Dictionnaire des proverbes (Quitard)/Espagne

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espagne. — Faire des châteaux en Espagne.

C’est prendre son imagination pour architecte et bâtir dans le vide, c’est-à-dire former des projets en l’air, se repaître d’agréables chimères. On a fait plusieurs conjectures sur cette façon de parler proverbiale, sans en donner une explication satisfaisante. Certain étymologiste a voulu voir en elle une allusion aux mines d’or et d’argent qui se trouvaient jadis en Espagne, où une tradition mythologique avait placé la demeure souterraine de Plutus, et même aux pommes d’or du jardin des Hespérides, quoique ce jardin fût sur la côte d’Afrique. Fleury de Bellingen l’a rapportée à la conduite de Q. Métellus le Macédonique, qui, désespérant de réduire par la force la ville hispanienne de Contébrie, en leva le siége, dans l’intention de la surprendre par la ruse, et parcourut la province, où il élevait de côté et d’autre des redoutes, des forts et des châteaux, ouvrages qui étant abandonnés, lorsqu’il changeait de quartier, semblaient n’annoncer que des projets vains et extravagants. Estienne Pasquier dit qu’elle est venue de ce que, autrefois, les Espagnols ne construisaient point de châteaux de peur que les Maures, aux incursions desquels ils étaient sans cesse exposés, ne s’en emparassent et n’en fissent des fortifications pour se maintenir dans leur conquête. Suivant l’abbé Morellet, elle est née de l’opinion qui fit regarder l’Espagne, devenue maîtresse des métaux précieux du Mexique et du Pérou, comme le pays le plus riche et la source des richesses les plus abondantes.

Il n’est pas besoin de montrer le vice ou le ridicule des deux premières interprétations. Quant à la dernière, elle s’appuie sur un anachronisme bien prouvé par ce vers du Roman de la Rose, publié longtemps avant la découverte du Nouveau-Monde :

Lors feras chasteaulx en Espagne.

Celle de Pasquier n’est pas dépourvue de vérité ; mais elle est présentée d’une manière incomplète ; car si elle nous apprend pourquoi l’on appelle châteaux en Espagne des choses qui n’existent que dans l’imagination, elle nous laisse à deviner pourquoi l’on n’appelle ces choses ainsi qu’autant qu’elles forment de douces, d’heureuses illusions. Le proverbe n’a pas été fondé seulement sur ce que l’Espagne n’avait point de châteaux, il l’a été aussi, et peut-être en raison de cela même, sur ce qu’elle paraissait très propre à en avoir de bons et de beaux. C’est vers la fin du xie siècle qu’il a pris naissance, à une époque de féodalité où l’on construisait beaucoup de châteaux, et où toutes les idées de grandeur et de fortune étaient liées à l’idée de ces édifices. Cette époque est celle où Henri de Bourgogne, suivi d’un grand nombre de chevaliers, alla conquérir gloire et butin sur les Infidèles au delà des Pyrénées, et obtint, en récompense des services qu’il rendit à Alphonse, roi de Castille, la main de Thérèse, fille de ce prince, avec le comté de Lusitanie, qui devint, sous son fils Alphonse Henriquès, le royaume de Portugal. Le succès de ces illustres aventuriers excita l’émulation et les espérances de la noblesse française, et il n’y eut pas de fils de bonne mère qui ne se flattât de fonder, comme eux, quelque riche établissement ; qui ne fît dans son esprit des châteaux en Espagne.

La même ambition avait été déjà excitée dans toutes les têtes par la considération des grands biens échus en partage aux principaux guerriers de Guillaume-le-Conquérant, et elle avait donné lieu à l’expression Faire des châteaux en Albanie, dont le sens est absolument semblable à celui de Faire des châteaux en Espagne. Ce nom d’Albanie, synonyme d’Albion, s’appliquait alors à l’Angleterre, où les Normands bâtissaient beaucoup de châteaux. Les Saxons n’y en avaient fait construire que très peu ; Munitiones quas galli castella nuncupant anglicis provinciis paucissimæ fuerant (Ord. Vit., xi, 240), et cela fut cause que la perte de la bataille d’Hastings entraîna pour eux la perte de tout le pays.

Je vais, je viens, le trot et puis le pas,
Je dis un mot, puis après je le nye,
Et si tu bastis sans reigle ni compas,
Tout fin seulet, tes chasteaulx d’Albanye.

(Vergier d’honneur.)

La duchesse de Villars disait que, pour se guérir de la manie de faire des châteaux en Espagne, il suffisait de voyager dans ce pays. Mot encore plus vrai aujourd’hui que de son temps.

On dit qu’une personne fait des cachots en Espagne, par opposition aux châteaux en Espagne, et pour signifier qu’elle se forge des chimères tristes, qu’elle voit tout en noir. Cette expression fut justement appliquée à M. de Ximenès, que son ami, M. d’Autrep, définissait plaisamment en ces termes : « C’est un homme qui aime mieux la pluie que le beau temps, et qui ne peut entendre chanter le rossignol sans s’écrier : Ah ! la vilaine bête ! »

M. Ch. Nodier a créé une autre expression qui me paraît heureuse, lorsqu’il a dit, dans sa charmante pièce intitulée : Changement de Domicile :

Quand je rêve tout seul, à travers la campagne,
Je me creuse parfois des fosses en Espagne.
Il est bon d’être à l’aise où l’on sera toujours.
Je voudrais y descendre à la fin des beaux jours.
Que chercher aux forêts si ce n’est une tombe ?