et de susciter la sympathie, d’attirer et de persuader, il n’y a aucune raison de refuser à la femme la dignité sacerdotale. D’ailleurs, Ch. Fourier avait depuis longtemps émis l’idée que l’individu social, la cellule élémentaire, doit être un couple, homme et femme. Les discussions se poursuivaient et sans doute quelques échos plus ou moins déformés en parvinrent-ils au dehors puisque, dans la séance du 29 septembre, du haut de la tribune de la Chambre des députés, une triple accusation était portée contre « cette secte demi-religieuse, demi-philosophique ». L’attaque portait sur trois points : 1. la communauté de biens ; 2. la communauté de femmes ; 3. l’affiliation aux sociétés démocratiques. Bazard-Enfantin, chefs de la religion saint-simonienne, signèrent le 1er octobre 1830 une adresse publique au président de la Chambre des députés, en vue de repousser ces accusations qui ne constituaient « en réalité que trois grossières erreurs ». En ce qui concerne les femmes, la position officielle de l’Église demeure assez conservatrice. Il ne serait question d’aucune atteinte à « la sainte loi du mariage proclamée par le christianisme ». Les saint-simoniens

« demandent comme les chrétiens, qu’un seul homme

soit uni à une seule femme », mais ils appellent la femme à un affranchissement définitif, à une complète émancipation. « Ils enseignent que l’épouse doit devenir l’égale de l’époux ; et que, selon la grâce particulière que Dieu a dévolue à son sexe, elle doit lui être associée dans l’exercice de la triple fonction du temple, de l’État et de la famille, de manière à ce que l’individu social qui, jusqu’à ce jour, a été l’homme seulement, soit désormais l’homme et la femme. » Exposition, 1re année, 3e édit., 1831, Appendice, p. 6 et 7.

Ce texte renferme deux doctrines qui semblent avoir été communes à toute l’école : celle de l’individu social et celle de l’affranchissement définitif et complet de la femme. L’individu social est double, c’est un couple. « Toute œuvre sociale dans l’avenir est l’œuvre d’un couple, homme et femme, complément l’un de l’autre, recherché, accepté librement, dont l’union préparée par l’éducation a reçu la sanction de l’autorité religieuse, homme et femme. » O. Rodrigues, Le mariage et le divorce, dans Œuvres, t. iv, p. 126. (Cette note fut lue au Collège le 17 octobre 1831.) La doctrine de l’affranchissement définitif et de la complète émancipation de la femme, au nom de l’égalité, pouvait s’entendre comme une protestation contre le régime de mineure auquel notre législation civile et nos mœurs politiques soumettent la femme mariée et l’on peut penser que le sage Bazard, homme marié au surplus, se contentait d’une telle interprétation.

Malheureusement la pensée d’Enfantin était beaucoup plus entreprenante et hardie. Les divergences de vues entre les deux Pères ne purent demeurer longtemps cachées et elles aboutirent à un schisme, au cours des deux réunions générales de la famille tenues le 19 et le 21 novembre 1831. Pour Enfantin, l’affranchissement complet de la femme ne pouvait se concilier avec la loi trop rigoureuse de la fidélité. Ou plutôt, il devait être admis deux sortes de morale, deux formes de religion : « Le même homme avec la même femme toute la vie, voilà, une des formes de la religion ; le divorce et une nouvelle union avec un nouvel époux, voilà une seconde forme de la religion. » Enfantin, Lettre à sa mère, août 1831, Œuvres, t. xxvii, p. 195-201. En effet, la morale saint-simonienne devait respecter aussi religieusement les penchants de la chair que ceux de l’esprit, puisque les uns et les autres manifestent également et authentiquement la volonté de Dieu, la Vie, la Sympathie, l’Être. Or, on le sait bien, tout le monde n’est pas naturellement incliné de même sorte, en cette matière : si les uns ont du goût pour la constance dans leurs affections, les autres sont portés à la mobilité. Il faut respecter ces instincts, ces caractères et ne pas imposer la même règle aux personnes changeantes et aux personnes fidèles, aux mobiles et aux immobiles. Dans notre morale traditionnelle, les premières sont sacrifiées aux secondes, comme les don Juan sont sacrifiés aux Othello. Mais dans la religion saint-simonienne, « les personnes vives, coquettes, séduisantes, attrayantes, changeantes, doivent être considérées, utilisées de manière que leur caractère soit pour elles et pour l’humanité une source de joie et non de douleur ». Cette théorie, que le réformateur ne craignait pas d’exposer longuement dans une lettre à sa mère, est excellemment et franchement résumée par le jeune Ch. Duveyrier, lorsqu’il découvre qu’il y a des hommes « qui n’ont pas le sentiment du mariage, comme il y en a qui n’ont pas le sentiment de la propriété » et que la société nouvelle doit se diviser en deux mondes, « l’un vivant sous la loi du mariage, l’autre en dehors de cette loi ».

Ces idées ne pouvaient manquer de choquer ceux des saint-simoniens que n’aveuglait pas leur passion pour Enfantin. Mais elles s’exagèrent et deviennent franchement insupportables lorsque, sous prétexte de régulariser et de tempérer la liberté de l’amour, Enfantin confie au prêtre, au couple sacerdotal, une fonction des plus équivoques.

Tout d’abord, « le couple sacerdotal lie ou délie l’homme et la femme ; c’est lui qui consacre leur union ou leur divorce ». Cela n’est rien. Mais l’on se souvient du rôle qui incombe au prêtre-poôte-artiste, à celui qui rayonne et suscite autour de lui la sympathie : l’autorité du prêtre selon Saint-Simon ne saurait être purement spirituelle ; elle est vitale, c’est-à-dire à la fois spirituelle et charnelle. Le couple sacerdotal doit agir, au-delà de l’œuvre d’instruction qui incombe au théologien nouveau ou savant, par son attrait sympathique ; il doit lier, œuvre religieuse par excellence. Cette sorte d’activité « religieuse », par l’esprit et par les sens, n’est-elle pas assez clairement désignée ? Citons simplement quelques affirmations d’Enfantin, émises en novembre 1831 :

« La mission du prêtre est de sentir également les deux

natures, de régulariser et de développer les appétits sensuels et les appétits charnels. Sa mission est encore de faciliter l’union des êtres à affections profondes en les garantissant de la violence des êtres à affections vives et de faciliter également l’union et la vie des êtres à affections vives en les garantissant du mépris des êtres à affections profondes… Qu’elle sera belle la mission du prêtre-social, homme et femme ! Qu’elle sera féconde ! … La foi spirituelle que le couple sacerdotal excitera ne l’entraînera pas au charlatanisme ; l’attrait charnel ne dégénérera pas en libertinage. Tantôt il calmera l’ardeur inconsidérée de l’intelligence ou modérera les appétits déréglés des sens ; tantôt, au contraire, il réveillera l’intelligence apathique, ou réchauffera les sens engourdis, car il connaît tout le charme de la décence et de la pudeur, mais aussi toute la grâce de l’abandon et de la volupté… Il impose la puissance de son amour aux êtres qu’un esprit aventureux ou des sens brûlants égarent, et il reçoit d’eux l’hommage d’une pudique tendresse ou le culte d’un ardent amour. Je parle du couple ; ce que je dis pour le prêtre, je le dis aussi pour la prêtresse. »

Dans la lettre écrite à sa mère, Enfantin s’explique enfin avec la dernière et la plus cruelle netteté :

« On a reproché aux prêtres chrétiens l’envahissement du

lit conjugal : on a eu tort et raison : raison, parce que leur dogme et leur pratique les rendaient incompétents ; tort, parce que, malgré leur célibat, leur conseil était encore plus favorable à la femme, au faible, que ne l’aurait été le conseil d’un guerrier… Et maintenant, mère, tu me demanderas jusqu’à quelle limite l’expression charnelle de cet amour du prêtre et de la prêtresse ira dans certains cas ?… Je conçois certaines circonstances où je jugerais que ma femme seule serait capable de donner du bonheur, de la santé et de la vie à un de mes fils en Saint-Simon, de le réchauffer dans ses bras caressants, au moment où quelque profonde douleur exigerait une profonde diversion. »

C’en était trop. A la suite de Bazard, Pierre Leroux, Carnot, Lechevalier, Transon, se retirèrent de la famille. Les deux derniers se firent fouriéristes. Bazard, épuisé de travail et brisé d’émotions, devait mourir en juillet 1832.

Pour Enfantin et ses derniers fidèles s’ouvre alors une phase nouvelle, à la fois pitoyable et pittoresque, dont nous n’avons ici à parler que brièvement, car la doctrine, de plus en plus fantastique, sombre dans une rêverie morbide. « La vérité, il ne faut plus la chercher dans Saint-Simon, dans la doctrine ; arrière les livres ! arrière les docteurs ! La vérité, elle est dans les yeux, elle est sur la face de Barthélemy-Prosper Enfantin, père et pape de l’humanité ». Charléty, op. cit., p. 136. L’idée fixe d’Enfantin fut désormais l’appel à la femme. Le fauteuil de Bazard demeura vide en attendant l’élue. Celle-ci ne paraissant pas, l’hiver de 1832 fut occupé à une fête perpétuelle, rue Monsigny. Tout Paris fut invité, on dansa joyeusement. Des femmes élégantes, curieuses, brillantes, prirent part aux fêtes, sans soupçonner le caractère religieux de ces danses et de ces plaisirs, et bien entendu sans y prendre conscience de leur vocation pontificale.

La famille y consuma à la fois ce qui lui restait de considération et ses dernières ressources. Le Globe disparut d’abord (avril 1832). Puis l’on quitta la rue Monsigny pour se retirer à Ménilmontant, où Enfantin avait une propriété patrimoniale, maison assez vaste et beau jardin. C’est là dans une vie quasi conventuelle et continente, que les derniers fidèles, une quarantaine, attendirent la femme. Le travail manuel, au jardin, à la cuisine, à l’office, à la buanderie, se faisait au chant d’hymnes saint-simoniennes et dans un accoutrement aussi singulier que symbolique : « justaucorps bleu à courtes basques, ceinture de cuir verni, casquette rouge, pantalon de coutil blanc, mouchoir noué en sautoir autour du cou, cheveux tombant sur les épaules, peignés et lissés avec soin, moustaches et barbe à l’orientale ». Reybaud, Étude sur les réformateurs, t. i, p. 109. Enfantin réunissait ses enfants et leur distribuait, dans les conférences de la famille, une doctrine apocalyptique qui trouva son expression dans le Livre nouveau, mélange confus de rêveries millénaristes, de poésie panthéiste et d’algèbre.

En février 1832, une instruction avait été ouverte contre les chefs de la famille saint-simonienne ; prévenus d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, et en outre d’infraction à l’article 291 du Code pénal qui interdisait les réunions de plus de vingt personnes, Enfantin, Michel Chevalier, Duveyrier, Barrault et Rodrigues, entourés de tous les fidèles, comparurent devant la cour d’assises, les 27 et 28 août 1832. Tous les prévenus furent déclarés coupables par le jury, que leur attitude pontifiante et dogmatique avait vivement irrité. L’emprisonnement d’Enfantin et de Michel Chevalier fut le signal de la déchéance et de la dispersion (décembre 1832-août 1833).

Épilogue. — Les divagations qui conduisirent l’école saint-simonienne à sa fin misérable ne doivent pas nous faire oublier le rôle considérable joué au xixe siècle par les disciples dispersés. On peut affirmer que la politique économique, industrielle, bancaire, commerciale, du Second empire fut faite par les saint-simoniens. Michel Chevalier que nous avons vu follement épris de métaphysique, de poésie, puisqu’on lui doit sans doute la rédaction des pages les plus fumeuses du Livre nouveau, se réveillera polytechnicien lucide et actif, journaliste de talent ; il sera plus tard député, conseiller d’État, sénateur, membre de l’Institut ; c’est lui qui négociera le fameux traité de commerce franco-anglais signé en 1860 ; le premier en France, il lancera l’idée du canal de Panama. Mais Chevalier n’est pas une exception. Toute la clientèle saint-simonienne, israélite et polytechnicienne, les deux Péreire, Arlès-Dufour, Holstein, Lamé, Clapeyron, Flachat, Fournel, se trouvera à la tête des affaires. La création des premiers chemins de fer, l’expansion du crédit et les types nouveaux de banques, la transformation des grandes cités, le développement de la politique française en Méditerranée, seront le fait de saint-simoniens. Enfantin lui-même, avec quelques amis, dont l’ingrat de Lesseps, sera à l’origine du canal de Suez et étudiera les conditions de la colonisation algérienne. Cependant, cet animateur de grandes entreprises se considérera toujours comme un fondateur de religion ; il mêlera à ses calculs l’ivresse d’une communion avec la nature, il verra dans la Méditerranée un « lit nuptial » et dans le rapprochement de l’Orient et de l’Occident, le symbole de la chair unie à l’esprit.

Il serait injuste de penser qu’Enfantin se soit satisfait vers la fin de sa vie de réalisations matérielles. En 1858, il publia la Science de l’homme, dédiée à Napoléon III et en 1861 la Vie éternelle ; ce testament religieux et philosophique exprime en formules plus limpides que jamais son panthéisme charnel. L’immortalité de l’homme n’est pas autre chose que sa communion avec la nature.

« Je crois que ce qui est contient le résumé de ce qui fut,

dont il est le tombeau, et le germe de ce qui sera, dont il est le berceau… La coexistence en nous de ces deux vies inverses est ce qui constitue notre vie ; leur union fait notre croissance, leur lutte notre déclin ; leur attraction est notre germe de vie ; leur répulsion, notre germe de mort… Et moi je veux trouver la vie aussi bien en moi qu’en ce qui n’est pas moi, parce que junis moi à ce qui n’est pas moi, parce que je maime comme je taime : je suis saint-simonien. Quand je te parlerai de ma vie telle que je la sens, telle que je la veux, telle que je l’aime hors de moi, ne me fais donc pas des objections qui ne pourraient être appliquées qu’à ma vie telle que je la sens en moi, et réciproquement ; c’est-à-dire, ne me combats pas eu matérialiste, lorsque je me place volontairement sur le terrain spiritualiste ; ni en spiritualité, quand je veux être momentanément matérialiste. Observe si je manie bien et alternativement les deux mouvements de la pompe ; alors tu diras : vraiment Saint-Simon est là. » Lettre à Duveyrier sur la vie éternelle, notes de la Science de l’homme, p. 205.

Cette vie n’est pas autre chose que Dieu :

« Il est tout ce qui est… Tout est en lui… Il est la vie

éternelle et universelle ; donc toute existence est une manifestation de la sienne, et ne sort pas plus du néant par la naissance, qu’elle n’y retourne par la mort ; car elle participe de l’éternité et de l’universalité qui est Dieu. » La vie éternelle.

Enfantin mourut le 31 août 1864, frappé d’une congestion cérébrale. Autour de sa tombe, les saint-simoniens se retrouvèrent ; séparés par le cheminement divergent de leurs pensées et par les orientations diverses de leur action, la sympathie, le meilleur d’Enfantin, les réunit. L’amitié saint-simonienne survécut à Enfantin, mais il n’y avait plus de saint-simonisme.

H. Fournel, Bibliographie saint-simonienne, Paris, 1833 ; Saint-Simon et Enfantin, Œuvres, 47 vol., Paris, 1865-1876 et 1877-1878 ; H. de Saint-Simon, Œuvres choisies, 3 vol., Bruxelles, 1859 ; Id., Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, Genève, 1802-1803 (nouvelle édition par A. Péreire, 1925, avec deux inédits de Saint-Simon : l’Essai sur l’organisation sociale (1804), et la Lettre aux Européens) ; Id., Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, Paris, 1807-1808 ; Id., Nouveau christianisme, Paris, 1825 ; Doctrine de Saint-Simon. Exposition, 1re année, Paris, 1830 ; 2e année', 1830 (la première année de l’Exposition a été rééditée par C. Bouglé et E. Halévy, avec une importante introduction, Paris, 1924) ; Aux artistes. Du passé et de l’avenir des beaux-arts (doctrine de Saint-Simon), Paris, 1830 (E. Barrault) ; Religion saint-simonienne. Enseignement central (extrait de l’Organisateur), Paris, 1831 ; Économie politique et politique (articles extraits du Globe), Paris, 1831 (Enfantin) ; Nouveau christianisme. Lettres d’O. Rodrigues sur la religion et la politique. L’éducation du genre humain, de Lessing, traduit pour la première fois de l’allemand par O. Rodrigues, Paris, 1832 ; Enfantin, L’attente, Angers, 1832 ; Ch. Fourier, Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen qui promettent l’association et le progrès, Paris, 1831 ; Bazard, Discussions morales, politiques et religieuses, Paris, 1832 ; E. Charton, Mémoires d’un prédicateur saint-simonien, dans Revue encyclopédique, janvier 1832 ; L. Reybaud, Études sur les réformateurs, 2 vol., 4e éd., Paris, 1844 ; Enfantin, La science de l’homme, physiologie religieuse, Paris, 1858 ; Id., La vie éternelle, passée, présente et future, Paris, 1861 ; P. Janet, Saint-Simon et le saint-simonisme, Paris, 1878 ; Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, 2 vol., 1883 ; John Stuart Mill, Correspondance inédite avec Gustave d’Eichthal, avant-propos et traduction par E. d’Eichthal, Paris, 1898 ; G. Dumas, Psychologie de deux messies positivistes : A. Comte et Saint-Simon, Paris, 1905 ; Revue d’histoire économique et sociale, 1925 (un numéro consacré à Saint-Simon) ; Durkheim, Saint-Simon fondateur du positivisme et de la sociologie, dans Revue philosophique, 1925, t. xcix ; R. Lenoir, Henri de Saint-Simon, dans Revue philosophique, 1925, t. c ; Bulletin de la Société française de philosophie, janvier 1925 (séance du 7 février 1925) : Célébration du centenaire de la mort de Saint-Simon ; J. Segond, Le saint-simonisme d’A. Comte et le but pratique de la sociologie, dans Revue de synthèse historique, t. xli, 1926 ; S. Charléty, Enfantin (Les réformateurs sociaux), 1930 ; Id., Histoire du saint-simonisme, 2e éd., Paris, 1931 ; H. Gouhier, La jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme. II. Saint-Simon jusqu’à la Restauration (Bibl. d’histoire de la philosophie), 1936 ; P. Blanchard, Saint-Simon et le saint-simonisme, dans Revue des cours et conférences, 1930, t. ii.

J. Tonneau.