Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Cardinales (Vertus)

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CARDINALES (vertus cardinales). On appelle ainsi les aspects les plus généraux et les plus importants de la moralité humaine, essentielle­ment une de sa nature ; les vertus qui contien­nent en elles et sur lesquelles s’appuient toutes les autres. Elles sont au nombre de quatre : la force, la prudence, la tempérance et la justice. Tout le monde comprendra sans peine ce qu’il faut entendre par la tempérance et par la justice, laquelle n’est vraiment efficace que par la bonté (justitia cum liberalilate conjuncta). Mais com­ment la force et la prudence sont-elles comptées au nombre des vertus ? C’est que par la force il faut entendre ici avec Cicéron (de Offic., lib. I, c. XX) cette grandeur d’âme, cette énergie morale qui consiste à se mettre au-dessus de tous les avantages et de toutes les misères de ce monde, et à ne reculer devant aucun sacrifice pour faire le bien. La prudence doit être entendue dans le sens de son étymologie antique ; elle est la con­naissance de la vérité dans son caractère le plus élevé, et suppose que l’intelligence y a été pré­parée par la méditation et par la science.

Cette division de la vertu est très-ancienne, aussi ancienne, on peut le dire, que la morale ; car on la trouve déjà dans l’enseignement de So­crate, tel qu’il nous a été conservé par Xénophon, mais avec une légère différence : c’est que le respect de la Divinité (εὐσέβεια) y tient la place de la prudence ou de la science, qui, réunie à la vertu, doit constituer la sagesse. Platon a con­servé la même doctrine en lui donnant seulement un caractère plus systématique et en le ratta­chant intimement à ce qu’on peut appeler sa psychologie. En effet, après avoir distingué dans l’âme trois éléments, le principe de la pensée, le principe de l’action et celui de la sensibilité, ou ce qu’on appelle vulgairement l’esprit, le cœur et les sens, il admet pour chacun de ces éléments une vertu particulière, destinée à le développer ou à le contenir : pour les sens, la modération ou la tempérance ; pour le cœur, la force et le cou­rage · pour l’esprit, la science dans ce qu’elle a de plus élevé, c’est-à-dire la science du bien. Enfin, du mélange et de l’accord de ces trois premières vertus, il en naît une quatrième qui est la justice. Mais la justice, pour Platon, n’est pas simplement cette qualité négative qui con­siste à respecter les droits d’autrui et à rendre à chacun ce qui lui est dû ; elle est l’ordre même dans la plus noble acception du mot ; elle est le développement harmonieux de toutes les facultés de l’individu et de toutes les forces de la société ; elle est la vie humaine dans sa perfection (Platon, Republ., liv. IV). Après Platon, l’école stoïcienne a donné à ce même point de vue une consécra­tion nouvelle, mais en le détachant du système psychologique et métaphysique sur lequel il s’ap­puyait d’abord, pour en faire un principe indé­pendant, appartenant exclusivement à la morale. Des stoïciens il a été transmis à Cicéron, qui le développe avec beaucoup d’élégance dans son traité des Devoirs, d’où il a passe dans la plupart des traités de la morale chrétienne, avec les ter­mes mêmes de la langue latine, termes qui ont aujourd’hui perdu leur signification primitive. Mais le christianisme, trouvant incomplète cette base de la morale, et forcé de la trouver telle par la nature de ses dogmes, y a ajouté ce qu’il appelle les vertus théologales. Les philosophes modernes, au lieu de s’occuper de la division des vertus, travail assez stérile en lui-même, ont mieux aimé rechercher d’abord quel est le prin­cipe suprême de la moralité humaine, la loi ab­solue de nos actions, ensuite quels sont les de­voirs particuliers qui en découlent, quelle est notre tâche dans chacune des positions de la vie.

Il existe sur le sujet qui vient de nous occu­per deux traités spéciaux : l’un de Clodius, qui a pour titre : de Virtutibus quas cardinales ap­pellant (in-4, Leipzig, 1815) ; l’autre, beaucoup plus ancien, est l’ouvrage de Gémiste Pléthon, de Quatuor Virtutitus cardinalibus, publié en grec avec une traduction latine par Ad. Occone (in-8, Bâle, 1552).