Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Clément (Titus Flavius)

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Dictionnaire des sciences philosophiques
par une société de professeurs et de savants

CLÉMENT (Titus Flavius), plus connu sous le nom de saint Clément d’Alexandrie, naquit dans cette ville, suivant les uns, à Athènes, selon d’autres, vers le milieu du second siècle de notre ère. Il avait été élevé dans la religion païenne ; mais les leçons de saint Pantène qu’il entendit en Égypte, après avoir fréquenté diverses écoles, le décidèrent à embrasser le christianisme. Vers 190, il succéda à son maître dans la foi comme catéchiste de l’école d’Alexandrie, fonctions qu’il remplit avec autant de zèle que d’éclat jusqu’en 202, où il paraît qu’une persécution ordonnée par l’empereur Septime Sévère l’obligea de se réfugier en Syrie. On ignore la date précise de sa mort, qui, dans toute hypothèse, ne doit pas être reculée au delà de 220.

Ce qui distingue Clément d’Alexandrie entre tous les Pères de l’Église, ce qui marque sa place dans l’histoire des sciences profanes, c’est une connaissance étendue et surtout une admiration sincère et éclairée de la philosophie ancienne. Loin de partager le sentiment de Tertullien et d’Athénagore, qui ne voyaient dans les brillants systèmes des écoles grecques qu’une inspiration du démon, il repousse une pareille opinion comme sacrilège. La philosophie est à ses yeux une œuvre divine, un bienfait de la Providence, dont la sagesse luit pour tous les peuples, tous les hommes et tous les temps. Les philosophes furent les prophètes du paganisme, et leurs enseignements ont préparé les voies du Christ chez les Gentils, comme l’ancienne loi chez les Hébreux.

Clément d’Alexandrie cependant ne se prononce pour aucune école à l’exclusion des autres. La philosophie, selon lui, n’est ni le stoïcisme, ni le platonisme, ni la doctrine d’Épicure, ni celle d’Arislote (Stromates, liv. I, ch. cxxiv), mais un choix de ce qu’il y a de meilleur dans ces divers systèmes. Il compare la vérité à une harmonie qui se compose de tons différents, et il en recueille de côté et d’autre les éléments épars, persuadé que tous les philosophes l’ont connue et que pas un ne l’a possédée entièrement. Il est, pour tout dire, partisan de l’éclectisme en philosophie, et le mot, comme la chose, se trouve dans ses ouvrages.

A part cette méthode générale, et en dehors du dogme chrétien, on ne saurait affirmer que saint Clément ait eu, comme philosophe, un corps arrêté de doctrines positives. Soit indécision dans la pensée, soit embarras de l’exprimer, soit obscurité volontaire, son exposition manque de netteté et présente d’apparentes contradictions dont il est quelquefois difficile de découvrir le secret. Ce qui paraît indubitable, c’est qu’au-dessus du raisonnement, au-dessus même de la foi, envisagée comme un effort de l’âme vers la pieté, saint Clément reconnaissait sous le nom de gnose un mode supérieur de connaissance, dont la perfection rend superflu tout autre genre d’instruction et réagit sur l’âme entière pour la purifier. Le véritable gnostique, tels que furent les apôtres, sait toutes choses d’une science certaine, même celles dont nous ne pouvons rendre raison, parce qu’il reste le disciple du Verbe, à qui rien n’est incompréhensible. Il est étranger aux passions qui tourmentent les hommes, la tristesse, l’envie, la colère, l’émulation, l’amour. La douceur de la contemplation, dont il se repaît à tout instant sans en être rassasié, le rend insensible aux plaisirs du monde. Il supporte la vie, par obéissance à la loi divine ; mais il a dégagé son âme des désirs terrestres.

Saint Clément paraît n’avoir pas admis que l’existence divine pût se démontrer ; car, dit-il, chaque chose doit se démontrer par ses principes, et Dieu n’a pas de principes. Il considérait même comme purement négative la connaissance que nous avons de l’Être divin. Selon lui, Dieu n’est ni le bon, ni l’un, ni esprit, ni essence, ni Dieu, ni Père à proprement parler : nous n’employons ces magnifiques appellations que pour fournir à l’intelligence un point où elle puisse s’appuyer. Dieu est élevé au-dessus de toutes choses et de tout nom ; il est l’infini que nulle pensée ne peut embrasser. Toutefois, saint Clément n’hésite pas à regarder la bonté comme l’attribut primitif et essentiel de Dieu, qu’elle porte à répandre le bien autour de lui, comme le feu échauffe, comme le soleil éclaire, mais sous la réserve d’une liberté suprême. Tel a été le motif de la création du monde ; car, malgré le témoignage contraire de Photius et les expressions vagues dont se sert Clément, il paraît bien avoir admis ce dogme important. Il maintient, du reste, un rapport si étroit entre l’univers et son auteur, que les choses, dit-il (Pædag., lib. III, c. cxv), sont les membres de Dieu ; que Dieu est tout et que tout est Dieu, paroles remarquables qui montrent avec quelle force les Pères de l’Église ont quelquefois voulu indiquer la présence et l’action divines dans le monde, sans qu’on puisse leur imputer l’aberration du panthéisme.

Saint Clément était naturellement conduit à chercher comment Dieu, souverainement bon, avait pu créer un monde imparfait. Il tranche la question dans le sens des idées chrétiennes et d’un sage optimisme. Dieu a doué l’homme de facultés excellentes ; mais, par un abus de sa liberté, l’homme s’est détourné de sa fin, de sa ressemblance avec son créateur, et c’est ainsi que le mal s’est introduit dans l’univers, Mais dans sa chute, l’humanité a été secourue et sauvée par la grâce. Dieu a pris soin de l’instruire, de la former de l’attirer doucement à lui par un mélange de sévérité et de douceur, par l’épreuve de la souffrance, par des révélations progressives. Le terme de cet enseignement surnaturel est l’incarnation du Verbe divin, descendu sur la terre afin de nous apprendre, par son exemple et sa parole, comment un homme devient un dieu.

On a émis quelquefois l’opinion que saint Clément avait emprunté son éclectisme à l’école néoplatonicienne ; et, en effet, sa doctrine offre des traits frappants de ressemblance avec celle des disciples et des successeurs d’Ammonius Saccas. Mais, outre que cette hypothèse ne s’appuie sur aucun témoignage historique, elle n’est pas nécessaire pour expliquer le caractère du système philosophique de saint Clément, que motivent assez et l’esprit général de l’époque où il a vécu, et sa foi religieuse, et sa manière personnelle de comprendre les choses.

Il nous est parvenu, sous le nom de saint Clément d’Alexandrie, quatre ouvrages d’une importance inégale : 1o les Stromates, recueil, en huit livres, de pensées chrétiennes et de maximes philosophiques, disposées sans beaucoup d’ordre ni de liaison ; 2o le Pédagogue, traité de morale en trois livres ; 3o une Exhortation aux Gentils ; 4o un opuscule sous ce titre : Quel riche sera sauvé ? Clément avait composé beaucoup d’autres ouvrages dont on ne possède que des fragments. La première édition de ses œuvres a été donnée par le savant Vettori, in-fo, Florence, 1550. La dernière remonte à quelques années, 4 vol. in-12, Leipzig, 1831-34 ; mais la plus estimée est celle qu’a publiée l’évêque Jean Potter, in-fo, Oxford, 1715 : le texte y est accompagné de la traduction latine et des commentaires d’Hervé. Le Clerc, au tome X de sa Bibliothèque universelle, a donné une Vie de Clément d’Alexandrie, dont plusieurs assertions, répétées dans ses Litteræ criticæ et ecclesiasticæ, ont été combattues par le P. Baltus, dans son Apologie des SS. Pères accusés de platonisme, in-4, Paris, 1711. On peut consulter aussi D. Cellier, Histoire des auteurs sacrés et ecclésiastiques, in-4, Paris, 1729 et 1750, t. II ; — Cave, Scriptorum ecclesiasticorum Historia litteraria, in-fo, Oxford, 1740, t. I ; — Dæhm, de Γνῶσει Clementii Alexandrini, Hale, 1831 ; — Histoire de la philosophie chrétienne, par M. Ritter, trad. française, in-8, Paris, 1843, t. I, p. 377-418 ; — Histoire critique de l’école d’Alexandrie, par M. Vacherot, Paris, 1845-51, 3 vol. in-8 ; — Histoire de l’école d’Alexandrie, par M. J. Simon, Paris, 1845, 2 vol. in-8. X.